Merleau-Ponty Com m ent la Phénoménologie de la perception com prend-elle la question de la vérité ? Pascal Dupond Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Première partie : le retour à la troisième notion primitive Pour situer la question d’aujourd’hui, je partirai de l’héritage cartésien. Descartes nous apprend que les objets de notre pensée relèvent d’une des trois notions primitives de l’esprit. Les deux premières, qui distinguent l’âme et le corps, ouvrent le chemin que l’esprit doit suivre pour trouver la vérité. La troisième, qui les réunit en un seul être, est la dimension de la vie. La perception sensible relève de la troisième notion primitive dans la mesure où le monde qui s’ouvre à elle est celui d’une âme unie à un corps. Quel que soit son rôle dans la vie et même dans la connaissance, la perception sensible souffre d’un préjugé fondamental consistant à attribuer sans critique aux choses ce qui en apparaît dans l’union. « La principale erreur et la plus ordinaire », dit la 3e Méditation, « consiste en ce je juge que les idées qui sont en moi sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi » (Alquié II, 334). L’esprit ne peut entrer dans la voie du vrai qu’en refusant d’abord, puis en accueillant de façon constamment critique, la tentation permanente de dire oui aux choses telles qu’elles se présentent dans la perception. L’esprit en quête du vrai doit, si l’on ose dire, dénouer l’union. L’opérateur de ce « dénouement », on le voit clairement dans la première Méditation, c’est la réflexion radicale : l’esprit recule dans un fond www.philopsis.fr de néant, devient pur être pour soi, pure res cogitans (et forme ainsi une idée claire et distincte de l’âme où n’entre rien de ce qui appartient au corps) ; et, en face, sous son regard, notre corps vivant, comme n’importe quel autre corps, devient pur être étendu, pur être objectif ; l’esprit forme ainsi une idée claire et distincte du corps où n’entre rien de ce qui appartient à l’âme et fonde ainsi une science du corps, une physique. Cette réflexion radicale ne nous fait pas perdre la perception. Au contraire, elle la retrouve et la justifie, et même elle la justifie de deux côtés. D’abord la réflexion radicale découvre la structure intérieure de la perception, elle montre qu’il y a en elle une opération de l’âme, de la res cogitans, une pensée de voir ; si nous affirmons, devant ce morceau de cire, qu’il n’y a pas de perception plus claire et plus distincte, c’est en raison de la certitude inhérente à cette pensée de voir. Ensuite la réflexion radicale rend possible qu’il y ait une science de la res extensa, et cette science s’empare de la perception et explique la perception par les lois de la mécanique et la machine corporelle ; et elle explique de la même façon les désordres de la perception, comme on le voit dans la Méditation sixième à propos du membre fantôme. Une montre qui fonctionne et donne l’heure et une montre cassée relèvent des mêmes lois de la mécanique. C’est en se dérobant à la perception sensible, en en refusant la tentation permanente, que l’esprit peut ensuite montrer qu’il n’y a rien en elle de trompeur ou qu’en elle tout est bien. La pensée cartésienne est travaillée par une tension interne : elle défend le droit irréductible de la troisième notion primitive, car l’union de l’âme et du corps est l’élément même de notre vie, mais elle montre à chaque instant que le salut ne peut venir que de la distinction des deux premières, dans la mesure où il est essentiel de connaître l’âme sans le corps et le corps sans l’âme. Les passions ont lieu dans l’union mais Le Traité des passions n’est possible que par une connaissance du corps sans l’âme et de l’âme sans le corps. Cette tension ne se trouve pas seulement dans l’articulation de la connaissance et de la vie. Elle se transporte dans la vie elle-même. Distinction réelle des deux substances : « La volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte » (PA, 31). Union (substantielle) des deux substance : « …souvent l’indisposition qui est dans le corps empêche que la volonté ne soit libre » (A Elisabeth, 1e juin 1645). La difficulté est de penser à la fois la distinction de l’âme et du corps (par les deux premières notions primitives) et leur union (par la troisième). La difficulté est de penser ensemble le lieu de la vérité et le lieu de la vie1. L’une des solutions possibles (si c’en est une) à la difficulté consiste à abandonner la troisième notion, l’union. L’équilibre cartésien s’effondre. Plus rien ne vient tempérer l’opposition d’une âme dont le concept exclut celui du corps et d’un corps dont le concept exclut celui de l’âme. 1 Descartes à Elisabeth, 28 juin 1643 : « … ne me semblant pas que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement et en même temps la distinction entre l’âme et le corps et leur union ; à cause qu’il faut pour cela les considérer comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie… ». © Philopsis – Pascal Dupond 2 www.philopsis.fr Dès lors il faut choisir : la perception relève ou bien de la pensée ou bien de l’étendue. Le naturalisme naturalise la perception en la réduisant à des processus que l’on doit pouvoir, comme les autres, étudier objectivement ; mais il « oublie » que la perception est une modalité de la conscience et que la conscience exige le néant pour surgir. Si la perception est réduite à la machine corporelle, si elle relève entièrement de l’être positif, il y a des yeux, des oreilles, un cerveau, des échanges électriques et chimiques, mais « personne » qui voit. L’intellectualisme sait, au contraire du naturalisme, que la perception n’a pas lieu entre des choses et exige le néant de la conscience ; mais ce néant est situé au delà de l’être. Et c’est alors la facticité, la dépendance de la perception vis-à-vis du corps qui devient incompréhensible. Merleau-Ponty renvoie dos à dos le naturalisme et l’intellectualisme. Une conception naturaliste ou objectiviste de la perception est impossible. Merleau-Ponty souligne d’abord que la naturalisme contredit notre expérience : quand le perception s’apparaît purement et simplement à ellemême, dans son effectuation, il n’est pas question de stimuli objectifs produisant certains effets sur un objet que j’appelle mon corps2. Mon corps ne subit pas l’action des choses : les choses qui sont autour de moi « … ne m’apparaissent pas, si je m’en tiens à ce que dit la conscience immédiate, comme des causes de la perception que j’en ai, qui imprimeraient en moi leur marque ou produiraient une image d’elles-mêmes par une opération transitive. Il me semble plutôt que ma perception est comme un faisceau de lumière qui révèle les objets là où ils sont et manifeste leur présence, latente jusque là. Que je perçoive moi-même ou que je considère un autre sujet percevant, il me semble que le regard “se pose” sur les objets et les atteint à distance comme l’exprime bien l’usage latin de “lumina” pour désigner le regard » (SC 251-252/200)3. On objectera que la perception n’a pas à être crue sur parole : elle n’est pas consciente de toutes les opérations qui ont lieu en sous-œuvre quand elle s’effectue. L’imagerie médicale fait apparaître dans mon corps des « ténèbres bourrés d’organes », que je possède sans en avoir, au moins pour certains d’entre eux, la moindre conscience. La perception ne serait-elle pas simplement le résultat des processus ayant lieu dans mon cerveau ? Supposons la situation suivante : pendant que je m’abandonne à mes pensées, un neurologue observe – ou j’observe – sur un écran le fonctionnement de mon cerveau. Mon corps est en position à la fois de sujet et d’objet. Supposons qu’il y ait une corrélation ou une co-variance évidentes entre mes pensées telles que je les vis et les processus neurologiques qui apparaissent sur l’écran. Dois-je en conclure que les 2 Ainsi que le dit Merleau-Ponty, la perception naïve est réaliste, au sens d’un réalisme empirique mais non pas au sens d’un réalisme transcendantal : « Pour parler le langage kantien, le réalisme de la conscience naïve est un réalisme empirique, - l’assurance d’une expérience externe qui ne doute pas de sortir des “états de conscience” et d’accéder à des objets solides, - et non pas un réalisme transcendantal qui poserait en thèse philosophique ces objets comme les causes insaisissables de “représentations” » (SC 254-255/203). 