N° 1 - 2012 Encyclo Revue de l’école doctorale Économie, Espaces, Sociétés, Civilisations : pensée critique, politique et pratiques sociales (EESC) Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, ED 382 REVUE DE L’ÉCOLE DOCTORALE ÉCONOMIE, ESPACES, SOCIÉTÉS, CIVILISATIONS : PENSÉE CRITIQUE, POLITIQUE ET PRATIQUES SOCIALES (EESC) ED 382 UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT – SORBONNE PARIS CITÉ Directeur de publication : Étienne Tassin Éditeur : Université Paris Diderot - Paris 7 Directrices de rédaction : Émilie Ballon, Géraldine Barron, Marie-Lise Fieyre Secrétaires générales de rédaction : Élodie Jauneau, Maëla Kancel Responsable éditoriale : Liliane Hilaire-Pérez Comité de lecture : Gérard Beltrando, Omar Carlier, Sophie Cœuré, Liliane Crips, Pilar Gonzalez Bernaldo, Azadeh Kian, Martine Leibovici, Didier Lett, Natacha Lillo, Manuela Martini, Denis Merklen, Zacarias Moutoukias, Arnaud Passalacqua, Marie-Louise Pelus-Kaplan, Judicaël Petrowiste, Michel Prum, Penny Starfield. Conseil scientifique : Françoise Balibar, Jean-Marc Besse, Judith Butler, Monique Chemillier-Gendreau, S. Bachir Diagne, Florence Dupont, Pierre Ellinger, Laurent Faret, Monique Fort, Vincent de Gaulejac, Antonia Grunenberg, Claudia Hilb, Thomas Lamarche, Numa Murard, Mahamet Timera, Maryse Triper. Diffusion : École doctorale Économie, Espaces, Sociétés, Civilisations : pensée critique, politique et pratiques sociales (EESC) Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, ED 382 105 rue de Tolbiac 75205 CEDEX 13 Reproduction : Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réservés, pour tous pays. Toutes les demandes d’autorisation de reproduire les textes, les illustrations (photographies, diagrammes, etc.) contenus dans ENCYCLO sont à présenter à l’éditeur exécutif. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation écrite de l’éditeur. Copyright © 2012 – Université Paris Diderot - Paris 7 Limitation de responsabilité Nonobstant les rôles respectifs du Conseil scientifique et du Comité de lecture, les opinions et les arguments présentés dans les articles publiés n’engagent que leur(s) auteur(s). La responsabilité des éditeurs ne peut être retenue en cas de dommage de tous ordres résultant d’une interprétation erronée des articles publiés. ISBN 978-2-7442-0178-3 SOMMAIRE Étienne TASSIN Éditorial …………………………………………………………....7 POUVOIRS Manuel CERVERA-MARZAL Le pouvoir des sans pouvoir : bilans et perspectives de recherche sur l’action non violente comme politique du conflit …………….11 Diego PAREDES GOICOCHEA Innovation et fondation …………………………………...………27 FIGURES Émilie BALLON L’affaire de la calandre de Tours, de l’acquisition à la destruction (XVIIIe-XIXe siècles) ……………………………37 Élodie JAUNEAU Les femmes dans l’armée française pendant les guerres (XIXe-XXe siècles) : histoire, historiographie et problématique de genre ……………………………………...…57 DISCOURS Carolina MARTINEZ André Thevet et Jean de Léry : témoignage involontaire et métier d´historien dans deux récits de voyage en France Antarctique …..75 Anders FJELD De l’utopie marxienne comme trace de vérité à la dévictimisation du prolétariat chez Rancière : la pensée de lutte chez Proudhon, Marx et Rancière ……………………..…87 Pascal BOUSSEYROUX Edmond Michelet et la gauche …………………………………...99 RÉSUMÉ DE THÈSE Isabelle BRETTHAUER Des hommes, des écrits, des pratiques, systèmes de production et marchés de l’acte écrit aux confins de la Normandie et du Maine à la fin du Moyen Âge (2011) …………………………………...125 COMPTES RENDUS DE LECTURE Anne HOUSSAY Steven L. Kaplan, Philippe Minard éd., La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004 …………131 Pascal BOUSSEYROUX Maxime Boucher, La nuit carcérale. Souffrir et éviter la souffrance en prison. Le cas français (1944-1981), The books éditions, Lille, 2001 …………………..139 RÉSUMÉS, MOTS-CLÉS ET BIOGRAPHIES DES AUTEURS 143 ÉTIENNE TASSIN∗ ÉDITORIAL L’école doctorale « Économies, Espaces, Sociétés, Civilisations : Pensée critique, politique et pratique sociale » de l’université Paris Diderot - Paris Cité Sorbonne (ED 382) propose à ses doctorants une revue scientifique au titre évocateur : ENCYCLO. De l’encyclopédie, l’article « encyclopédie » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert dit que le but est de « rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont. » Ce ne peut être l’ouvrage d’un seul, c’est nécessairement celui de toutes et tous. Car l’encyclopédie ne se contente pas de rassembler toutes les connaissances pour les humains, elle entend aussi rassembler tous les humains pour la connaissance ; et par la connaissance. Aussi ce titre évoque-t-il deux mouvements conjoints qui conviennent à une université qui s’est conçue sous le patronyme de Diderot : travailler avec les autres à accroître le savoir et la compréhension ; faire travailler ensemble les savoirs afin d’accroître l’humanité de celles et ceux que la science sert. La conjonction de ces deux mouvements serait impossible sans un regard critique, sans une pensée réflexive qui dans le moment même où elle contribue à l’accroissement des sciences s’interroge sur ses propres titres à y prétendre, sur la communauté de celles et ceux qui y participent, et sur ses destinataires. Aux esprits qui entrent dans la carrière de chercheur, il revient d’apprendre à communiquer les savoirs qu’ils élaborent, à les soumettre à la discussion et au jugement ; mais il leur revient aussi d’éprouver que c’est toujours aux peuples – cette fiction qui nous oblige –, qu’il appartient finalement d’apprécier le fruit de leur labeur. Réunir les savoirs et les savants, c’est aussi lier les uns et les autres à ces improbables destinataires – toutes sortes de gens – dont l’avis a peut-être plus de prix que la seule et sur le fond bien illusoire évaluation des agences de notation universitaire. Telle fut la politique de l’Encyclopédie : elle inventait les peuples auxquels elle destinait les savoirs en les faisant juges et critiques de ceux-ci. Ainsi les sciences peuvent-elles devenir humaines et sociales en même temps, non par ∗ Université Paris Diderot - Paris 7 École doctorale ED 382 – Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP) 8 ÉTIENNE TASSIN leur seul objet mais par le destin qu’elles se choisissent. Elles deviennent lettres : elles parlent, transmettent, lient, humanisent... ENCYCLO est une revue de lettres, sciences humaines et sociales ouverte aux pensées et aux pratiques sociales, aux savoirs des économies, des espaces, des sociétés, des civilisations. Une revue de l’université pour les cités de l’univers. POUVOIRS MANUEL CERVERA MARZAL* LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR : BILAN ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE SUR L’ACTION 1 NON-VIOLENTE COMME POLITIQUE DU CONFLIT L’action directe non-violente n’est pas qu’une sous-catégorie de l’action collective. Il faut prendre toute la mesure de la spécificité de la non-violence, entendue ici comme stratégie de lutte et non comme éthique ou philosophie de vie. Qu’en est-il alors des recherches sociologiques sur l’action nonviolente et les mouvements de résistance civile ? En 1998, Jaques Sémelin, historien et politiste français, faisait – suite à un état des lieux des travaux sur la non-violence – le pénible constat que la science politique française souffrait d’un important déficit de réflexion en ce domaine2. Treize ans plus tard, la situation a-t-elle changé ? Cet article n’ambitionne pas seulement de compléter et renouveler le bilan de Jacques Sémelin. Il vise aussi à délimiter la catégorie sociologique d’action non-violente en restituant les multiples débats théoriques qu’elle alimente, à identifier les problématiques majeures de ce champ de recherche, à proposer une série d’hypothèses explicatives, à dresser une méthode conséquente pour les études de cas et à présenter les intérêts de ces travaux sur l’action non-violente pour la science politique dans son ensemble. Problèmes de définition La « non-violence » est un terme polysémique. Il désigne à la fois une doctrine éthique, préconisant l’abstention de toute violence dans quelque domaine que ce soit, et une stratégie de lutte, l’action non-violente, consistant « à lutter contre la violence sous ses diverses formes, directes et/ou structurelles, par des moyens excluant toute forme de violence directe3 ». Il importe de distinguer fermement ces deux notions. L’action non-violente, définie comme technique de luttes, ne présuppose nullement * Université libre de Bruxelles – Université Paris Diderot - Paris 7 Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP) 1 Nous empruntons cette expression à Vaclav Havel, « Le pouvoir des sans-pouvoir », dans Vaclav Havel, Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1990, pp. 65-158. 2 Jacques Sémelin, « De la force des faibles. Lecture critique des travaux sur l’action non-violente et la résistance civile », Revue Française de Science Politique, 1998, n° 6, pp. 773-782. 3 Christian Mellon, Jacques Sémelin, La non-violence, Paris, PUF 1994, p. 14. 12 MANUEL CERVERA MARZAL que ceux qui l’emploient adhèrent à un ensemble de principes éthiques ou religieux donnés. La non-violence, doctrine du refus radical de la violence, ne dit rien sur les manières concrètes d’agir en politique et en société. La sociologie politique n’étudie donc que le second pôle du concept, à savoir la non-violence en tant qu’action politique et stratégie de lutte entre des groupes et des nations (et non entre des individus, ce qui relève plutôt du concept de « communication non-violente 4 » et qui concerne la psychologie et non la science politique). Quelques précisions s’imposent quant à la définition de notre objet. Premièrement, l’action non-violente est souvent présentée comme un « mode de résolution des conflits ». Or certains chercheurs, auxquels nous nous joignons, pensent plutôt qu’elle est un moyen de poursuivre un conflit et qu’elle doit être distinguée des moyens de le résoudre, comme par exemple la négociation ou le compromis, qui peuvent bien sûr accompagner ou non l’action non-violente, comme ils peuvent accompagner ou non une action violente. Deuxièmement, parce qu’elle est « active », l’action non-violente rejette explicitement la passivité et la soumission. Troisièmement, la catégorie d’action non-violente n’inclut pas les techniques d’action politique régulières et institutionnelles comme le vote, la procédure parlementaire ou le lobbying. Elle opère au-delà des moyens institutionnels. Enfin, quatrièmement, Kurt Schock, professeur de sociologie à l’Université de l’Ohio, précise utilement que l’action non-violente n’est pas l’action sans violence. L’action non-violente désigne des actions spécifiques qui impliquent un risque et invoquent une pression non-physique ou une contrainte nonviolente dans une interaction contentieuse entre des groupes opposés5. Partant de ces éléments de définition, Gene Sharp, politiste américain et véritable initiateur des études de la non-violence, distingue 198 formes d’action non-violente, dans son ouvrage fondateur de 1973, The Politics of Nonviolent Action. Il répartit ces actions en trois catégories : la persuasion et la protestation non-violentes (discours publics, déclarations, pétitions de masse, tracts, slogans et symboles, posters, banderoles, journaux, enregistrements audios, etc.) ; la non-coopération (sociale, économique ou politique) ; l’intervention non-violente (visant à perturber l’activité normale du système). Mais le concept d’action non-violente ne fait pas l’unanimité entre les chercheurs. Deux autres notions lui disputent la primauté dans le même champ d’étude : celle de « résistance passive », en vogue avant 1970 mais de moins en moins utilisée du fait que les phénomènes étudiés ne sont en réalité jamais « passifs », et celle de « résistance civile », aujourd’hui utilisée aux États-Unis et introduite en France vers 1990. La résistance civile désigne un type d’action politique qui repose sur l’usage de méthodes non-violentes, qui est accomplie par des acteurs sociaux ou politiques appartenant à la société civile et/ou à l’appareil d’État, et qui vise à défendre cette société contre 4 5 Marshall B. Rosenberg, La communication non violente au quotidien, Paris, Jouvence, 2005. Kurt Schock, « Nonviolent Action and Its Misconceptions: Insights for Social Scientists », Political Science and Politics, Vol. 36, n° 4, 2004, p. 705 LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 13 l’agression dont elle est victime6. Notons que ces notions sont parfois utilisées simultanément par un même auteur, et que les différences ne sont pas toujours très claires dans l’esprit de ceux qui les emploient. État de la recherche Alors que la pratique de l’action non-violente a une longue histoire, son étude n’a commencé que récemment. Jacques Sémelin identifie deux causes du déficit de recherche sur l’action non-violente dans le domaine de la science politique française. Premièrement, les chercheurs ont négligé l’analyse des modes de contestation au profit de celle du suffrage universel. Deuxièmement, les rares auteurs s’étant arrêtés sur ces questions se sont contentés d’étudier l’action collective en démocratie mais jamais en dictature. Ajoutons, troisièmement, que les recherches sur les mouvements sociaux privilégient de façon disproportionnée l’étude des actions violentes sur celles non-violentes. Quatrièmement, comme le fait remarquer Ronald McCarthy, collègue de Gene Sharp, si l’action non-violente n’a jamais été étudiée pour elle-même, c’est parce qu’elle recoupe d’autres domaines du comportement humain, qui ont eux été beaucoup plus étudiés (les conflits sociaux, la violence et la répression étatiques, la guerre, l’action et la protestation collectives)7. L’action non-violente a ainsi été subsumée dans ces différents champs de recherche. Malgré ce manque global de recherches sur l’action non-violente, quelques rares travaux ont vu le jour depuis la thèse de Clarence Case en 1923, portant sur les dynamiques sociologiques de la coercition nonviolente. Mais, jusqu’à la fin des années 1960, la grande majorité de la littérature manque d’objectivité, puisqu’elle cherche à prouver l’absolue supériorité morale et politique de la non-violence. Probablement influencée par le contexte du mouvement des droits civiques américains, la décennie 1970 est fondatrice. Elle est celle d’un intérêt renouvelé pour le sujet et d’une littérature critique et objective, dépouillée de présupposés moraux. Elle donne lieu à des travaux – principalement anglo-saxons – cherchant à identifier les stratégies et les tactiques de l’action non-violente, et à déterminer les mécanismes psychosociologiques du changement social. Gene Sharp fonde à Harvard en 1984 un programme de recherche sur les « sanctions non-violentes », entraînant avec lui de nombreux universitaires qui sont aujourd’hui l’avant-garde de la recherche sur la non-violence : Peter Ackerman, Christopher Kruegler, Ronald McCarthy, Brian Martin et Patricia Parkman. Ces chercheurs anglo-saxons ont le mérite d’étudier le contexte de l’action non-violente et ses effets à long terme. Ils tentent, autant que faire se peut, de ne pas laisser transparaître leur attrait pour la non-violence, et d’analyser cette forme d’action comme un juriste positiviste décrirait sans 6 Adam Roberts, The Strategy of Civilian Defence, Londres, Faber, 1967 ; Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, 1989, p. 49. 7 Ronald McCarthy, Gene Sharp, Nonviolent Action: A Research Guide, New York, Garland, 1997. 14 MANUEL CERVERA MARZAL jugement de valeurs le droit positif de son pays. Dans les années 1990 Jacques Sémelin – qui avait dans sa jeunesse fait un séjour d’études aux côtés de l’américain Gene Sharp – introduit en France ce champ de recherche. En 2000, cette école de recherche a donné naissance à deux ouvrages documentant de façon approfondie les méthodes et les campagnes d’action non-violente au XXe siècle : Nonviolent Social Movements édité Stephen Zunes et A Force More Powerful de Peter Ackerman et Jack DuVall8. L’ensemble de cette littérature présente cependant deux défauts. Du fait de sa petite taille (peu de chercheurs, pas beaucoup de moyens, peu d’étudiants intéressés), sa connaissance des nombreux mouvements d’action nonviolente du XXe siècle reste lacunaire9. Le second problème découle du premier : le manque d’études de cas – bien documentés et analysés dans une optique spécifiquement « non-violente » – a pour conséquence de bloquer la réflexion plus théorique sur le rapport entre action non-violente, pouvoir et conflit. En effet, l’insuffisance de « données brutes » pénalise la réflexion heuristique se situant à un niveau de généralisation supérieur. Le manque de connaissances factuelles est un handicap pour une théorie plus générale. Problématiques : émergence et succès de l’action non-violente Les processus d’action non-violente et de résistance civile sont surprenants à double titre : par leur émergence tout d’abord, par leur relatif succès ensuite. Expliquons-nous. Lutter sans armes contre un adversaire armé ne va pas de soi. Face à l’agresseur (que ce soit un occupant, un dictateur, ou autre), l’agressé dispose de trois options : la collaboration, la passivité, ou la résistance. La troisième option est la plus périlleuse. La résistance, une fois que l’on a choisi de s’y engager, peut être menée selon deux modalités : avec des armes, ou sans armes. Ceux qui résistent sans armes le font souvent faute de mieux, parce qu’ils n’ont tout simplement pas de fusils à disposition, et non par conviction morale. L’incompréhensible réside ici : comment un groupe d’individus désarmés peut-il décider d’entrer en résistance ou en action contre un adversaire qui, lui, dispose des armes et n’hésitera pas, s’il le faut, à en faire usage ? Un tel engagement exige un double courage : celui de dire « non » et de résister ; et celui de résister sans armes, c’est-à-dire en ayant conscience de la dissymétrie des moyens qui les oppose à leur adversaire. À première vue, le choix de la résistance nonviolente est donc difficilement compréhensible. C’est l’existence même de l’action non-violente face à un adversaire violent qui fait question. 8 Stephen Zunes, Nonviolent Social Movements, Malden, Blackwell Publications, 1999 ; Peter Ackerman, Jack Duvall, A Force More Powerful, New York, St Martin’s Press, 2000. 9 L’ensemble des études de cas connus sont référencées dans deux ouvrages bibliographiques. April Carter, Howard Clark, Michael Randle, People Power and Protest since 1945 : A Bibliography of Nonviolent Action, Londres, Housmans Bookshop, 2006, et Ronald Mccarthy, Gene Sharp, Nonviolent Action: A Research Guide, New York, Garland, 1997. LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 15 La seconde problématique concerne l’efficacité de l’action non-violente. Attention, nous ne soutenons aucunement que la majorité, et encore moins la totalité, des actions non-violentes soient efficaces. Une certaine littérature militante et peu objective a pris cette direction. Mais ce n’est ici nullement notre propos. Cependant, la question de l’efficacité se pose dès l’instant où quelques cas de résistance civile, même une infime minorité, ont atteint leurs objectifs ; et dès l’instant aussi où un mouvement non-violent a atteint partiellement l’un de ses objectifs. Car, comment comprendre qu’une population sans armes ait pu déposer un dictateur soutenu par la plus grande puissance militaire mondiale (aux Philippines en 1986, dont le dictateur Marcos était jusqu’alors le protégé de Reagan), ou que les Noirs américains aient fait plier la coalition des autorités politiques et des hommes d’affaires de tout le sud des États-Unis ? À ces deux questions – celle de l’émergence et celle de l’efficacité relative des mouvements d’action non-violente – la science politique offre selon nous des éléments de réponse pertinents. Trois concepts/hypothèses permettent de mieux comprendre les mécanismes en jeu dans l’action nonviolente : la cohésion sociale ; la servitude volontaire ou le retrait du consentement ; la triangulation du conflit. Les bases conceptuelles que nous allons présenter ci-dessous doivent être prises à la fois comme des facteurs explicatifs et comme des hypothèses réfutables et falsifiables. D’une part, ils ont fait leur preuve en permettant d’éclairer la compréhension, par exemple, du mouvement d’indépendance indien ou de la résistance civile dans les satellites communistes d’Europe centrale et de l’Est. Ils démontrent que les outils de la science politique peuvent aider à comprendre plus en profondeur les phénomènes d’action non-violente et de résistance civile. D’autre part, ils n’ont précisément pas encore été testés dans suffisamment d’exemples concrets pour que l’on puisse être certains de leur « pertinence explicatrice ». La cohésion sociale : facteur d’émergence de la résistance sans armes Pour qu’un individu sans armes décide de résister à un adversaire qui en dispose, il faut qu’il soit doté d’un courage hors du commun, habité d’une foi religieuse particulièrement forte ou intensément attaché à un idéal moral. Il est donc clair qu’un tel engagement n’est pas donné à tout le monde. Seuls quelques individus extraordinaires semblent alors capables d’initier une action non-violente. Pourtant, l’histoire donne à voir de nombreux exemples d’actions collectives non-violentes, bien plus que ce à quoi l’on pourrait s’attendre. Comment comprendre alors que tant de personnes s’engagent désarmées contre un adversaire armé ? 16 MANUEL CERVERA MARZAL La notion de cohésion sociale10, qui désigne l’intensité des relations entre les membres d’un groupe donné11, fournit une réponse. Elle joue un rôle central dans l’émergence de l’action non-violente. En effet, il existe une différence fondamentale entre le fait d’affronter seul ou d’affronter en groupe un adversaire armé. Si le combat est possible, c’est avant tout grâce à l’existence d’un fort sentiment de solidarité entre les membres du groupe. Nul besoin, pour vaincre sa peur et se lancer dans l’action, d’avoir le courage d’un héros ou la force morale d’un saint. Car, lorsque l’action est menée à plusieurs, « d’une part, la peur est partagée et, d’autre part, l’appartenance au groupe engendre normalement un sentiment de solidarité parmi ses membres12 ». Mais si la cohésion sociale explique comment l’action non-violente peut émerger, elle n’explique pas comment elle peut réussir. La servitude volontaire et le retrait du consentement : 1er facteur d’efficacité Il y a quelque chose d’incompréhensible dans le fait qu’une population civile puisse renverser le plus terrible des dictateurs. Il existe une conception de la nature du pouvoir politique que nous pensons erronée car elle ne permet pas de rendre compte des succès de l’action non-violente. Selon cette conception, le pouvoir est monolithique et réside dans la personne ou la fonction des gouvernants, de sorte qu’il ne dépend nullement du peuple. Le pouvoir reposerait sur la ruse et/ou la force des dirigeants ; sur le monopole de la violence, dirait Max Weber. Une vision opposée de la nature du pouvoir émerge dans l’hypothèse laboétienne de la servitude volontaire et est formalisée par Gene Sharp dans le premier tome de The Politics of Nonviolence. Le pouvoir des gouvernants dépend intimement du consentement et de l’obéissance de leurs sujets. De sorte que, lorsque les gouvernés retirent leur consentement, le pouvoir des gouvernants s’effrite automatiquement. Même le mieux armé des despotes est incapable de gouverner sans un degré minimum de coopération de ses sujets. Cette théorie du pouvoir fondé sur le consentement des sujets offre une explication pertinente à l’efficacité des méthodes de non-coopération (que ce soit la grève dans la sphère du travail, le boycott dans le domaine des biens et des services, ou la désobéissance civile dans le domaine politique). Mais la science politique offre une autre clé d’interprétation : la triangulation du conflit par l’entrée en scène de l’opinion publique. 10 Employée pour la première fois par Émile Durkheim dans son ouvrage De la division du travail social en 1893. 11 La conscience d’appartenir à un groupe se forme à partir d’éléments socio-économiques, culturels, nationaux, religieux ou politiques. 12 J. Sémelin, Sans armes face à Hitler, op. cit., p. 94 LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 17 La triangulation du conflit par l’entrée en scène de l’opinion publique : 2e facteur d’efficacité La théorie du pouvoir fondé sur le consentement n’explique pas tout. Elle s’est montrée incapable de rendre correctement compte de certaines oppressions, comme le patriarcat13, et a été critiquée d’un point de vue structuraliste14. Pour comprendre comment des activistes non-violents obtiennent certaines victoires face à des adversaires mieux armés, il faut intégrer un deuxième concept : celui d’opinion publique. Les démocraties modernes, et dans une moindre mesure les régimes autoritaires, ne peuvent gouverner sans un soutien minimal de l’opinion publique nationale et/ou internationale. Or, pour comprendre la dynamique de l’action non-violente, il faut savoir que les conflits dans lesquels elle s’engage ne se « jouent » pas à deux, mais à trois. L’opinion publique remplit le rôle d’arbitre. Elle départage les deux opposants. Aussi, la stratégie non-violente consiste souvent – mais pas toujours – à « convaincre l’opinion publique pour que l’opinion publique puisse contraindre les décideurs15 ». Il s’agit moins d’influer sur le rapport de forces que sur le rapport des consciences, en remportant les luttes symboliques. La stratégie de Martin Luther King, par exemple, n’était pas de forcer (au sens propre, par la violence) directement les Blancs à respecter les Noirs, mais de faire appel à l’opinion publique nationale pour que les dirigeants ségrégationnistes ne puissent plus commettre leurs injustices sans qu’ils n’aient pour cela à subir des coûts importants ou qu’il en résulte une perte de leur légitimité. Les activistes non-violents agissent indirectement sur le rapport de forces en créant directement un nouveau rapport des consciences. Ils persuadent l’opinion publique16 qui, elle, contraindra les oppresseurs17. On ne peut donc comprendre l’efficacité de l’action non-violente qu’à condition d’avoir identifié le rôle de l’opinion publique et la manière habile dont les activistes non-violents s’entretiennent avec elle. Ces trois hypothèses théoriques doivent être vérifiées en pratique par l’analyse de mouvements historiques d’action non-violente et de résistance 13 Christine Mason, « Women, Violence and Nonviolent Resistance in East Timor », Journal of Peace Research, 2005, vol. 42, n° 6, pp.737-749. 14 Brian Martin, « Gene Sharp’s Theory of Power », Journal of Peace Research, 1989, vol. 26, n° 2, pp. 213-226. 15 Jean-Marie Muller, lors d’un colloque sur la non-violence le 17 mars 2006. La retranscription écrite est disponible sur www.desobeissancecivile.org/.../5%20Jean%20Marie%20Vendredi.doc (consulté le 3 novembre 2011) 16 Concrètement, les activistes non-violents cherchent à persuader l’opinion publique par la mise en scène de leurs revendications, à travers des actions spectaculaires et inventives destinées à interpeller les consciences. Doug McAdaa conceptualisé cela sous le terme de « dramaturgie stratégique » (Doug McAdam, « The framing function of movement tactics : Strategic dramaturgy in the American civil rights movement », in « Comparative Perspectives on Social Movements », Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp. 335-354, p. 338). 17 On sait par exemple que les nazis ont ralenti et parfois même arrêté la déportation des juifs suite à des protestations de l’opinion publique. Ce fut notamment le cas au Danemark. 18 MANUEL CERVERA MARZAL civile. Ces études de cas présentent le double intérêt de mettre à l’épreuve la théorie déjà existante (en vue de la conforter ou d’en pointer les limite), et d’offrir à la communauté scientifique de nouveaux exemples sur lesquels les travaux futurs pourront s’appuyer. Méthodologie pour une étude de cas Le premier intérêt d’une étude de cas – avant même de permettre de tester les hypothèses explicatives – est d’offrir une connaissance approfondie d’un objet jusque-là peu connu. Pour faciliter les futurs travaux en ce domaine, nous avons élaboré une grille d’analyse que nous proposons ici au reste des théoriciens de l’action non-violente. Cette grille se divise en trois séries de questions : tout d’abord, les questions factuelles, ensuite, les questions analytiques, enfin, les questions spécifiques. Les questions factuelles et analytiques sont génériques et se posent quel que soit l’exemple analysé. Nous pouvons donc les présenter ici. En revanche, les questions spécifiques, leur nom l’indique, sont élaborées à partir du cas étudié et prennent en compte sa singularité. Pour construire cet ensemble de questions, nous sommes partis des études de cas déjà disponibles, dont les références bibliographiques sont disponibles sur le site de l’International Center of Nonviolent Conflict18. En France, huit contributions synthétiques mais instructives sont disponibles dans l’ouvrage dirigé par Jacques Sémelin, Quand les dictatures se fissurent (1995). Nous avons recherché la façon dont les auteurs ont questionné et interrogé leurs objets. Nous avons sélectionné les questions nous paraissant les plus pertinentes et les plus fécondes. Les questions factuelles visent à fournir une présentation sociohistorique précise du mouvement étudié. Un principe épistémologique de base veut en effet que la description précède l’analyse. Nous poserons pour cela quatre questions empiriques : Qui ? Pourquoi ? Comment ? Où et quand ? Qui sont les acteurs mobilisés dans l’action non-violente ou le mouvement de résistance civile ? Nous pouvons ici reprendre la typologie de Jacques Sémelin qui suggère que, contre l’occupation nazie, les acteurs de la résistance civile sont de deux catégories : institutionnelle et populaire. « La première se caractérise par l’action spécifique des institutions qui structurent la société (le gouvernement et son administration) en tant que représentants du pouvoir politique légitime, et les partis, les Églises, les syndicats, les associations, en tant que représentants constitués des divers groupes d’intérêts et courants d’opinion. La seconde recouvre le phénomène de la mobilisation spontanée des populations à la base, s’exprimant par exemple à travers des grèves, des manifestations, des actions de désobéissance civile, etc.19 ». 