Sociologie
2010
Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en Argentine
(Karthala, 2016)
Quentin Ravelli
Electronic version
URL: http://sociologie.revues.org/3072
ISSN: 2108-6915
Publisher
Presses universitaires de France
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Quentin Ravelli, « Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en
Argentine (Karthala, 2016) », Sociologie [Online], Comptes rendus, 2017, Online
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Hadrien Saiag, Monnaies locales et
économie populaire en Argentine
(Karthala, 2016)
Quentin Ravelli
REFERENCES
Hadrien Saiag (2016), Monnaies locales et économie populaire en Argentine, Paris, Karthala,
304 p.
version postprint
La monnaie vue d’en bas
Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en Argentine (Karthala,...
Sociologie , Comptes rendus | 2010
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1 Le livre d’Hadrien Saiag nous plonge dans
l’univers du trueque, un système monétaire
alternatif né en 1995 en Argentine, qui s’est
plo à grande échelle lors de la crise
économique de 2001, jusqu’à rassembler
2,5 millions d’utilisateurs. On a donc affaire
à la plus grande expérience de monnaie
sociale, le crédito, qui continue d’exister
dans certaines provinces argentines. Le
trueque se pratique presque exclusivement
sur des places de marchés hebdomadaires
– les ferias et dans des espaces associatifs
de quartiers populaires. Il permet
d’obtenir, en échange de billets en créditos,
des articles de première cessi comme
des vêtements d’occasion, de la nourriture,
des articles de couture ou d’entretien. Son
succès s’insère dans un plus vaste
mouvement de reprise en main « par le
bas » de l’économie sous la forme
d’autogestions ouvrières, de coupures de
routes pour faire pression sur le
gouvernement, ou encore de coopératives de recyclage.
2 Si le terme trueque est souvent traduit par « troc » en français, cette équivalence hâtive ne
doit pas faire illusion : en réalité, le trueque n’est en aucune manière du troc, d’un
échange non monétaire de marchandises que la monnaie serait venue, par la suite,
faciliter. Cette représentation alimente en fait une « fable du troc » qui a la peau dure :
depuis l’économie politique anglaise du XVIIe siècle jusqu’aux principaux courants actuels
en économie et en sciences sociales, s’est imposée l’image d’une socié recourant à la
monnaie pour faciliter des échanges en nature. Avec l’étude du trueque, Hadrien Saiag
montre à l’inverse que les rapports de dette, réglés et évalués par la monnaie, structurent
l’échange de biens dès le départ, sans qu’il soit besoin de postuler un état originel
mythologique. L’argument est scan au long du livre : la monnaie est un système
d’évaluation des dettes et non une mesure de la valeur.
3 Cette démarche est aux antipodes d’une vision libérale et évolutionniste de la monnaie
comme instrument d’échange – « voile neutre » de la valeur dans le meilleur des cas – car
l’auteur prend « indiscutablement parti pour l’institutionnalisme, en soulignant les
dimensions politiques de la monnaie ». Il rejoint en cela les travaux de Michel Aglietta,
André Orléan, Bruno Théret ou Jérôme Blanc. Au fil des pages, la description
ethnographique, les entretiens et les documents recueillis de première main dressent un
portrait concret et sensible des usages de cette monnaie non officielle. D’une
« anthropologie de la monnaie » en introduction on passe à l’histoire concrète du trueque
(chapitre 1), puis à l’interprétation des pratiques monétaires comme rapport de dette
construisant une communauté politique (chapitre 2), enfin à la mise en perspective d’une
singulière financiarisation populaire, coupée de la finance officielle et institutionnelle
(chapitre 3). La monnaie apparaît non pas comme un instrument de mesure
politiquement neutre et sans valeur, mais comme un objet social orienté, capable de
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changer la valeur des marchandises et même de porter des projets politiques
contestataires.