3 La première pagination renvoie à l’édition PUF de 1942, la seconde à celle de 1949. © Philopsis – Pascal Dupond 3 www.philopsis.fr événements qui ont lieu dans l’objet sont la cause des événements ayant lieu dans le sujet ? Merleau-Ponty répond que non. Le neurologue devant l’écran a un champ phénoménal (dont fait partie le fonctionnement de mon cerveau) et j’ai aussi le mien, différent : les deux champs s’explicitent l’un l’autre, mais l’un (a fortiori un élément de l’un) ne peut pas être la cause de l’autre. Si je suis devant l’écran et observe « mon » corps objectif, celui-ci est une partie de mon champ phénoménal, et cette partie ne peut pas avoir de pouvoir causal sur le tout. Je fais comme si le trajet aller : du tout à la partie, et le trajet retour : de la partie au tout étaient réversibles et équivalents. Merleau-Ponty, après Bergson, le refuse : les parties du champ phénoménal s’explicitent les unes les autres mais aucune ne peut être mise en position de cause du champ phénoménal comme tel4. Voilà pourquoi une lecture naturaliste de la perception n’est pas possible. Une conception intellectualiste de la perception ne l’est pas davantage. Le sujet percevant est un sujet corporel, la perception est fonction des dispositions factuelles du corps, de son intégrité ou de son altération5. L’intellectualisme que Merleau-Ponty refuse, je voudrais l’illustrer en me référant à un passage de La Structure du comportement où MerleauPonty me paraît se diriger, comme malgré lui, dans le sens de l’intellectualisme. Il y parle des accidents du corps : « anomalie de la vision », « infirmité sensorielle ou constitutionnelle ». Et il ajoute : pour le peintre l’anomalie « peut s’intégrer à l’ensemble de notre expérience » et recevoir ainsi une signification universelle en devenant « l’occasion de “percevoir” l’un des profils de l’existence humaine » (SC 275-276/219) Mais « pour un être qui vit au niveau simplement biologique, elle <l’infirmité> est une fatalité » (Id. 277/220). Où se joue la différence entre un accident du corps qui reste une fatalité et un accident du corps qui devient un mode original d’ouverture du monde ou une puissance de révélation du monde ? Elle se joue dans la « prise de conscience » : « les accidents de notre constitution corporelle peuvent toujours jouer ce rôle de révélateurs, à condition qu’au lieu d’être subis comme des faits purs qui nous dominent, ils deviennent, par la conscience que nous en prenons, un moyen d’étendre notre connaissance » (Id. 276/219) ; l’infirmité devient libératrice quand celui qu’elle touche « la connaît au lieu d’y obéir » (Id. 277/220) ; « pour un être qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est parvenu à la 4 Il est « impossible, dit Merleau-Ponty, de donner un sens cohérent à l’action prétendue du monde sur le corps et du corps sur l’âme (SC 294/233). « Toutes les difficultés du réalisme viennent d'avoir voulu […] insérer la perception dans la nature » (SC 262/208) 5 Reprenant une analyse de Max Scheler, Merleau-Ponty montre que les appareils du corps expliquent que nous percevions, mais non pas ce que nous percevons (SC 279/222). L’idée ne sera jamais abandonnée, elle est reprise dans de nombreuses notes de travail de la fin des années 50, ainsi : « Rejeter l’ontologie objectiviste du psychologue : Scheler – l’existence du corps et de ses appareils n’est que révélateur. On n’explique pas perception par eux. – Bien indiquer que ceci n’est pas idéalisme : je ne veux pas dire qu’on peut percevoir sans corps. Je veux dire que considération du corps objectif est conséquence sans prémisses » (MBN VII, 124) ; et comme le dit L’œil et l’esprit, l’intériorité de la vision « ne précède pas l’arrangement matériel du corps humain, et pas davantage elle n’en résulte » (Œ 20). © Philopsis – Pascal Dupond 4 www.philopsis.fr dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de la conscience » (Id. 277/220). On reconnaît dans cette proposition le balancement entre le naturalisme (le corps est la cause de la structure de la conscience) et l’intellectualisme (le corps est l’objet de la conscience). Faut-il comprendre que certaines existences ou certaines modalités de la l’existence relèvent d’une explication naturaliste et d’autres modalités de l’existence d’une lecture intellectualiste ? Clairement non : Merleau-Ponty a montré qu’il est impossible d’attribuer une place limitée au naturalisme – ou aussi bien à l’intellectualisme ; aussitôt introduits, ils exigent tout. Il faut donc les refuser ensemble Refus du naturalisme : « mon » corps n’est pas la cause de ma perception. Refus de l’intellectualisme : « mon » corps n’est pas un objet « pour » ma perception ou pour ma conscience ; mon corps n’est pas réductible à un objet de ma pensée. Cette double exclusion nous fait revenir à la troisième notion primitive. Mais la façon dont Merleau-Ponty la réactive nous éloigne de Descartes sur un point essentiel : Merleau-Ponty se propose d’unir le lieu de la vie et le lieu de la vérité : la vérité n’a pas à être conquise contre la perception sensible puisque c’est précisément la perception sensible qui ouvre le champ de la vérité et qui est la lumière naturelle. Il y a lumière, vérité, originairement, pour et par le corps percevant. Qu’en résulte t-il du point de vue du concept de vérité ? MerleauPonty écrit : « nous avons cru trouver dans l’expérience du monde perçu un rapport d’un type nouveau entre l’esprit et la vérité » (Parcours II, 41). Pour comprendre cette nouveauté, nous devons d’abord aller plus avant dans l’analyse du concept de « corps-sujet ». Seconde partie : le corps-sujet entre l’un et le deux Le corps-sujet se présente comme un en deux, deux en un. La frappe du terme déjà le fait voir : le corps-sujet se désigne par deux termes réunis - soit par une conjonction : l’âme et le corps (ou l’esprit et le corps ou le psychique et le somatique), - soit par un tiret : le corps-sujet, - soit par une relation de déterminé à déterminant : le corps phénoménal, le corps vécu, le corps propre, - soit par une structure propositionnelle : notre corps existe, notre existence est corporelle. L’intérêt de ces deux formules est que le corps apparaît une fois en position de sujet, une autre fois en position de prédicat. Notre corps « existe » = il n’est pas pure positivité ou pure actualité : « il n’est pas où il est, il n’est pas ce qu’il est » - « en tant qu’elle porte des organes des sens, l’existence corporelle ne repose jamais en elle-même, elle © Philopsis – Pascal Dupond 5 www.philopsis.fr est toujours travaillée par un néant actif, elle me fait continuellement la proposition de vivre… » (PP 193) Il existe, cela veut dire aussi qu’il n’est pas partes extra partes, comme la res extensa cartésienne ; il n’est pas « un assemblage de parties réelles juxtaposées dans l’espace » (SC 204/164) ; il possède une unité intrinsèque : les fonctions que j’y distingue telles que vision, motricité, sexualité ne sont pas unies extérieurement par des relations de causalité, mais « sont toutes confusément reprises et impliquées dans un drame unique » (PP 231). Notre existence est corporelle, cela veut dire : - Notre existence est affectée d’une irréductible multiplicité car l’unité du corps propre est toujours « implicite ou confuse » (Id.). - Notre existence est « prise » dans un corps qui ne peut jamais devenir un objet de pensée, un objet que l’existant pourrait à volonté décomposer et recomposer pour en former une idée claire ; exister corporellement, c’est ne jamais pouvoir objectiver le corps de l’existence. - Notre existence est affectée d’une irréductible historicité. Deux références : « C’est à chaque instant […] que la pensée éprouve son inhérence à un organisme, car il ne s’agit pas d’une inhérence à des appareils matériels, lesquels ne peuvent être en effet que des objets pour la conscience, mais d’une présence à la conscience de sa propre histoire et des étapes dialectiques qu’elle a franchies » (SC 283/224-225). « A plus forte raison le passé spécifique qu’est notre