18 http://www.nonviolent-conflict.org/index.php/learning-and-resources/resources-on-nonviolent-conflict. Créé en 2002 par Peter Ackerman et Jack DuVall, l’International Center on Nonviolent Conflict est une fondation américaine promouvant l’étude des stratégies civiles et non-violentes, ainsi que son utilisation dans le cas des mouvements de défense des droits de l’homme ou de promotion de la démocratie. 19 J. Sémelin, Sans armes face à Hitler, op. cit., p. 51. LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 19 Il importe aussi, à chaque fois, de repérer les prédispositions sociologiques à l’investissement dans la lutte sans armes. De nombreux facteurs sont alors à prendre en compte : âge, sexe, nationalité, origine sociale, degré de politisation, orientation politique, niveau d’études, capital culturel, etc. Par exemple, dans le cas de l’antimilitarisme basque contemporain (19802000), les militants furent principalement des « personnes jeunes, fortement politisées et appartenant au nationalisme basque et à la gauche (alternative surtout)20 ». L’identité des acteurs définit – mais de manière dialectique en dépend – le contenu des objectifs du mouvement non-violent. Il existe des actions qui sont en elles-mêmes non-violentes, mais dont le but désiré21 ou la conséquence prévisible22 représentent clairement une forme de violence. Une action non-violente ne peut donc par définition pas viser n’importe quel objectif. Cela ne veut pas dire cependant qu’elle doive s’orienter vers un but unique, à savoir la promotion de la démocratie. Les causes défendues par les mouvements de résistance civile du XXe siècle sont d’une extrême variété : décolonisation, démocratisation, égalité raciale, droits des travailleurs, protection de l’environnement, égalité des sexes, droits religieux et indigènes, défense des cultures nationales et des systèmes politiques contre l’impérialisme culturel, et opposition aux guerres et à l’armement. Mais il ne faut pas se contenter d’identifier les objectifs. Deux autres questions doivent retenir notre attention : comment sont déterminés les objectifs ? Et comment évoluent-ils au cours du conflit ? Le défi, pour les activistes, est de fixer un objectif à la fois clair, précis, limité et possible. Le choix de l’objectif est primordial, car il doit répondre à trois exigences principales23 : offrir une « prise » par laquelle le plus grand nombre puisse faire pression sur l’adversaire ; porter sur un point où celui-ci est vulnérable ; présenter une valeur suffisamment mobilisatrice pour catalyser les volontés dispersées. C’est au chercheur de reconstituer ce processus de choix, sans jamais perdre de vue qu’un mouvement peut partager plusieurs objectifs, parfois même contradictoires. En effet, une action collective est toujours la réunion de plusieurs individus qui, bien qu’ils se retrouvent sur un mot d’ordre commun, ont des intérêts divergents et des motivations distinctes. Enfin, il est tout aussi important d’étudier l’évolution des objectifs en fonction des changements de situation, de l’avancée du conflit, du moral des activistes et de la réponse de leurs adversaires. Outre les objectifs, il s’agit aussi d’identifier les moyens d’action mis en œuvre (par exemple la désobéissance civile des antimilitaristes basques, les 20 Ehuzki Urteaga, Etudes sur la société française, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 27. 21 Par exemple la grève des camionneurs chiliens en préparation au coup d’État de Pinochet contre Allende. 22 Par exemple des contrôleurs aériens qui entreraient en grève sans préavis, et créeraient alors immédiatement des risques d’accidents d’avions. 23 C. Mellon, J. Sémelin, La non-violence, op. cit., p. 51. 20 MANUEL CERVERA MARZAL manifestations de masse pour l’indépendance du Timor oriental, et la mise en place d’un programme constructif pour l’autonomie zapatiste). Pour ce faire, il est toujours possible de s’appuyer sur la typologie de Gene Sharp qui – même si ses critères sont insuffisants et se recoupent parfois, et qu’elle ne remet pas les actions dans leur contexte – a le mérite d’être la plus complète, la mieux détaillée et la plus utilisée (Sharp, 1973)24. Mais ce travail d’identification-classification n’est pas suffisant. Comme l’expliquent Doug McAdam et Sidney Tarrow25, lorsque les activistes choisissent les moyens d’action qu’ils vont opposer à ce qu’ils jugent être une oppression ou une injustice, trois alternatives s’offrent à eux : action institutionnelle ou action non-institutionnelle ? Action légale ou action illégale ? Action non-violente ou action violente ? Chaque option présente des coûts et des bénéfices que les activistes prennent en compte. Il faut donc, dans une perspective de sociologie compréhensive, rechercher le sens et les motifs du comportement des acteurs. La question est ici celle des motifs – pragmatiques Vs déontologiques – de l’action. Il s’agit ici de se demander si les activistes adoptent la non-violence par adhésion éthique, ou simplement par calcul stratégique, car ils considèrent la non-violence comme la plus efficace des différentes formes d’action à un moment donné. Ceux qui adoptent la non-violence par pragmatisme et non par déontologie sont prêts à l’abandonner s’ils jugent qu’elle n’est plus la meilleure méthode pour parvenir à leurs fins. Mais il faut aussi prendre en compte un troisième cas, où l’on choisit la résistance sans armes ni par conviction éthique ni par calcul stratégique, mais tout simplement « par défaut », « faute de mieux », car on n’a pas accès aux armes. Ce cas est plus fréquent qu’on ne pourrait le croire. Une troisième question, centrale à propos des moyens, concerne les relations entre résistance non-violente et violence insurrectionnelle. On s’imagine souvent que ces deux formes d’action sont indépendantes voire antithétiques. Or si l’étude des faits doit nous apprendre quelque chose, c’est bien l’extraordinaire richesse des liens entre ces deux modes de lutte et la fréquente imbrication de la résistance civile avec la résistance armée26. La force militaire d’un État étranger est souvent primordiale pour permettre à un mouvement de résistance de parvenir à ses fins. En effet, les campagnes de désobéissance ont en général la capacité d’affaiblir un dictateur, mais non 24 Il existe cependant d’autres typologies des formes d’action non-violente. Notamment celle de Boserup et Mack, fondée sur les fonctions stratégiques de l’action (War without weapons: Nonviolence in national defence, Londres, Francis Pinter, 1974). 25 Doug McAdam, Sydney Tarrow, « Nonviolence as Contentious Interaction », Political Science and Politics, 2000, vol. 33, n° 2, p. 151. 26 L’exemple canonique concerne le mouvement américain des droits civiques. L’image d’Epinal oppose de manière frontale la désobéissance civile des Noirs à la force étatique. La réalité est autrement plus complexe. Les troupes de Martin Luther King ont à de nombreuses reprises, bénéficié de la protection de l’armée fédérale contre les ségrégationnistes du Sud. La freedom ride de mai 1961, entre Montgomery et Mississipi, n’aurait par exemple pas été possible sans l’escorte armée de 22 voitures de patrouille, deux bataillons de gardes nationaux, la reconnaissance du plan de route par l’armée américaine et deux hélicoptères. LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 21 d’amener la chute finale de son régime. Il faut pour cela une intervention additionnelle27. C’est précisément ce qui s’est passé dans la lutte pour l’indépendance du Timor oriental, où l’intervention des États-Unis28 a permis de conclure le travail de longue haleine initié depuis deux décennies par la résistance non-violente des Timorais orientaux. Une dernière question factuelle concerne le contexte et les facteurs d’émergence de l’action non-violente : où et quand ? Comme l’écrit Olivier Fillieule, « aucun mouvement social ne peut émerger s’il ne bénéficie pas d’un minimum d’opportunités politiques 29 ». Il faut donc s’interroger sur les conditions à la fois structurelles et conjoncturelles ayant favorisé l’émergence d’un mouvement. Il est possible pour ce faire de s’appuyer sur la sociologie des mouvements sociaux, dont Daniel Cefai propose une synthèse exhaustive dans Pourquoi se mobilise-t-on ? Theories de l’action collective30. Concernant l’antimilitarisme basque des années 1990, nous pouvons par exemple identifier trois facteurs structurels (l’affaiblissement du sentiment patriotique français, la vigueur de la tradition basque et la centralisation du pouvoir au sein de l’État français) et deux facteurs conjoncturels (les mobilisations contre la guerre du Golfe et l’intensité de l’antimilitarisme basque en Espagne). L’émergence du nationalisme au Timor oriental – exemple déjà évoqué plus haut – ne peut être comprise sans prendre en compte le rôle de l’Église catholique et le contexte international. L’Église a effectivement offert un soutien à la fois physique et émotionnel aux activistes. Son organisation en réseau et ses ressources matérielles et économiques ont été mises à disposition des résistants non-violents. De même, il faut mesurer toute l’importance de l’intervention étrangère, à savoir la décolonisation portugaise, la recolonisation indonésienne en 1975, l’immobilisme des membres de l’ASEAN, la reconnaissance de l’annexion indonésienne du Timor par l’Australie et l’approvisionnement en armes du régime de Suharto par les États-Unis31. Mais l’engagement étranger ne vaut pas que dans un sens, et ne se fait pas spécifiquement en faveur des « oppresseurs ». L’expérience zapatiste fut l’occasion de développer une solidarité transnationale entre les victimes de la « mondialisation néolibérale ». En été 2007 s’est tenue la « seconde rencontre entre les peuples zapatistes et les peuples du monde » qui, durant sept jours, a réuni plusieurs milliers de sympathisants zapatistes du monde entier venus assister à des conférences et des tables rondes sur l’organisation interne des communes 27 Ce fut notamment le cas avec l’influence des États-Unis au Vietnam du Sud en 1963 et aux Philippines en 1986. 28 Intervention diplomatique, mais qui n’a été possible que parce qu’elle reposait sur une menace militaire. 29 Olivier Fillieule, Sociologie de la protestation : les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 46. 30 31 Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007. Paule Bouvier, Kerstine Vanderput, Timor oriental : le combat d’un peuple, Paris, L’Harmattan, 2001. 22 MANUEL CERVERA MARZAL zapatistes autogérées, mais aussi à l’analyse des conséquences du néolibéralisme et de l’ALENA. En partant de cette description de la nature des acteurs, de leurs moyens d’action, de leurs objectifs et du contexte du conflit, les études de cas peuvent dans un second temps permettre d’aborder notre objet de manière analytique. Nous proposons ici de reprendre deux questions que Timothy Garton Ash et Adam Roberts soumettent à toute étude de cas. Premièrement, de manière générale, le mouvement peut-il être considéré comme un succès ou comme un échec ? Ce qui, pour répondre, implique au préalable une réflexion sur la définition et les critères du succès (et de l’échec). Deuxièmement, dans quelle mesure le succès (ou l’échec) doit-il être attribué à la stratégie non-violente, plutôt qu’à d’autres facteurs indépendants et externes ? Autrement dit, il s’agit de se demander dans quelle mesure le mouvement de résistance civile pour l’indépendance du Timor oriental (ce n’est qu’un exemple) doit son succès à l’efficacité de son organisation, de sa stratégie et de ses actions, ou plutôt à des éléments particuliers relevant de l’environnement politique national et international dans lequel le mouvement d’indépendance a pris place ? L’analyse doit donc se déployer en trois mouvements : Qu’est-ce que le succès ? Le mouvement non-violent a-t-il remporté un succès ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ? La notion de succès (et celle d’échec) est sujette à confusions et controverses. Faut-il définir le succès par l’écart entre les objectifs annoncés et les résultats obtenus32 ? Ou faut-il prendre un critère de succès indépendant des buts que les acteurs se sont fixés, en considérant par exemple qu’un mouvement est victorieux s’il parvient à instaurer la démocratie de manière durable, à déstabiliser un dictateur ou à promouvoir de nouveaux droits pour les minorités opprimées (les Noirs, les indigènes, les femmes, etc.)33 ? Dans ce cas, on applique un critère normatif, puisque l’évaluation du succès dépend non des objectifs que les acteurs se sont donnés mais des objectifs que le chercheur considère que les résistants auraient pu atteindre. On pourrait aussi, dans une troisième perspective, évaluer le succès de l’action non-violente en comparant ses résultats à ceux obtenus par les autres formes d’action (armées, institutionnelles, etc.). On pourrait, quatrièmement, soutenir que le succès d’un mouvement dépend du nombre d’individus et de groupes qu’il est parvenu à fédérer (au sens où une manifestation est un succès lorsqu’elle réunit plusieurs dizaines de milliers de personnes). Enfin, sur quelle échelle de temps faut-il évaluer les résultats d’un mouvement ? Car, 32 Dans ce cas on pourrait dire des antimilitaristes basques qu’en 1995, leur mouvement n’avait obtenu qu’un maigre succès, puisque le gouvernement avait proposé un « aménagement de peines » pour les insoumis, alors que le mouvement portait des revendications bien plus fortes : la relaxe immédiate pour les insoumis et la suppression de la conscription. 33 On serait alors amener à considérer que la résistance civile timoraise a partiellement échoué car, malgré l’indépendance obtenue en 1999, le Timor oriental demeure une société très traditionnelle et conservatrice qui n’a pas encore pleinement accepté les femmes résistantes qui ont été violées par les occupants indonésiens (pour les punir de leur engagement contestataire). LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 23 l’histoire donne des exemples de succès apparents (Ukraine 2004 et Géorgie 2003) et d’échecs apparents (Tchécoslovaquie 1968) qui, sur une période de temps plus longue, ont contribué respectivement à l’échec ou au succès. Nous ne faisons ici qu’ouvrir des pistes, et ces options méritent d’être discutées plus longuement. Notons simplement que Brian Martin plaide vigoureusement pour que les chercheurs concentrent leurs études de cas vers des exemples non victorieux, qui ont jusqu’ici été largement sous-estimés par la littérature de la non-violence car, par parti pris idéologique, elle s’est principalement intéressée aux mouvements efficaces et victorieux34. Une fois résolu le problème de la définition du succès, il faudra s’interroger sur l’importance relative des facteurs internes et externes de vulnérabilité et de réussite. Au sein de la littérature des mouvements sociaux et de l’action non-violente, un débat particulièrement intense oppose l’école environnementale-externaliste à l’école volontariste. La question est celle des facteurs explicatifs du succès (ou de l’échec) d’un mouvement. Les environnementalistes soutiennent, dans la lignée d’Adam Roberts, qu’un mouvement doit sa réussite avant tout au contexte dans lequel il s’insère (le contexte économique, politique, international, militaire, géographique, culturel, etc.). Les volontaristes, comme Gene Sharp, mettent l’accent sur le mouvement social (sa stratégie, ses tactiques, son action), qui est en luimême la source du changement. Cette opposition s’articule en fait sur la dichotomie entre facteurs externes et facteurs internes du succès de l’action non-violente35. Ce débat fut particulièrement vif concernant le degré d’influence des mouvements de résistance civile d’Europe de l’Est dans l’effondrement du régime soviétique et la chute du mur de Berlin. Il ressurgit dans chaque étude de cas. Nous pensons pour notre part que chacune de ces deux approches saisit une vérité essentielle des politiques du conflit, et qu’il faut tenter de les concilier. En effet, Doug McAdam soutient que, sous des conditions environnementales stables, les régimes établis sont excessivement durs à défier, sans parler de les renverser. Les mouvements non-violents puissants bénéficient donc habituellement de processus antérieurs de déstabilisation, qui affaiblissent les régimes et les rendent plus vulnérables et susceptibles au changement. Mais cela ne doit pas nous faire croire à un pur déterminisme environnemental concernant les mouvements victorieux. Les mouvements victorieux dépendent en effet de manière décisive de la capacité des insurgés à reconnaître et à exploiter les opportunités offertes par les processus de changement environnementaux36. Ainsi, l’environnement fournit des possibilités qui ne deviennent réalités qu’à condition que les 34 B. Martin, « Gene Sharp’s Theory of Power », op. cit., 2001, p. 143. 35 Sachant que les facteurs externes ont été davantage étudiés que les facteurs internes. Cette inégalité peut s’expliquer par le fait qu’il est toujours particulièrement difficile d’obtenir des informations concernant les mouvements de résistance et d’opposition. 36 Doug McAdam, « The US Civil Rights Movement », dans Timothy Garton Ash, Adam Roberts Civil Resistance and Power Politics, New York/Oxford, Oxford University Press, 2009 , p. 61. 24 MANUEL CERVERA MARZAL acteurs sachent repérer et exploiter les opportunités qui se présentent à eux. En conséquence de cette complémentarité dialectique des facteurs internes et externes, les études de cas ne doivent faire l’impasse ni sur la stratégie des acteurs non-violents, ni sur le contexte dans lequel ils agissent. Les apports de l’action non-violente pour la science politique La sociologie politique, nous l’avons dit, s’est jusqu’aujourd’hui assez peu penchée sur les mouvements de résistance civile et d’action nonviolente. Qui plus est, aux vues des multiples difficultés soulevées par ce type de recherche (problèmes de définition, difficulté d’accès aux sources, isolement des chercheurs, méthodologie encore incertaine), nous sommes en droit de nous demander si le jeu en vaut la chandelle ? Mais il nous semble que oui. Au moins deux bonnes raisons plaident pour le développement des travaux de science politique – et non spécifiquement d’histoire, de sociologie, ou de philosophie, bien que la science politique s’alimente nécessairement de ces disciplines adjacentes – sur l’action non-violente. Tout d’abord, les outils de la science politique peuvent aider à comprendre plus en profondeur les phénomènes d’action non-violente et de résistance civile. Nous l’avons vu dans la partie concernant les trois hypothèses de recherche. Et, à l’inverse, l’étude de l’« action non-violente » constitue un précieux apport pour la science politique. Elle permet à la fois : … d’apporter des éléments nouveaux à des débats actuels : - Sur le rapport entre violence et conflit politique : la théorie de Carl Schmitt – selon qui la distinction ami-ennemi, qui est le critère spécifique du politique, conduit nécessairement à la guerre ou à la suppression de l’ennemi37 – ne permet pas de comprendre des événements comme celui de Birmingham où, en 1963, les pompiers et les policiers racistes du shérif ultra-ségrégationniste Bull Connor refusèrent d’obéir à l’ordre d’allumer les lances à incendie sur les manifestants qui marchaient vers eux. Il est donc possible de concevoir la notion de conflit politique (car, en cela Schmitt a raison, la politique est bien le lieu du conflit) sans celle de violence. Alors que la politique a classiquement été définie comme l’assomption ou l’ordination de la violence, elle aurait peut-être davantage à voir avec son exclusion. - Sur la question de la légitimité de la désobéissance civile en démocratie : il s’agit ici de savoir si des citoyens peuvent légitimement désobéir à la loi, pourtant issue de la volonté majoritaire et de la décision du Parlement légitimement élu, au seul motif qu’elle leur semble injuste ? Il faut, qui plus est, se demander à quel titre l’on serait fondé de désobéir à la loi alors que, en démocratie, des voies de contestations légales sont mises à la disposition des citoyens. Il est possible d’envisager ces problèmes en partant de la pensée des précurseurs de la désobéissance civile, à savoir Thoreau, Gandhi 37 Carl Schmitt, La notion du politique, Paris, Flammarion, 1992. LE POUVOIR DES SANS-POUVOIR 25 et King38, et en intégrant les réflexions de John Rawls et Hannah Arendt sur le sujet39. … de réactiver des grandes problématiques de la science politique trop longtemps restées marginales : - Sur le lien moral et stratégique entre la fin et les moyens : exceptés Gandhi, Paul Ricœur et Vladimir Jankélévitch, peu de réflexions ont été consacrées à cette question, et l’idée selon laquelle lorsque la cause est juste les moyens le sont aussi a été globalement acceptée. Pourtant, l’action nonviolente vient défier à deux niveaux, moral et stratégique, la maxime soutenant que la fin justifie les moyens : outre que, comme le dit Gandhi, il est moralement condamnable de faire un mal pour obtenir un bien, l’expérience historique laisse aussi penser qu’il est contreproductif d’utiliser des moyens immoraux pour atteindre une juste cause, car les moyens que l’on adopte déterminent – ou du moins influencent significativement – les fins auxquelles on arrive. - Sur la question du meilleur régime : après l’involution totalitaire du projet d’émancipation communiste, le XXe siècle semble avoir abandonné toute volonté de « changer le monde », et la démocratie libérale s’est imposée comme le régime économico-politique de la « fin de l’histoire40 ». Pourtant, en examinant la possibilité de substituer une stratégie civile de défense aux armées militaires (Roberts, 1967), et en élaborant l’idée d’un « remplacement progressif 41 » des sanctions violentes par des sanctions nonviolentes, les théories et les pratiques de la non-violence donnent matière à réfléchir sur une culture et une civilisation nouvelles. … et de réélaborer des concepts devenus inadaptés pour décrire le monde actuel : - La notion de « puissance » dans le champ des relations internationales : aucun des trois concepts de la théorie dominante des relations internationales (« hard power », pouvoir économique, et « soft power » de Joseph Nye42 n’offre une description adéquate de la forme de pouvoir mise en œuvre par les mouvements de résistance civile. La résistance civile est par défaut associée au soft power. Mais cette assimilation est erronée, car contrairement à ce dernier, qui ne fonctionne que par la séduction et la persuasion, la résistance civile peut impliquer des éléments de coercition. L’action nonviolente invite donc la science politique et en particulier l’étude des relations internationales à affiner leur compréhension du pouvoir. 38 Mohandas Karamchand Gandhi, Résistance non violente, Paris, Buchet/Chastel, 2007 ; Martin Luther King, Révolution non violente, Paris, Payot, 2006 ; Henry David Thoreau, Désobéir, Paris, Éditions de l’Herne, 1994. 39 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972 ; John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987. 40 41 42 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Gene Sharp, Social Power and Political Freedom, Boston, Sargent Publishers, 1980. Joseph Nye, Soft Power : The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004. 26 MANUEL CERVERA MARZAL - La notion de « révolution » : la conception jacobine-bolchévique de la révolution43, encore présente dans tous les esprits, doit être dépassée. Comme l’explique Timothy Garton Ash44, la résistance dans les anciens satellites communistes d’Europe centrale et de l’Est a donné lieu à une nouvelle forme de révolution, « colorée » et « non-violente », qualitativement différente du modèle jacobin-bolchévique de 1789 et 1917. Le fait que, lors des quarante dernières années, 50 des 67 renversements de régimes autoritaires aient abouti grâce à la résistance civile non-violente45 impose aux chercheurs en science politique de redéfinir la notion de révolution en la détachant de celle de violence46. 43 Pour une histoire détaillée du mot « révolution », et une présentation de son acception jacobinebolchévique, largement dominante aujourd’hui : Alain Rey, « Révolution », Histoire d’un mot, Paris, Gallimard, 1989. 44 45 46 T. Ash, A. Roberts, Civil Resistance and Power Politics, op. cit., p. 375. P. Ackerman, J. Duvall, A Force More Powerful, op. cit. Le premier emploi de l’expression « révolution non-violente » remonte à Martin Luther King (Why we can’t wait, 1963), bien qu’on en trouve déjà l’idée chez le pacifiste allemand Barthélémy de Light (Pour vaincre sans violence, 1935). Dans un article de jeunesse (« The Meanings of Nonviolence : a Typology », 1959), Gene Sharp plaide pour un travail de conceptualisation et de clarification de ce concept. DIEGO PAREDES GOICOCHEA* INNOVATION ET FONDATION** Le 8 octobre 2010, l’Université Nationale, la plus grande université publique en Colombie, a vu arriver à ses portes une énorme mobilisation de plus de 15.000 indigènes, paysans, « afros », femmes, jeunes, étudiants et travailleurs qui, au bout de quelques heures, se sont installés au campus pour inaugurer le « Congreso de los Pueblos », le « Congrès des Peuples ». Une partie importante du mouvement social et populaire colombien, avec sa diversité régionale, sectorielle et idéologique, s’est réunie pendant quatre jours pour donner lieu à une construction législative commune. La discussion et le débat démocratique direct – non représentatif – fut la caractéristique centrale d’un exercice politique qui a mis en évidence une délibération collective active et complexe, accompagnée de manifestations et d’activités culturelles. À la fin de cet exercice, pratique réelle de vie en commun où la parole à été à nouveau « mise en marche », une proclamation, qui tenta de recueillir en quelques mots tout ce qui a été dit pendant ces jours, fut rédigée1. Dans cette proclamation s’exprime, sans doute, le désir de constituer un pouvoir alternatif à celui du gouvernement colombien, un pouvoir qui ne soit pas conçu en termes de domination, mais comme une action commune. Ce pouvoir de « los de abajo » (ceux d’un bas), appelé dans la tradition d’Amérique Latine le « pouvoir populaire », cherche à s’opposer au parlement colombien composé par des politiciens professionnels, pour donner lieu à une législation directe du peuple. En fait, les organisations sociales et populaires ont déjà commencé à créer leurs propres lois et leur propre gestion territoriale, ce qui dans le cadre du Congrès a reçu le nom de « mandat ». Cependant, le propos de ce congrès est de rassembler, à travers une coordination nationale, un grand « mandat des mandats », qui ne serait autre chose que la fondation d’une « Constitution populaire ». C’est justement ce but qui constitue le plus grand défi pour le « mouvement des mouvements » en Colombie, et qui élucide, encore une fois, un des problèmes décisifs de la philosophie politique : le problème de la constitutio libertatis, c’est-à-dire l’institution d’un espace de liberté durable. * Université Paris Diderot - Paris 7 Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP) / Université Nationale de Colombie ** 1 Traduit de l’espagol par Andrea Méjía Pour lire la proclamation : http://congresodelospueblos.org/sitio/index.php?option=com_content&view= article&id=102:proclama&catid=1:latest-news 28 DIEGO PAREDES GOICOCHEA Sans doute, le « Congrès des Peuples » n’est pas ad portas d’une révolution – pas au moins pour le moment –, mais ce qui reste important pour notre sens, tient à ses objectifs en fait révolutionnaires dans la mesure où ils ne cherchent pas seulement un changement de gouvernement, mais la fondation d’un espace public complètement différent. Je ne voudrais pas faire dans cet article une analyse théorique du « Congrès de Peuples » qui montrerait de quelle façon celui-ci se conforme à certaines catégories philosophiques, politiques ou sociologiques. Je souhaiterais proposer une autre chose : faire appel à la pensée de Hannah Arendt pour mettre l’accent sur le problème de la fondation et de sa signification, une question si importante pour le présent et le futur du « Congrès des Peuples ». Mon propos n’est donc pas une contribution descriptive – encore moins prescriptive – du mouvement populaire colombien, mais de prendre cet événement comme un point de départ pour revenir à un problème qui me semble capital dans la philosophie politique contemporaine. Dans Sur la révolution, Arendt expose, dès le début du texte, un authentique souci machiavélien. Les révolutions ne sont pas des simples changements parce qu’elles « sont les seuls événements politiques qui nous confrontent directement et inévitablement avec le problème de commencer2 ». Le commencement, ce qui est inédit et qui n’avait jamais été vécu auparavant, coïncide avec la liberté, ou plus exactement, avec la fondation d’un espace de liberté. De là le rapport étroit entre le commencement et la constitution, entre l’acte de fondation et l´établissement d’un pouvoir complètement nouveau. Comme Arendt le signale dans sa courte mais