4 Ce parti pris théorique est d’autant plus convaincant qu’il s’appuie sur une enquête
précise dans des quartiers populaires s’organisent des marchés (ferias) qui pratiquent
le trueque. Hadrien Saiag y déploie ce qu’il appelle un « populisme méthodologique »
consistant à « produire un décalage entre les conceptions du chercheur et celles des
enquêtés à travers une connaissance fine de leurs pratiques monétaires et de leurs
représentations de la monnaie » (p. 37). Contrairement à l’iconographie dominante de
l’émission de la monnaie sous la forme de planches à billets officielles intégrées aux
stratégies économiques d’État, le trueque naît un premier mai 1995 au cours d’une réunion
de voisins dans un garage (p. 50). Mais le premier réseau des utilisateurs du trueque, le
RGT, est loin de se développer sans heurts. Il connait plusieurs scissions, liées aux conflits
entre des visions centralisatrice et fédéraliste des expériences développées dans les
différents nœuds, ou nodos, du réseau monétaire. L’un des sous-réseau de trueque (le
RTZO) cherche notamment à contraindre les producteurs de certaines zones rurales
stratégiques à échanger avec des zones urbaines pauvres en pénurie alimentaire, tandis
qu’un autre (le RTS) conteste le programme de centralisation motaire que cherche à
imposer le RGT. Cette bataille pour ou contre la centralisation – qui vise à sorber les
hiatus entre parité des valeurs faciales des créditos dans les différents nodos – conduit à des
formes de luttes monétaires, comme celle de l’infiltration, sur les marchés d’un réseau,
d’une monnaie d’un autre réseau.
5 Le plus réussi, dans ce livre qui tient habilement ensemble réflexion théorique et
marche ethnographique, est sans doute la comparaison systématique entre deux
quartiers pratiquant le trueque, sortes de portraits sociologiques en miroir qui montrent
bien comment une monnaie peut impulser des projets politiques dissemblables. Dans le
premier quartier, à Rosario, un trueque « relativement peu organisé, conflictuel »,
changeant au gré du climat et des rapports de force, renforce les stratifications sociales
(p. 93) et reconduit ainsi les inégalités sans chercher « aucune tentative de construire une
communauté politique ». Ici, la monnaie sociale alternative reste ouverte à
l’augmentation des revenus par des pratiques spéculatives, car on peut jouer sur les
différences de cours entre le peso et le crédito. Dans le second quartier, à Poriajhú, se
pratique un trueque « intégré dans les activités plus larges d’une organisation aux
revendications politiques affichées », « le maintien de la parité entre le crédito et le
peso participe à la reproduction de rapports sociaux plus égalitaires » (p. 118) par
suspension des hiérarchies sociales. Cet égalitarisme monétaire – le terme n’est pas
employé dans le livre est particulièrement intriguant et dérive d’une organisation où le
cours du crédito est indexé au peso, où les plus pauvres peuvent écouler leurs
marchandises sans être la proie de spéculations monétaires : la « confiance éthique » dans
la monnaie choisie y organise donc des relations sociales plus égalitaires. L’auteur voit
me, réalisée quoique non théorisée par les participants au trueque, la mise en place
d’une « parité par participation » selon Nancy Fraser, permettant aux membres d’un
groupe d’agir « en tant que pairs ». Parmi les retournements de perspective dont le livre
foisonne, on apprend que le trueque remet en cause certains usages sexués de la monnaie
car les femmes y sont particulièrement engagées, ce qui pose notamment des problèmes
d’enquête, en compliquant les rapports de genre entre les pratiquantes du trueque et le
chercheur, dont le statut doit sans cesse être explicité (annexe du livre, p. 259).