corps ne peut-il être ressaisi et assumé par une vie individuelle que parce qu’elle ne l’a jamais transcendé, parce qu’elle le nourrit secrètement et y emploie une part de ses forces, parce qu’il reste son présent… » (PP 101). Notre corps existe, il ouvre un monde, il perçoit ; il est transcendance et liberté. Notre existence est corporelle : cette transcendance n’est pas dévolue à un sujet surplombant le monde, le « corps-sujet » est en passion dans le monde, sa transcendance est frappée de facticité. Le un et le deux sont deux polarités inséparables dans le corps-sujet. Mais leur rapport n’est pas fixé une fois pour toutes ; l’existence est orientée tantôt vers l’unité, tantôt vers la dualité. L’orientation vers l’unité, Merleau-Ponty l’appelle dans la Phénoménologie de la perception, la fusion de l’âme et du corps : « La fusion de l’âme et du corps dans l’acte, la sublimation de l’existence biologique en existence personnelle, du monde naturel en monde culturel est rendue à la fois possible et précaire par la structure de notre expérience » (PP 100).6 6 Cette fusion se révèle partout où « l’unité de l’homme n’a pas encore été rompue » (SC 255/203), là où l’homme est tout entier engagé dans son action. Je vois un joueur de football évoluant sur le terrain ; sa conscience n’est pour moi rien d’autre que « la dialectique du milieu et de l’action » (SC 228/183), elle est toute « hors de soi » ou comme en extase dans le monde ou elle est, selon les termes hégéliens, conscience « en soi » non conscience en et pour soi (SC 239/191). © Philopsis – Pascal Dupond 6 www.philopsis.fr Merleau-Ponty cite (PP 99) « …St Exupéry <qui> au dessus d’Arras entouré de feu, ne sent plus comme distinct de lui-même ce corps qui tout à l’heure se dérobait : “C’est comme si ma vie m’était à chaque instant donnée, comme si ma vie me devenait à chaque seconde plus sensible. Je vis. Je suis vivant. Je suis encore vivant. Je suis toujours vivant. Je ne suis plus qu’une source de vie” Pilote de guerre p. 174 ». L’orientation vers la dualité présente diverses modalités : Elle apparaît dans la réflexion radicale, là où le corps-sujet se divise, le sujet devenant pur être pour soi, pure res cogitans le corps devenant être en soi, res extensa, partes extra partes. Elle apparaît aussi dans la relation intersubjective. Je suis corps-sujet pour moi et pour l’autre, l’autre est corps-sujet pour lui-même et pour moi mais ce n’est pas exactement dans le même sens : chacun est pour lui-même corps-sujet en personne ; chacun est pour l’autre corps-sujet en signification. Et ces deux figures du corps-sujet ne peuvent jamais coïncider. Cela résulte de la structure générale de la perception. Percevoir quoi que ce soit, c’est nécessairement le percevoir d’un certain point de vue, qui ouvre un champ phénoménal mais est lui-même exclu de ce champ phénoménal : « être situé en un certain point de vue, c’est nécessairement ne pas le voir lui-même, ne le posséder comme objet visuel que dans une signification virtuelle… » (SC 296/234). Le corps-sujet est toujours en marge du monde dont il est l’ouverture. Or si le point de vue est invisible à lui-même, il est ou peut-être visible pour l’autre. Le corps-sujet en signification dit à la fois moins et plus que le corps-sujet en personne. Ils sont, si l’on veut, décentrés l’un par rapport à l’autre. Et c’est en raison de ce décentrement que mon corps peut-être pour l’autre ce qu’il ne peut pas être pour moi-même, si ce n’est à la limite, c’està-dire corps objectif. Le corps-sujet ne peut pas être à lui-même son propre centre, il est opaque à lui-même, et c’est en ce sens précisément qu’il est un corps. c/ L’orientation vers la dualité apparaît dans le vaste champ de la pathologie et en particulier de la pathologie mentale. Citons d’abord deux textes - « La distinction si fréquente du psychique et du somatique a sa place en pathologie, mais ne peut servir à la connaissance de l’homme normal, c’est-à-dire intégré, puisque chez lui les processus somatiques ne se déroulent plus isolément et sont insérés dans un cycle d’action plus étendu. Il ne s’agit pas de deux ordres de faits extérieurs l’un à l’autre, mais de deux types de rapports dont le second intègre le premier » (SC 244-245/195). - « Entre le psychique et le physiologique il peut y avoir des rapports d’échange qui empêchent presque toujours de définir un trouble mental comme psychique ou somatique. Le trouble somatique ébauche sur le thème de l’accident organique des commentaires psychiques et le trouble “psychique” se borne à développer la signification humaine de l’événement corporel… » (PP 104). © Philopsis – Pascal Dupond 7 www.philopsis.fr Ces deux textes ne sont pas orientés de la même façon puisque l’un souligne la distinction et l’autre l’échange. Néanmoins, ils ne sont pas opposés. S’il y a des relations d’échange entre le psychique et le somatique, c’est en raison même de leur distinction. Merleau-Ponty nous dit : un trouble « mental » est « somatique » Que veut-il dire au juste ? Il me semble que dans la Phénoménologie de la perception le trouble mental est dit « somatique » en plusieurs sens qui sont convergents, se recoupent en partie mais dont la distinction est exigée par la nature des choses. 1/ Le trouble mental peut être dit somatique en raison de son origine somatique. La pathologie qui, selon la Phénoménologie de la perception, invite le plus nettement à penser une origine somatique du trouble mental est l’aphasie. L’aphasie présente différents tableaux cliniques variant selon l’origine, la généalogie du trouble (PP 146-147) : « le trouble de Schneider n’est pas métaphysique d’abord, c’est un éclat d’obus qui l’a blessé dans la région occipitale ». C’est par une lésion dans la zone visuelle du cerveau que l’esprit en lui a été atteint. Cette importance de la localisation conduit Merleau-Ponty à la critique de Cassirer : Cassirer étudie l’aphasie ou les pathologies apparentées avec le souci d’y trouver une communauté « dans le sens » (PP 145), c’est-àdire un trouble fondamental, qui serait une altération de la conscience symbolique ; ce faisant, ajoute Merleau-Ponty, il place la conscience hors de l’être, et ainsi mise hors de l’être, « elle ne saurait se laisser entamer par lui » (Id.) et c’est alors la variété empirique des consciences, la diversité des formes cliniques qui s’efface : « L’analyse du sens de la maladie, si elle aboutit à une fonction symbolique, identifie toutes les maladies, ramène à l’unité les aphasies, les apraxies, les agnosies et n’a même peut-être aucun moyen de les distinguer de la schizophrénie » [en note : « on imagine en effet une interprétation intellectualiste de la schizophrénie qui ramènerait la pulvérisation du temps et la perte de l’avenir à un effondrement de l’attitude catégoriale »] (PP 146) On ne rend compte de la variété des consciences – en particulier des formes pathologiques de la conscience - qu’en les référant au corps : le trouble mental est « lié » à un accident du corps et la diversité des « troubles mentaux » est « liée » à la diversité des accidents du corps. Faut-il dire alors que les accidents du corps « expliquent » les troubles mentaux au sens où ils en seraient la cause ? La réponse est double : - il y a une relation évidente entre la localisation de l’accident du corps et la pathologie psychique ; - cette relation n’est pas une relation simple de déterminant à déterminé ou une relation de causalité descendante. La relation entre le psychique et le somatique est à double sens. Chacun est vis-à-vis de l’autre à la fois fondant et fondé. Cette relation à double sens apparaît très clairement dès La Structure du comportement. © Philopsis – Pascal Dupond 8 www.philopsis.fr Merleau-Ponty y distingue trois catégories de forme : les formes relèvent de l’ordre physique (le système solaire), ou bien de l’ordre vital (l’organisme) ou bien de l’ordre humain Et il montre qu’il y a deux façons de les coordonner. La voie « réaliste » donne la priorité à l’ordre physique : le physique fonde le vital et le vital fonde l’humain : il y avait des atomes avant qu’il y ait des organismes vivants et des organismes vivants avant qu’il y ait des hommes. En raccourci : tout commence avec le big-bang. La voie « idéaliste » donne la priorité à l’ordre humain, qui fonde les deux autres. En raccourci : le big-bang, ce n’est jamais qu’une théorie physique, une construction humaine Merleau-Ponty cherche à composer ces deux voies : chacune est vraie dans son ordre. Il écrit ainsi dans une note tardive : « Montrer que le Geist embrasse tout, montrer que la nature embrasse tout » (MBN, VI, 117) La nature embrasse tout : deux localisations différentes de la blessure produisent des altérations différentes de l’existence L’esprit embrasse tout : une même localisation (à supposer que cela soit possible) produirait chez deux sujets différents deux altérations différentes de l’existence. La conscience « souffre » de son corps et du monde selon la façon dont elle existe. L’enfant autiste, cela a été souvent remarqué, échappe aux maladies infantiles habituelles. En se retirant du monde, il échappe dans une certaine mesure aux accidents du corps. Le stoïcien dit : tu te laisses capter par ton corps et par le monde ; refuse cette captation et tu ne souffriras plus du corps ni du monde. La façon dont nous existons joue son rôle dans le développement psychique des accidents corporels. 