si suggestive interprétation de Machiavel, le centre d’intérêt de celui-ci, à cause de la transformation, l’altération ou la variation, était justement l’immutable, l’invariable, en d’autres mots, la fondation d’un corps politique permanent et durable. Ainsi, pour un lecteur peu habitué aux paradoxes arendtiens sur l’action politique, Sur la révolution semblerait atteindre l’objectif initial de mettre en rapport direct commencement et constitution, liberté et permanence de l’espace politique. Mais, comme je vais essayer de montrer, ce n’est pas exactement le cas. Cependant, avant de m’arrêter sur le sujet de la constitution, je voudrais examiner en premier lieu le problème du commencement. Dans la Condition de l’homme moderne, Arendt soutient que, au sens le plus large, agir veut dire « prendre une initiative, commencer3 ». Cette initiative peut être prise par l’être humain justement parce qu’il est lui-même un initium. L’initiative prend donc son élan du nouveau commencement que suppose une naissance humaine et se dresse en tant que réponse à ce fait. Or, l’action, en tant que capacité pour faire du nouveau, ouvre le champ de l’expérience pour la liberté qui, comme on le sait, n’est pas pour Arendt une affaire de volonté, mais de spontanéité. Mais si l’expérience de la liberté a lieu d’abord dans l’action, politiquement elle est identique au fait de commencer. Dans ce 2 3 Hannah Arendt, On Revolution (1963), New York, Penguin Books, 1990, p. 21. Hannah Arendt, The Human Condition (1958), Chicago, The University of Chicago Press, 1998, p. 177. INNOVATION ET FONDATION 29 sens, Arendt arrive à dire, selon son interprétation d’Augustin, que « Dieu a créé l’homme dans le but d’introduire dans le monde la faculté de commencer : la liberté4 ». Cependant, comme elle le rappelle dans « Qu’est ce que la liberté ? », celle-ci n’est pas « une disposition humaine interieure, mais un caractère de l’existence humaine dans le monde5 ». Les êtres humains sont libres en tant qu’ils agissent, en faisant apparaître leur distinction unique à travers leurs mots et leurs actes dans un monde en commun, dans un réseau de rapports humains. C’est ainsi que la liberté n’est pas intérieure mais publique, elle devient seulement possible à côté des autres, qui, à leur tour, apparaissent dans un espace commun partagé. Ceci met en évidence le rapport qu’Arendt établit entre commencement et espace institué. Comme elle le dit dans plusieurs de ses textes, un espace politique n’apparaît pas de façon automatique à n’importe quel endroit où se trouvent des êtres humains qui vivent ensemble, et par conséquent, toute communauté n’est pas de soi libre. Voilà pourquoi, pour le surgissement d’un nouveau commencement, pour la manifestation d’un être humain à travers ses actes et ses paroles, il est indispensable, non seulement qu’un espace partagé, mais aussi un cadre politique, soit institué. Dans Condition de l’homme moderne, Arendt aborde ce sujet à travers une réflexion sur le pouvoir, étant donné que ce dernier « assure l’existence du domaine public, de l’espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant6 ». En s’opposant à une grande partie de la tradition occidentale, Arendt n’identifie pas le pouvoir avec la domination qu’exercent quelques êtres humains sur d’autres, mais avec leur action commune et prolongée dans le temps. Loin d’être une qualité individuelle, le pouvoir nécessite la pluralité humaine, c’est-à-dire le fait que l’on agisse et que l’on parle en étant avec les autres. Pouvoir et action deviennent donc presque des équivalents. Cependant, la différence essentielle qui résulte pour le propos de cet article, repose sur le fait que « ce qui maintient ensemble les personnes, une fois que le moment fugace de l’action est passé (ce qu’on appelle aujourd’hui ‘organisation’), et ce que, au même temps, elles préservent en vie en restant ensemble, c’est le pouvoir 7 ». Cette définition du pouvoir nous offre une piste non négligeable pour ce qui sera après si important pour Arendt dans son texte sur la révolution. Le pouvoir a un attribut de permanence, et en cela, il offre un certain degré de durabilité à la futilité de l’action. Voilà pourquoi Arendt fait appel au terme « organisation » pour expliquer son argument. La fragilité de l’action, dans son instabilité événementielle, trouve au moins une certaine assurance à travers du pouvoir. Cependant, le pouvoir n’est pas une condition suffisante 4 Hannah Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought (1961), New York, Penguin Books, 2006, p. 166. 5 6 7 Ibid., p. 165. H. Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 200. Ibid., p. 201. 30 DIEGO PAREDES GOICOCHEA pour la permanence de l’espace politique. Sa durabilité dépend des accords peu fiables entre volontés et intentions diverses. C’est pourquoi même si le pouvoir « organise » l’action, il n’arrive pas à fonder la liberté. Ainsi, dans Condition de l’homme moderne, pouvoir et action s’expliquent par un espace d’apparence qui « précède toute constitution formelle de l’espace public et des différentes formes de gouvernement, c’est-à-dire des différentes manières sous lesquelles un espace public s’organiser8 ». D’un autre côté, dans Sur la révolution, l´intérêt d’Arendt est bien d’évoquer l’organisation de l’espace public, et pour cela, elle fait allusion à « l’établissement d’un système de pouvoir complètement nouveau9 ». Le souci machiavélien de fondation et permanence prend alors une autre nuance quand Arendt introduit le sujet de la Constitution et de l’acte qui l’instaure. La révolution, qui est pour Arendt un concept essentiellement moderne, fut – pour ceux qui ont fait d’elle quelque chose de réel – l’expérience de la liberté, et dans ce sens, elle a révélé la capacité humaine pour créer du nouveau. Pour Arendt, ce furent justement les révolutions du XVIIIe siècle qui ont mis en évidence qu’« un nouveau commencement pouvait être un phénomène politique » et que celui-ci « pouvait être le résultat de ce que les êtres humains ont fait, et de ce qu’ils ont consciemment pour propos de faire10 ». Mais ce qui, de façon incontournable, complète cette identité entre nouveau commencement et liberté, c’est un pouvoir qui dure dans le temps. Pour cela, quand elle en parle dans Sur la révolution, Arendt pousse plus loin ce qu’elle soutenait dans la Condition de l’homme moderne : « quand les êtres humains arrivent à préserver le pouvoir issu d’entre eux au cours d’une action ou d’un fait particulier, ils se trouvent déjà dans le processus de fondation, dans le processus de construire une structure mondaine stable qui puisse héberger leur pouvoir d’action conjoint11 ». Cette fondation de la liberté est sanctionnée à travers la Constitution qui n’est pas seulement l’ensemble des lois et des règles de gouvernement constituées, mais l’acte même qui les constitue, étant donné que, selon Arendt, l’objectif de la Constitution en termes révolutionnaires est de fonder un nouveau corps politique, et en cela ouvrir un espace de liberté complètement inédit, et non pas de protéger les libertés civiles. Dans le cas de la Révolution américaine, ce fut justement la Constitution qui réussit à consolider le pouvoir de la révolution et à installer une union politique durable. Cela signifie-t-il que la Constitution offre une garantie de la permanence du nouveau corps politique ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir à ses origines et donc se demander d’où vient la loi, mais aussi quelle est la source du pouvoir. Selon Arendt, en ce point il existe une différence remarquable entre la Révolution française et la Révolution 8 9 10 11 Ibid., p. 199. H. Arendt, On Revolution, op. cit., p. 147. Ibid., p. 46. Ibid., p. 175. INNOVATION ET FONDATION 31 américaine. La première a mis le peuple à la place du monarque absolu en le transformant non seulement en la source du pouvoir, mais aussi de la loi. Tandis que la deuxième, résultat d’un conflit de la « monarchie limitée », n’a pas dérivé la loi et le pouvoir de la même origine. Étant donné l’inexistence d’une tradition réglée par la potestas legibus soluta, la Révolution américaine n’a pas acquitté le pouvoir de la loi, et même si elle a dérivé celui-là du peuple, elle a soutenu que la source de celle-ci devait être la Constitution. C’est ce qui permet, en principe, selon Arendt, la durabilité de ce qui a été récemment fondé. Ce document écrit peut être interprété et adapté aux circonstances, mais ne peut pas être modifié selon un arbitraire subjectif. Pour cette raison, son instauration survit au jour le jour du jeu politique, en devenant ainsi un cadre de régulations qui possède un caractère permanent. Cependant, ce n’est pas le dernier mot d’Arendt sur ce sujet. L’instabilité du corps politique ne se résout pas en entier avec la Constitution car ce qui se cache sous sa fragilité est le problème de l’autorité. La sécularisation dans la modernité a entraîné avec soi la difficulté de trouver un absolu à partir duquel on puisse dériver l’origine de la loi et du pouvoir ; et les révolutions, au moment de fonder un espace nouveau de liberté, font face à cette perplexité. Selon Arendt, la vertu de la Révolution américaine – et l’une des ses principales différences avec la Révolution française – est justement de distinguer entre pouvoir et autorité. Comme on vient de le dire, la source du pouvoir politique légitime est le peuple, la multitude agissante et organisée à travers des promesses et des pactes. Mais ce pouvoir ne suffit en aucun sens « pour établir une ‘union perpétuelle’, c’est-à-dire, pour fonder une nouvelle autorité12 ». Voilà pourquoi la réussite de la Révolution américaine, en suivant un héritage purement romain, a été de dériver l’autorité et, en conséquence, la stabilité du corps politique, de l’acte même de fondation, c’est-à-dire, de son commencement. Voilà, je crois, l’argument décisif d’Arendt pour résoudre le problème de la permanence de l’espace nouveau de liberté qui apparaît grâce à l’action humaine, insurgée et instauratrice. Ainsi, de la même manière que les Romains pouvaient lier le changement et la permanence à travers l’auctoritas - qui n’était autre chose que l’augmentation et la croissance des fondations accomplies par les ancêtres –, les révolutionnaires américains ont pu trouver la cause de la durabilité de la liberté dans la mémoire active de l’acte de fondation, dans le commencement tel quel. En ceci, Arendt conclut, « il devient futile de chercher un absolu pour rompre avec le cercle vicieux où tout commencement est pris, parce que cet ‘absolu’est dans l’acte même de commencer13 ». C’est justement sur ce point que je considère que l’enjeu arendtien débouche sur une impasse. Dans un sens historique, Arendt confirme que même si la Révolution américaine a mis en évidence le rapport intime entre 12 13 Ibid., p. 182. Ibid., p. 204. 32 DIEGO PAREDES GOICOCHEA un nouveau commencement et la permanence de la liberté, elle a été incapable d’« offrir un espace dans lequel cette liberté pouvait être exercé14 ». En d’autres mots, la Révolution américaine a fini par échouer, puisqu’elle n’a pas réussit à créer les institutions publiques nécessaires pour que la manifestation du pouvoir du peuple puisse avoir lieu. Même si vers la fin de son livre sur la révolution Arendt essaie de trouver une issue partielle pour cet échec en montrant comment, à l’intérieur du système de conseils, le peuple même, pas seulement ses représentants, peut déployer les activités propres de la liberté, son diagnostic ultime est que toutes les révolutions modernes ont « mal fini », comme elle le rappelle à la fin de son essai sur l’autorité15. Mais au-delà de cette confirmation historique, je trouve intéressant que cet échec de la révolution rectifie une aporie inscrite au cœur même du concept arendtien d’action politique : c’est à cause de sa contingence, de son caractère futile et évasif, qu’elle reste condamnée à ne pas trouver les institutions nécessaires pour sa permanence. Il semblerait que le souci machiavélien de la durabilité du corps politique trouve en ce point ses limites. On pourrait suggérer, jusqu’à un certain point, comme le fait par exemple Étienne Tassin16, que c’est justement dans cet échec inhérent à l’action politique que réside sa victoire, car il écarte la politique de la technique sociale. Mais à quoi sert cette victoire si elle ne peut pas assurer la même continuité temporelle de l’action politique ? Ou, en d’autres mots, n’y a-t-il pas un danger constitutif dans l’incapacité d’institutionnalisation de l’action ? Ainsi, il me semble donc que l’accent ne doit pas être mis sur l’échec, mais sur la possible victoire de l’action, et je crois aussi qu’Arendt avait déjà énoncé les bases pour le faire en assumant de manière obsessive le défi machiavélien de penser l’institution conjointement avec le caractère éphémère de l’action. Au fond, ce qui reste central dans ce cas, c’est de conserver l’esprit romain de la répétition du passé ; non pas pour commencer encore une fois, mais pour préserver le commencement en y retournant. Ce qui assure que l’innovation et la permanence puissent avoir lieu au même temps, c’est l’augmentation de l’acte initial à travers les institutions de la liberté. Ceci ne veut pas dire faire une révolution permanente, mais réitérer l’acte fondateur pour que la révolution demeure. 14 15 16 Ibid., p. 235. H. Arendt, Between Past and Future, op. cit., p. 141. Etienne Tassin, “La manifestación política: más allá del acierto y del fracaso”, communication au III Congrès de Philosphie, Cali, octobre 2010. INNOVATION ET FONDATION 33 Bibliographie HANNAH ARENDT, Between Past and Future (1961), New York: Penguin Books, 2006. _________, Diario filosófico 1950-1973, Barcelone, Herder Editorial, 2006. _________, The Human Condition (1958), Chicago, The University of Chicago Press, 2006. _________, Karl Marx y la tradición del pensamiento político occidental (1953), Madrid, Ediciones Encuentro, 2007. _________, The Promise of Politics. New York, Schocken Books, 2005. _________, On Revolution (1963), New York, Penguin Books, 1990. FINA BIRULÉS, Hannah Arendt. El orgullo de pensar, Barcelone, Editorial Gedisa, 2000. MARGARET CANOVAN, Hannah Arendt. A Reinterpretation of Her Political Thought. Cambridge, Cambridge University Press, 1995. SIMONA FORTI, Vida del espíritu y tiempo de la polis. Hannah Arendt entre filosofía y política, Madrid, Ediciones Cátedra, 2001. ÉTIENNE TASSIN, Le trésor perdu. Hannah Arendt l’intelligence de l’action politique. Paris, Éditions Payot & Rivages, 1999. DANA VILLA éd., The Cambridge Companion to Hannah Arendt, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. FIGURES ÉMILIE BALLON* L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS, e e DE L’ACQUISITION À L’EMBARRAS (XVIII -XIX SIÈCLES) Après le tissage, il est coutume de destiner l’étoffe directement à la vente. Cependant des opérations supplémentaires de finition en transforment souvent l’apparence : l’apprêt, l’impression ou encore le moirage très à la mode dans la seconde moitié du XVIIIe siècle1. L’opération, d’origine anglaise, consiste à écraser l’étoffe entre deux cylindres. La pression sur les fils (de soie ou métalliques) apporte du lustre et un motif ondé à l’étoffe. La moire ainsi obtenue est l’effet de la calandre, machine utilisant les deux cylindres. Au XVIIIe siècle, la fabrication de la moire n’est pas maîtrisée en France tandis que l’Angleterre excelle dans cette production2. Mais si l’Angleterre détient l’avantage technique, la France est plutôt réputée pour ses dessins de qualité. D’où une certaine rivalité de part et d’autre de la Manche. Au XVIIIe siècle, les étoffes moirées anglaises connaissent un vif succès et sont rapidement à la mode en France. Afin de rivaliser avec cette concurrence qui se place sur un plan technique3, les fabricants ont besoin de connaître le secret de la réalisation des moires. L’enjeu est de taille : conquérir le marché national, voire européen et s’y maintenir. Les rivalités entre les deux pays dans la course à l’équipement pour satisfaire la mode, mènent à l’acquisition des machines et du savoir technique par la France. Les inventeurs sont aussi sollicités par les acteurs économiques de la soierie, à l’échelle les villes ou de l’État. À Lyon et à Tours, au XVIII e siècle, cette volonté d’acquisition de savoir apparaît * Université Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identités-Cultures-Territoires » (EA 337) Je remercie vivement Daisy Bonnard et Liliane Hilaire-Pérez pour leurs conseils avisés et leur enseignement sans qui ce projet n’aurait pas vu le jour. Pour leur soutien et pour leur implication, je remercie Mme. Leroux et les Archives départementales d’Indre et Loire, Mme. Berruer et la Chambre de Commerce et d’Industrie de Tours et M. Biosse-Duplan de la Société Le Manach. Et, pour leur soutien et leurs encouragements, je remercie tous les membres du Conseil d’administration de l’Association Tours Cité de la Soie, qui poursuivent avec moi nos aventures soyeuses. 1 Daisy Bonnard, « Des histoires de calandres… », dans Daisy Bonnard éd., Lyon innove. Inventions et brevets dans la soierie lyonnaise aux XVIIIe et XIXe siècles, Lyon, EMCC, 2009, pp. 112-121, pp. 120122. 2 3 Ibid. Lesley Miller, « Un réseau moireur : une famille anglaise en France au dix-huitième siècle », dans La Soie en Touraine, Association Tours, Cité de la Soie, actes du colloque de Tours (26 novembre 2004), Chambray-les-Tours, 2005, pp. 13 à 19, pp. 13-14. 38 ÉMILIE BALLON clairement dans les affaires liées à deux calandres. Dans un premier temps, il nous semble nécessaire de mettre en exergue les deux histoires techniques afin de mieux comprendre les objectifs d’acquisition de ce procédé et les moyens mis en œuvre4, puis dans un second temps, d’analyser les problèmes rencontrés suite à l’établissement des cylindres et des ouvriers calandreurs. Les calandres de Vaucanson à Lyon et l’investissement de Tours La ville de Lyon ne peut pas rester à l’écart de la mode des moires. De plus, les damasquettes d’Italie, une autre sorte d’étoffe à succès passée entre des cylindres, accentuent la pression sur les marchés5. D’autre part, avant les calandres de Vaucanson, il existe de plus anciens modèles6. Jacques Vaucanson, alors à Lyon, et inspecteur général des manufactures en soierie, est l’un des rares mécaniciens travaillant sur le sujet. En 1743, il est prié par DanielCharles Trudaine, conseiller d’État réformateur, à la tête de l’administration du commerce, de créer une machine capable de rivaliser en technique et en prix avec les concurrents d’Outre-Manche7. Vaucanson rencontre de nombreux problèmes avec sa calandre : conception, gestion et aspect financier, ce qui le conduit à demander des subventions et des dédommagements. Il décide en 1746 du choix des matériaux pour les deux cylindres : l’un en bois « de 32 pouces de long sur 14 pouces de diamètre (qui) portait un axe de fer dont chaque extrémité formait un tourbillon de quinze lignes de grosseur8 » et l’autre en cuivre. André Doyon et Lucien Laigre, auteurs d’une biographie de référence sur Vaucanson, ont mis en valeur l’utilisation assez novatrice du métal à une échelle importante dans la machine, ce qui permet de la distinguer du prototype vénitien qu’ils mentionnent dans leur ouvrage9. Toutefois, d’après eux, la machine, avec bois ou métal, reste fragile. Le cylindre de bois, quelle que soit l’origine du bois, se fendille et demande à être changé très régulièrement. Il en est de même pour toutes les calandres du même schéma, y compris celles de Tours dont il sera question. Le métal aussi, supportant de 4 L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit., p. 19, sur l’importation des machines anglaises. 5 André Doyon et Lucien Liaigre, Jacques Vaucanson, mécanicien de génie, Paris, PUF, 1967, pp. 271272. Les damasquettes de Venise sont des étoffes constituées de soie, or et argent passées sous une calandre « plus rudimentaire, puisqu’elle se composait d’un chemin de roulement en acier sur lequel se mouvaient deux cylindres de cuivre, fortement appuyés par une lourde masse : caisse de noyer remplie de gueuses de plomb ou de boulets de canon. […] ». On remarquera aussi que la calandre de Tours fonctionne à l’aide de boulets : Patrick Patouillet, « La moire textile », dans La Soie en Touraine, op. cit., p. 9. 6 Rambaud est un fabricant français chargé de percer le secret des damasquettes vénitiennes : ibid., pp. 271, 273 ; Liliane Hilaire-Pérez, « Cultures techniques et pratiques de l’échange, entre Lyon et le Levant : inventions et réseaux au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 49-1, avril 2002, pp. 89-114. Vaucanson peut voir une calandre à damasquettes en 1753 chez le manufacturier marseillais Olive. 7 8 9 A. Doyon et L. Liaigre, Jacques Vaucanson, op. cit., pp. 270 et suivantes. Archives nationales : F/12 / 1453 d’après A. Doyon et L. Liaigre, Jacques Vaucanson, op. cit., p. 270. A. Doyon et L. Liaigre, Jacques Vaucanson, op. cit. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 39 fortes tractions subit des pressions constantes qui finissent par le déformer10. Les vingt cylindres de bois essayés par Vaucanson se fendillent de manière répétitive malgré ses réparations, et seul lui se révèle véritablement capable de manipuler sa délicate machine. De plus, Doyon et Liaigre ne mentionnent pas l’utilisation du cheval entraînant la machine, seulement que « l’effort demandé aux manœuvres qui servaient la machine était épuisant ». L’effort humain n’est en rien négligeable, tant à cause des réparations que des multiples expériences tentées sur les étoffes. Mais, l’utilisation du cheval entraîne un coût supplémentaire certain : nourriture, fourrage, entretien…11 Les commanditaires ne sont ni totalement satisfaits du résultat, ni du rythme de construction des nouvelles calandres promises de Vaucanson. En somme, l’un des rares mécaniciens qui innove dans le domaine ne parvient pas à répondre aux attentes des milieux de la soierie et du gouvernement. En effet, la calandre de Vaucanson, sorte de laminoir12, produit des ondes bien plus réduites que celles recherchées13. En Angleterre, les ondes obtenues sont amples et plus brillantes. C’est pourquoi, après avoir essayé, sans grand succès, de reproduire la technique anglaise, la France décide de se procurer le savoir technique de manière plus directe. Importer et non plus inventer. Trudaine envoie en Angleterre John Holker14, inspecteur général des manufactures et puissant manufacturier innovateur anglais (jacobite), à l’origine de plusieurs transferts techniques essentiels dans le textile et la chimie. Après avoir été chargé d’espionnage industriel et d’importation d’échantillons, « ainsi que divers outils, des métiers, démontés et dissimulés15 », Holker doit convaincre un calandreur anglais de s’installer en France et de divulguer le secret des moires. John Badger, calandreur de Londres, accepte après avoir été présenté au comte de Mirepoix, ambassadeur à Londres en 175316. Il arrive en France en 1753 avec sa famille et 10 On peut aussi se demander dans quel état de salubrité et avec quel taux d’humidité sont entretenus les locaux des calandres, or la chaleur et l’humidité ne manquent pas de faire travailler le bois. 11 Archives départementales d’Indre et Loire [ensuite : AD Indre & Loire] : C106 : lettre adressée à l’Intendant du Cluzel par l’inspecteur Huet de Vaudour, 1785 (?). Le fourrage est noté en marge de la lettre : « la nourriture d’un cheval coute aujourdhuy autant que celle de trois l’année précédente pour l’extrème rareté et chereté de fourages ». 12 AD Indre & Loire : Louis Boucheron, La fabrique de soieries de Tours aux XVIIIe et XIXe siècles, dactyl., 1930. L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit., p. 19. 13 Ces deux motifs sont distingués par la dénomination pratique de la moire : moire française et moire antique. D’autres motifs sont distingués à l’époque, comme par exemple la moire musique. Voir P. Patouillet, « La moire textile », op. cit., p. 9. 14 André Rémond John Holker, manufacturier et grand fonctionnaire en France au XVIIIe siècle, 17191786, Paris, Rivière, 1946 ; Philippe Minard La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998 ; L. Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, pp. 10, 138 ; D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit. ; L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit, p. 19. 15 16 D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit. Ibid. 40 ÉMILIE BALLON s’installe à Lyon doté d’une pension de 1200 livres17, et d’un logement, sous condition de divulgation du secret à ses seuls apprentis. La ville obtient enfin la possibilité d’établir une production répondant aux exigences du marché. Sous la direction de Badger, une nouvelle calandre est donc construite – malgré les problèmes de traduction rencontrés18 – et le succès est enfin au rendez-vous. Mais l’atelier de Badger coûte cher à la ville qui tente de s’approprier le secret de la fabrication de la moire alors que la famille de John Badger résiste. Après 1757, on n’entend plus parler à Lyon de la calandre de Vaucanson, finalement trop difficile à manipuler et trop fragile. Il est néanmoins certain que d’autres fabricants prennent le relais et continuent de concevoir des calandres en France, notamment à Lyon. Ainsi, en France, en plus de la calandre des Badger à Lyon, qui continue de tourner malgré ses réparations, on trouve par exemple celle de Lebrun19, nommée « cylindre » qui permet de « cylindrer » et gaufrer les étoffes. Il s’agit bien d’une calandre puisque le terme de cylindre le remplace ordinairement. En 1751, Trudaine envoie l’inspecteur des manufactures de Tours François Jubié en Angleterre pour des missions proches de l’espionnage industriel20. Pourquoi la ville de Tours est-elle choisie, plutôt que Lyon ou que le Dauphiné, par exemple, où l’on produit des étoffes de qualité égale ? Plusieurs pistes sont à privilégier : d’abord, la ville de Tours abrite des soyeux depuis aussi longtemps que Lyon, voire plus, bien qu’ils soient moins nombreux. Ces familles de négociants en soieries, puissantes, manifestent leur objectif d’investissement et s’inspirent peut-être des évènements qui se sont passés à Lyon, tels que les recherches de Vaucanson, le formidable succès de Badger21 et le transfert des savoirs réussi22. Ainsi, comme les Lyonnais, ils souhaitent remplacer leur vieille calandre (d’origine incertaine) par une machine apte à fonctionner, sous la conduite d’un professionnel. La tentative ayant été fructueuse avec l’arrivée de John Badger, on comprend que Trudaine envoie un émissaire Outre-Manche. Dépêché en mission, Jubié adresse à Trudaine plusieurs lettres comportant des échantillons d’étoffes anglaises moirées. 17 18 L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit, p. 18. Ibid. Badger a du mal à faire traduire ses ordres précis pour la construction de la calandre. 19 Gazette du commerce, de l’Agriculture et des Finances, n° 2, 6 janvier 1767, pp. 17-18 ; Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique…, op. cit., p. 316. 20 II est alors inspecteur des manufactures et à déjà effectué ce genre de mission, voir A. Doyon et L. Liaigre, 1967, p. 274 et D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op.cit. Selon les auteurs, Trudaine perd confiance en les capacités de Vaucanson à mettre au point une machine fonctionnelle. 21 D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit., p. 121. « Une calandre française pour la moire à l’anglaise ». 22 L. Miller, « Un réseau moireur », pp. 13-19. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 41 Échantillon de moire (recto verso) : « N° 1 échantillon de moere d’Angleterre dont il a été remis un grand morceau à M. de Trudaine le 12 mai 1751 au retour du voyage d’Angleterre du S. Jubié », Archives Départementales d’Indre et Loire, C107. À son retour, il les compare aux essais de la vieille calandre de la ville. Le résultat n’est pas aussi satisfaisant que les échantillons anglais, mais assez correct pour impliquer la continuation des recherches. J’ay différé d’avoir l’honneur de vous rendre compte des essays de M. Baudichon23, pour pouvoir vous mander quel avoit été le succès de la première pièce de moere blanche qui doit seulement finir dans la fin de la semaine prochaine, quoique elle aye été commancée plusieurs jours avant votre départ. […] J’ay vu plusieurs fois sur le mettiers cette pièce qui paroist de toute beauté : je compte, Monseigneur en faire moerer un petit coupon sous la calendre du Domain pour pouvoir vous l’adresser avec la pièce qui sera destinée pour être passée sous la calandre 24. L’étoffe blanche choisie, de grande dimension et de belle qualité sera l’objet de plusieurs lettres et plusieurs essais dans le cadre du fonctionnement de la vieille calandre de Baudichon. Le résultat de l’essai est clairement exprimé dans la lettre du 11 juin 1752, soit neuf jours après la 23 Baudichon, rarement désigné comme le calandreur de l’ancienne machine, est aussi l’un des membres de la première Chambre de Commerce de Tours créée en 1804. 