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6 Si les distinctions entre formes de trueque convainquent bien le lecteur de l’existence
d’une pluralité monétaire et de couleurs politiques distinctes, en revanche il est plus
difficile d’y saisir, comme le dit parfois l’auteur d’une façon intéressante mais qui
pourrait être approfondie, un ritable « projet politique d’émancipation des pauvres »
(p. 135) « implicite et non verbalisé » (p. 42). On voit mal comment la monnaie pourrait, à
elle seule, changer la condition économique de ceux qui l’utilisent, et remettre en
question le pouvoir des plus riches. Comme le souligne Hadrien Saiag qui n’idéalise pas
pour autant l’expérience motaire, les représentants du RTS n’étaient pas élus (p. 66) et
les segments les plus pauvres se sont retrouvés exclus du trueque notamment à cause de
l’arrivée de l’État et de ses programmes sociaux ou planes. Ailleurs dans le livre,
l’expression de « nivellement relatif » propose une version plus prudente de cette même
idée centrale. C’est en tout cas sur ce point des limites de la transformation sociale par la
monnaie qu’on peut avoir quelques interrogations. En parlant de « projets de société
concurrents » (p. 89) attribuables à des projets monétaires, ne va-t-on pas un peu trop
loin, au risque d’attribuer à la monnaie certains attributs socio-économiques de ses
utilisateurs, comme leurs revenus, leurs positions sociales inégales, leurs rapports de
classes, l’igale distribution des richesses ? Où commence et finit la monnaie ? Le
temps et la force de travail, les rapports de force pour la détermination des prix, la rareté
des biens disponibles, sont autant d’élément déterminants aussi la valeur, qu’on aimerait
pouvoir articuler à la valeur monétaire. S’« il est impossible de concevoir une valeur
indépendante de son expression monétaire » (p. 102) et que la monnaie est bien une
« unité de compte incorporée » voire, comme le pense B. Théret, que la monnaie « est
présente dans la personne même de ses utilisateurs » (p. 107) – n’est-on pas conduit à une
finition trop large d’une monnaie devenant métonymie du capitalisme ? Mais cette
finition volontairement extensive de la monnaie est justement ce qui fait son attrait et
sa pertinence face à une vision désocialisée des rapports monétaires – la question est
donc plutôt de réussir à la préciser par rapport à des concepts connexes comme l’argent,
le revenu, le capital, dont elle n’est toujours pas le fidèle serviteur. Étant donné la
richesse des matériaux et la force théorique de l’argumentation, on peut regretter
l’absence de comparaison avec des créations monétaires actuelles – Bitcoin, Eurosol – et
historiques – le Wir suisse de 1934 contre la pression, la monnaie frappée par la CNT
dans l’Espagne révolutionnaire de 1936 – ou de coexistence de deux pratiques monétaires
– le peso cubain inconvertible et le CUC convertible en dollars. Cela aurait permis de
clarifier les rapports entre monnaie et politique et pourrait faire l’objet de recherches à
venir. Quant aux pistes de forme suggérées en fin d’ouvrage, elles peuvent susciter la
réserve : « offrir des services financiers adaptés aux besoins des enquêtés » et « chercher
des modalités d’émission monétaire qui ne soient pas nécessairement fondées sur le
rapport salarial » (p. 218), cela changerait-il la condition sociale des travailleurs pauvres
et des chômeurs argentins ? Ces questionnements n’ôtent rien au fait que la monnaie
apparaît ici, d’une façon contre-intuitive passionnante, comme un outil de modification
des rapports sociaux qui peut être utilisé par les plus pauvres comme amortisseur de la
crise. C’est donc à la remise en cause de l’idée de l’argent comme pur outil de domination
sociale en tant que tel que conduit la lecture de ce livre.
7 Cette question centrale des limites de la monnaie est d’autant plus intéressante qu’elle
s’inscrit aussi, plus largement, dans un processus de financiarisation dont Hadrien Saiag
propose une définition originale qui retourne, encore, les idées reçues. La finition
proposée par l’auteur s’appuie sur un écheveau de pratiques financières populaires dans
Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en Argentine (Karthala,...
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