2/ Le trouble mental peut être somatique au sens où l’existence s’y « somatise », en déclinant en existence impersonnelle et généralisée. Ce second aspect est étudié à travers un champ pathologique où se réunissent l’hystérie, le membre fantôme et l’anosognosie. Le membre fantôme et l’anosognosie ont en commun d’être influencés par des facteurs psychologiques ou historiques [« une émotion, une circonstance qui rappelle celle de la blessure font apparaître un membre fantôme chez un sujet qui n’en avait pas » (PP 91)] et des facteurs physiques [« … la section des conducteurs sensitifs qui vont vers l’encéphale supprime le membre fantôme » (Id.)] Le corps dont relève le membre fantôme n’est donc - ni un corps objectif au sens d’un réseau de processus physicochimiques, car en ce cas, il n’y aurait pas de sensibilité aux facteurs psychologiques - ni un corps purement pensé, car en ce cas, il n’y aurait pas de sensibilité aux facteurs physiques C’est un corps qui existe, qui est au monde, et se laisse affecter à la fois par une intervention chirurgicale sur les terminaisons nerveuses et par les événements de l’histoire personnelle. © Philopsis – Pascal Dupond 9 www.philopsis.fr Par suite, s’il y a un refus de la mutilation (pour le membre fantôme), ou un refus de la déficience (pour l’anosognosie), ce refus ne relève ni d’un déterminisme physique ni d’un acte de volonté. Il s’agit plutôt, dit MerleauPonty, reprenant un terme freudien, d’un « refoulement organique » au sens où le corps actuel (déficient) se dissimule en arrière de ce qui était pour la personne, avant l’accident corporel, son corps habituel7. Ainsi identifiée au corps habituel, l’existence devient, c’est le prix à payer, générale et impersonnelle. Considérons le cas de l’hystérie. Merleau-Ponty se réfère à une patiente de Binswanger présentant des symptômes d’anorexie et d’aphonie (PP 187)8. Aucun mot au sujet du cas Dora de Freud. Il pense sans doute que l’analyse de Binswanger se prête mieux que celle de Freud à ce qu’il veut établir, à savoir : 1/ ce qui « se dit » dans le symptôme, c’est le refus de la coexistence ; 2/ ce symptôme « se signifie » dans la généralité du corps. Dans l’hystérie, comme dans le membre fantôme ou l’anosognosie, il y a un refus, qui n’est pas assumé comme tel, en conscience, qui est transféré ou délégué au corps : le sujet investit le corps de son refus et lui donne ainsi la consistance d’une chose (PP 190). Mais si le corps est le danger, il est aussi ce qui sauve. Merleau-Ponty écrit en effet : « Si le corps peut symboliser l’existence, c’est qu’il la réalise et qu’il en est l’actualité. Il seconde son double mouvement de diastole et de systole. D’une part en effet, il est la possibilité, pour mon existence, de se démettre d’elle-même, de se faire anonyme et passive, de se fixer dans une scolastique […] Mais justement parce qu’il peut se fermer au monde, mon corps est aussi ce qui m’ouvre au monde et m’y met en situation » (PP 191-192)9. Ce passage nous donne à entendre deux choses : - Il y a dans l’existence un mouvement de flux et de reflux, d’expansion et de retrait (nous le retrouverons dans un moment). 7 Le sujet présentant un membre fantôme agit avec son corps habituel (auquel appartient encore le membre disparu) et non pas avec son corps actuel (amputé). Symétriquement, là où le refoulement opère, le sujet abandonne l’existence vivante (ouverte au surgissement du nouveau présent) au profit d’une « sorte de scolastique » (99) de l’existence ou d’une existence impersonnelle ; Merleau-Ponty peut ainsi dire : « le bras fantôme est donc comme l’expérience refoulée un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé » (PP 101). 8 « De la psychothérapie », Introduction à l’analyse existentielle, Minuit, p. 119 et sv. 9 Ce qui rend ce retour à chaque instant possible, c’est que le corps humain est toujours foncièrement, et pour toujours, du fond même de sa généralité, existence : « en tant qu’elle porte des organes des sens, l’existence corporelle ne repose jamais en elle-même, elle est toujours travaillée par un néant actif, elle me fait continuellement la proposition de vivre… » (PP 193) ; le corps est donc la possibilité permanente d’une « conversion » où s’accomplit le retour à la vie : « le malade retrouvera sa voix, non par un effort intellectuel ou par un décret abstrait de sa volonté mais par une conversion dans laquelle tout son corps se rassemble, par un véritable geste… ». Est nécessaire aussi l’action de puissances impersonnelles. De même que la généralité du sommeil nous libère de la généralité de la bouderie, de même aussi que la généralité du fonctionnement sensoriel nous libère au réveil de la généralité de la nuit, de même la généralité, l’impersonnalité du langage nous libère de la généralité du symptôme hystérique. Est nécessaire enfin ce que Merleau-Ponty désigne, en pensant au transfert, comme « la confiance et l’amitié du médecin ». © Philopsis – Pascal Dupond 10 www.philopsis.fr - Et dans ce mouvement le corps agit comme un lest, une sorte de masse inertielle. Il peut « seconder » la fermeture et il devient alors, au moment où je m’engloutis dans sa pesanteur, « la cachette de la vie » (selon la formule de Binswanger). On peut dire en ce sens que le corps est un « esprit captif »10, « figure figée »11 ou « structure stabilisée »12 de l'existence13. Mais il peut aussi « seconder » l’ouverture et le lest devient alors le « volant » qui m’entraîne, qui m’emporte dans ma résolution d’exister. L’aphonie disparaît « lorsque le corps de nouveau s’ouvre à autrui […] et que de nouveau il signifie au delà de lui-même » (PP 192). Le corps est à la fois pesanteur et puissance d’agir. Merleau-Ponty a dit dans ses cours au Collège de France : « La philosophie devrait être la saisie en nous-mêmes de l'acte concret d'exister. L'homme est à partir de l'Etre, il a derrière lui une quantité d'êtres, son corps, son passé…Mais il est aussi tourné vers l'avenir. Ce qui me constitue comme existant, c'est ce retournement du poids que je sens derrière moi en devenant projet. C'est un retournement qui ne peut être saisi par une philosophie abstraite qui décrit l'être comme sortant du néant, alors qu'une réflexion naïve se sent toujours comme émergeant à partir de quelque chose, d'un être antécédent. Qu'est-ce que ce poids de l'Etre, ce contact global que nous essayons de reporter sur la Nature et les sociétés, mais sans jamais y arriver ? Il faut l'apercevoir non comme présence mais comme absence, comme suscitant toujours une prise de responsabilité, une action. L'être rétrospectif est lié à l'acte d'exister. Ce qui est donné, c'est la métamorphose de l'être brut, c'est l'enfantement » (CN 180). En se retirant de l’existence, autant que possible (ou en s’étant toujours déjà retiré de l’existence), il arrive que l’enfant autiste devienne « diaphane » ou qu’en marchant sur la pointe des pieds il tente d’effacer la pesanteur du corps. 