24 AD Indre & Loire : C106, lettre de Jubié à Trudaine du 2 juin 1752. ÉMILIE BALLON 42 première lettre de Jubié : « J’ay l’honneur de vous adresser un échantillon de la première moere qui a été fabriquée par M. Viot et Baudichon, pour que vous puissiés en faire la comparaison avec la pièce qui vous est adressée aujourd’hui et juger de la perfection de cette dernière25 ». La lettre de Jubié n’étant pas plus développée, on peut se demander si l’échantillon obtenu est si parfait que cela. La vieille calandre et son calandreur d’appoint Baudichon, permet-elle vraiment un aussi bon résultat que les calandres anglaises ? Si l’étoffe fournie provient de la maison Viot, un important fabricant de Tours, on peut déduire qu’à défaut d’être bien « moerée », l’étoffe est de belle qualité et peut-être rendue plus brillante. Malgré ces bons résultats, ou bien grâce à ces résultats encourageants, la ville de Tours se porte acquéreur en 1759 d’une nouvelle version de la calandre de Vaucanson26, toujours sous l’impulsion de Trudaine27. Plutôt que de réparer encore la vieille calandre28, on peut comprendre que les fabricants se décident à investir dans une machine nouvelle et plus prometteuse. Ont-ils connaissance des déboires rencontrés par Vaucanson à Lyon ? Auraient-ils investi dans cette machine en la sachant si difficile à faire fonctionner ? La nouvelle calandre est aussi longue à construire que l’a été le premier modèle du mécanicien. Commencée en 1759, elle est achevée en 1763 et apportée à Tours en 176829. Pour faire face à la concurrence, il devient nécessaire de se doter d’une machine plus récente et d’un calandreur spécialisé. Humphrey Badger et la nouvelle calandre En 1763, arrive donc la calandre de Vaucanson achetée 20 000 livres30, avec un cylindre de bois et l’autre de métal. En 1769, elle est suivie par la venue d’un nouveau calandreur, beaucoup plus au fait des techniques OutreManche. Il s’agit d’Humphrey Badger, certainement un proche de John Badger, mais à quel degré ? Frère31, cousin 32, les avis des chercheurs divergent. Mais on ne peut pas douter d’un lien de parenté car les deux 25 Ibid. du 11 juin 1752. 26 Après l’arrivée de Badger, Vaucanson ne manque pas d’aller se renseigner sur son procédé conservé secret et tente d’améliorer encore son propre système de calandre, sous l’impulsion de Trudaine. Le problème d’usure du cylindre n’est pas réglé mais, la tension de l’étoffe est maintenue grâce à l’ajout d’un cylindre supplémentaire. Voir A. Doyon et L. Liaigre, Jacques Vaucanson, op. cit., pp. 274-275 ; D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit. 27 Vaucanson bénéficie toujours du soutien de Trudaine dans les années 1750 pendant lesquelles il travaille sur la nouvelle version de sa calandre alors que Trudaine prend en charge les manufactures. Voir L. Hilaire-Pérez, L’invention technique…, op. cit., p. 78. 28 AD Indre & Loire : C151. 29 Jean-François Barcat, « L’établissement de la calandre de Tours, 1744-1929 », dans La Soie en Touraine, op. cit., pp. 21-27. 30 31 32 AD Indre & Loire : C385 d’après L. Boucheron, La fabrique de soieries de Tours…, op. cit., p. 108. L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit., pp. 13-14. J.-F. Barcat, « L’établissement de la calandre de Tours », op. cit. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 43 Badger sont venus ensemble d’Angleterre et ont tous les deux vécu à Lyon. On s’accorde donc à penser que le lien familial existe, ce qui permet d’établir une comparaison entre les deux villes et les deux personnages à moins d’une génération d’écart. L’avantage immédiat pour la ville de Tours, outre celui de disposer d’un calandreur, est de bénéficier d’un ouvrier sachant faire fonctionner la machine présente 33 et non pas un autre modèle. L’ancien calandreur Baudichon ne sachant ni se servir du modèle anglais, ni de celle de Vaucanson est remplacé. On notera l’importance des savoir-faire, et non seulement de la transposition de techniques car seule une personne formée de manière spécifique peut utiliser toutes les capacités de la calandre. Un maniement rudimentaire ne permet pas de moirer les étoffes, mais simplement d’en aplatir les faux-plis et de les lustrer. C’est peut-être ce que l’on pouvait voir sur les échantillons envoyés par Jubié. Toutefois installer une calandre dans une ville engendre une dépense d’espace en plus de l’investissement financier ; en effet, le système est complexe, fort encombrant et représente un poids conséquent à manipuler. Heureusement, le problème ne se pose pas. Depuis 1744, la Communauté des Fabricants est propriétaire d’un local, rue (ou cours) des Prés dans la paroisse Saint Venant que l’on nomme « Grande Savonnerie ». Le local avait été acheté pour la première et vieille calandre, il est adapté à la nouvelle et mobilisé de suite. La calandre fonctionne-t-elle bien ou non sous la direction d’Humphrey Badger ? Les archives conservées ne le disent pas explicitement. Les lettres de Jacques Alexandre Roze-Abraham, premier vice-président de la Chambre de Commerce de Tours en 1803 et fabricant de soieries, pour empêcher sa vente, voire sa destruction, expriment le besoin des soyeux de la conserver. Toutefois les problèmes qui surviennent avec ses descendants ne passeront pas inaperçus. L’accueil que réserve la ville de Tours à Humphrey Badger, commence favorablement. Comme John Badger il bénéficie d’un loyer gratuit et d’un logement de fonction, même si sa pension annuelle de 1000 livres est inférieure à celle de John Badger de 200 livres34. Mais le nouveau calandreur ne bénéficie pas longtemps de ce traitement « presque » de faveur. S’il comptait sur la même considération à long terme qu’obtient John Badger à Lyon, il est fort déçu et ne manque pas de signifier ses requêtes : M. l’Intendant m’a fait passer une requête du S. Omsfray Badger, anglois de Nation et aprêteur, des plus supérieurs, en étoffes et soyeries quelqconques. […] Je crains que le compte que j’ay rendu relativement aux plaintes fondées et aux justes réclamations du S. Badger ne vous soit peut- 33 « Holker procure ainsi à la France des renseignements précieux ; cependant, sans les machines ni les ouvriers compétents, il est toujours difficile de copier ces étoffes » : L. Miller., « Un réseau moireur », op. cit. 34 L. Miller, « Un réseau moireur », op. cit., p. 18 ; D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit. ÉMILIE BALLON 44 être pas rendus tous les détails nécessaires. […] Le S. Badger, avec tous ses talens, a peine à vivre icy avec sa famille depuis que les trois quarts de la fabrication des soyeries ne sont qu’en uny ou plein, et nullement dans le cas de passer par des apprêts. […] Ces facheuses révolutions pour luy qui le forcent aujourd’hui à réclamer votre justice, […], par la continuation de son logement gratis dans une maison qui appartient au roy où sont placés toutes les mécaniques, ustenciles convenables et necéssaires aux apprêts des soyeries, où il convient que l’apprêteur et ses ouvriers soyent logés gratuitement35. La situation évolue rapidement : le loyer gratuit devient payant et le prix des étoffes moirées diminue36. La gratuité revient un moment, soit de 1767 à 1779. Humphrey Badger est ensuite contraint par les fabricants de baisser ses tarifs par étoffe moirée. Il souhaite jouir seul de sa maison37 mais doit accepter un colocataire. Il subit le manque à gagner à cause du passage de mode des moires, qui heureusement reviennent à la fin du XVIIIe siècle pour s’écrouler à nouveau à la Révolution. Les fabricants tissent nettement moins de soieries et les font encore moins apprêter. Lorsque les couleurs sont fausses, où tendres, ne les font point aprêter. Ainsy vous pouvés juger, Monsieur, que le sort actuel du Réclamant, autrefois très avantageux, lûcratif, quand les étoffes façonnées, la moere, pour robes de femmes, habits d’hommes &, étoient de mode et très recherchées est réduit à peu de choses, par le défaut de travail38. En vingt ans, Humphrey Badger perd, en plus du logement gratuit, la moitié des revenus qui lui étaient octroyés lors de son arrivée39. Toutes ces dépenses (entretien des machines, du cheval et des ouvriers) sont très considérables et trop onéreuses pour le peu de travail qu’il a et les faibles bénéfices qu’il en retire malgré le prix de toutes les denrées nécessaires à la vie, soyent augmentées de moitié qu’ils étoient il y a 20 ans, également la main d’œuvre des oûvrages, et de tous les ingrédients necéssaires aux apprêts des etoffes, cependant le S. Badger n’a nulement augmenté depuis qu’il est à Tours le pris de ses apprêts ; au contraire les fabricans on eu le don de le tromper par de belles promesses, sans exécution pour obtenir de luy une diminution d’un sol par aune sur les apprêts de leurs étoffes. […] Il est important pour le gouvernement que d’habiles artistes et ouvriers, surtout étrangers ne soyent pas trompés et dûpés par le corps des fabricants ou commercants qui les ont attirés auprès 35 AD Indre & Loire : C106 notons aussi qu’Humphrey Badger est responsable de l’entretien de la calandre, du cheval et des ouvriers qui vont chercher chez les fabricants les étoffes destinées au moirage. Lettre de 1785 (?) adressée à l’intendant du Cluzel par l’inspecteur Huet de Vaudour. Lors de son installation à Lyon, John Badger aussi était responsable de l’entretien de la calandre et non propriétaire de la machine. Voir D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit.. 36 AD Indre & Loire : C106. 37 Tout comme son frère/cousin John Badger revendique la propriété de l’atelier des Feuillant et de son logement avant de voir son loyer réévalué à la baisse. Voir D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit.. 38 39 AD Indre & Loire : C106 lettre adressée à l’Intendant du Cluzel par Huet de Vaudour, 1785 (?). AD Indre & Loire : C106. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 45 d’eux à leur service ; et que les promesses, où l’engagement contracté soit par écrit ou verbalement en faveur des dits artistes […]40. La « promesse » évoquée dans cette lettre concerne la pension d’Humphrey Badger, que les fabricants se sont engagés à revoir à la hausse dans des courriers à l’État. En effet, les 1800 livres de 1767, à raison d’un versement tous les six mois, ont duré seulement dix-huit mois. Les déboires continuent avec la suppression des corporations par Turgot en 1776. Mais grâce à l’intendant François Pierre du Cluzel, les biens communs des soyeux devant êtres vendus sont en partie sauvés ; la calandre appartient à ce lot et ce, à la satisfaction de soyeux qui s’en servent autant pour donner du lustre aux étoffes que pour les moirer. L’affaire se répète par la suppression définitive des corporations en 1791 et par la vente des biens publics en 1794. Cette fois, la calandre n’échappe pas à l’ordonnance. Les Domaines deviennent propriétaires de la calandre, de son entretien, et doivent se charger du calandreur ainsi que de son loyer, une nouvelle fois augmenté. Une calandre devenue encombrante La calandre de Tours devient sérieusement encombrante quand elle commence à se révéler de moins en moins utile. À cause de la Révolution, les affaires des soyeux sont au plus bas41. Non seulement la soie ne se vend pas, ce qui contraint des maisons à fermer, mais il faut trouver un moyen de subsistance. Celui qui s’en sort le mieux ou le moins mal n’est autre que Roze-Abraham, mentionné ci-dessus, qui devient tisseur de couvertures de laines pour subsister pendant le temps nécessaire42. La calandre, de moins en moins active, s’abîme. Rappelons-nous les multiples réparations subies par celle de Vaucanson à Lyon. Sous la direction d’Humphrey Badger, celle de Tours subit un sort à peu près semblable. Le calandreur Meusnier, Meunier ou Meusnier-Badger43, qui n’est autre que le gendre d’Humphrey Badger, demande des réparations, reportées plusieurs 40 Ibid. 41 Roze-Cartier s’en souvient quand il écrit à son fils dans les années 1880 car il subit encore les effets de la Révolution. Voir Bonaventure-Théodore Poüan, M. Alexandre Roze, curé de Notre-Dame-la-Riche, notes et récits, par M. le Dr Poüan, Tours, impr. Mazereau, 1886, pp. 6-7 : « Je suis bien aise que, malgré la triste position de nos affaires depuis notre Révolution, nous ayons pu reprendre un peu d’aisance dans nos finances, et recommencer les versements annuels que nous faisions au Révérend Père C… […] Mais nous sommes toujours, sous le rapport politique, dans une position si précaire, que les affaires commerciales ne peuvent reprendre avec activité. Nous vivons au jour le jour, toujours dans l’incertitude d’un dénouement qu’on désire, et que l’on redoute tans les partis sont divisés, aussi bien ceux de l’ordre que ceux du désordre […] ». 42 Louis Roze, Livre de Famille, documents biographiques, anecdotes, souvenirs divers recueillis et collationnés de 1920 à 1930, « Souvenirs de famille écrits par Madame Blanchet-Roze en 1876 », p. 6472. 43 AD Indre & Loire : fond de l’Hospice Général de Tours. 46 ÉMILIE BALLON fois et toujours attendues en 1800. Ces réparations sont jugées inutiles vu le peu de travail demandé au calandreur44. En 1802, la calandre revient sur le devant de la scène. Toujours aussi encombrante, elle occupe un grand espace et s’avère peu rentable : les Domaines souhaitent s’en séparer. Il est probable que malgré sa faible productivité, la machine soit protégée par les fabricants45, de la même manière qu’ils la protègeront six ans plus tard46. Ces derniers pourraient se porter acquéreur de l’encombrante calandre. Toutefois, le général-préfet Pommereul décide de se débarrasser de la calandre et d’effacer une dette de la ville en même temps. En effet, l’État est débiteur de l’Hospice Général de Tours. Le généralpréfet Pommereul s’acquitte par la « vente » de la calandre, estimée comme de juste au montant de 7200 francs47, soit exactement ce que doit l’État à l’Hospice de Tours. Ainsi, la calandre encombrante devient propriété de l’Hospice pour plusieurs décennies. Les locaux passent sous la direction de l’Hospice et le calandreur se soumet à leur loyer. La première question à se poser est la destination de la calandre ? Va-telle rester dans ses locaux de la Grande Savonnerie ou être transférée ? Où se trouve-t-elle ? Vu le poids et la taille de la machine, il n’est pas envisageable de la déplacer sans encombre et sans risquer de nouvelles réparations. Les archives de l’Hospice de Tours mentionnent dans la grande majorité des documents conservés « la maison de la calandre » pour lieu d’établissement, sans donner plus de détail. L’information peut laisser croire à un éventuel déplacement de la calandre, ce qui s’avère faux au vu des quelques documents qui donnent l’adresse exacte de la calandre. La mention principale « maison de la calandre », sans aucune adresse, apparaît si souvent que l’on peut supposer qu’il n’est pas nécessaire de donner l’indication précise. Puisque qu’il n’existe qu’une calandre à Tours, ce n’est pas improbable. L’Hospice général de Tours, qui prend son nom en 1802, est d’abord aussi gêné que les précédents propriétaires de la machine en si mauvais état, mais s’en accommode. Quelques réparations sont faites en 1803 et un loyer est établi pour Meusnier-Badger. Les soyeux et la Chambre de commerce, menés par Roze-Abraham surveillent de près la calandre. Ils sont en effet 44 L’acquisition du secret détenu par John Badger n’entre pas en compte à Tours, le calandreur est plus à la disposition des fabricants que maître de son ouvrage. La valeur du secret est moindre alors qu’a Lyon on se dispute le secret détenu par la fille de Badger et, par son apprenti devenu son concurrent. Voir D. Bonnard, « Des histoires de calandres… », op. cit. 45 Cette protection concerne peut-être plus l’utilité secondaire de la calandre, soit l’apport de lustre à l’étoffe et la suppression des faux-plis, plus que des ondes de la moire. 46 47 AD Indre & Loire : Fond de l’Hospice Général de Tours. J.-F. Barcat, « L’établissement de la calandre de Tours », op. cit. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 47 très présents dans la Chambre de Commerce malgré la baisse de production de soieries depuis les années 177048. En 1808, Napoléon se rend à Tours pour évoquer la soie. Le sujet de la calandre est-il abordé49 ? Quatre mois auparavant, Roze-Abraham, vice Président de la Chambre, adressait une lettre demandant clairement de nouvelles interventions sur la machine et plaidait pour la conserver : Nous (les membres de la Chambre de Commerce) n’avons point perdu de vue les diverses opérations nécessaires à l’établissement de la calandre. Nous nous sommes procuré la copie du titre qui en a transmis la propriété à l’Hospice Général. Nous avons chargé des commissaires d’examiner les réparations argentés qui sont a faire à la machine principale. D’après ces commissaires, nous avons reconnu qu’il ne convenait pas de faire passer cet établissement en d’autres mains. Le résultat d’une autre discussion qui a eu lieu dans notre séance du 23 et a été dénommée une commission a laquelle nous avons adjoint deux fabricants en soye nous confère avec l’Administration des hospices pour cet objet aussi important pour elle que pour nous le commerce. Nous avons l’honneur de vous saluer, Roze Abraham, vice pres50. Une nouvelle fois protégée, la calandre reste aux mains de l’Hospice Général malgré de nouvelles réparations à envisager. Conserver la calandre peut s’avérer utile pour les fabricants. Le signataire, Roze-Abraham, le sait mieux que personne puisqu’il s’agit du même Roze-Abraham qui pendant la Révolution avait mis de côté la soie pour tisser les couvertures de laine. Dans ces conditions, la calandre continue de fonctionner jusque dans les années 1850 sous la direction de l’Hospice Général. Une seconde affaire liée aux avantages et au loyer du calandreur Meusnier-Badger intervient en 1824. Le bail de la calandre arrive en effet, à son terme ; Meusnier-Badger doit le renouveler ou cesser ses fonctions. Comme neuf ans plus tôt, il signe une soumission au bail et s’engage à s’acquitter de son loyer. Néanmoins, il se rétracte et décide de jouir de l’usage de la calandre sans payer de loyer, ce que ne tolère logiquement pas l’Hospice Général de Tours. Le Receveur après avoir rendu compte des démarches qu’il a faites auprès du Meusnier père apprêteur des etoffes de soie à Tours pour le determiner à souscrire et passer avec l’hospice un bail de la maison de la calandre ainsi qu’il s’y est engagé […] leur soumission du 2 juillet dernier et au vu […] le (du) refus constant dudit sieur Meunier de passer ce bail, sudit que pour le mettre en demeure lui avait fait faire sommation. […] Cependant le s°Meunier avait jusqu’à ce jour persisté dans son refus sans en donner 48 Roze-Abraham est un négociant en soieries, comme trois des sept autres membres de la Chambre : Viot-Chaplot, Baudichon, Champoiseau (qui sera aussi vice-président de la Chambre). Le premier sujet évoqué, lors de la création de la Chambre en 1803, est de rédiger un mémoire sur l’état du commerce des étoffes de soie, passementerie, draps, commerce du cuir et autres étoffes. Chambre de Commerce et d’Industrie d’Indre et Loire : tome I, Registre des séances 1803-1824. 49 Le sujet n’apparaît pas dans le compte rendu de la séance. Chambre de Commerce et d’Industrie d’Indre et Loire : tome I, Registre des séances 1803-1824. 50 AD Indre & Loire : Fond de l’Hospice Général de Tours. 48 ÉMILIE BALLON d’autre motif sinon qu’il ne voulait pas s’engager pour neuf ans et que d’ailleurs il jouirait bien sans bail. Qu’a l’égart du S° Meunier fils, il lui avait déclaré que non seulement il désirait executer l’engagement pris avec son père mais qu’il offrait et qu’il préférait se charger seul du loyer sauf à fournir les suretés que la commission pourrait exiger de lui. La commission jugea qu’il est necessaire de recevoir à l’autorité judiciaire pour convaincre le Meunier père à tenir ses engagements. Arrêté qu’il leur sera demandé au conseil de Préfecture, l’autorisation de former une action en justice contre les sieurs Meunier père et fils en dans le cas où ce dernier viendrait à faire le même refus que son père51. Commence alors une longue procédure d’échanges de lettres entre l’Hospice, Meusnier-Badger et son fils. L’engagement des Meusnier-Badger, signé en juillet 1723 ne laissait pas entendre une possibilité de se rétracter de la part du calandreur. L’Hospice obtient « l’autorisation de former action en justice52 ». Pourquoi un tel revirement de situation, alors que la calandre, sous la direction d’une famille compétente et d’une activité rentable, fonctionne ? Une nouvelle fois, le loyer est la cause des problèmes. La gratuité obtenue par Humphrey Badger, revue et supprimée, laisse place à une nouvelle augmentation de loyer, soit 800 francs. L’aspect humain intervient aussi probablement en compte. Calandreur, ou apprêteur de métier, Meusnier-Badger est un fervent défenseur de la ville en tant que membre de la Société populaire et montagnarde. Son « compterendu moral et politique » révèle un personnage au caractère fort, combatif et récompensé à plusieurs reprises. L’activité de la calandre passe au second rang lorsque l’aspect militaire le nécessite : Sans fortune avant la révolution, je vivois du modique produit de l’état d’apprêteur de soieries de la fabrique de Tours ; cette ressource qui, naturellement bornée, suffisoit à peine aux besoins journaliers de ma famille a bientôt été réduite par la stagnation générale du commerce et par le sacrifice que j’en faisois chaque jour pour servir la chose publique. […]. J’avois fait un tel sacrifice de mes intérêts à la cause commune que je touchois à ma dernière ressource, lorsqu’il y a neuf mois je devins possesseurs, par la mort de mon père, d’environ trois cent livre de rentes, momentanément réalisés, selon l’abondance des récoltes, et suivant l’annuité des impositions : voilà mes moyens d’exister. […] Uniquement occupé du salut de ma patri et de l’anéantissement de ces féroces ennemis, déterminé à lui sacrifier ma vie dans cette circonstance décisive, j’oubliai tout à coup mes enfans, mon état et ma fortune53. Le calandreur considère-t-il comme un affront envers ses états de service la soumission qu’on lui oblige à signer ? Plus d’un an après la signature, il jouit du produit de la calandre sans s’acquitter de ses droits et ne 51 Ibid. lettre du 9 janvier 1824. Hospice général de Tours. Extrait du registre de la Commission Administrative de l’Hospice général de Tours. Séance du 9 janvier 1824. 52 53 Ibid. Lettres du 10 janvier, 16 janvier, 12 mars, 10 avril 1724. Bibiothèque nationale de France : L41 b 1030 : Meusnier-Badger, Compte rendu moral et politique, 1793. pp. 1-5. L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 49 semble pas avoir l’intention de céder à l’augmentation de loyer exigée par l’Hospice. Vu la délibération de la Chambre de commerce de cette ville en date du 1er de ce mois […] il y a lieu de porter à 800 F le loyer de la calandre. La soumission faite le 2 dudit mois par M.M. Meunier père et fils de prendre à bail de neuf années cette usine au prix de 800 F par an. La lettre de M. le Prefet dans laquelle ce magistrat en transmetrons les deux pièces divers relatées manifeste le désir que la commission accepte cette proposition qui lui paraît concilier les intérêts du commerce et ceux de l’hospice. La commission arrête qu’il leur sera passé aux sieurs Meunier père et fils un bail de neuf années de l’usine en maison de la calandre moyennant huit cent francs par an payable de six en six mois. Ce bail commencera le 29 septembre prochain. […] M. le Prefet […] est invité à renvoyer […] revêtu de son approbation le devis des réparations qu’il est urgens de faire à cette usine […] qui afin qu’on procède de suite à l’adjudication des travaux et que leur execution n’éprouve aucun retard54. Meusnier-Badger et son fils sont finalement contraints de s’acquitter de leurs dettes mais ils jouissent de la calandre et des revenus qu’elle dégage depuis plus d’un an. Notons que la machine nécessite une nouvelle fois d’être réparée. On peut se demander dans quelle mesure Vaucanson en avait amélioré les cylindres (la partie la plus fragile) par rapport aux précédents. En tout cas, la famille Meusnier-Badger reste sur place et en 1851 le loyer se voit réévalué à 1000 francs. Mais le sort de la calandre devient de plus en plus incertain, tant à cause des mécontentements des calandreurs, des réparations et que des changements de mode. La Chambre ne défend plus autant la machine ni la famille du calandreur qui perd de son utilité à ses yeux, et l’Hospice général se considérant lui aussi comme encombré par la calandre, finit par la vendre le 20 mai 188255. Conclusion L’acquisition d’un bien commun, puisque la calandre de Tours est financée par le roi, est soumise à l’évolution constante des politiques d’innovation et des contraintes du marché de la soierie. Le moyen de rivaliser avec l’Angleterre grâce à un mécanicien et à une famille d’artisans réputée évolue rapidement de manière imprévue. Humphrey Badger, ayant profité du succès de son parent, par son établissement facile dans la ville de Tours doit faire face aux fluctuations de la mode et à la puissance des fabricants. On ne doit pas oublier que la Chambre de Commerce réunit plusieurs soyeux importants qui sont les médiateurs des échanges entre Trudaine et Jubié. Au-delà de la période étudiée ici, les histoires des calandres de Lyon et Tours se rejoignent à travers la destruction des deux machines devenues 54 55 AD Indre & Loire : Fond de l’Hospice Général de Tours, lettre du 7 juillet 1823. J.-F. Barcat, « L’établissement de la calandre de Tours », op. cit.. 50 ÉMILIE BALLON inutiles et encombrantes56. Au XIXe siècle, l’investissement premier des fabricants se tourne, non plus vers l’apprêt, mais vers le tissage et les métiers à tisser que les mécaniciens continuent d’améliorer. La calandre de Tours, photographie prise par la Chambre de Commerce avant sa destruction en 1929. Document Société Le Manach à Esvres. 56 1929 pour celle de Tours. J.-F. Barcat, « L’établissement de la calandre de Tours », op. cit., p. 27 L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 51 Annexes Lettre de l’inspecteur des manufactures Huet de Vaudour à l’intendant du Cluzel, 9 juin 1785. Archives départementales d’Indre et Loire : C106 52 ÉMILIE BALLON L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 53 54 ÉMILIE BALLON L’AFFAIRE DE LA CALANDRE DE TOURS 55 Lettre de Roze-Abraham, vice président de la Chambre de commerce - Archives Départementales d’Indre et Loire : fond de l’Hospice Général de Tours. 56 ÉMILIE BALLON ÉLODIE JAUNEAU* LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE e e PENDANT LES GUERRES (XIX -XX SIÈCLES) : HISTOIRE, HISTORIOGRAPHIE ET PROBLÉMATIQUE DE GENRE Au XXe siècle, la présence des femmes au front n’est pas une nouveauté mais les relations qu’elles entretiennent avec les forces armées, la violence et le combat ne sont pas pour autant constantes. Dans ces domaines traditionnellement et « naturellement » réservés aux hommes, les femmes sont l’objet, depuis longtemps déjà, de critiques, d’analyses et de légendes. Pour comprendre l’herméticité du bastion masculin de l’armée, il faut parfois remonter à des temps anciens pendant lesquels des femmes se sont battues comme les hommes, les armes à la main. Loin d’être glorifiées, ces combattantes ont généré de nombreux mythes, faisant d’elles des femmes hors norme, contre nature, virilisées et avilissantes pour la « nature féminine » si précieuse aux yeux des hommes pour l’organisation de la société. En sortant des sentiers balisés du genre, elles ont prétendu – comme les hommes – être les défenderesses de la patrie. L’héritage du passé occupe ainsi une place très importante dans l’analyse de la féminisation de l’armée, particulièrement lente et tardive en France. Des amazones de l’antiquité aux cantinières de l’époque contemporaine, les femmes actrices de la guerre ont alimenté des discours fondés, pour la plupart, sur de solides valeurs de genre visant à déconstruire l’image des femmes au front. Cet article propose de présenter les approches qui ont été adoptées pour l’élaboration de mon doctorat d’histoire1 dont la problématique repose sur l’analyse d’un processus : comment les guerres et la mobilisation spontanée des femmes ont entraîné la féminisation de l’armée française. Deux points seront développés : les relations entre les femmes et l’armée d’une part, et la problématique du genre au cœur d’une transversalité disciplinaire d’autre part ; transversalité qui mêle à la fois histoire militaire, mémorielle et sociale, histoire des représentations et anthropologie de la guerre. Femmes et forces armées : histoire d’une relation chaotique Déjà dans la Grèce antique, la distribution des rôles sexués repose sur une normalité qui associe les femmes au plaisir des hommes, au foyer et à la * Université Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identités-Cultures-Territoires » (EA 337) 1 Cette contribution a pour but de présenter les approches scientifiques de ce doctorat. Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Gabrielle Houbre, Université Paris-Diderot, novembre 2011. 58 ÉLODIE JAUNEAU pérennité de la cité en produisant des « fils qui ressemblent à leurs pères2 ». En retrait de la vie politique et de la guerre, les Grecques ne doivent pas faire parler d’elles. Dans cette logique, parce qu’elles ne sont pas grecques, les amazones3 sont avant tout des « barbares » incarnant l’antonymie des femmes grecques, et elles font parler d’elles. Dans l’Iliade4, Homère les qualifie d’« anti-homme ». Pour Aristote, elles sont même « tueuses d’hommes5 ». Se comportant en hommes, elles vivent entre elles et sans eux : « l’amazone, la vraie, n’a pas de mari6 ». Barbares, anti- hommes, tueuses d’hommes, célibataires, guerrières, elles incarnent toutes les transgressions des lois du genre. Le terme d’« amazones » est repris dans tous les travaux dédiés aux femmes en armes, la plus célèbre d’entre elles étant Jeanne d’Arc7. Éliane Viennot a récemment démontré que les guerres de religion ont fait « du mot ‘amazone’un terme générique désignant les femmes engagées dans des actions militaires d’éclat8 ». C’est pourquoi toutes celles qui prennent les armes pendant la Révolution ou la Commune sont elles aussi qualifiées d’amazones9. Au XIXe siècle, ce sont les amazones du 2 Jeannie Carlier-Détienne, « Les amazones font la guerre et l’amour », L’Ethnographie, LXXXVI, n° 12, 1980, p. 12. 