6 Si les distinctions entre formes de trueque convainquent bien le lecteur de l’existence
d’une pluralité monétaire et de couleurs politiques distinctes, en revanche il est plus
difficile d’y saisir, comme le dit parfois l’auteur d’une façon intéressante mais qui
pourrait être approfondie, un véritable « projet politique d’émancipation des pauvres »
(p. 135) « implicite et non verbalisé » (p. 42). On voit mal comment la monnaie pourrait, à
elle seule, changer la condition économique de ceux qui l’utilisent, et remettre en
question le pouvoir des plus riches. Comme le souligne Hadrien Saiag qui n’idéalise pas
pour autant l’expérience monétaire, les représentants du RTS n’étaient pas élus (p. 66) et
les segments les plus pauvres se sont retrouvés exclus du trueque notamment à cause de
l’arrivée de l’État et de ses programmes sociaux ou planes. Ailleurs dans le livre,
l’expression de « nivellement relatif » propose une version plus prudente de cette même
idée centrale. C’est en tout cas sur ce point des limites de la transformation sociale par la
monnaie qu’on peut avoir quelques interrogations. En parlant de « projets de société
concurrents » (p. 89) attribuables à des projets monétaires, ne va-t-on pas un peu trop
loin, au risque d’attribuer à la monnaie certains attributs socio-économiques de ses
utilisateurs, comme leurs revenus, leurs positions sociales inégales, leurs rapports de
classes, l’inégale distribution des richesses ? Où commence et où finit la monnaie ? Le
temps et la force de travail, les rapports de force pour la détermination des prix, la rareté
des biens disponibles, sont autant d’élément déterminants aussi la valeur, qu’on aimerait
pouvoir articuler à la valeur monétaire. S’« il est impossible de concevoir une valeur
indépendante de son expression monétaire » (p. 102) et que la monnaie est bien une
« unité de compte incorporée » – voire, comme le pense B. Théret, que la monnaie « est
présente dans la personne même de ses utilisateurs » (p. 107) – n’est-on pas conduit à une
définition trop large d’une monnaie devenant métonymie du capitalisme ? Mais cette
définition volontairement extensive de la monnaie est justement ce qui fait son attrait et
sa pertinence face à une vision désocialisée des rapports monétaires – la question est
donc plutôt de réussir à la préciser par rapport à des concepts connexes comme l’argent,
le revenu, le capital, dont elle n’est toujours pas le fidèle serviteur. Étant donné la
richesse des matériaux et la force théorique de l’argumentation, on peut regretter
l’absence de comparaison avec des créations monétaires actuelles – Bitcoin, Eurosol – et
historiques – le Wir suisse de 1934 contre la dépression, la monnaie frappée par la CNT
dans l’Espagne révolutionnaire de 1936 – ou de coexistence de deux pratiques monétaires
– le peso cubain inconvertible et le CUC convertible en dollars. Cela aurait permis de
clarifier les rapports entre monnaie et politique et pourrait faire l’objet de recherches à
venir. Quant aux pistes de réforme suggérées en fin d’ouvrage, elles peuvent susciter la
réserve : « offrir des services financiers adaptés aux besoins des enquêtés » et « chercher
des modalités d’émission monétaire qui ne soient pas nécessairement fondées sur le
rapport salarial » (p. 218), cela changerait-il la condition sociale des travailleurs pauvres
et des chômeurs argentins ? Ces questionnements n’ôtent rien au fait que la monnaie
apparaît ici, d’une façon contre-intuitive passionnante, comme un outil de modification
des rapports sociaux qui peut être utilisé par les plus pauvres comme amortisseur de la
crise. C’est donc à la remise en cause de l’idée de l’argent comme pur outil de domination
sociale en tant que tel que conduit la lecture de ce livre.
7 Cette question centrale des limites de la monnaie est d’autant plus intéressante qu’elle
s’inscrit aussi, plus largement, dans un processus de financiarisation dont Hadrien Saiag
propose une définition originale qui retourne, là encore, les idées reçues. La définition
proposée par l’auteur s’appuie sur un écheveau de pratiques financières populaires dans
Hadrien Saiag, Monnaies locales et économie populaire en Argentine (Karthala,...
Sociologie , Comptes rendus | 2010
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