3/ Le trouble mental peut être somatique au sens où il est un fléchissement de l’existence, « une dégradation du corps en organisme » 14 Ce troisième aspect est étudié à travers un champ pathologique où se réunissent l’aphasie et la psychose. Pour nommer le trouble fondamental de l’aphasie, Merleau-Ponty reprend à Cassirer le concept de fonction symbolique mais l’infléchit : la fonction symbolique devient puissance symbolique. Le souci de Merleau-Ponty est de souligner que l’intentionnalité comporte du plus et du moins (PP 145), que notre puissance symbolique est capable de variation : elle est un « arc intentionnel »15 (PP 158), qui peut être plus ou moins tendu ou détendu, envoyer plus ou moins loin la flèche 10 PP 294. PP 270. 12 PP 369. 13 Les organes des sens ne sont que la "trace" d'une pensée plus vieille que moi (PP 11 404). 14 PP 327. Il y a dans l’intentionnalité du plus et du moins (PP 145) ; la conscience est une « puissance de transcendance », « une activité de projection » qui s’ouvre au monde selon un certain « diaphragme » (PP 95). 15 © Philopsis – Pascal Dupond 11 www.philopsis.fr intentionnelle ; elle est une « puissance d’exister » (PP 156), « une certaine énergie ou vigueur (PP 152) de notre pulsation d’existence » ; c’est cette puissance, cette énergie, cette vigueur qui fléchissent, cet arc « qui se “détend” dans la maladie » (PP 158), entraînant un « nivellement du monde » (PP 152). La question que je me pose serait : qu’est-ce qui fléchit, au juste ? Merleau-Ponty parle une fois de « fléchissement des puissances du sujet organique » (PP 182), une autre fois de « fléchissement de l’existence » (PP 183) sans préciser l’articulation16. Quant à la question de la psychose, elle est travaillée dans le chapitre sur l’espace et dans le chapitre sur la chose et le monde naturel (il n’en est plus question, j’y reviendrai, dans le chapitre sur « Autrui et le monde humain »). L’expérience de l’espace se distribue entre plusieurs figures, qui sont autant de modalités de notre « fixation dans le monde » (PP 328). Ces figures s’ordonnent selon deux polarités que l’on pourrait appeler jour et nuit. Le jour, c’est la fixation du sujet éveillé « dans le monde des objets clairs et articulés » (Id.), dans « l’espace clair » ou dans « l’espace visible ». Se fixant dans cet espace, le sujet est comme « retranché dans son poste perceptif » (Id.), il se lie aux choses sans être compromis par elles. Quand vient la nuit, une telle fixation devient impossible : dans la nuit, « notre être perceptif, amputé de son monde, dessine une spatialité sans choses » (Id.) ; faute de choses à percevoir, à « objecter », il n’est plus question de se retrancher ; la spatialité « m’enveloppe », « pénètre par tous mes sens », « suffoque mes souvenirs », « efface presque mon identité personnelle » (Id.). Cependant je peux encore trouver ma stabilité et ma sécurité dans mes souvenirs des objets ou dans ce que la nuit m’offre encore de naturel ou de terrestre. Or cela aussi peut s’effacer, la nuit peut, si j’ose dire, se redoubler : dans le sommeil et le rêve ou dans la psychose. 16 Chez Schneider, la détente de l’arc se traduit, entre autres, par un appauvrissement de la structure érotique de l’expérience, appauvrissement qui relève : - d’un fléchissement des « puissances internes du sujet organique » (PP 182). - d’un « fléchissement de l’existence » (PP 183)16. Les deux formules sont-elles substituables ? Je crois qu’elles ne le sont pas, même si la pensée de Merleau-Ponty est assez floue ou hésitante sur ce point. L’appauvrissement de la structure érotique de l’expérience résulte de la blessure et du fléchissement des puissances du sujet organique. Mais ce n’est ni la blessure, ni le fléchissement des puissances du sujet organique qui donnent le sens du symptôme, c’est l’existence, le fléchissement de l’existence. Le symptôme a une origine organique mais ce qu’il signifie, on ne le saisit que sur le plan de l’existence. Les variations des puissances du sujet organique et les variations de l’arc intentionnel ne sont donc pas identifiables. Le fléchissement de l’existence peut accompagner le fléchissement des puissances du sujet organique, mais il peut aussi dans certains cas favoriser ou « désinhiber » les puissances du sujet organique. Et inversement le fléchissement des puissances du sujet organique peut sinon favoriser du moins accompagner la puissance ou certaines puissances de l’existence. Merleau-Ponty observe qu’ « une vie efficace dans l’ordre politique et idéologique […] peut s’accompagner d’une sexualité délabrée » (PP 185-186). © Philopsis – Pascal Dupond 12 www.philopsis.fr Le rêve me fait, dit Merleau-Ponty, revenir vers les « sources subjectives de mon existence » (Id.) : la pulsion, le désir. L’existence, dans le rêve, se prête au corps, aux événements respiratoires ou sexuels qui surviennent, mais elle ne s’y prête pas de la même façon que dans la veille. Le rêveur s’est détaché du langage de la veille et, de ce fait, les événements du corps ne sont plus appréhendés comme des « faits corporels », ils reçoivent « une signification générale et symbolique » (PP 329) : l’inspir et l’expir, le cycle du désir, les battements du cœur sont comme « mis en scène » et deviennent par exemple un oiseau qui s’élève ou plane ou tombe au gré de la pulsation d’existence du rêveur. Du point de vue de la réflexion, le rêve est une illusion : quand je rêve, dit la réflexion, les événements du corps deviennent des images flottant devant la conscience ; si le rêveur veut savoir ce qu’il voit, il s’éveille et sort de l’illusion ; les images du rêve se replient sur le corps et redeviennent ce qu’elles sont censées avoir toujours été : quelque chose de physique, sexuel ou respiratoire A la réflexion on doit objecter qu’il n’y a rien dans l’existence qui soit purement physique : un événement somatique est toujours déjà au delà du « physique », il est toujours déjà repris dans le mouvement de transcendance, il est d’emblée une façon d’être au monde. Dans la vigilance, cette situation reste plus ou moins voilée par le langage de la veille, par ce que le langage de la veille véhicule de posture « réflexive » implicite. Dans le rêve, il n’est plus possible de l’éluder : l’inspir et l’expir « sont » la pulsation de l’existence ; la gêne respiratoire « est » l’angoisse, et cette pulsation et cette angoisse révèlent l’existence à elle-même Comme l’a dit Foucault, dans le rêve, là où la vie s’endort, l’existence s’éveille. Le rêve est peut-être une illusion, mais c’est une illusion « révélante ». La psychose se prête à une analyse du même ordre. Elle se présente comme une dislocation du monde (PP 327) - qui se produit au moment où « notre corps a cessé d’être corps connaissant, d’envelopper tous les objets en une prise unique… » (Id.). La psychose se présente aussi comme une altération de la « distance vécue » (PP 331) ou de « l’espace vécu » (Id.). « Ce qui garantit l’homme sain contre le délire ou l’hallucination, ce n’est pas sa critique, c’est la structure de son espace : les objets restent devant lui, ils gardent leur distance et, comme Malebranche le disait à propos d’Adam, ils ne le touchent qu’avec respect. Ce qui fait l’hallucination comme le mythe, c’est le rétrécissement de l’espace vécu, l’enracinement des choses dans notre corps, la vertigineuse proximité de l’objet, la solidarité de l’homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulée par la perception de tous les jours ou par la pensée objective et que la conscience philosophique retrouve » (PP 337). Merleau-Ponty en donne deux témoignages cliniques. Un schizophrène, « s’arrête devant un paysage […] Soudain le paysage lui est ravi par une force étrangère. C’est comme si un second ciel noir, sans limite, pénétrait le ciel bleu du soir. Ce nouveau ciel est vide, “fin, invisible, effrayant” » (PP 332). © Philopsis – Pascal Dupond 13 www.philopsis.fr Un autre schizophrène « sent qu’une brosse posée près de sa fenêtre s’approche de lui et lui entre dans la tête… ». Et Merleau-Ponty ajoute à la suite de Binswanger : « … et cependant à aucun moment il ne cesse de savoir que la brosse est là-bas. Il regarde vers la fenêtre il l’aperçoit encore » (PP 336). Le ciel bleu du soir, l’espace dans lequel la brosse est « là-bas » sont des modalités de l’espace clair, où le sujet « se lie aux choses sans être compromis par elle ». Le ciel noir, l’irruption de la brosse dans la tête sont des modalités de ce que Merleau-Ponty appelle « l’autre spatialité ». Ou bien l’espace clair refoule « l’autre spatialité » qui devient alors simplement le fond ou la scène de l’émergence de l’espace clair : nous percevons des choses17. Ou bien l’autre spatialité envahit et abolit l’espace clair : la perception ne compte plus, l’hallucination surgit, le monde se disloque18. Cette autre spatialité est donc une variation pathologique de l’espace existentiel ou de l’espace anthropologique. 