3 L’étymologie du mot est aujourd’hui contestée, mais toujours mentionnée, a-mazos, sans sein : Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine Paris, Larousse, 1993, p. 22. Elle repose en partie sur des témoignages ou des études décrivant ces guerrières qui se seraient mutilé la poitrine pour gagner en puissance et en technique dans le maniement de l’arc ou de la lance : par exemple Diodore de Sicile (Ier siècle av. J-C.), dans plusieurs tomes de sa Bibliothèque historique ou encore Boccace dans sa Théséide en 1340, dans laquelle il relate les guerres opposant Thésée aux amazones. En 1494, Christophe Colomb affirme avoir rencontré des amazones vivant séparées des hommes, peuplade de femmes guerrières à la poitrine mutilée qui aurait donné son nom au fleuve Amazone : Christine Bard et Sandra Boehringer, « Amazones », dans Didier Eribon, Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse, 2003, p. 28. Hélène d’Almeida-Topor souligne qu’il s’agit en fait d’Indiens aux cheveux longs que les Espagnols auraient pris pour une « communauté de femmes guerrières » : Les Amazones, une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Paris, Rochevigne, 1984, p. 13. 4 5 6 Rédigée entre le IXe et le VIIIe siècle av. J.-C. Cité par C. Bard et S. Boehringer, « Amazones », op. cit. J. Carlier-Détienne, « Les amazones font la guerre et l’amour », op. cit. 7 Sylvie Marchenoir, « Un archétype de l’amazone dans le théâtre classique allemand : Jeanne d’Arc dans La Pucelle d’Orléans de Schiller », dans Guyonne Leduc, Réalité et représentations des Amazones, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 213-224, Cécile Voisset-Veysseyre, Des amazones et des femmes, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 66 et 109-111, Nicole Pellegrin, « Comment habiller Jeanne d’Arc ? Le travestissement féminin guerrier et quelques artistes anglais(es) et français(es) du premier XIXe siècle », dans Guyonne Leduc, Travestissement féminin et liberté(s), Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 353-354 et, « Le genre et l’habit. Figures du transvestisme féminin sous l’Ancien Régime », Clio Histoire, Femmes et Sociétés, « Femmes travesties : un ‘mauvais’ genre », n° 10, 1999, p. 34. 8 Éliane Viennot, « Les Amazones dans le débat sur la participation des femmes au pouvoir à la Renaissance », dans Guyonne Leduc dir., Réalité et représentations des Amazones, Paris, L’Harmattan, 2008). 9 Voir sur ce sujet : Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution Française, Paris, Perrin, 2004 (1988), et « De la guerrière à la citoyenne : porter les armes pendant l’Ancien Régime et la Révolution Française », Clio Histoire, Femmes et Sociétés, « Armées », n° 20, 2004, pp. 43-69. Au XIXe siècle, le terme s’étend à l’équitation et désigne la monte à cheval féminine, les deux jambes du même côté. Il semble donc que ce soit la simple transgression féminine d’une appropriation de l’équitation qui leur ait valu cette appellation puisque les amazones montaient en fait à califourchon. Les femmes choisissant donc de monter comme des amazones et donc comme des LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 59 Dahomey10 qui investissent le devant de la scène guerrière. De telles guerrières peuvent rapidement devenir des héroïnes – ou des saintes comme Jeanne d’Arc – mais rompent avec les attributs traditionnels de la nature féminine11. Dans sa définition des amazones, Pierre Larousse précise ainsi qu’il s’agit par analogie de « femmes hardies aux habitudes viriles12 », citant lui aussi Jeanne d’Arc en exemple. Finalement, ce qu’il faut retenir des amazones, c’est non seulement le caractère singulier de ces femmes en armes qui combattent comme des hommes, et souvent contre eux, mais aussi l’évolution de cette appellation au cours des siècles. D’une figure plus ou moins mythique dont le courage et la vertu militaire ne sont jamais contestés, l’amazone devient peu à peu synonyme de transgression et de perversion, plus proche de l’hommasse ou de la virago que de la « femme d’un courage mâle et guerrier13 ». Il faut noter que dans les deux définitions, le courage reste une vertu exclusivement masculine : femme d’un courage mâle ou « femme forte ou courageuse comme un homme14 », traduction du terme latin de virago. Tour à tour belliqueuses et transgressives, les amazones incarnent au fil des siècles toutes les femmes dont la « nature » est bafouée ou la perversion avérée : guerrières certes, mais aussi féministes – même si le terme est anachronique avant le XIXe siècle –, lesbiennes ou encore prostituées et, par extension, toutes les femmes adoptant des codes sociaux masculins. Pourtant, malgré le poids du passé ou des traditions, certaines femmes intègrent les troupes françaises au moins jusqu’à la Révolution : cantinières, vivandières ou combattantes souvent travesties. En 1793, la Convention, lasse des désordres occasionnés par les femmes qui perturberaient les troupes masculines, ordonne de « congédier des armées les femmes inutiles15 ». Seules les cantinières y sont maintenues. Elles sont responsables du ravitaillement et de la gestion du quotidien (repas, hygiène, lessive, soins médicaux, etc.). En principe tenues à l’écart du champ de bataille, elles n’en sont pas moins exposées au danger, parfois au péril de leur vie16. Comme le rappelle le Dictionnaire de Pierre Larousse dans sa définition de « cantinière », les règles de leur admission au sein des troupes sont très hommes, sont assimilées à des féministes, « ce qui était rarement un compliment » comme le souligne Gabrielle Houbre, « L’âge des amazones », dans Michèle Hecquet, L’éducation des jeunes filles au temps de George Sand, Arras, Artois Presses Université, 1998, p. 98. 10 11 12 13 Ancien nom du Bénin. Hélène d’Almeida-Topor, Les Amazones…, op. cit.. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome I, Paris, Larousse, 1867-1890, p. 249. Marina Yaguello, Le sexe des mots, Paris, Belfond, 1989, p. 26. 14 Alain Rey dir., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998 (1992), p. 4083 (tome III). 15 Procès-verbal de la Convention Nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1793, tome X, p. 128. Décret du 30 avril 1793. Jusqu’au XIXe siècle, on parle encore de vivandières pour désigner les femmes chargées de l’approvisionnement des troupes. Mais leurs tâches se diversifiant peu à peu, c’est finalement celui de « cantinières » – apparu en 1792 – qui est définitivement adopté : Alain Rey dir., op. cit. 16 Odile Roynette, Les mots des soldats, Paris, Belin, 2004, p. 58. 60 ÉLODIE JAUNEAU restrictives : elles doivent être « unies et en légitime mariage à un sousofficier ou à un simple soldat du corps ». Et si elles sont veuves, elles ne peuvent être enrôlées « que dans des circonstances exceptionnelles17 ». On sent poindre ici les craintes liées à la présence parmi les hommes de femmes célibataires, sous-entendues libres de toute contrainte conjugale et morale. Il achève son propos par une définition de l’identité sexuée de la cantinière qui en dit long sur les conséquences de l’immersion des femmes dans une sphère qui n’est pas la leur : « En général, la cantinière professe le plus profond dédain pour toutes les personnes de son sexe ; pour elle, ce sont des femmelettes ; elle appartient à un sexe intermédiaire, à quelque chose d’androgyne, beaucoup plus proche du sexe fort que du sexe faible ». Il va même plus loin en expliquant que la cantinière dénigre sa fonction maternelle, particulièrement quand elle a une fille qui « l’humilie » alors qu’un garçon « fait ses délices ». Laissant finalement croire que la cantinière serait quasiment un homme dans un corps de femme, il affirme que « quand on lui demande combien elle a d’enfants […], elle répond fièrement, en frisant la moustache18 qu’elle enrage de ne pas avoir : “demandez à mon mari, je ne m’occupe pas de ces choses-là”». La seule raison qui semble justifier cet engagement féminin est celle d’une transgression identitaire évidente. Plus de soixante ans séparent la définition de Pierre Larousse de celle du quartier-maître Wattel qui déclarait en 1957 : « Jamais la femme ne sera l’égale de l’homme dans ce métier, quoi qu’elle fasse. […] La femme soldat est un être hybride et asexué19 ». Mais leurs conclusions sont les mêmes : les femmes dans l’armée n’ont pas d’identité propre : elles sont intermédiaires, androgynes, hybrides et asexuées. Malgré cette transgression fréquemment dénoncée, les femmes sont parfois récompensées20. Mais ces rares hommages s’inscrivent dans une 17 En italique dans le texte. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit. 18 Sur la moustache comme élément constitutif de l’identité militaire masculine, voir Gil Mihaely, « Pékins et vieilles moustaches : masculinité bourgeoise, masculinité militaire », dans Agathe Gestin, Rose-Marie Lagrave, Éléonore Lépinard et Geneviève Pruvost, Dissemblances : jeux et enjeux du genre, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 101-116 et L’émergence du modèle militaro-viril. Pratiques et représentations masculines en France au XIXe siècle, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Christophe Prochasson, EHESS, Paris, 2004, pp. 395-397. 19 Grade de la marine nationale équivalent à caporal (quartier-maître 2e classe) ou caporal-chef (quartiermaître 1e classe). Q. M. Wattel, Cherbourg, « En juin, M. Q. M. Wattel, de Cherbourg faisait paraître une réponse », Bellone, n° 43, juillet-août 1957, p. 30. 20 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit.. La Constitution du 13 décembre 1799 ne prévoit pas de récompenser des femmes à titre militaire. C’est la création de la Légion d’Honneur le 19 mai 1802 qui permet par la suite d’honorer les femmes pour services rendus à la nation. L’article 1er de la Loi portant création d’une légion d’honneur est ainsi formulé : « en exécution de l’article 87 de la Constitution, concernant les récompenses militaires, et pour récompenser aussi les services et les vertus civiles, il sera formé une légion d’honneur ». L’article ne mentionnant pas explicitement les femmes, il ne les exclut donc pas de cette récompense. « Article 87 – Il sera décerné des récompenses nationales aux guerriers qui auront rendu des services éclatants en combattant pour la République » : « Constitution du 13 décembre 1799 », Conseil Constitutionnel, consulté le 18 mars 2010, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-dela-france/constitution-du-22-frimaire-an-viii.5087.html et « Loi portant création d’une légion d’honneur du 29 Floréal an X (19 mai 1802) (Extraits) », Légion d’Honneur, consulté le 18 mars 2010, http://www. legiondhonneur.fr/shared/fr/ordresdecorations/lhlegislation.html LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 61 contradiction contextuelle, au moment même où la généralisation de la conscription au XIXe siècle amorce un retrait définitif des femmes de la sphère combattante. Comme le rappelle Luc Capdevila, la formation des États-nations et des armées de conscription, « passant par la généralisation d’une identité masculine fondée sur l’archétype du citoyen-soldat, a provoqué un mouvement systématique d’exclusion radicale des femmes de la caserne21 ». Gil Mihaely quant à lui, associe l’effacement progressif des cantinières à un processus de « virilisation de l’armée française22 ». La législation de la conscription rejoint donc les lois de la nature qui attribuent aux hommes l’art de la guerre et aux femmes la sauvegarde du foyer. Doublée d’une formation militaire dans un espace clos – la caserne –, la conscription exclut par son principe même toute tentative de féminisation de l’armée. La non-mixité est alors un élément constitutif de l’identité virile des hommes23. C’est également sur cette répartition des rôles sociaux que se fonde l’éducation des enfants : le père incarnant le courage militaire (sphère publique), la mère incarne quant à elle le foyer (sphère privée) et assure – en restant à sa place – le repos du guerrier et la pérennité de la nation. L’« âge d’or des casernes24 » entre 1870 et 1914 se met en place dans un contexte de revanche après la défaite française. Doublée d’une concurrence entre les puissances militaires française et allemande, la saignée démographique causée par la guerre réaffirme la répartition des rôles. Pour relancer la natalité et potentiellement augmenter les effectifs militaires à venir, la maternité et les familles nombreuses sont encensées par les antimalthusiens25. Plus que jamais, il revient aux hommes de former les futurs soldats, et aux femmes de leur assurer une descendance – masculine de préférence – qui passera à son tour sous les drapeaux. Ainsi, la caserne se mue en école du patriotisme en plus de celle de la virilité26. Odile Roynette parle de « refuge des valeurs viriles27 » et Michel Auvray met en avant 21 Luc Capdevila, « armée (Femmes dans l’) », Les mots de l’Histoire des femmes, Toulouse, PUM, 2004, pp. 9-10. 22 Gil Mihaely, « L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIXe siècle », Revue d’Histoire du XIXe siècle, « Pour une histoire culturelle de la guerre », n° 30, 2005, p. 21. Voir également Thomas Cardoza, « Exceeding the needs of the service : the french army and the suppression of female auxiliaries, 1871-1906 », War and Society, n° 1, mai 2002 (volume XX), pp.1-22. 23 24 Voir Michel Bozon, Les conscrits, Paris, Berger-Levrault, 1981. Expression fréquemment employée dans les ouvrages consacrés à ce sujet. 25 Tels Jacques Bertillon qui fonde en 1896 l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française et qui défend l’idée d’une subvention de l’État en faveur des familles nombreuses dans « De la dépopulation de la France et des remèdes à y apporter », Journal de la Société de statistique de Paris, Paris, 1896, pp. 27-28. 26 Vincent Veschambre, « L’armée française, un bastion masculin en mutation », dans Christine Bard, Le genre des territoires, Angers, Presses Universitaires d’Angers, 2004, p. 121. 27 Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000, p. 81. Enfin, la construction de l’identité masculine guerrière passe aussi par le langage. Les mots des soldats, pour reprendre l’expression d’Odile Roynette, sont imprégnés de grossièreté ou d’expressions fortement connotées sexuellement dans lesquelles les femmes sont systématiquement associées à des situations négatives ou dégradantes, comme « la fille d’artilleur » qui 62 ÉLODIE JAUNEAU l’exaltation des valeurs masculines via une série de « rites et de mythes virils », tout en démontrant comment la conscription est un « rite de passage du monde de l’enfance dominé par des valeurs féminines à l’univers de l’homme adulte28 ». De telle sorte que la caserne incarne un espace – au sens propre – de rupture avec les codes de l’enfance et les femmes29. La loi du recrutement de juillet 1872 instaure la conscription universelle30. Mais comme le droit de vote, il s’agit d’un universalisme masculin. Cette association entre citoyenneté politique et devoir militaire en dit long sur la négation des femmes dans les sphères de pouvoir31. Enfin, le principal reproche fait aux femmes vivant ou travaillant dans le milieu militaire a trait à leur moralité et leur comportement sexuel32. Avec la conscription et l’exaltation du citoyen-soldat, on comprend mieux comment l’image de la cantinière vertueuse est peu à peu remplacée dans l’imaginaire collectif par celle de la prostituée. La suppression des cantinières en 1914 achève ce processus de virilisation et de (re)masculinisation absolue de l’armée33. Pendant la Première Guerre mondiale, c’est l’infirmière qui symbolise la femme au front, malgré une autre mobilisation économique féminine considérable à l’arrière. Comme le démontre Françoise Thébaud, bien que les femmes soient au cœur de la guerre en incarnant les « figures essentielles de ‘l’autre front’ », leur mobilisation dans les usines, par exemple, a souvent provoqué une crainte de leur masculinisation. Elle ajoute que les expressions « enfiler des obus comme des perles » ou le diminutif « munitionnettes » rassurent sur « l’immuabilité de la frontière entre les sexes 34 ». Et elle rappelle que « deuxième front » ou « combattantes de l’arrière » sont, au désigne une femme avec une forte poitrine. Elle serait ainsi dotée car son père artilleur aurait glissé dans son corsage deux boulets. « Coucher avec la femme plate » renvoie aux brimades infligées aux élèves de première année à St-Cyr qui sont contraints de dormir sur une planche, ou encore la « femme du capitaine », qui évoque le fantasme des soldats rêvant de passer une nuit avec l’épouse de leur capitaine. Quant on sait qu’aujourd’hui, cette expression renvoie à « poupée gonflable », on en saisit mieux la péjoration : Jean-Marie Cassagne, Le grand dictionnaire de l’argot militaire, Paris, Éditions LBM, 2007, pp. 26 et 202. 28 Michel Auvray, L’âge des casernes, histoire et mythes du service militaire, La Tour d’Aigues, l’Aube, 1998, p. 164. 29 Voir sur ce sujet : Sabina Loriga, « L’épreuve militaire », dans Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, Histoire des jeunes en Occident, L’époque contemporaine, tome II, Paris, Seuil, 1996, pp. 19-50. 30 C’est la fin de la règle du « tirage au sort » qui entraîne une augmentation du nombre d’hommes sous les drapeaux et crée une unité nationale, par-delà les origines géographiques et sociales. En effet, cette règle permettait aux plus riches de se faire remplacer. Désormais, tout individu de sexe masculin se doit de passer par la caserne en vue de venir grossir les rangs de l’armée revancharde. 31 Vincent Veschambre, op. cit. note 26. C’est d’ailleurs ce que stipulait l’article 1er de la loi JourdanDelbrel faisant de la nationalité française et de la conscription deux éléments constitutifs de l’identité du Français : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ». 32 Gil Mihaely, « L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIXe siècle », op. cit. 33 34 Odile Roynette, Les mots des soldats, op. cit.. Françoise Thébaud, « Femme et genre dans la guerre », dans Jean-Jacques Becker et Stéphane AudoinRouzeau, Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, pp. 613 et 617. LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 63 contraire, virilisées par les féministes dans le but de briser les barrières du monopole masculin de l’expérience guerrière. Si pendant la guerre l’infirmière est glorifiée, c’est la veuve qui incarne le mieux les valeurs féminines pendant l’entre-deux-guerres : « la veuve idéale est une sacrifiée du souvenir, une héroïne de la fidélité par-delà la mort, fidélité qui s’exprime par le non-remariage et une éducation des enfants35 ». Loin d’être émancipatrice36, la Grande Guerre a certes mobilisé les femmes pour pallier une carence évidente en main-d’œuvre masculine – prouvant ainsi que les femmes sont tout autant capables que les hommes – mais le retour à la paix a également entraîné leur démobilisation massive37 dès 1918. C’est finalement l’image de la garçonne38 aux cheveux courts, largement répandue dans les années 1920, qui contribue au mythe de la guerre émancipatrice39. Tandis que la Grande-Bretagne accorde le droit de vote aux femmes de plus de trente ans40, la France les renvoie dans leurs foyers. Et pendant qu’elle honore ses morts et ses héros, et que se constituent les premières associations d’anciens combattants, le débat autour de la mobilisation des femmes revient sur le devant de la scène féministe. Ayant provisoirement mis de côté leurs revendications pour l’obtention du droit de vote au profit de l’Union Sacrée en 1914, les féministes reprennent leur combat pour l’égalité civique. Et pour certaines d’entre elles, elle s’acompagne d’une égalité des devoirs en temps de guerre. Pendant près de vingt 35 Françoise Thébaud, « La guerre et le deuil chez les femmes françaises », dans Jay M. Winter, JeanJacques Becker, Gerd Krumeich, Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, Guerre et culture 19141918, Paris, Armand Colin, 1994, p. 107. 36 Sur ce sujet, voir Françoise Thébaud., La femme au temps de la guerre de 14, op. cit., Gail Braybon, Evidence, History and the Great War: Historians and the Impact of 1914-1918, Oxford New York, Berghahn books, 2003, 248 p., Deborah Thom, Nice Girls and Rude Girls : Women Workers in World War I, New York Londres, I.B. Tauris, 1998. 37 « L’idée que la Grande Guerre a bouleversé les rapports de sexe et émancipé les femmes bien plus que des années ou même des siècles de combats antérieurs est très répandue pendant et au lendemain du conflit. C’est un lieu commun de la littérature et du discours politique, que la rupture soit saluée ou dénoncée, mesurée avec rigueur ou amplifiée jusqu’aux fantasmes. Puis les mémoires, façonnées par la commémoration et la présence des anciens combattants, ne retiennent que les noms des héros de la guerre ou ceux des champs de bataille. Symboliquement, dans toute l’Europe, la statuaire des monuments aux morts – quelque 30 000 en France – remet chaque sexe à sa place. Des femmes, il n’est question que par allégories : la Victoire, la veuve éplorée, exceptionnellement la mère maudissant la guerre. Reste toutefois le parfum sulfureux de la garçonne, cette nouvelle femme aux mœurs et à l’allure viriles, que l’historiographie et les manuels scolaires transmettent sans trop y regarder de près. Victor Margueritte, son auteur, croyait écrire en 1922 ‘une fable vertueuse’ ; il connut, dans le conformisme de la paix bleu horizon, un succès de scandale – un million d’exemplaires vendus – et la radiation de l’ordre de la Légion d’honneur. Traduit en douze langues, son roman fit le tour de l’Europe » : Françoise Thébaud, « La Grande Guerre, le triomphe de la division sexuelle », dans Françoise Thébaud, Histoire des Femmes en Occident, Le XXe siècle, tome V, Paris, Perrin, 2002 (1992), pp. 85-86. 38 Victor Margueritte, La garçonne, Paris, Flammarion, 1922. Voir sur ce sujet Catherine Valenti, « Garçonne », dans Jean-Yves Le Naour, Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, Larousse, 2008, p. 231, Christine Bard, Les garçonnes. Modes et fantasmes des années folles, Paris, Flammarion, 1998, Anne-Marie Sohn, « La Garçonne face à l’opinion publique. Type littéraire ou type social des années 20 ? », Le Mouvement social, n° 80, juillet-septembre 1972, pp. 3-28. 39 40 Françoise Thébaud, « Femme et genre dans la guerre », op. cit. Il faudra attendre encore une décennie (1928) pour que les femmes puissent voter selon les mêmes critères d’âge que les hommes (flapper vote). 64 ÉLODIE JAUNEAU ans, la question de l’engagement militaire des femmes alimente les débats, ouvrant la voie à la loi Paul-Boncour élaborée en 1927 et votée en 1938. Cette année-là marque donc l’acte de naissance de la féminisation de l’armée française. Les femmes dans l’armée française pendant les guerres. Problématiques de genre et transversalité disciplinaire Le processus de féminisation de l’armée française soulève plusieurs interrogations qui s’articulent autour des problématiques du genre, de la guerre et de la violence et qui interfèrent avec plusieurs courants historiques. Telle que définie par Joan W. Scott41, la définition des rôles sexués aboutit à des assignations de genre, « c’est-à-dire l’injonction et l’obligation pour les individus de se conformer aux modèles dominants, majoritairement acceptés, du système de genre d’une société donnée42 ». Selon la même logique s’opère une distinction sexuée des rôles en contexte de guerre. C’est « chacun-e à sa place » que « les hommes et les femmes ont été requis pour défendre la patrie attaquée » au début des deux guerres mondiales. Celles-ci entraînant une désorganisation de la société et un bouleversement des rapports sociaux, les valeurs traditionnelles s’ébranlent. Comme le soulignent Danièle Voldman, Fabrice Virgili, Luc Capdevila et François Rouquet, c’est dans ces conditions que se multiplient « des initiatives inattendues, solitaires et intimes, ou publiques et partagées ». Ces deux guerres totales nécessitent une mobilisation des deux sexes sur tous les fronts : à l’arrière et au combat, dans les sphères économique et militaire. Mais la différence fondamentale entre ces deux conflits concerne la mobilisation féminine. Massivement réquisitionnées pour l’économie de guerre entre 1914 et 1918, démobilisées ensuite, envisagées comme personnel mobilisable dans les années 1930, les femmes ont vu s’élargir le champ du service patriotique au cours de la Seconde Guerre mondiale. Partageant l’expérience du feu aux côtés des combattants, certaines d’entre elles dépassent ainsi les assignations de genre. Poussant l’expérience au-delà de 1945, elles sont plusieurs milliers à conserver la place qu’elles ont conquise dans l’armée depuis 1939, entraînant ainsi sa féminisation. Devenues citoyennes en 1944, elles sont alors de potentielles citoyennes-soldates au même titre que les hommes avant elles. Mais, leur maintien dans l’armée est loin de se poser comme une évidence aux autorités. Dans ces conditions, la guerre – comme légitimité et expression de l’essence virile masculine – est mise à mal par l’intrusion féminine dans l’armée française entre 1938 et 1962. Placer la problématique du genre au 41 Joan W. Scott, « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF. « Le genre de l’Histoire », n° 37-38, 1988, p. 139 qui reprend en grande partie celui-ci : « Gender. A useful category of historical analysis », The American Historical Review, n° 5, décembre 1986, p. 1053-1075. 42 (Et citations suivantes) Luc Capdevila, François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman, Hommes et Femmes dans la France en guerre, Paris, Payot, 2003, pp. 27-28 et 38-40. LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 65 cœur de ce travail revient à démontrer que, tout comme « on ne naît pas femme, on le devient43 », on ne naît pas non plus soldat, on le devient. Dire que la société forge les femmes en adéquation avec leur sexe biologique revient à affirmer que les fonctions traditionnellement féminines et masculines sont également attribuées par la société en conformité avec le sexe biologique. Ainsi certains auteurs comme Joshua S. Goldstein démontrent que la guerre n’est pas inhérente aux hommes mais que ce sont la socialisation et l’entraînement qui forgent le soldat44. De même, « on ne naît pas homme, on le devient45 » : l’armée et la guerre participent activement à la construction de l’identité masculine. L’association « naturelle » entre virilité et armée reflète les lois du genre qui structurent la société, attribuant aux hommes la guerre, la chasse et le maniement des armes, et aux femmes la sauvegarde du foyer et des valeurs familiales. La division sexuelle du travail et la construction de soi engendrent par conséquent « un monopole masculin de la chasse, de la guerre et a fortiori des armes46 ». Comme l’explique Paola Tabet, c’est parce que le métier des armes reste un monopole masculin que les femmes se retrouvent exclues de la chasse ou de la guerre. Ce qu’elle appelle le « souséquipement » des femmes s’accentue avec l’industrialisation des sociétés. Alain Testard, dans son étude sur « la femme et la chasse 47 », souligne que dans bien des sociétés, les femmes chassent comme les hommes… mais avec des armes différentes. Parce que les femmes ne peuvent provoquer l’écoulement du sang, les armes destinées à ouvrir et trancher leur sont proscrites48. Elles pratiquent alors une chasse « féminine » en ayant recours à des armes conformes à leur sexe : chiens, gourdins, feu. En fait, ce qu’il appelle « une affaire de sangs »49 est le fondement même de cet interdit dont la persistance relève d’une transgression anthropologique qu’auraient conservée nos sociétés. Pendant la Première Guerre mondiale, ce constat se vérifie et, si les 43 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949, p. 13. 44 Joshua S. Goldstein, War and Gender, Cambridge, University Press, 2001, p. 252. Texte original : « War does not come naturally to men (from biology), so warriors require intense socialization and training in order to fight effectively. Gender identity becomes a tool with which societies induce men to fight ». Joshua S. Goldstein est professeur émérite à l’Université de Washington. Il a enseigné les relations internationales et les sciences politiques. War and Gender a reçu le prix Book of the Decade Award (2000-2009) de l’International Studies Association : « War and Gender », War and Gender, consulté le 13 mai 2010, http://warandgender.com/ 45 Françoise Héritier, Masculin-Féminin : la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 200. En prenant pour exemple la société des Sambia en Nouvelle-Guinée, Françoise Héritier explique que « la féminité est considérée comme complète et naturelle de façon innée, la masculinité doit donc être construite », p. 201. 46 Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, XIX, n° 3-4, 1979, pp. 9-10. 47 Alain Testard, « La femme et la chasse », dans Françoise Héritier, Hommes, femmes la construction de la différence, Paris, Le Pommier / Cité des Sciences et de l’Industrie, 2005, p. 143. 48 49 Sagaies, lances par exemple. Alain Testard, « La femme et la chasse », op. cit. 66 ÉLODIE JAUNEAU femmes se retrouvent en première ligne, c’est toujours accidentel ou exceptionnel50. La Seconde Guerre mondiale et celles d’Indochine et d’Algérie voient les effectifs des femmes en première ligne augmenter… bien que toujours désarmées, conformément aux lois militaires et au poids de la représentation sexuée de la fonction guerrière. L’interdiction du port des armes observée par Alain Testard se retrouve dans l’armée qui devient le miroir des lois régissant la société. Jusqu’en 1951, la mobilisation des femmes étant toujours envisagée comme provisoire et conjoncturelle, les institutions militaires limitent considérablement leurs prérogatives. Elles sont avant tout des femmes : leurs attributions militaires doivent être en conformité avec leur sexe, et n’être rien de plus qu’une parenthèse dans leur vie de femme. Alors que l’entre-deux-guerres se distingue par la brutalisation des sociétés, définie selon George L. Mosse comme un enracinement de la violence dans les sociétés européennes51, il serait tentant de croire que ce processus entraîne les femmes avec lui. Selon Antoine Prost, la théorie de George L. Mosse est surtout valable pour l’Allemagne. En France et en GrandeBretagne, les conséquences de la Grande Guerre diffèrent, ce qui prouve que ce n’est pas parce que les individus ont été brutalisés au combat qu’ils le demeurent après la guerre52. Tandis que la France s’évertue à se reconstruire en remettant chacun-e à sa place, on observe ailleurs en Europe une féminisation de l’action combattante. En Espagne par exemple, la guerre civile entraîne une mobilisation et une violence féminines jamais observées auparavant. Lorsque Yannick Ripa étudie « la dimension sexuée de la violence » pendant la guerre d’Espagne, elle démontre que ce sont les armes qui font la combattante. Dès lors que les républicaines sont arrêtées les armes à la main, « leur autonomie dans la lutte est clairement reconnue53 ». Cette association intrinsèque entre port des armes et fonction combattante pèse très lourd dans la décrédibilisation des femmes sans armes. Parce qu’elles sont continuellement maintenues dans des rôles conformes à leur sexe pendant les trois guerres que la France mène entre 1939 et 1962, elles sont davantage perçues comme des auxiliaires, des intermittentes ou des femmes « au service » des armées très éloignées de la figure historique du militaire en armes. Cet état de fait, doublé de textes législatifs qui ne cessent 50 Stéphane Audoin-Rouzeau, « La violence de guerre au XXe siècle : un regard d’anthropologie historique », Les rendez-vous du CHEAr – Ministère de la Défense – DGA, 20 janvier 2005, p. 5-6, consulté le 9 octobre 2009, http://www.chear.defense.gouv.fr/fr/colloques/restitution/20_01_05.pdf. Jonathan Haas, The Anthropology of War, Cambridge University Press, 1990, Alisse Waterston, An Anthropology of War: Views from Frontline, Bergham Books, 2008. 51 George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 2003 (1999), 291 p., initialement publié en 1990 sous le titre Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, Oxford, Oxford University Press. 52 Antoine Prost, « Brutalisation des sociétés et brutalisation des combattants », dans Bruno Cabanes et Édouard Husson, Les sociétés en guerre, 1911-1946, Paris, Armand Colin, 2003, pp. 99 et 101. 53 Yannick Ripa, « Armes contre femmes désarmées : de la dimension sexuée de la violence dans la guerre civile espagnole », dans Cécile Dauphin et Arlette Farge, De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, pp. 131-145. LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 67 de « recadrer » les femmes, explique sans doute pourquoi la féminisation de l’armée française n’est habituellement pas prise en compte avant les années 1970. « Les femmes en armes symbolisant la transgression ultime des frontières de sexe », l’armée française conservatrice estime qu’elles ne sont pas des militaires comme les autres, sous-entendu comme les hommes, pour qui l’arme est l’attribut viril par excellence. De plus, la brutalisation des sociétés est à l’origine de « l’homme nouveau » des régimes fascistes : « fondamentalement un guerrier, héritier de l’expérience des champs de bataille de la Première Guerre mondiale ». Est-il possible, dans ces conditions, de considérer les femmes autrement que comme des subalternes ou des auxiliaires ? C’est là tout « le paradoxe de la relation de nos sociétés à l’activité guerrière que d’avoir progressivement cantonné le port des armes à une quantité limitée de personnes, tout en autorisant les femmes à accéder, comme actrices, à la violence de guerre54 ». L’apprentissage de la virilité sous les drapeaux perdure jusque dans les années 195055 et la figure du militaire comme incarnation de la maturité masculine, jusque dans les années 1960. Le service militaire non mixte est le processus transitoire entre la jeunesse masculine et l’âge d’homme. Christophe Gracieux le rappelle : « être bon pour le service, c’est être viril, apte sexuellement et maritalement56 ». Traditionnellement, la qualité virile va de pair avec une prédisposition à la violence qui diffère selon les sociétés et les époques. Dans son Histoire de la violence, Robert Muchembled observe que la masculinité, la virilité et la violence sont intimement liées mais qu’elles sont conditionnées par la construction des identités sexuées57. Bien que le genre occupe peu de place dans son analyse, il sous-entend que le déterminisme biologique entraîne inévitablement des assignations socialement et culturellement sexuées. Par conséquent, aborder l’histoire de la féminisation de l’armée française par les prismes du genre, de la guerre et de la violence amène à reconsidérer l’histoire militaire traditionnelle qui occulte les femmes. À la croisée de problématiques multiples, ce sujet rencontre également la pluridisciplinarité. L’étude d’un processus qui s’inscrit en marge des assignations traditionnelles de genre implique de prendre en compte plusieurs notions empruntées à l’histoire, la sociologie ou encore l’anthropologie. Dans un premier temps, l’histoire militaire est bien évidemment un rouage essentiel de cette recherche. C’est d’ailleurs logiquement vers elle que la réflexion s’est orientée à ses débuts. « La première forme revêtue par l’histoire, celle des évènements, des faits d’armes et actions dignes de rester 54 Stéphane Audoin-Rouzeau, La guerre au XXe siècle, 1. L’expérience combattante, Paris, La Documentation Française, 2004, p. 12. 55 George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Abbeville, 1997, p. 56. 56 Christophe Gracieux, « Jeunesse et service militaire en France dans les années 1960 et 1970. Le déclin d’un rite de passage », dans Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka, Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe siècles), Paris, PUF, 2009, p. 214. 57 Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris, Seuil, 2008, pp. 27 et 37. 68 ÉLODIE JAUNEAU dans la mémoire des hommes pour servir d’exemple, a privilégié l’histoire militaire58 ». Tel est l’angle d’approche adopté par André Corvisier pour définir l’histoire militaire. Depuis l’Antiquité, les guerres fournissent une source d’informations considérable car elles constituent souvent une étape politique ou un tournant historique majeur. En termes de recherche, la Première Guerre mondiale marque une rupture dans l’histoire militaire car c’est la première fois qu’une guerre en Europe produit des sources dont la polémologie n’est pas la problématique principale, mais également les aspects sociaux, moraux et économiques, conduisant les historien-ne-s à concevoir autrement ce qui n’était alors qu’une « histoire-bataille59 ». Avec la défaite de 1940, deux écoles de pensée s’opposent : l’une visant à rétablir le passé glorieux d’une armée vaincue, l’autre se détournant de l’histoire militaire classique jugée trop encline « à préparer la guerre et à paralyser la pensée militaire ». C’est finalement dans les années 1950 que s’opère la transition la plus importante de l’histoire militaire avec l’ouverture des archives administratives du Service Historique de l’Armée de Terre60. Le contenu même de ces archives invite les chercheurs-es à dépasser l’histoire militaire stricto sensu pour l’envisager sous un angle socioculturel. Et c’est précisément cette orientation qui a été choisie pour ce doctorat : il s’agit avant tout d’une histoire des militaires et non plus d’une histoire militaire à proprement parler. Cette étude s’inscrit dans la continuité de celles qui ont vu le jour à la fin des années 1970 et qui s’attachaient à réfléchir sur les relations entre armées et sociétés, l’opinion et l’armée ou encore l’éthique militaire61. Une telle évolution de l’histoire militaire n’est pas sans influer sur le profil des chercheurs-es. André Corvisier établit ainsi la typologie suivante : - des militaires et universitaires travaillant dans le cadre de services officiels, - des universitaires de plus en plus souvent rassemblés dans des centres de recherche constitués dans les universités62, - des « francs-tireurs » de l’histoire militaire allant du savant indépendant à l’amateur du passé, venus aussi bien de l’armée que de toutes autres origines intellectuelles.63 À cette classification assez fidèle à la réalité, il convient d’ajouter que la féminisation de l’armée a également entraîné une féminisation de la 58 André Corvisier, « Histoire militaire », dans André Burguière dir., Dictionnaire des Sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 463. 59 Ibid. 60 SHAT : ancien département des archives de l’armée de terre qui a fusionné avec celles de l’air et de la marine pour devenir l’actuel Service Historique de la Défense (SHD). 61 A. Corvisier, « Histoire militaire », op. cit. 62 C’est le cas par exemple du Centre d’Études d’Histoire de la Défense ou du Centre d’histoire militaire et d’études de la Défense rattaché à l’université de Montpellier. 63 A. Corvisier, « Histoire militaire », op cit.. LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 69 recherche en histoire militaire. Alors que cette discipline demeurait, jusque très récemment encore, fortement dominée par les hommes, les chercheuses sont de plus en plus nombreuses. N’en déplaise à Martin Van Creveld qui considère que « la construction du genre » est une « expression à la mode » et que le sexe – biologique – des chercheurs-es biaise leurs conclusions et leur objectivité64. De cette mutation de l’histoire militaire résultent donc de nouvelles perspectives parmi lesquelles celle de la mémoire collective. Les études d’histoire militaire transmettant notamment celle des guerres, envisager la féminisation de l’armée sous cet angle revient à s’interroger à la fois sur la mémoire individuelle des femmes militaires mais aussi sur l’héritage qu’elles ont légué à l’histoire. Selon Jacques Le Goff, « la mémoire est la matière première de l’histoire. Mentale, orale ou écrite, elle est le vivier où puisent les historiens65 ». C’est parce que celle des femmes n’occupe que très peu de place dans l’histoire militaire que cette recherche s’est ensuite orientée vers sa restitution. Après un relevé minutieux des récits de guerre et des témoignages féminins, la question d’une transmission féminine de l’expérience guerrière s’est posée. Alors que l’existence d’une mémoire orale et écrite des militaires féminines de la première génération est incontestable, reste à savoir si celle-ci s’érige en lieu de mémoire tel que l’a défini Pierre Nora : « toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté66 ». Il a alors fallu se rendre à l’évidence : il existe bien des lieux de mémoire féminine mais ils sont loin d’avoir conquis leur place dans l’imaginaire collectif. Le rôle des historien-ne-s étant de « rendre compte de ces souvenirs et de ces oublis, pour les transformer en matière pensable67 », leur étude permet de restituer l’expérience guerrière des femmes. Il n’est pas pour autant question de faire de cette restitution un devoir de mémoire qui « implique une lecture du passé univoque ; proche d’une mémoire officielle, en opposition avec une appréhension souple et diverse d’un même passé68 ». Il s’agit plutôt de rétablir dans une globalité mémorielle la place et le rôle des femmes militaires dans les guerres françaises de 1939 à 1962. Ici, l’importance des sources orales s’inscrit dans une histoire du temps présent, caractérisée selon Danièle Voldman par « l’existence (la ‘vivance’) de témoins des faits étudiés69 ». Les témoins rencontrées pour étudier la 64 65 66 67 Martin Van Creveld, Les femmes et la guerre, Monaco, Le Rocher, 2002, pp. 13-14 et 17. Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 (1977), p. 10. Pierre Nora dir., Les lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, tome III, volume I, Les France, 1992, p. 20. J. Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit.. 68 Nicolas Offenstadt, « Mémoire », dans Nicolas Offenstadt, Les mots de l’historien, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 70. 69 Danièle Voldman, « La place des mots, le poids des témoins », dans Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), Écrire l’Histoire du Temps présent, En hommage à François Bédarida, Paris, CNRS, 2004, p. 123. Sur la méthodologie et l’ambivalence scientifique des sources orales, voir Danièle 70 ÉLODIE JAUNEAU féminisation de l’armée française n’ont certes pas fait de « révélations » majeures mais elles ont permis de « restituer l’air du temps, qui se dilue dans les documents écrits70 ». La mémoire et l’histoire des femmes dans l’armée française étant encore très partiellement retransmises, les envisager sous cet angle est indispensable car l’histoire du temps présent « se singularise comme gestion historienne des usages sociaux et des instrumentalisations des passés incomplètement mis en histoire et de la mémoire pas encore refroidie71 ». À mi-chemin entre l’histoire sociale telle que définie par Antoine Prost et la sociologie historique de Dominique Schnapper, cet article croise aussi l’histoire des représentations qui prétend « saisir les multiples chemins par lesquels les hommes du passé pensaient leur présence au monde, donnaient sens à leurs actes ou encore modelaient leur mémoire72 ». Accordant elle aussi une large place aux sources de l’écriture de soi, elle permet d’appréhender le vécu de ces femmes par leur propre ressenti mais aussi par celui de l’opinion et de la société. Étant continuellement remises en question, taxées d’incompétence ou soupçonnées de déviances, les femmes militaires ont ainsi donné lieu à de multiples représentations. Participant de « la construction sociale de la réalité et régissant en dernière instance les identités et les pratiques sociales, tout en subissant leurs effets en retour », l’histoire des représentations de ces militaires féminines est un élément constitutif de l’analyse du processus de féminisation de l’armée française. Enfin, cette recherche croise également l’anthropologie de la guerre, telle que l’envisage Stéphane Audoin-Rouzeau. Le fait que les femmes soient traditionnellement exclues de l’activité guerrière est tellement admis qu’il est peu questionné par les historien-ne-s : « un historien ne cherche pas à savoir pourquoi les femmes ne combattent pas. Ce n’est d’ailleurs pas son rôle. En revanche, un anthropologue est conduit à s’interroger sur un tel sujet73 ». En partant des postulats d’Alain Testard ou Françoise Héritier précédemment évoqués, la féminisation de l’armée française apparaît comme un processus inachevé car le métier des armes reste fermé aux femmes. Dans cette logique, le doctorat que je viens d’achever entend analyser les raisons qui poussent les hommes à interdire aux femmes de combattre. Voldman, « Définitions et usages », dans Danièle Voldman, La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, Paris, CNRS, 1992, pp. 33-44. Jean-Pierre Azéma abonde lui aussi dans ce sens, soulignant que la constitution de l’Institut d’Histoire du Temps Présent en 1978 en est la vitrine scientifique : Jean-Pierre Azéma, « Temps présent », op. cit. Il caractérise l’histoire du temps présent selon deux aspects majeurs : « l’histoire très immédiate » et « l’histoire avec témoins ». 70 Danièle Voldman, « La place des mots, le poids des témoins », op. cit. 71 Christian Delacroix, « Entre doutes et renouvellements – les années 1980-2000 », dans François Dosse, Patrick Garcia et Christian Delacroix, Les courants historiques en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 2007 (1999), p. 537. 72 73 Hervé Mazurel, op. cit. Note 68. Stéphane Audoin-Rouzeau, « La violence de guerre au XXe siècle », op. cit. Pour approfondir ce sujet, voir Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe XXe siècle), Paris, Seuil, 2008. LES FEMMES DANS L’ARMÉE FRANÇAISE PENDANT LES GUERRES 71 De ces réflexions historiques, historiographiques et sémantiques a donc émergé la problématique principale de la thèse que j’ai soutenue et qui ambitionne d’expliquer comment les guerres ont entraîné une féminisation, plus ou moins subie, de l’armée française entre 1938 et 1962. Les conséquences de cette féminisation sont multiples. Mais la plus importante d’entre elles réside dans la transmission d’une mémoire féminine militaire des guerres ; ce qui constitue une grande nouveauté en matière d’historiographie militaire. L’analyse et les souvenirs de guerre ne sont plus exclusivement réservés aux hommes qui avaient le monopole de cet exercice d’écriture. Enfin, l’analyse du processus de féminisation de l’armée aboutit également à la conclusion que – comme à de maintes reprises par le passé – les femmes ont conquis le droit de porter l’uniforme militaire, et ce de façon officielle puisque leur statut de militaire a été maintes fois consolidé, contraignant par la même occasion les autorités à envisager ce processus sur le long terme et non plus « pour la durée de la guerre et quelques mois », comme le stipulaient les contrats d’engagement de 1940. DISCOURS CAROLINA MARTINEZ* ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LERY : TEMOIGNAGE INVOLONTAIRE ET METIER D’HISTORIEN DANS DEUX RECITS DE VOYAGE EN FRANCE ANTARCTIQUE Quelques hypothèses préliminaires. Autour de la reconstruction d’un contexte de production Dans une œuvre déjà classique à propos du métier d’historien, Marc Bloch soutenait que « jusque dans les témoignages les plus résolument volontaires », tels que les sources narratives, « ce que le texte nous dit expressément a cessé aujourd’hui d´être l´objet préféré de notre attention ». Tout au contraire, assure cet historien, « nous nous attachons ordinairement avec bien plus d´ardeur à ce qu’il nous laisse entendre, sans avoir souhaité le dire1 ». Si c’est donc ce témoignage involontaire qu’il est requis de comprendre – pas seulement ce que le texte dit mais le contexte politique et social dans lequel il a été produit –, les deux récits de voyage publiés à partir de l’expérience ratée de colonisation française dans la France Antarctique entre 1555 et 15582 deviennent particulièrement importants. L’intérêt pour ces œuvres et pour ce qu’elles contiennent, au-delà de ce que ses auteurs ont voulu transmettre, croît plus encore si l’on tient compte du fait que, dans les siècles suivants et parmi les chercheurs, le débat acharné autour des deux récits allait déterminer de part et d’autre les adeptes et les détracteurs passionnés de la colonisation. Il s’agit des Singularitez de la France Antarctique,3 l’œuvre du prêtre capucin et cosmographe royal André Thevet, publiée peu après son retour en France en 1558 et de L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil du * Universidad De Buenos Aires – Universite Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identites-Cultures-Territoires » (EA 337) 1 Marc Bloch, Apologie pour l´Histoire ou métier d´historien, Paris, Armand Colin, 1949, p. 25. 2 Même si l’on peut aussi dater la fin de cet épisode en 1560, quand le Fort de Coligny et avec lui ce qui restait de la France Antarctique furent attaqués par Mem de Sá et la grande escadre portugaise, le deuxième témoin et narrateur de cette expérience de colonisation avait, lui, quitté les lieux à la fin de 1558. 3 Le titre complet de l’œuvre telle qu’elle a été publiée en 1558 étant : Les Singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amérique : et de plusieurs Terres et Isles découvertes de notre temps. Par F. André Thevet, natif d’Angoulesme. (À Paris, Chez les héritiers de Maurice de la Porte, au Clos Bruneau, à l’enseigne S. Claude, 1558) Avec Privilège du Roi. (L’édition française de 1878 se trouve au Musée d’ethnographie “J. B. Ambrosetti” de la ville de Buenos Aires.) 76 CAROLINA MARTINEZ pasteur huguenot Jean de Léry, publiée pour la première fois en 1578, vingt ans après son retour4. Ce sont là les témoignages les plus importants (particulièrement celui de Léry) et en même temps, vues leurs motivations religieuses, les plus dissemblables de ce premier essai de colonisation française au Brésil. Il existe, en outre, une deuxième série d’œuvres, lettres et documents (parfois de vrais pamphlets politiques) d´autres participants à l’expérience colonisatrice, parmi lesquels la voix de son fondateur le ViceAmiral Nicolas Durand de Villegagnon suscite particulièrement l’attention5. Ces œuvres qui, faute de place, ne seront pas examinées dans cet article, possèdent cependant une réelle valeur dans la mesure où elles complètent le panorama dans lequel s´est insérée la polémique qui éclata entre Thevet et Léry. Afin de comprendre de façon plus satisfaisante les motivations réelles de ces récits de voyage, il est nécessaire de les situer dans leurs contextes de production : d’un côté, il est évident que les guerres de religion qui ont eu lieu en France dans la seconde moitié du XVIe siècle ont marqué profondément les intentions des écrits : Thevet appartient à un ordre étroitement lié aux hautes sphères du pouvoir royal6, et Léry est un pasteur huguenot de provenance beaucoup moins éminente qui, exilé à Genève, fut envoyé par Calvin en mission protestante dans la France Antarctique. Son rêve d’y trouver refuge face à l’acharnement de la persécution religieuse régnant en Europe, nonobstant, ayant été promptement frustré, a fait de L’Histoire d’un voyage... l’expression la plus claire de sa déception. Les contretemps que subit l’équipage peu après la fondation du Fort de Coligny dans la Baie de Guanabara, actuellement Rio de Janeiro, ainsi que les polémiques religieuses qui éclatèrent entre Catholiques et Protestants et qui se conclurent par l’expulsion de ces derniers de la France Antarctique (les obligeant, avant leur retour en Europe, à séjourner chez les peuples tupi qui habitaient la région), devraient faire partie, au même titre que les conflits religieux de l´époque, de l’analyse des deux sources. 4 Sous le titre complet de : Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil autrement dite Amérique contenant la navigation et choses remarquables, vues sur mer par l’auteur, le comportement de Villegagnon en ce pays là, les moeurs et façons de vivre étranges des sauvages américaines ; avec un colloque de leur langage, autres choses singulières, dont on verra les sommaires dans les chapitres au commencement du livre. Le tout recueilli sur les lieux par Jean de Léry, natif de la Margelle, terre de Saint-Sene, au duché de Bourgogne. (L’œuvre se trouve aussi dans le Musée d’Ethnographie “J. B. Ambrosetti” de la ville de Buenos Aires.) 5 L’édition récente de la part de la Fondation Darcy Ribeiro des lettres de Nicolas Durand de Villegagnon trouvées jusqu’à présent constitue une archive documentaire extrêmement riche pour une recherche future. Dans L’Écriture de l’Histoire, Michel De Certeau avait déjà proposé une liste variée de documents écrits et publiés au XVIe siècle autour de l’expédition de Villegagnon et les polémiques qui ont suivi. Voir M. De Certeau, L’Écriture de L’Histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 480. 6 Paul Gaffarel, dans André Thevet, Les singularitez de la France Antarctique, Nouvelle édition avec notes et commentaires par Paul Gaffarel, Paris, Maison-neuve, 1878, p. XXIII : “les divers rois qui se succédèrent si rapidement en France, depuis Henri II jusqu’au moment de sa mort en 1592, honorèrent Thevet de leur faveur.” ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LÉRY 77 À lire Léry, on apprend par exemple qu’en 1555, avec le soutien de Gaspard de Coligny mais aussi l’appui du Cardinal de Lorraine7, Nicolas Durand de Villegagnon, Vice-Amiral de Bretagne, suivi de 600 hommes, est parti vers le Brésil avec l’intention d’y établir la France Antarctique ou Brésil Français8. Au-delà des divergences parmi les chercheurs, autour de l’objectif principal de l’entreprise colonisatrice, l’intérêt commercial ne semble pas avoir été secondaire9. À ce sujet, Baudry de Vaux a suggéré : En 1554, il proposa un projet d’expédition colonial sur la côte du Brésil. (...) Il s’agissait d’établir une échelle française, dans le nord du Brésil, afin d’y protéger le trafic annuel des marins normands qui, depuis des temps immémoriaux, troquaient du bois rouge, le brésil, contre des pacotilles offertes aux indigènes qui coupaient et débitaient pour eux ce très dur bois de charpente10. Depuis 1525 au moins, les Français étaient des voyageurs assidus dans la région, où ils disposaient d’un nombre raisonnable d’agents et d’interprètes habitant parmi les communautés indigènes. Michel Mollat a résumé l’énorme intérêt que, parmi d’autres produits, le précieux bois brésil avait suscité parmi les commerçants français avides de profit aux dépens des populations indigènes. Dans une étude sur les intérêts français au Brésil rédigée à la fin du XIXe siècle, Paul Gaffarel fait allusion à l’importance croissante que, dès les premières années du XVIe siècle, et malgré le zèle portugais pour protéger la région des incursions étrangères, les commerçants français avaient donnée à cette zone qu’ils n’ont jamais cessé de fréquenter dans cette période11. Ainsi, on pourrait considérer la Relation authentique... de Binot Paulmier de Gonneville, fruit de l’expédition aux terres australes, comme le récit le plus complet de cette première période d’exploration française dans les mers du sud, même si, à cette époque-là, ce récit de voyage était plus lié à la découverte de la Terre Australe qu’aux régions méridionales de l’Amérique. 7 Cette assertion a été mise en cause par Baudry de Vaux, selon lequel, à ce moment-là, Coligny avait des affaires plus importantes à gérer que d’organiser l’expédition. Voir Jean Baudry de Vaux, “André Thevet et Jean de Léry : Technique d’une polémique au XVIe siècle”, 118e Congr. Nat. Soc. Hist. Scient., Pau, 1993: “Les naturalistes français en Amérique du Sud, XVI-XIXe siècles”, p. 14. 8 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, France, Plon, 1955, p. 88 : « Après une campagne de recrutement auprès des fidèles des deux cultes, menée aussi sur la place publique auprès des débauchés et des esclaves fugitifs, il réussit finalement, le 12 juillet 1555, à embarquer six cents personnes sur deux navires : mélange de pionniers représentant tous les corps d´état et de criminels tirés des prisons. » 9 Si pour quelques-uns, la fondation de la France Antarctique obéissait à des raisons religieuses, telle que l’opportunité d’échapper aux persécutions régnantes en France à cette époque là, d’autres mettent en relief les objectifs commerciaux. 10 11 J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry », op. cit., p. 13. Paul Gaffarel, “La Découverte du Brésil par les Français”, Congrès International des Américanistes, Compte-rendu de la Seconde Session, Luxembourg, 1877, (Tome Premier), Paris, Maisonneuve et Cie., 25, Quai Voltaire, 1878, p. 422 : “Dès les premières années du XVIe siècle et même dès la fin du XVe siècle, par conséquent dans les quinze années qui séparent l’expédition de Cousin et le voyage de Gonneville (1488-1503), nos compatriotes fréquentaient donc la côte brésilienne, et, malgré la jalousie ou les hostilités portugaises, ils n’ont plus cessé de la fréquenter.” Opinion partagée par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (op. cit., p. 88-89) 78 CAROLINA MARTINEZ Pourtant, contrairement aux incursions précédentes et malgré les échecs, l’entreprise mise en œuvre en 1555 sous la direction de Villegagnon avait pour objet d’être au départ d’un vrai projet colonisateur dans la région. Le commentaire perspicace de Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques attire notre attention une fois encore sur ses intentions ultimes et son désir de fonder une colonie française au Brésil, même si l’objectif immédiat était de fournir un refuge aux protestants persécutés : à son départ d´Europe, écrit Lévi-Strauss, « il n´oubliait que les femmes et les ravitaillements12 ». André Thevet débarque à Guanabara en novembre 1555 avec l’expédition Villegagnon. Malade – apparemment nombre des voyageurs récemment arrivés avaient attrapé la rubéole –, il quittera le Brésil pour l’Europe en compagnie de Bois-le-Comte, neveu de Villegagnon, dès janvier 1556. Certains ont interprété le départ soudain de Thevet comme l’œuvre d’un homme prudent qui, n’ayant pas voulu faire partie des conflits qui déjà à cette époque commençaient à s’installer dans l’île,13 a préféré quitter le Brésil. C’est l’avis de Gaffarel qui rappelle que Thevet ne participera jamais aux controverses religieuses, préférant compléter ses collections d’oiseaux, d’insectes, de plantes, d´armes et d´outils qu’il rapportera avec lui en France en qualité de Gardien du Cabinet des Curiosités du Roi. Lorsque le vice-amiral de Bretagne, Villegaignon, l’emmena avec lui au Brésil pour essayer d’y fonder une France Américaine, notre Cordelier eut gran soin de ne jamais se meler aux discussions religieuses, qui compromirent si rapidement les destinées de notre colonie...14 Selon Gaffarel, le retour de Thevet pourrait aussi s’expliquer par le désir croissant de Villegagnon de se débarrasser d’un témoin potentiel de ses oscillations en matière de foi. En effet, la lettre, évoquée par Jean De Léry dans son récit de voyage, de Villegagnon à Calvin demandant à ce dernier l’envoi à l’établissement colonial de colons et de pasteurs, coïncide dans le temps avec les préparatifs de retour de Thevet. Pareillement, dans une deuxième lettre à Calvin, Villegagnon le remerciera de la présence des pasteurs calvinistes qui l’ont « relayé » dans les fonctions religieuses qu’il avait dû assumer après le départ de Thevet. Jean de Léry, au contraire, appartient à l’ensemble de colons et de prêtres genevois appelés à faire partie de la France Antarctique après le départ de Thevet à la requête faite, semble-t-il, par Villegagnon à Calvin15. En 1558, après avoir été chassé par Villegagnon et avoir séjourné plusieurs mois parmi les tupi, Léry ainsi que l’équipage expulsé de l’île de Coligny pourront embarquer dans un navire normand vers la France. 