17 « L’espace clair, cet honnête espace où tous les objets ont la même importance et le même droit à exister, est non seulement entouré, m ais encore pénétré de part en part d’une autre spatialité que les variations morbides révèlent » (PP 333) Les modalités de la conscience « autre » ou nocturne – « la conscience mythique ou onirique, la folie » - et les modalités de la conscience diurne ne sont pas « étanches » les unes aux autres, elles communiquent. D’abord l’expérience quotidienne en témoigne : nous oscillons parfois entre une posture projective et une posture « critique ». Je suis dans la forêt, la nuit est tombée, personne de visible autour de moi, l’inquiétude me gagne : cela peut suffire pour que « les choses soient prises pour l’incarnation de ce qu’elles expriment…» (PP 336) et que tout autour de moi me devienne hostile ; et puis je me secoue, je reviens à moi et la signification menaçante se replie sur la conscience. Ensuite « la conscience mythique est ouverte sur un horizon d’objectivations possibles » (PP 338). Elle est un flux et ne se fixe pas, mais elle ne passe pas avec chacun de ses noèmes, « elle ne s’emporte pas elle-même en chacune de ses pulsations » (Id.), elle esquisse le mouvement d’objectivation, elle se retient et pour ainsi dire se souvient d’ellemême et ainsi se cristallise en mythes qui font « monde », totalité dont les éléments sont unis par des rapports de sens (Id.) Il n’en va pas autrement du rêve (PP 339 : « de la même manière… »). La conscience onirique a elle aussi un horizon d’objectivation ou peut-être un double horizon d’objectivation. L’un, intrinsèque au rêve, est le monde ; certes dans le sommeil, nous tenons le monde à distance (PP 328), mais « c’est sur le monde que nous rêvons » (PP 339) L’autre est le retour à la conscience vigile – et la reformulation du rêve dans un récit : au moment du réveil, au moins dans les cas où nous en conservons la mémoire, le rêve se récapitule et littéralement se retient lui-même, et sans cette récollection du réveil, « les rêves ne seraient que des modulations instantanées et n’existeraient même pas pour nous » (Id.) Et c’est en ce point que se situe la différence de la psychose : dans la psychose, l’autre spatialité ne s’ouvre plus sur l’espace clair ni ne s’articule à lui. Puissance de se joindre aux choses, toute tête humaine l’est, en tant que corps-sujet ; être piquant aggloméré au regard, toute brosse peut l’être, d’une façon ou d’une autre, dès le moment où la chose est prise pour l’incarnation de ce qu’elle signifie. Tant que l’espace clair sous-tend la perception des choses, l’autre spatialité se laisse contenir, l’irruption, l’agression de la brosse est de l’ordre d’un fantasme qui laisse au sujet assez de liberté pour s’en affranchir et revenir à l’espace clair. La situation du schizophrène est toute différente : l’espace clair est envahi et comme aboli par l’autre spatialité qui domine tellement l’existence qu’ « aucun appel à la perception explicite ne peut éveiller le malade de ce songe » (PP 336). 18 « Avoir des hallucinations et en général imaginer, c’est mettre à profit cette tolérance du monde antéprédicatif et notre voisinage vertigineux avec tout l’être dans l’expérience syncrétique » (PP 385). © Philopsis – Pascal Dupond 14 www.philopsis.fr Mais elle est aussi la « spatialité générale » (PP 328) ou la spatialité originaire de l’existence (PP 334). Cette spatialité originaire est « refoulée » par la réflexion comme par la perception de tous les jours, mais elle se réveille, pour ainsi dire, dans la psychose. Et le philosophe en recueille le témoignage. Car l’enracinement des choses dans notre corps, c’est un thème que la Phénoménologie de la perception ne cesse de travailler. En voici quelques occurrences : - « Toute perception […] <est> comme un accouplement de notre corps avec les choses » (PP 370) - La perception est « comme notre inhérence aux choses » (PP 403) - « Le dur et le mou, le grenu et le lisse, la lumière de la lune ou du soleil dans notre souvenir se donnent avant tout non comme des contenus sensoriels mais comme un certain type de symbiose, une certaine manière qu’a le dehors de nous envahir, une certaine manière que nous avons de l’accueillir, et le souvenir ne fait ici que dégager l’armature de la perception où il est né » (PP 367) - « Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique […] je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère… » (PP 248) - « J’ouvre les yeux sur ma table, ma conscience est gorgée de couleurs et de reflets confus, elle se distingue à peine de ce qui s’offre à elle, elle s’étale à travers son corps dans le spectacle qui n’est encore spectacle de rien… » (PP 276) Comment la question de la vérité se pose t-elle ici ? Le rêve est illusoire mais révèle un lien original et originaire entre notre corps et le monde. Il est une illusion révélante. Cette intrication de vérité et de non vérité se retrouve dans la psychose : l’existence à la fois s’effondre dans un monde privé, à peine communicable, mais révèle aussi le voisinage vertigineux de notre être avec tout l’être. Qu’est-ce qui doit s’effondrer pour que le voisinage vertigineux de l’être se révèle ? C’est le « corps connaissant » ou la structure temporelle qui permet au corps d’être corps connaissant : la psychose se signale par un « affaissement du temps qui ne se lève plus vers un avenir et retombe sur lui-même » (PP 327)19 C’est, en d’autres termes, l’ancrage de notre corps dans des choses. 19 Une patiente de Salomon Resnik dit : « “Il n’y a pas de jour„,”. “Parfois chaque jour paraît un tas de jours, et parfois presque rien. Quand je viens ici c’est le jour ; quand je pars c’est la nuit. Le jour veut dire se souvenir de quelque chose. Le soir est la négation du jour. Les jours de soleil, je vois papa lumineux et bon… quelquefois je ne peux pas lier les jours. Entre l’un et l’autre il y a un vide. Le temps est quelque chose qui quelquefois me donne beaucoup et qui est en relation avec la lumière et l’idéal et qui, dans d’autres occasions, donne très peu ou même rien. Il n’y a pas de jour” » (Personne et psychose, Ed du Hublot, 1999, p. 62) SR commente : « N’être pas capable d’évoquer veut dire ne pas pouvoir retrouver, récupérer l’objet perdu. Elle se met alors à parler du temps indifférencié et homogène : “il n’y a pas de matin, pas d’après-midi, pas de soir. Tout est égal”. Elle ne délimite pas l’avant du maintenant et de l’après. N’étant pas intégrée (lier les jours), elle manque des limites nécessaires pour distinguer les aspects successifs du temps » (Id. p. 63) © Philopsis – Pascal Dupond 15 www.philopsis.fr Nous avons un monde commun lorsque nous nous transcendons vers des choses. Nous le perdons et nous enlisons dans un monde particulier (idios kosmos) au moment où fléchit « le mouvement gratuit et infatigable par lequel nous cherchons à nous ancrer et à nous transcender dans des choses » (PP 328). « De là, ajoute Merleau-Ponty, l’interrogation schizophrénique : tout est étonnant, absurde ou irréel, parce que le mouvement de l’existence vers les choses n’a plus son énergie, qu’il s’apparaît dans sa contingence et que le monde ne va plus de soi. Si l’espace naturel dont parle la psychologie classique est au contraire rassurant et évident, c’est que l’existence se précipite et s’ignore en lui » (PP 332). L’ancrage dans les choses s’opère grâce à un « montage » qui est une « science du monde » : « … mon expérience débouche dans les choses et se transcende en elles parce qu’elle s’effectue toujours