12 Claude. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, France, Plon, 1955, p. 89-90. 13 Apparemment, l’occupation de la Baie de Guanabara faite par Villegagnon en 1555 dépassait les limites de l’Île de Coligny, où le fort avait été construit, et s’étendait à la terre ferme où l’on avait envisagé de fonder un établissement permanent nommé Henriville en l’honneur du roi. Cette hypothèse, nonobstant, s’oppose à une deuxième théorie qui attribue l’échec de la France Antarctique au fait que dès le début, l’établissement dans une île avait fait dépendre la source du ravitaillement des bonnes relations établies avec les populations locales. 14 15 Paul Gaffarel, dans André Thevet, Les singularitez…, op. cit., p. VIII. Il ne reste cependant pas de traces de la lettre dans laquelle la requête aurait pu avoir été formulée. ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LÉRY 79 Cependant, bien que Léry soit rentré en 1558, son récit de voyage, encombré d’invectives contre Thevet, ne sera publié qu’en 157816, atteignant un succès éditorial immédiat mis en évidence par les nombreuses traductions et éditions qui seront faites du récit dans les années suivantes. Il est évidemment remarquable que l’œuvre de Léry ait été publié vingt ans après la publication des Singularitez... par Thevet, mais seulement trois ans après que ce dernier eut publié une œuvre de l’envergure de la Cosmographie Universelle... publiée en 1575, laquelle comprenait, au-delà d’une collection de renseignements curieux à propos du Levant, des informations sur les habitants et les coutumes du Brésil rédigées vingt ans auparavant dans les Singularitez... À ce sujet, il faut se poser la question : comment Thevet a-t-il réussi en un si court séjour à réunir une si grande quantité d’information sur les habitants de ces terres ? Certains suggèrent que le cosmographe avait fait partie d’une expédition précédente, laquelle, sous l’ordre d’Henri II, avait parcouru les Amériques dans le plus grand secret17. Le but : étudier la région où éventuellement allait s’installer Villegagnon. Les multiples erreurs signalées par ses contemporains dans les Singularitez..., nonobstant, servent aussi à souligner l’impossibilité d’obtenir des données précises dans une période si brève. Les œuvres de Thevet et De Léry : objectifs, ressemblances, différences Même si pour certains il ne fut jamais « un maître en l’art d’écrire18 », avec la publication des Singularitez..., Thevet deviendra le premier à s’adresser au grand public et à décrire ces impressions de la France Antarctique. Son succès ne sera pas mineur. Ainsi, à la première édition de 1558, suivra immédiatement une seconde en français (publiée cette fois à Anvers) et une en italien, traduite par Guiseppe Horologgi en 1561. Le récit ne fait aucune allusion aux premières disputes dans l’établissement ni, évidemment, à Jean de Léry car dans ce bref laps de temps entre 1555 et 1558, ils ne se sont jamais croisés. Bien que Thevet signale tout au début des Singularitez... que c’est à l’instance de Villegagnon, homme généreux et honnête selon cet auteur, et sur ordre du Roi qu’il a voyagé vers les côtes brésiliennes, c’est seulement à partir du chapitre XXIV que le capucin racontera son arrivée dans la région : Après avoir là séjourné l’espace de deux moys, et recherché tant en isles que terre ferme, fut nommé le pais long à l’entour par nous découvert, France Antarctique, où ne se trouve lieu plus commode pour bastir et se fortifier qu’une bien petite isle, contenant seulement une lieüe de circuit, 16 Dans la préface, de Léry justifie le fait que l’œuvre fut publiée vingt ans après son retour en France en évoquant la perte du manuscrit original et plusieurs autres contraintes. 17 18 J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry », op. cit., p. 14. P. Gaffarel, dans A. Thevet, Les singularitez op. cit., p. XXI. 80 CAROLINA MARTINEZ située presque à l’origine de ceste rivière, dont nous avons parlé, laquelle pour mesme raison avec le fort qui fut basti, a esté aussi nommée Colligni19. Les chapitres précédents n’ont consisté qu’en de minutieuses descriptions (toujours en associant ce qu’il voit avec des personnages et des œuvres de l’Antiquité classique) des îles Canaries, du continent africain, de ses religions, de sa population, de sa géographie et de plusieurs autres aspects qui ont attiré son attention dès son départ de Normandie. Mais, dans le Chapitre XXIV, il fera allusion pour la première fois, et bien que peu concerné, au fait que Villegagnon dépend des échanges avec la population locale pour obtenir les victuailles et se ravitailler : « Quant aux vivres, les sauvages luy en portent... et ce pour quelques choses de petite valeur, comme petits costeaux, serpettes, et haims à prendre poisson20 ». À vrai dire, et le titre l’indique clairement, ce sont les singularitez ou singularités qui intéressent ce capucin. Avec une vocation de connaissance qui lui a fait aimer les objets rares et inconnus, Thevet avait décidé de faire connaître les raretés trouvées au Brésil après son séjour dans la France Antarctique sous le titre des Singularitez... Dans une réédition récente de son essai sur Montaigne, Carlo Ginzburg compare la figure de l’exceptionnel penseur avec celle, moins originale et moins perspicace, de Thevet. Ginzburg arrive à la conclusion que, malgré le doute que Montaigne jette sur la véracité du témoignage du cosmographe dans son célèbre essai sur les cannibales (en faisant des allusions indirectes aux données discutables publiées par Thevet dans les Singularitez... et en suivant la ligne proposée par De Léry), tous deux se rejoignent néanmoins dans le goût pour l’exotique21. Cet esprit de collectionneur, dont Ginzburg suggère qu’il fut partagé par Thevet et Montaigne, revêt un aspect particulier en ce qu’il revendique la complétude et, en cela, « l’ignorance des hiérarchies, qu’elles soient religieuses, ethniques ou culturelles22. » C’est peut-être en raison de ce dernier point que les quatre-vingt trois chapitres des Singularitez... parcourent divers sujets d’intérêt mais ne donnent pas nécessairement une vision globale de cette première rencontre avec une altérité aussi radicale que les tribus anthropophagiques tupi-guaranies ; aspect qu’on trouve en revanche assez clairement exposé dans l’œuvre de De Léry. 19 A. Thevet, Les singularitez op. cit., p. 129. 20 A. Thevet, Les singularitez op. cit., p. 128. Lévi-Strauss ne semble pas non plus percevoir ce problème. Lévi-Strauss, op. cit., p. 89 : “Villegagnon fonde, sur une île en pleine baie, le Fort-Coligny ; les Indiens le construisent, ils ravitaillent la petite colonie ; mais vite dégoûtés de donner sans recevoir, ils se sauvent, désertent leurs villages. La famine et les maladies s´installent au fort.” 21 Carlo Ginzburg, El hilo y las huellas, Buenos Aires, F.C.E., 2010, p. 96-7 : “El esfuerzo de Montaigne por comprender a los indígenas brasileños se nutría de una atracción por aquello que era extravagante, remoto y exótico, por las novedades y curiosidades, por las obras de arte que imitaban la naturaleza y por los pueblos que parecían cercanos al estado de naturaleza.” (« L’effort fait par Montaigne pour mieux comprendre les indigènes brésiliens, se nourrissait d’une attirance pour l’extravagant, le lointain et l’exotique, pour les nouveautés et curiosités, pour les œuvres d’art qui imitaient la nature et pour les peuples qui semblaient proches à l’état de nature. ») 22 C. Ginzburg, El hilo y las huellas, op. cit., p. 97. ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LÉRY 81 C’est seulement en 1575 avec la publication de la Cosmographie Universelle que Thevet fait allusion, bien que d’une manière différente de Léry, aux débats religieux survenus dans la France Antarctique. Ainsi, il rédigera la préface en défense de Villegagnon et contre les invectives protestantes23. Et c’est en raison de cette préface que Léry accusera Thevet de mentir cosmographiquement, même si le pasteur pourrait aussi être accusé d’avoir extrait des parties entières de l’œuvre de Thevet, de les modifier et de les inclure comme les siennes en racontant les malheurs vécus24. Malgré ces emprunts, le récit de Léry diffère essentiellement de celui de Thevet dans son interprétation de l’autre. Ce n’est pas par hasard que L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil a été considérée comme le bréviaire de l’ethnologue par Claude Lévi-Strauss25 ou que dès le XVIe siècle, le récit de voyage du prêtre protestant a provoqué les méditations les plus radicales autour de la condition humaine26. En raison de la manière dont elle fut rédigée, L’Histoire... a été considérée comme le point de départ moderne ou plus précisément de transition de la conception du bon sauvage. Il revient à Michel de Certeau d’avoir reconnu dans l’œuvre de Léry ce « discours sur l’autre » précocement moderne, en ceci qu’il réorganisait les représentations retrouvées, les altérations provoquées au sein d’une culture par sa rencontre avec une autre27. Divisée en vingt-quatre chapitres, l’œuvre ne comprend pas seulement une sévère critique de Thevet mais aussi un minutieux récit de son voyage au Brésil, de ce qui lui est arrivé dès son séjour à Guanabara et de ses impressions concernant les coutumes et rites tupinambas qu’il a observés lors de son séjour parmi eux après avoir été chassé du Fort de Coligny. Dans l’intérêt du présent article, ce sont cependant les invectives dirigées contre Thevet et Villegagon qui vont être analysées28. 23 Carlos Jáuregui, Canibalia. Canibalismo, calibanismo, antropofagia cultural y consumo en America Latina, Iberoamericana, Madrid, 2008, p. 180 : «... en la Cosmographie de 1575 incluyó una carta explicativa de Villegagnon sobre la pérdida de la France Antarctique ; en el contexto de la emergente hegemonía católica en Francia, Thevet le hacía al controversial almirante el homenage póstumo de la adopción de su versión de los hechos y la publicación de su defensa personal y alegato contra los calvinistas». (« Dans la Cosmographie de 1575, il inclut une lettre dans laquelle Villegagnon expliquait la perte de la France Antarctique,... Thevet rendait à l’Amiral controversé un hommage posthume en adoptant sa version des faits et en publiant sa propre défense contre les calvinistes ».) 24 25 Voir J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry », op. cit. Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques, France, Plon, 1955, p. 87. 26 Ce fut Montaigne qui dans son célèbre essai sur les Cannibales (un des plusieurs publiés en 1580), en faisant des subtiles allusions au récit de de Léry, analysa le présent d’une Europe divisée par les guerres et mit en cause les conceptions de l’époque autour de ce qui était considéré barbare et ce qui ne l’était pas. 27 28 M. De Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 248. Pour l’analyse détaillée de l’œuvre de de Léry par rapport aux écrits de Montaigne et la France de la moitié du XVIe siècle. Voir Carolina Martínez, “El recurso de la otredad como herramienta interpretativa. La Francia Antártica, De Léry y Montaigne en la Europa del siglo XVI”, dans González Mezquita, Ma. Luz (comp.), Historia Moderna : viejos y nuevos problemas, Mar del Plata, EUDEM, 2009. 82 CAROLINA MARTINEZ Le témoignage involontaire Il revêt une grande importance que Jean de Léry, dans la préface à la première édition, ait dédié l’œuvre entière à François de Coligny29, fils de Gaspar de Coligny, Amiral de France, partie prenante de l’organisation du projet colonisateur et qui, accusé d’avoir attenté à la vie de Charles IX et de la régente Catherine de Médicis, fut assassiné avec les plus importants chefs protestants la nuit de la Saint-Barthélemy en 1572. En ce sens, il n’est pas étrange de voir que la défense à outrance des intérêts protestants coïncide avec le reflux du protestantisme30, qui avait vu ses droits encore plus restreints sous le royaume d’Henri III. Dans le récit qui suit la préface, l’attaque des représentants les plus notables de la Couronne présents au Brésil devient encore plus suggestive, si l’on tient compte que Léry se situe hors du processus de colonisation en lui-même. Parmi d’autres injures, Thevet est accusé d’avoir inventé de faux crimes contre les Genevois : Mais quand en cette présente année 1577, lisant la Cosmographie... de Thevet, i´ay veu qu´il n´a pas seulement renouvelé & augmenté ses premières erreurs mais qui plus est (...) sans autre occasion que l´envie qu´il a eüe de mesdire & detracter des ministres, et par consequent de ceux que en l´an 1556, les acompagnèrent pour aller trouver Villegagnon en la terre du Bresil, dont i´estois du nombre, avec des disgressions fausses, picquantes et injurieuses, nous a imposé des crimes, à fin di-ie de repousser ces impostures de Thevet, i´ay esté comme contraint de mettre en lumière tout le discours de nostre voyage31, expliquera Léry tout au début. Et en plus de mettre en cause une grande partie des informations comprises dans les Singularitez... et la Cosmographie Universelle, le pasteur va aussi accuser le capucin d’avoir inséré dans sa deuxième œuvre une série d’observations qu’en raison du décalage entre l’arrivée de l’un et le départ de l’autre il n’aurait jamais pu faire. Pour atteindre son but, il fera appel à des citations textuelles de Thevet qui seront toujours précédées d´une réfutation énergique32 : « ... dit Thevet, J’avois oublié à vous dire que peu de temps auparavant y avoit eu quelque sedition 29 Jeande Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Avec une introduction de Paul Gaffarel, Paris, Alphonse Lemerre, 1880, p. 3 : « Voila Monsieur comme, en premier lieu, vous considérant représenter la personne de cest excellent seigneur, auquel pour tant d’actes généreux la patrie sera perpétuellement redevable, j’ai publié ce mien labeur sous vostre auctorité ». 30 Henri Lapeyre, Les Monarchies Européennes du XVIe siècle. Les relations internationales, Paris, PUF, 1973, p. 188 : « Henri III crut habile de se poser en chef de la Ligue,… la guerre reprenait ; ce fut la sixième. Elle dura environ un an et fut favorable aux catholiques. Elle se termina par la paix de Bergerac et l’édit de Poitiers (1577), qui marquait un recul du protestantisme ». 31 J. de Léry, Histoire d´un voyage faict en la terre du Bresil. Nouvelle édition avec une introduction & des notes de Paul Gaffarel, Tome Premier, Paris, Alphonse Lemerre Éditeur, 1880, p. 13. Voir aussi J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry », op. cit., p. 19. 32 J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry, op. cit., p. 20 : “Thevet n’est pas traité une fois d’aussi assuré menteur qu’impudent calomniateur”, il l’est cent fois : on lui prete mensonges, fariboles, “contes de la cigogne, impostures et insuffisances de toutes sortes” ; il est un “impudent menteur, convaincu de fausseté, auteur de contes prophanes, ridicules et puérils, et mensonger par tous ses écrits ». ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LÉRY 83 entre les François, advenue par la devision et partialitez de quatre ministres de la Religion nouvelle, que Calvin y avoit envoyéz pour planter sa sanglante Évangile33 ». Ainsi, si l’écrit commence par accuser Thevet de fausser des données, il continue par décrire la figure de Villegagnon et la façon dans laquelle celui-ci a maltraité autant la délégation catholique que la protestante entre 1555 et 155834. De cette façon, Protestant dans une période où le mouvement a perdu de sa force face à l’avancement de la Couronne, Léry semble construire et justifier, à travers la critique des deux figures qui incarnent le mieux le pouvoir royal, sa propre position, marginale, depuis les marges ellesmêmes35. D’après lui, Thevet fut le premier à accuser la mission protestante de semer la dissension et de répandre « la sanglante Évangile ». L’Histoire d’un voyage... serait donc une allégation de sa propre défense. La faute en revient aussi à Villegagnon qui, dans l’exercice abusif de son pouvoir, a chassé les Genevois. Dans ce dernier cas, L’Histoire d’un voyage... permettra à Léry d´insister sur le traitement réservé aux Protestants accueillis par les Tupis, beaucoup plus miséricordieux, malgré des pratiques sanguinaires ordinaires, que celui accordé par Villegagnon. Un aspect repris par Montaigne à l’heure de rédiger ses propres impressions sur ce sujet. C’est donc à cause de ces aspects et étant donné les raisons détaillés ciaprès, que le récit de de Léry est loin de ressembler à ce qui au XVIIIe siècle a constitué la triade voir, connaître, dominer36, associée tant de fois à toute la période d’expansion ultramarine. En principe, dans L’Histoire d’un voyage..., que ce soit dans le fort de Coligny ou parmi les populations tupinambas, l’observateur (en l’occurrence de Léry) est toujours dans une situation désavantageuse. Or, tel qu’on l´a vu, c’est justement sa marginalité par rapport aux sources de domination, dans ce cas le pouvoir royal représenté par Villegagnon et l’Église Catholique incarnée par la figure de Thevet, qui rend le récit doublement intéressant. Ainsi, L’Histoire d’un voyage... pourrait même être considérée comme un récit du dehors de dehors. Cette particularité, on le sait déjà, si chère à Lévi-Strauss, réside dans le fait qu’il s’agit d’un texte sur un autre à partir d’un regard qui est lui-même étranger. Probablement, celui-ci serait le témoignage involontaire tenu « enfermé » dans cette source. En 1580, Montaigne reprendra ce dernier aspect pour transformer cette opération en un exercice logique. Il le fera en s’appropriant l’expérience transmise par 33 J. de Léry, op. cit., p. 13. 34 J. Baudry de Vaux, « André Thevet et Jean de Léry », op. cit., p. 19 : « Villegagnon a été qualifié de “révolté de religion” (...) apostat, traitre, assassin, cruel, “Cain de l’Amérique”, tyran, imposteur, fraudeur, dissimulé, faussaire… » 35 Cette idée des marges, quoique de façon différente, sera analysée dans les essais utopiques du protestantisme français par Frank Lestringant, Huguenots en utopie ou le genre utopique et la Réforme, Paris, Société de l´histoire du Protestantisme français, T. 146, 2000. 36 Voir Marta Penhos, Ver, conocer, dominar. Imágenes de Sudamérica a fines del siglo XVIII, Buenos Aires, Siglo XXI Editores, 2005. 84 CAROLINA MARTINEZ Léry et en la resignifiant à partir de l’extrapolation et la relativisation des coutumes. Ainsi, dans Des Cannibales par exemple, l´essai, « au sens strict du terme, excercice de pensée sans frontières et sans bride, expérimentation ludique et rigoureuse tout à la fois d´une liberté scabreuse37 », deviendra l´outil préféré par Montaigne pour réfléchir aux notions essentielles de barbare, sauvage et naturel déjà ébauchées par Léry. En même temps, si Léry a besoin de mettre en relief sa position excentrique par rapport à ceux qui ont eu, ou ont actuellement, le pouvoir (la parole et les usages qu’on peut faire d´elle étant les armes essentiels de ce calviniste), Thevet n’aura, lui, pas besoin de se présenter comme quelqu’un de différent de ce qu’il est. Ses œuvres sont toujours publiées avec le privilège royal, ses écrits lui ont fait acquérir le titre de Premier Cosmographe Royal et jusqu’à sa mort en 1592, il conservera la bénédiction des deux rois qui succédèrent à Henri II. Il n´a qu’à faire son devoir de cosmographe ; tâche qu’il prendra au sérieux en rédigeant une prose prétendument érudite, en faisant des citations, plusieurs fois erronées, de ceux qui pourraient légitimer ses écrits – les Anciens – ou en essayant de reconstruire des étymologies, en général absurdes. On a déjà signalé comment les Singularitez... mettaient en relief des traits de collectionneur, lesquels, selon Ginzburg, amenaient Thevet à ignorer tout type de hiérarchie. Sa passion de recueillir des données, des curiosités, peut se voir également dans Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens recueilliz de leurs tableaux, livres, medailles antiques et modernes, œuvre publiée à Paris en 1584 et qui, apparemment, avait aussi impressionné Montaigne38. Thevet n’a pas besoin de justifier sa façon d’agir tel que l’a fait Léry. Il ne cherche pas, non plus, à faire partie des discussions philosophiques d’aucun type. Sa place à côté du Roi est assurée. Cette posture pourrait probablement expliquer le fait que ses accusations contre les pasteurs Genevois furent ajoutées à ses écrits en 1575 et, comme on l’a déjà dit, n’atteignirent jamais la véhémence avec laquelle de Léry s’est exprimé postérieurement. En bon fonctionnaire royal, Thevet, contrairement au huguenot, semble s’intéresser davantage à recueillir des informations qui pourraient éventuellement servir à la Couronne et à les organiser ensuite selon ses propres critères. Quelques réflexions finales Même abordée brièvement, l’étude des œuvres de Thevet et de Léry dévoile l’existence d’un réseau complexe de pouvoirs et d’intérêts croisés au carrefour de deux versions d’une même expérience de colonisation. Sans aucun doute, les conflits religieux qui ont éclaté en France dans la moitié du 37 Frank Lestringant, Huguenots en utopie ou le genre utopique et la Réforme, Paris, Société de l´histoire du Protestantisme français, T. 146, 2000, p. 258. 38 L’œuvre présente des segments dédiés à Homère et à Aristote, ainsi que des chapitres sur Thomas Morus et Montezuma. ANDRÉ THEVET ET JEAN DE LÉRY 85 XVIe siècle ont suivi les deux voyageurs jusqu’à la France Antarctique récemment fondée, conférant à leurs récits, et plus particulièrement à celui de Léry, ce regard dichotomique du monde. À partir de sa propre altérité et de sa propre expérience de l’altérité, ce dernier narrateur inaugure une nouvelle façon d’observer le monde. Pour quelques-uns, son récit sera vraiment le bréviaire de l’ethnologue. Pour d’autres, les mots de Léry deviendront de subtils outils pour questionner l’intolérance et la violence régnantes dans une Europe troublée par les guerres de religion. L’œuvre de Thevet, tout au contraire, corrobore l’intérêt d’incorporer, quoique seulement par écrit et non pas concrètement (tel que l’aurait souhaité la Couronne Française), tout ce qui dans sa nouveauté ou sa différence peut susciter l’attention de l’observateur et pourvoir au panorama plus complet de ce que la Couronne pouvait trouver outre-mer. Dans le cas de Thevet, comme dans celui de Léry, on pourrait donc dire que les descriptions détaillées des coutumes et rites tupinambas ne sont finalement pas si différentes. Tout au contraire, ce sont les différents desseins qui y président qui, dans l’un et l’autre cas, font de leurs récits des documents précieux pour interpréter non seulement les autres cultures mais aussi une culture si particulière, comme la nôtre. Bibliographie JEAN BAUDRY DE VAUX, André Thevet et Jean de Léry : technique d’une polémique au XVIe siècle, en 118e Congr. Nat. Soc. Hist. Scient., Pau, 1993 : « Les naturalistes français en Amérique du Sud, XVIXIX siècles ». MARC BLOCH, Apología para la historia o el oficio del historiador, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1996. ___________, Apologie pour l´Histoire ou métier d´historien, Paris, Armand Colin, 1949. MICHEL DE CERTEAU, L’écriture de l’Histoire, chap. V : « Ethnographie. L’oralité, ou l’espace de l’autre : Léry », Paris, Éditions Gallimard, 1975. ___________, El lugar del otro. Historia religiosa y mística, Buenos Aires, Katz Editores, 2007. JEAN DE LÉRY, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil autrement dit Amérique contentant la navigation., Lausanne, Bibliothèque romande, 1972. PAUL GAFFARAEL, « La Découverte du Brésil par les Français », Congrès International des Américanistes, Compte-rendu de la Seconde Session, Luxembourg, 1877, (Tome Premier), Paris, Maisonneuve et Cie., 25, Quai Voltaire, 1878, pp. 397-535. 86 CAROLINA MARTINEZ CARLO GINZBURG, El hilo y las huellas. Lo verdadero, lo falso, lo ficticio, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2010, Capítulo II : Montaigne, los caníbales y las grutas, pp. 73-108. CARLOS JÁUREGUI, Canibalia. Canibalismo, calibanismo, antropofagia cultural y consumo en America Latina, Iberoamericana, Madrid, 2008. HENRI LAPEYRE, Les Monarchies Européennes du XVIe siècle. Les relations internationales, Paris, PUF, 1973. FRANK LESTRINGANT, Huguenots en utopie ou le genre utopique et la Réforme, Paris, Société de l´histoire du Protestantisme français, T. 146, 2000. CLAUDE LÉVI-STRAUSS, Tristes Trópicos, Cap. IX : “Guanabara”, Buenos Aires, EUDEBA, 1970. ___________, Tristes Tropiques, France, Plon, 1955. MICHEL MOLLAT, « Premières relations entre la France et le Brésil : des Verrazani a Villegaignon », dans Six Études Historiques (de la découverte à la veille de l’indépendance), Paris, Institut des Hautes Études de L’Amérique Latine, 1962. MARTA PENHOS, Ver, conocer, dominar. Imágenes de Sudamérica a fines del siglo XVIII, Buenos Aires, Siglo XXI Editores, 2005. DAVID QUINT, « A reconsideration of Montaigne’s Des Cannibales », dans Karen Ordahl Kupperman, America in European Consciousness, 1493-1750, USA, North Carolina Press, 1995, pp. 166-191. ANDRÉ THÉVET, Les singularitez de la France Antarctique, Nouvelle édition avec notes et commentaires par Paul Gaffarel, Paris, Maisonneuve, 1878. (Titre complet dans la version originale : Les singularitez de la France Antarctique, autrement nommé Amérique : et de plusieurs terres et isles découvertes de notre temps, par F. André Thevet, natif d’Angoulesme, À Paris, Chez les héritiers de Maurice de la Porte, au Clos Bruneau, à l’enseigne S. Claude, 1558. Avec Privilège du Roi.) ___________, Cosmographie universelle illustrée des diverses figures des choses les plus remarquables veues para l’auteur et incognues de nos anciens et modernes, Paris, Pierre L’Huilier, 1575. ___________, Les vrais portraits et vies des hommes illustres, Grecs, Latins et Payens, anciens et modernes, Paris, Kernert et Guillaume Chaudière, 1584. ANDERS FJELD* DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ À LA DÉVICTIMISATION DU PROLÉTARIAT CHEZ RANCIÈRE : LA PENSÉE DE LA LUTTE CHEZ PROUDHON, MARX ET RANCIÈRE En voyant la critique et le projet politique que développe Marx comme déterminés par la configuration utopique et donc projective de la société communiste à venir, préjugé courant, on se rend aveugle au fait qu’au cœur même de la critique marxienne se trouve la critique des utopistes socialistes. Cela n’est pas inessentiel, on risque de rater d’un côté le sens du projet révolutionnaire de Marx tel qu’il se configure à travers la critique de l’utopie et de l’économie bourgeoise, et, de l’autre côté, l’ambiguïté conceptuelle qui donne à ce projet politique marxien son fonctionnement singulier. Et c’est cette ambiguïté, me semble-t-il, que Jacques Rancière cible, critique et travaille pour constituer un autre concept de la politique. Je voudrais dans ce texte tracer le chemin qui passe de la critique de l’utopie chez Marx et la manière dont le projet politique marxien s’y configure par le double rôle donné à l’utopie en relation avec le prolétariat, à la critique de Marx sur ce point chez Rancière et la manière dont une autre politique s’y configure passant par une sorte de dévictimisation conceptuelle du prolétariat. Je m’efforcerai d’abord à définir le sens de l’utopie chez Marx, et j’aborde cette question par la critique que Marx fait de Proudhon où d’un côté il lie la question de l’utopie à l’économie politique et à la bourgeoisie et de l’autre, il dégage ce qu’on peut appeler un excès critique dans l’utopie. Cet excès critique permet à Marx de donner à l’utopie un double sens : d’un côté, l’utopie est un certain modèle critique, de l’autre, elle est, par cet excès, une trace de vérité. C’est par cette trace de vérité qu’on aborde la critique que fait Rancière de Marx, pour spécifier comment il conçoit son propre concept de la politique à travers et contre le projet politique marxien. L’hypothèse que je développerai est ainsi qu’on peut voir dans la critique que fait Marx de Proudhon une ambiguïté dans le projet marxiste même, ambiguïté que Rancière prend pour cible à son tour dans sa critique de Marx pour, comme on va voir, libérer le prolétariat de son rôle de victime universelle. J’essayerai de montrer comment ces trois positions, celles de Proudhon, Marx et Rancière, constituent trois pensées de lutte, c’est-à-dire trois manières dont un mouvement révolutionnaire se configure autour d’un type spécifique de tort (tort utopique, tort absolu, tort générique). * Universite Paris Diderot - Paris 7 Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP) ANDERS FJELD 88 Brûler la propriété à petit feu plutôt que l’enfer de la révolution ? Commençons par la relation personnelle et intellectuelle entre Proudhon et Marx. Proudhon publie en 1840 Qu’est-ce que la propriété ?, ouvrage que Marx lit avec enthousiasme1, et qu’il considère à l’époque comme étant le meilleur ouvrage du socialisme français, même s’il le critique dans les Manuscrits de 18442. Ils se rencontrent en 1844, et entretiennent des longues discussions. Marx lui propose dans une lettre en 1846 de devenir l’antenne française d’un réseau communiste. Proudhon accepte mais avec des réserves importantes : il ne veut rien entendre de la révolution telle que la conçoit Marx. Dans sa lettre de réponse, Proudhon dit : « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple […] ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle religion3 ». Il conclut qu’il « préfère donc faire brûler la Propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force4 ». Là où Marx chercherait l’abolition de la propriété privée par la révolution, Proudhon cherche plutôt à déconstruire peu à peu la propriété privée, pour parvenir ainsi à l’état d’égalité d’une société sans classes. Après cette lettre, Marx rompt son amitié avec Proudhon et le considère désormais comme un petit-bourgeois et un danger5. En 1847, il publie Misère de la philosophie – Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon. Si Proudhon semblait penser sa différence avec Marx plutôt au niveau des moyens nécessaires pour détruire la propriété et parvenir à la société sans classes – c’est-à-dire brûler à petit feu plutôt que l’enfer de la révolution – Marx répond ici que Proudhon reste enfermé dans l’économie bourgeoise et que sa théorie est utopique. Si Marx voyait dans Proudhon un camarade et le meilleur des socialistes français, il voit désormais une différence de fond qui sépare de façon décisive leurs projets. Marx avait déjà remarqué ce qu’il considérait être les faiblesses théoriques de Proudhon dans les Manuscrits de 1844, alors pourquoi deviennent-elles maintenant fondamentales ? On gardera cette question pour plus tard, puisqu’elle renvoie au concept de l’utopie que Marx développe. Abordons d’abord la critique que fait Marx de Proudhon. Je vais brièvement présenter la théorie 1 Marx dit même dans La Sainte Famille : « L’ouvrage de Proudhon Qu’est-ce que la propriété ? a, pour l’économie moderne, la même importance que pour la politique moderne l’ouvrage de Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ? ». Cité dans Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Editions Payot et Rivages, 2002, p. 44. 