dans le cadre d’un certain montage à l’égard du monde qui est la définition de mon corps » (PP 350) ; ce montage est « une science du monde qui m’est donnée avec mon corps » (Id.). Cette science n’est pas seulement, mais elle est sans doute d’abord celle de la juste distance : « vivre une chose, ce n’est ni coïncider avec elle, ni la penser de part en part » (PP 376) - ni fusion, ni évasion dans l’idéalité. Par l’opération de cette science, le sujet percevant « s’ouvre à un Autre absolu qu’il prépare du plus profond de lui-même » (Id.) Cette science est donc aussi, me semble t-il, l’antidote au voisinage vertigineux de l’être : « la chose, écrit Merleau-Ponty, est pour notre existence beaucoup moins un pôle d’attraction qu’un pôle de répulsion (PP 374) : ce qui caractérise la chose comme telle, c’est que, contrairement à la brosse ou ciel noir, elle reste devant nous, elle garde sa distance et ne nous touche qu’avec respect. Mais cette science qui m’est donnée avec mon corps, d’où vient-elle ? Qui me la donne ? Pourrait-elle en certains cas ne m’être pas donnée ? En un sens, cette science trouve sa racine dans la structure même du corps-sujet. Cette structure, nous l’avons vu ci-dessus, unit le un et le deux Dans le chapitre sur « Autrui et le monde humain » et dans le chapitre sur « le cogito », Merleau-Ponty la reformule de la façon suivante : - je suis un corps qui est inséré dans le tissu du monde, dans le réseau des choses et des autres ; - je suis une subjectivité indéclinable, une conscience qui demeure toujours en deçà des actes dans lesquels elle s’engage, un soi qui « se touche avant les actes particuliers dans lesquels il perd contact avec lui-même » (PP 411). Ces deux polarités sont inséparables : « Ma liberté, le pouvoir fondamental que j’ai d’être le sujet de toutes mes expériences n’est pas distincte de mon insertion dans le monde » (PP 413). Mais elles sont aussi opposées comme le oui et le non. Leur opposition peut permettre à chacune de rester dans la juste mesure : mon corps me sauve du vide de la subjectivité indéclinable, comme la subjectivité indéclinable me sauve du plein ou du trop plein de l’intercorporéité. Elles sont alors comme deux contraires bien liés, elles sont accordées. © Philopsis – Pascal Dupond 16 www.philopsis.fr Mais elles peuvent aussi se désaccorder. Merleau-Ponty écrit : « c’est pour moi une destinée d’être libre, de ne pouvoir me réduire à rien de ce que je vis, de garder à l’égard de toute situation de fait une faculté de recul… », « j’ai toujours, comme disait Malebranche, du mouvement pour aller plus loin » (PP 413). Ai-je toujours du mouvement pour aller plus loin ? Et en quoi consiste t-il, ce plus loin ? La folie pourrait être cette impasse où je perds le mouvement pour aller plus loin ; les objets ne gardent plus leur distance, cessent de ne me toucher qu’avec respect : ce serait le rétrécissement de l’espace vécu, l’asphyxie par le plein La folie pourrait être cette impasse où je n’ai pas d’autre ressource pour aller plus loin, que d’aller non pas vers d’autres êtres, d’autres expériences, mais vers le néant20 ou vers des ombres de choses21, et ce serait la dislocation du monde, l’hallucination, l’asphyxie par le vide. Ou bien l’existant s’engage dans le monde et joue du contrepoint du vide et du plein Ou bien l’existant s’effondre dans l’excès du vide ou l’excès du plein. Cet effondrement est possible en raison de la structure même de l’existence corporelle. Si ce possible se réalise, c’est en raison de ce qui survient dans la relation intersubjective. La relation intersubjective présente, comme la structure du corpssujet, deux polarités inséparables et opposées. Elle est une interconnexion des comportements, une intercorporéité : « comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d’autrui et le mien sont un seul tout, l’envers et l’endroit d’un seul phénomène et l’existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois » (PP 406)22 Mais elle n’est pas seulement une intercorporéité : Ni autrui, ni moi nous ne nous réduisons à notre comportement ; autrui et moi sommes aussi deux cogito ou deux libertés ; et comme la liberté est « insatiable » et, en un sens, ne se partage pas, « avec le cogito commence la lutte des consciences, dont chacune, comme dit Hegel, poursuit la mort de l’autre » (PP 408). Cette catégorie n’est pas à comprendre au sens d’un conflit effectif ; elle signifie que l’équivalence d’autrui et de soi est impossible : « j’échappe à tout engagement et je dépasse autrui en tant que toute situation et tout autre doit être vécu par moi pour être à mes yeux » (PP 412) Ces deux polarités s’accordent tant que la proximité et la distance (le plein et le vide) se limitent et se compensent réciproquement 20 Un patient de Salomon Resnik disait, pendant une crise de stupeur catatonique avec négativisme intense : « “je me sens vide… je suis dans un lit sans matelas. Il n’y a rien au dedans de moi… je suis dans le vent que vous écoutez… je suis dans les branches des arbres… je suis dans la table… je suis dans l’eau qu’on balaye maintenant (une infirmière balaye l’eau dans la cour) J’avais une ombre au dessous de ma peau qui était mon âme… je ne l’ai plus… je ne suis plus vivant, je suis mort, je ne suis rien, rien n’est resté de moi…” ». 21 … en fuyant « le monde réel dans un imaginaire qui est fait des débris du réel » (PP 413). 22 « Un bébé de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine de le mordre […] La “morsure” a immédiatement pour lui une signification intersubjective. Il perçoit ses intentions dans son corps, mon corps avec le sien et par là mes intentions dans son corps » (PP 404). © Philopsis – Pascal Dupond 17 www.philopsis.fr Elles se désaccordent au moment où la proximité annihile la distance ou la distance la proximité. Ce qui pourrait être, dans la relation intersubjective (et particulièrement entre les générations), la voie ou une des voies de la psychose. Chez Merleau-Ponty, cependant, la relation entre la folie et le monde humain n’est pas problématisée, peut-être pour deux raisons 1/ Il y a une présentation séquentielle des moments de l’existence : l’espace, puis la chose et le monde naturel, puis autrui et le monde humain ; et la présentation séquentielle oblitère dans une certaine mesure leur interdépendance. Merleau-Ponty ne dit rien sur ce que l’espace, la chose et le monde naturel doivent au monde humain, il ne dit par conséquent rien non plus sur ce que leur altération doit au monde humain 2/ La question de l’autre, particulièrement dans le trouble mental est marginalisée par les positions fondamentales de la Phénoménologie de la perception. Deux exemples : a/ L’aphonie de la malade de Binswanger est comprise comme un refus de la coexistence. Et cette lecture se justifie, dit Merleau-Ponty, par le fait que l’aphonie est apparue la première fois lors d’un tremblement de terre : « l’imminence de la mort, écrit-il, interrompait violemment la coexistence et ramenait le sujet à son sort personnel » (PP 187). Pour ma part, j’ajouterais que cette interruption n’est pas un blanc, un zéro de relation, mais une grandeur négative, au sens de Kant, un sentiment d’abandon, une défaillance (réelle ou imaginaire, peu importe) du Nebenmensch. Et le symptôme réapparaît au moment où l’interdiction maternelle renouvelle ce qui est vécu comme une défaillance du Nebenmensch. Il ne me paraît donc pas très heureux de parler d’un refus de la coexistence. b/ Il n’y a pas, pour Merleau-Ponty, d’amnésie infantile: « Si mes premières années sont en arrière de moi comme une terre inconnue, ce n’est pas par une défaillance fortuite de la mémoire et faute d’une exploration complète : il n’y a rien à connaître dans ces terres inexplorées. Par exemple dans la vie intra-utérine, rien n’a été perçu et c’est pourquoi il n’y a rien à se rappeler » (PP 399). Je comprends la proposition ainsi : pour qu’un souvenir soit possible ou mieux pour qu’une expérience « mémorable » soit possible, le sujet doit être capable d’embrasser sa propre diversité, il doit être entré dans l’histoire, sa propre histoire. Or le bébé in utero ou même celui des premières années est soumis au temps naturel de telle sorte que, supposé même qu’il soit capable de sentir, ce sentir reste pure diversité, s’éteint et renaît à chaque instant. Ce qui est appelé amnésie infantile ne serait donc rien d’autre, pour Merleau-Ponty, que la domination du temps naturel. La folie est pensée dans le même registre : maladie du cogito, dégradation du corps en organisme, affaissement du temps : elle est fondamentalement un retour au temps naturel. La part de l’autre dans la folie reste impensée. © Philopsis – Pascal Dupond 18 www.philopsis.fr Troisième partie (conclusion) : Vérité de l’un, vérité du multiple La perception est la lumière naturelle. Or le corps percevant, un en deux, deux en un, s’oriente, comme nous l’avons vu, soit vers la dualité, soit vers l’unité. La vérité apparaît-elle du côté de la dualité ou du côté de l’unité ? Le rationalisme répondrait que la vérité apparaît là où l’existence se rassemble avec elle-même en surmontant sa propre dispersion, là où l’expérience, la vie, entre par l’expression dans une forme qui peut être universellement partagée ; c’est dans ce mouvement vers l’universel que s’édifie la vérité. La position de Merleau-Ponty est différente : le mouvement vers l’universel nous donne la part lumineuse de la vérité. Mais cette part lumineuse n’est pas toute la vérité. Œdipe l’apprend à ses dépends au moment où la vérité de la nuit renverse la vérité du jour. L’un ne peut pas absorber le multiple, le jour ne peut pas résorber la nuit, Œdipe ne peut pas effacer Tirésias. Si la vérité relève d’une structure dialectique, cette dialectique est, comme dit Merleau-Ponty, « sans synthèse » : elle ne peut s’achever dans une unité qui serait l’Aufhebung du multiple. Cette résistance du multiple, nous l’avons vue apparaître dans la plus simple perception. Toute perception, toute ouverture au monde s’opère - on pourrait ajouter : toute vérité s’édifie - d’un point de vue qu’elle ne peut elle-même étreindre. Ce point de vue, cette localité, c’est ce que Merleau-Ponty appelle le corps. Plusieurs notes de travail tardives le disent « Ma localité pour moi est le point que me montrent toutes les lignes de fuite de mon paysage et qui est lui-même invisible » (VI 275) – « Cécité (punctum caecum) de la conscience. Ce qu’elle ne voit pas, c’est pour des raisons de principe qu’elle ne le voit pas, c’est parce qu’elle est conscience qu’elle ne le voit pas. Ce qu’elle ne voit pas, c’est ce qui en elle prépare la vision du reste (comme la rétine est aveugle au point d’où se répandent en elle les fibres qui permettront la vision). Ce qu’elle ne voit pas, c’est ce qui fait qu’elle voit, c’est son attache à l’Être, c’est sa corporéité, ce sont les existentiaux par lesquels le monde devient visible, c’est la chair d’où naît l’objet » (VI 301-302). Dans son dernier cours, sur Descartes, Merleau-Ponty dit au sujet de la lumière naturelle qu’elle n’éclaire rien sans s’éclairer d’abord elle-même, elle est « illuminante-illuminée », mais elle n’éclaire pas le plus intime de son pouvoir de rendre visible : « … on a décelé obscurité en elle comme dans la flamme : elle sort d’un foyer (virtus nativa) qu’elle ne connaît pas » ; et en ce sens nous sommes « ténèbres à nous-mêmes ». La « localité » de ma perception dessine en creux une autre perception, la perception de l’autre, la localité de l’autre. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de perception sans une multiplicité de « localités » de perception. © Philopsis – Pascal Dupond 19 www.philopsis.fr Cette multiplicité tend vers l’unité dans la mesure où les localités de perception sont complémentaires et mutuellement confirmatrices, comme les profils d’une même chose. S’il y a une téléologie de la culture, dans la connaissance, l’art, la politique, elle est dans ce mouvement infini vers l’unité. Mais la multiplicité résiste à l’unité dans la mesure où les localités de perception sont mutuellement oppositives. La localité de la perception et la localité de l’hallucination, la localité de l’homme raisonnable et la localité du fou sont ainsi dans un rapport de négation réciproque. L’homme raisonnable « nie » le fou en s’établissant dans un « monde commun », un espace objectif qui ne veut rien connaître de la spatialité originaire de l’existence. Le fou « nie » l’homme raisonnable en perdant les choses et en retrouvant, pour son malheur, peut-être, la vertigineuse proximité de l’être. Sans doute aussi sait-il, d’un savoir qui serait l’angoisse même, ce que l’homme raisonnable « oublie » : que l’intersubjectivité est la composition fragile, et toujours vulnérable, du vide et du plein. On est tenté d’objecter : le fou ne sait rien de la spatialité originaire de l’existence puisqu’il est happé par elle ; il ne sait rien de la trame fragile du vide et du plein puisqu’il existe, dans l’angoisse, son déchirement. C’est l’homme raisonnable et particulièrement le philosophe qui « sait » l’espace objectif et le « fond » que celui-ci refoule, l’union et la désunion du vide et du plein. En d’autres termes : si le philosophe ne dit pas, comme le sujet méditant des Méditations : « Mais quoi ce sont des fous », n’est-ce pas pour récupérer la ténèbre de leur savoir dans la lumière de la raison ? La philosophie n’est-elle pas l’Aufhebung de toutes les expériences humaines, même les plus folles ? Oui, peut-être, mais à la condition qu’elle se laisse instruire par l’expérience. Si la philosophie est la vérité de l’expérience, c’est à la condition d’avoir été d’abord renversée par elle. Seul est « vrai » un jour accueillant à la nuit. On peut se demander en ce sens si la philosophie de la « chair » des derniers textes ne tente pas de porter à la clarté du jour un certain ébranlement venant de l’expérience, en particulier ce voisinage vertigineux de l’être dont la folie est le savoir nocturne. Une philosophie instruite par l’expérience ne cherche pas à forcer le multiple à se plier à l’un. L’être se présente selon des vues multiples, opposées même, mais également nécessaires. J’en prends trois exemples. « Montrer que le Geist embrasse tout, montrer que la nature embrasse tout » « On peut montrer inductivement qu’il y a eu un monde avant l’homme – la philosophie qui ne pose pas l’Être à part de l’homme, peut-elle purement et simplement ignorer cette pensée inductive ? Si elle le fait, elle risque, comme l’idéalisme, de devenir ‘folie’ au regard de l’expérience. Il faut définir une philosophie qui à la fois prenne le monde, non pas causalement, mais tel qu’il est impliqué dans le Dasein, qui, donc dépasse le scientisme, et qui pourtant lui reconnaisse sa vérité subordonnée, en montrant © Philopsis – Pascal Dupond 20 www.philopsis.fr que notre Dasein, coextensif à l’être, se temporalise pourtant comme un Seiende [étant], se trouve lui-même comme engagé dans l’être. Donc ni philosophie causale, centripète, ni philosophie centrifuge » (MBN, VIII, 2, 174 ) Nous avons « la double certitude que l’être est, que les apparences n’en sont qu’une manifestation et une restriction – et que ces apparences sont le canon de tout ce que nous pouvons entendre par “être” et qu’à cet égard, c’est l’être en soi qui fait figure de fantôme insaisissable et d’Unding [non chose]» (RC 127)23. Ce difficile « à la fois », ce refus des bifurcations, c’est l’un des enseignements que la philosophie reçoit de la perception : dans la question de la vérité, la « part de l’autre » ne peut jamais être effacée. . 23 « Conviction d’un koinos kosmos qui intègre tout et qui est pourtant combattue par des raisons solides – Problème : nous croyons à un koinos kosmos et n’avons jamais qu’un idios kosmos » (MBN VII, 124). « Une vie privée, des pensées incommunicables, une mort personnelle, tout cela existe bien, mais comme envers d’un être au monde, d’une naissance, et donc en marge de cet être au monde, comme différence à l’égard du monde, écart par rapport au monde. Moi-même et tous les autres nous faisons, même en tant que subjectivité, partie du monde : il y a les hommes, les philosophes, etc… Tout ce que nous pensons s’inscrit. C’est le monde qui parle en nous, comme la langue parle en nous » (MBN VII, 154). © Philopsis – Pascal Dupond 21 www.philopsis.fr Le corps-sujet entre jour et nuit © Philopsis – Pascal Dupond 22