2 3 4 5 Voir Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 120-121. Lettre reprise dans Karl Marx, Misère de la philosophie, p. 49-50. Op. cit. Dans une lettre à l’éditeur du Capital, Marx écrit : « Il est de la plus haute importance d’émanciper les Français des fausses conceptions où Proudhon les a enfermés avec sa mentalité de petit-bourgeois idéaliste. » Cité dans Karl Marx, Misère de la philosophie, p. 14. DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ 89 de Proudhon en me concentrant sur ses notions de travail et de valeur, et après montrer en quoi consiste la critique de Marx. Dans Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon défend sa fameuse thèse : la propriété, c’est le vol ! En quoi est-ce du vol ? Proudhon dit : « Quiconque travaille devient propriétaire […] Et quand je dis propriétaire, je n’entends pas seulement, comme nos économistes hypocrites, propriétaire de ses appointements, de son salaire, de ses gages ; je veux dire propriétaire de la valeur qu’il crée6 ». Alors le travail crée de la valeur et cette valeur est la propriété du travailleur qui la crée. Que ce soit ainsi, dit Proudhon, est « un droit naturel, nécessaire, inhérent au travail7 ». Mais la société capitaliste ne reconnait pas ce droit naturel ; les travailleurs travaillent pour un capitaliste qui tire du profit de leur travail, et il le tire parce qu’il détient les moyens de production dont les travailleurs dépendent pour travailler, pour créer de la valeur, pour consommer, pour se reproduire. Au travailleur qui utilise ses moyens de production pour créer de la valeur, le capitaliste donne un salaire, mais il garde le produit de son travail, ce qui fait que le travailleur est à zéro quand il a fini le travail, tandis que le capitaliste a dans ce produit « un gage d’indépendance et de sécurité pour l’avenir8 ». Donc, l’injustice est déjà le point de départ : c’est le fait qu’il y a ceux qui détiennent les moyens de production, qui possèdent la propriété, ce qui fait que le travailleur n’est pas le propriétaire de la valeur qu’il crée, contrairement à ce droit naturel inhérent au travail. La propriété permet ainsi de reproduire une société inégale en dépit du droit naturel, et il faut alors supprimer cette propriété privée pour arriver à une société sans classes où chacun est propriétaire de la valeur créée par son travail. Mais qu’en est-il de cette valeur elle-même ? Proudhon pose la question : « Combien de clous vaut une paire de sabots9 ? » C’est la question de la valeur relative ou de la valeur d’échange d’un produit, c’est-à-dire : qu’estce qui fait que ce produit a cette valeur-là par rapport à un autre produit quelconque ? Il répond : « La valeur absolue d’une chose est […] ce qu’elle coûte de temps et de dépense10 ». Donc, la valeur d’une chose est essentiellement le temps de travail mis pour le produire. La valeur relative des chaussures qui ont pris une heure de production, c’est la valeur d’une heure de travail. C’est une proposition qui va de paire avec sa conception de travail et de la propriété comme droit naturel : si chacun est propriétaire de la valeur créée par son travail, et si la valeur créée est strictement définie par le temps mis pour la créer, du coup, on est dans une société fondamentalement égalitaire car à chacun revient son travail. Une heure de travail crée la valeur 6 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, Paris : Librairie Générale Française, 2009, p. 243. 7 8 9 10 Ibid. Ibid., p. 249. Ibid., p. 269. Ibid., p. 270. 90 ANDERS FJELD d’une heure de travail. À chacun revient exactement la valeur qu’il a créée, et c’est cela que Proudhon nomme la justice éternelle. Les inégalités seront justes car déterminées par le temps que chacun met à travailler. Il me semble donc que la raison pour laquelle Proudhon dit à Marx qu’il n’y a qu’à faire brûler la Propriété à petit feu, est que l’état égalitaire sans classes est déjà en œuvre dans la société capitaliste, cet état égalitaire étant simplement nié par le partage existant de la propriété privée. Marx répond par une (longue) série de démonstrations pour montrer que cette théorie de la valeur relative est bourgeoise et utopique. Je me concentrerai sur la manière dont Marx attaque cette théorie de la valeur, pour après examiner plus précisément ce que bourgeois et utopique veut dire en ce sens pour Marx. Déjà, on peut remarquer une conséquence problématique de la théorie de Proudhon : si un travailleur fait une chaussure en une heure de travail, et qu’un autre fait la même chaussure en six heures de travail, cette deuxième chaussure aura six fois plus de valeur relative que la première, même si c’est la même chaussure. Marx est pourtant d’accord avec Proudhon que c’est le temps de travail qui génère la valeur, mais contrairement à ce que présuppose Proudhon, Marx dit que ce temps de travail est une mesure abstraite dans la société capitaliste. « Il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure11 ». L’homme est ainsi aliéné dans la société capitaliste, ce qui veut dire que l’homme est devenu une marchandise qui se vend sur le marché du travail de la même façon que se vend une marchandise quelconque – le travail a une valeur d’échange comme toute autre marchandise, et il est acheté « comme instrument de production, comme on achèterait une machine12 ». Donc, pour Proudhon, le travail est la mesure ultime de la valeur – une heure de travail donne la valeur d’une heure de travail – tandis que pour Marx, le travail a déjà une valeur fixée par la dynamique de la société capitaliste – une heure de travail équivaut à la valeur qu’une heure de travail a dans la société capitaliste. Et cette valeur du travail fixée dans le capitalisme est, selon Marx, le minimum de temps nécessaire pour produire la marchandise. « C’est important d’insister sur ce point que ce qui détermine la valeur, ce n’est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le minimum de temps dans lequel elle est susceptible d’être produite, et ce minimum est constaté par la concurrence 13 ». Donc, dit Marx, si le travail du travailleur est une marchandise dans la société capitaliste (aliénation), sa valeur en tant que marchandise, c’est-àdire le salaire, sera mesurée par le minimum de temps susceptible de le produire, et comme Marx dit dans Les manuscrits de 1844 : « Le taux minimum du salaire, le seul tenu pour nécessaire, est celui qui assure la 11 12 13 K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 101. Ibid., p. 106. Ibid., p. 114. DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ 91 subsistance de l’ouvrier pendant le travail, lui permet de nourrir une famille, pour que la race des ouvriers ne s’éteigne pas. Le salaire ordinaire est, d’après Smith, le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité, c’està-dire avec une existence animale14 ». Là où Proudhon voyait dans le temps du travail l’égalité niée par la société capitaliste en raison du partage existant et inégalitaire de la propriété privée, Marx voit l’aliénation, le minimum de salaire et toute la misère de la société capitaliste. Marx conclut donc : « La valeur relative, mesurée par le temps du travail, est fatalement la formule de l’esclavage moderne de l’ouvrier, au lieu d’être, comme M. Proudhon le veut, la “théorie révolutionnaire” de l’émancipation du prolétariat15 ». Proudhon bourgeois et utopique Alors, pourquoi Marx dit-il que la théorie de Proudhon est d’un côté bourgeoise et de l’autre utopiste ? Elle est bourgeoise parce que Proudhon envisage de rester avec le mode de production capitaliste : il pense que « l’échange individuel peut subsister sans l’antagonisme des classes16 », et il « cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin d’assurer la continuité de la société bourgeoise17 ». Ce n’est pas seulement que Proudhon ne connaît pas le vrai fonctionnement de la société capitaliste, c’est aussi que son ignorance le met en alliance avec Ricardo et Smith, pour qui les lois économiques de la société bourgeoise sont « des lois éternelles qui doivent toujours régir la société18 ». Mais même si on suppose que Proudhon s’est fondamentalement trompé par rapport au fonctionnement réel de la société capitaliste, il présente néanmoins, et à la différence de Ricardo et Smith, une critique violente au nom des prolétaires contre les capitalistes-propriétaires – la propriété, c’est le vol ! Il y a ainsi un côté critique chez Proudhon qui promeut la cause prolétaire en dépit de son ignorance, ce qui probablement rapprochait Marx de Proudhon au début, même après avoir remarqué brièvement dans les Manuscrits les problèmes de sa théorie. Il me semble que c’est pour expliquer ce côté critique que Marx dira que Proudhon est aussi un utopiste, et non pas seulement un bourgeois comme Ricardo et Smith. « La théorie des valeurs de Ricardo est l’interprétation scientifique de la vie économique actuelle : la théorie des valeurs de M. Proudhon est l’interprétation utopique de la théorie de Ricardo19 ». En quoi Proudhon est-il alors utopique ? 14 15 16 17 18 19 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 56. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 99. Ibid, p. 127. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 61. Ibid., p. 175. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 97. 92 ANDERS FJELD Il me semble que Marx donne deux sens à l’utopie, ici dans sa critique de Proudhon aussi bien que dans le Manifeste avec Engels : d’un côté, l’utopie est un certain modèle critique – une « peinture imaginaire de la société future20 » – de l’autre côté, l’utopie est une certaine trace de vérité par son insertion sociale – les « premières aspirations intuitives de ce prolétariat à une transformation complète de la société21 ». Premièrement, par rapport à l’utopie chez Proudhon en tant que modèle critique, Marx dit : « M. Proudhon prend pour point de départ la valeur constituée, pour constituer un nouveau monde social au moyen de cette valeur […] la valeur constituée doit faire le tour et redevenir constituante pour un monde déjà tout constitué d’après ce mode d’évaluation22 ». La valeur constituée, c’est-à-dire la présupposition qu’une heure de travail donne la valeur d’une heure de travail, est son point de départ, mais elle est aussi ce qui explique le fonctionnement injuste de la société capitaliste et ce qui doit être réalisée dans sa pureté pour que l’homme puisse vivre dans l’éternelle justice. Autrement dit, sa théorie est utopique parce qu’il commence avec l’état auquel il veut arriver, et son modèle critique consiste à montrer simplement comment l’état actuel nie ou refoule cet état idéal. Il faut ainsi renverser ce qui dans la société existante nie l’état idéal déjà présupposé. Dans le Manifeste, Marx et Engels parlent des socialismes criticoutopiques de Fourier, Saint-Simon, Owen et Cabet, comme une « peinture imaginaire de la société future » qui « comportent aussi des éléments critiques. Ils attaquent tous les éléments de la société existante23 ». Ils ajoutent que « pour eux l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société24 ». En tant que modèle critique, l’utopie comporte alors trois éléments : a) projection imaginaire d’une société future, b) critique comparative et négative de la société actuelle, c) pratique pour réaliser cette projection. Donc, dans un premier sens, si Proudhon fait une interprétation utopique de Ricardo, c’est qu’il a apporté ces trois éléments à l’économie politique bourgeoise : a) le salaire égal pour tout le monde car une heure de travail crée la valeur d’une heure de travail dont le travailleur seul sera le propriétaire, b) l’injustice de la société capitaliste car le travailleur n’est pas le propriétaire de la valeur qui lui appartient à cause de la propriété privée, c) brûler la propriété privée à petit feu. Passons au deuxième sens de l’utopie comme trace de vérité, ce qui présuppose en même temps d’aborder le concept du prolétariat. Je cite un passage parlant de Misère de la philosophie en ce sens : 20 21 22 23 24 K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 64. Ibid. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 96. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 64. Ibid., p. 63. DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ 93 Tant que le prolétariat n’est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n’a pas encore un caractère politique, et que les forces productives ne se sont pas encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l’affranchissement du prolétariat et à la formation d’une société nouvelle, ces théoriciens [de la classe prolétaire] ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice. Mais à mesure que l’histoire marche et qu’avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n’ont plus besoin de chercher la science dans leur esprit, ils n’ont qu’à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et de s’en faire l’organe25. Les systèmes utopiques sont ici, me semble-t-il, une sorte de témoignage d’une transition historique, et cette transition historique est aussi leur condition propre – car quand l’histoire marche et la lutte du prolétariat se dessine, il n’y a plus besoin des utopies. L’utopie est une trace de vérité dans le sens où sa fausseté idéologique porte la vérité du développement du prolétariat. Il y a donc deux insuffisances à l’utopie, ce qu’on peut lire dans le Manifeste. Premièrement, l’utopie correspond à « la première période de lutte embryonnaire entre le prolétariat et la bourgeoisie26 », donc à un certain stade historique par rapport à la lutte des classes dans la société capitaliste qui doit et va être dépassé. Deuxièmement, liée à son modèle critique, l’utopie est statique, immobile, fixe, « peinture imaginaire », elle s’élève audessus la dynamique de la lutte des classes et, quand l’Histoire marche, elle perd « toute valeur pratique, toute justification théorique27 ». Donc, disent Marx et Engels, « si, à beaucoup d’égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires. Car ces disciples s’obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres face à l’évolution historique du prolétariat28 ». C’est que l’utopie est un symptôme : l’utopiste veut dissoudre la misère du prolétariat en bâtissant un nouveau monde pour tous, mais il ne voit pas la signification de cette misère. Marx et Engels disent ainsi que le socialisme critico-utopique « correspond aux premières aspirations intuitives de ce prolétariat à une transformation complète de la société29 », et que les utopistes « ont fourni […] des matériaux extrêmement précieux pour éclairer les ouvriers30 ». Il y a donc dans cette manifestation de faux – critico-utopisme, petit-bourgeoisie, anarchie proudhonienne – une trace, une aspiration intuitive, ou un symptôme. 25 26 27 28 29 30 K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 179. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 63. Ibid., p. 65. Ibid. Ibid., p. 64. Ibid. ANDERS FJELD 94 On peut se demander, à titre spéculatif, si ce n’est pas cela qui fait que Marx peut se tourner si vite contre Proudhon. Proudhon serait le meilleur des socialistes français car il s’indigne devant la misère du prolétariat, s’élève comme théoricien du prolétariat violemment attaquant les capitalistespropriétaires au nom de son monde utopique, et il s’inscrit ainsi dans cette aspiration intuitive à une transformation complète de la société. Or, Proudhon n’aurait pas saisi le sens de cette misère, et il devient conservateur au lieu de révolutionnaire en ne voulant pas s’installer dans le marche de l’Histoire, préférant rester avec son utopie immobile, fixe, pétrifiée qui n’appartient qu’à la lutte embryonnaire entre le prolétariat et la bourgeoisie. C’est que Proudhon a préféré conserver son utopie devant l’évolution historique que doit prendre la lutte des classes, et il n’est alors plus qu’un bourgeois. Dévictimisation du prolétariat Mais alors, qu’est-ce qui permet ce diagnostic de l’utopie comme une force positive en dépit de son modèle critique, source des aspirations intuitives qui est néanmoins destinée à devenir obsolète et conservatrice par la suite ? C’est, me semble-t-il, le concept du prolétariat et de l’idéologie chez Marx. Je me tourne maintenant vers la critique que fait Rancière de Marx dans La mésentente – qui est une critique de ce diagnostique ou de cette symptomatologie-là, c’est-à-dire, le diagnostique selon lequel un phénomène politique porte une trace de vérité en dépit de ses défauts critiques et de ses méconnaissances, et que cette vérité est mesurée par le développement du prolétariat et la lutte des classes. C’est ce que Rancière nomme méta-politique, et il dira que ce diagnostic fonctionne grâce au concept d’idéologie : Idéologie est le mot qui signale le statut inédit du vrai que forge la métapolitique : le vrai comme vrai du faux : non point la clarté de l’idée face à l’obscurité des apparences ; non point la vérité indice d’elle-même et de la fausseté mais au contraire la vérité dont le faux seul est l’indice ; la vérité qui n’est rien que la mise en évidence de la fausseté, la vérité comme parasitage universel. […] En l’inventant, Marx invente pour un temps qui dure encore un régime inouï du vrai et une connexion inédite du vrai au politique31. Il y a ainsi une oscillation entre deux pôles chez Marx, le vrai et la manifestation de sa fausseté, qui est une oscillation entre deux manières de voir le prolétariat en tant que classe. D’un côté, le prolétariat est cette classe qui n’est pas une classe mais le processus de décomposition sociale qui chemine vers la révolution, de l’autre côté, le prolétariat est cette classe qui conteste, proteste et construit partout des litiges, « acteurs de la politique démocratique32 » dira Rancière là où la science marxiste les voit comme se 31 32 Jacques Rancière, La mésentente – Politique et philosophie, Paris, Éditions Galilée, 1995, p. 123. Ibid., p. 129. DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ 95 rassemblant sous des doctrines critico-utopiques, menant des contestations petit-bourgeois, méconnaissant le vrai mouvement de leur lutte, ayant des « aspirations intuitives » sur le sens de leur activité contestataire. Rancière dit : « Alternativement, [l’idéologie] permet de réduire l’apparence politique du peuple au rang d’illusion recouvrant la réalité du conflit ou, à l’inverse, de dénoncer les noms du peuple et les manifestations de son litige comme vieilleries retardant l’avènement des intérêts communs33 ». Donc, « le concept de classe entre dans une oscillation indéfinie qui est aussi l’oscillation […] entre un radicalisme de la ‘vraie’politique […] et un nihilisme de la fausseté de toute politique34 ». Comment comprendre de là le concept de classe ? Quel est le concept marxien du prolétariat qui permet une telle oscillation ? Le prolétaire chez Marx est, me semble-t-il, la victime universelle qui subit le tort absolu. Au fond, pour Marx, il n’y a qu’un seul tort, et c’est le tort de la société capitaliste en tant que telle contre le prolétariat en tant que tel. Ce tort se concentre objectivement dans le surtravail qui permet d’extraire un surplus de valeur des mouvements du capital et qui est une exploitation systématique et nécessaire pour la reproduction de la classe bourgeoise et donc de la société capitaliste toute entière. Rancière dit : « [La méta-politique] affirme le tort absolu, l’excès du tort qui ruine toute conduite politique de l’argumentation égalitaire35 ». Mais le prolétaire en tant que victime universelle est un être curieux : les protestations qu’il mène contre les capitalistes et les litiges qu’il construit pour améliorer sa situation concrète cachent la vérité de ces protestations et litiges, la vérité étant le tort absolu de la société capitaliste en tant que telle. Et ce tort ne peut se traiter ou s’achever que par la trajectoire révolutionnaire qui mène au-delà de cette société de classe dans laquelle le prolétaire reste objectivement une victime de l’exploitation économique. Le prolétariat est en ce sens le particulier devenu universel, il est à la fois cette classe-en-soi qui subit le tort de la société capitaliste en tant que telle (particulier) et la dissolution de toutes les classes (universel). Il ne peut s’émanciper sans émanciper toute la société, son exploitation étant nécessaire pour la reproduction de la société capitaliste et son émancipation révolutionnaire en tant que classe entraînant par conséquent la société entière. En tant que victime universelle, chaque prolétaire se trouve donc déjà mesuré politiquement par cette trajectoire révolutionnaire, même là où il proteste et s’oppose à l’ordre capitaliste pour un cas particulier et local sans « viser » la révolution globale de la société capitaliste. Le fait même d’affirmer que chaque protestation et litige créent des « aspirations intuitives » chez lui présuppose déjà qu’il se trouve mesuré par la trace de vérité qui est toujours en excès des formes concrètes de litige politique mêmes. 33 34 35 Ibid., p. 123. Ibid., p. 122. Ibid., p. 119. 96 ANDERS FJELD Or, pour Rancière, il n’y a pas un seul tort absolu de la société capitaliste et, par conséquent, il n’y a pas une classe objectivement définie d’hommes qui sont voués à un statut de victimes universelles. Là où la science marxiste voit une trace de vérité dans différentes contestations, protestations et constructions de litige, la trace du tort absolu et de la victimisation universelle, Rancière voit la politique même, c’est-à-dire la manière dont les prolétaires s’instituent comme une part des sans-part, la manière dont le nom « prolétaire » devient « un opérateur du litige, un nom pour compter les incomptés, un mode de subjectivation en surimpression sur toute réalité des groupes sociaux36 ». Au lieu de l’identification de classe par des critères objectives économiques comme point de départ pour penser la subjectivation politique – où elle prend la forme d’une prise de conscience ou d’une construction politique de la trajectoire révolutionnaire, processus par lequel la classe-en-soi devient la classe-pour-soi – Rancière considère que la subjectivation politique « s’ouvre » par un processus de désidentification des déterminations sociales, autrement dit par une reconfiguration dissensuelle du partage du sensible. Il inverse ainsi en quelque sorte le dispositif marxiste : ce n’est pas comme pour Marx l’objectivation socioéconomique qui constitue la condition ou le « fondement » de la subjectivation politique, c’est la désidentification de l’objectivation sociale qui ouvre un espace anarchique de subjectivation politique qui ne connaîtra pas de trajectoire révolutionnaire mesurable par une marche de l’histoire, mais qui reconfigure le partage du sensible qui donne à chacun son part dans l’ordre social. Or, Rancière reste par là aussi très proche de Marx. Il dit : « Le prolétariat n’est pas une classe mais la dissolution de toutes les classes, et en cela consiste son universalité », dira Marx. Il faut donner à cet énoncé toute sa généralité. La politique est l’institution du litige entre des classes qui ne sont pas vraiment des classes37 ». Il me semble ainsi que Rancière retient une partie importante du dispositif de Marx, c’est-à-dire le particulier devenu universel parce que l’ordre en tant que tel lui fait tort, mais il rend ce dispositif générique, et c’est ainsi qu’il passe de la figure du prolétaire en tant que victime-en-soi de la société capitaliste, à la part des sans-part comme l’institution d’un sujet du tort par la démonstration d’égalité, autrement dit, à la formule générique : « toute police fait tort à l’égalité38 ». On peut dire que Rancière multiplie infiniment ce seul tort de Marx – c’est comme s’il faisait passer Marx par l’éternel retour de Nietzsche. La police est le nom générique de l’ordre social institué, et la politique est le nom générique de la démonstration d’égalité qui sépare cet ordre de soi-même en dressant un sujet du tort, comme par exemple « le prolétaire », ce sujet étant « un espace de sujet où n’importe qui peut se compter parce qu’il est l’espace d’un compte des incomptés, d’une mise en rapport d’une part et 36 37 38 Ibid., p. 121. Ibid., p. 39. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique-Éditions, 1998, p. 113. DE L’UTOPIE MARXIENNE COMME TRACE DE VERITÉ 97 d’une absence de part39 ». La politique consiste donc à dresser un tel sujet de tort par un montage de démonstrations d’égalité pour ainsi entrer dans un traitement du tort, c’est-à-dire une « modification même du terrain sur lequel le jeu se tient40 », soit une modification du partage du sensible. Conclusion On retrouve ainsi trois différentes pensées de la lutte – pensées elles aussi en lutte – chez Proudhon, Marx et Rancière. Pour Proudhon, la société idéale et sans classes est déjà à l’œuvre dans la société capitaliste, mais comme elle est niée par le partage existant et inégalitaire de la propriété, le mouvement de lutte doit abolir ce partage, à la suite de quoi l’homme vivra dans la justice éternelle. On peut dire que le tort autour duquel se configure le mouvement révolutionnaire est en ce sens un tort utopique. Pour Marx, il s’agit plutôt d’un tort absolu. La société capitaliste fait tort aux prolétaires, ces derniers étant à la fois cette classe-en-soi qui subit le tort de la société capitaliste en tant que telle et la dissolution de toutes les classes. Le mouvement de lutte doit donc être capable de mesurer la force politique du prolétariat par rapport à son évolution objectif, tout en déchiffrant et dénonçant les formes bourgeoises et utopiques de lutte qui ne prennent pas en compte le tort absolu du capitalisme et la nécessité de révolutionner cette société de fond au comble. Autrement dit, la lutte doit passer par le mouvement vrai de la société qui rompra avec l’exploitation systématique du prolétariat par les capitalistes à travers le surtravail, s’imposant donc nécessairement comme dissolution de toutes les classes. En « dévictimisant » le prolétariat, Rancière rend générique ce tort qui constitue la rationalité de la politique marxienne : il n’y a pas un seul tort absolu et une victime universelle, il y a une infinité de torts singuliers qui se construisent chaque fois à travers une subjectivation politique et non plus en partant d’une victimisation préalable. Tort générique, donc. Le tort de Marx, par lequel le prolétariat était un sujet politique singulier car à la fois particulier et universel, est ainsi repris chez Rancière au prix de ne pas le déterminer par avance par une objectivation socio-économique. La politique est le processus par lequel un tort est démontré à travers des démonstrations d’égalité qui dépassent nécessairement l’ordre social institué, cet ordre social étant une distribution inégalitaire de parts résistant à sa propre contingence, résistant donc à chaque rupture politique qui reconfigure cette distribution de parts par un principe d’égalité. La subjectivation politique ou le mouvement de lutte consiste ainsi à dresser ce sujet du tort à travers des désidentifications et des démonstrations d’égalité, pour entamer un traitement du tort, modification même du terrain sur lequel le jeu se tient, reconfigurant la distribution policière et inégalitaire des parts. 39 40 J. Rancière, La mésentente, op. cit., p. 60. Ibid., p. 64. PASCAL BOUSSEYROUX* EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE1 À la mémoire de mon arrière-grand-père, André Roche, qui le premier, me parla d’Edmond Michelet dans mon enfance. « Ah ! Vous êtes un ami de Michelet ? Alors, vous êtes royaliste ou communiste ? » Rapportée dans la biographie écrite par Claude Michelet, le fils d’Edmond Michelet, la boutade du Général de Gaulle semble avoir été répétée à plusieurs reprises2. De son côté, l’intéressé estime en 1956, dans une réponse à une enquête de la Chronique Sociale de France, que « gauche et droite, c’est surtout une question de tempérament. De sorte que suivant les circonstances, le même catholique chez nous peut se sentir alternativement de droite... et de gauche. À mes yeux, le catholique français type est celui qui se sent partagé journellement entre ces deux pôles. »3 Le fait qu’il commence par évoquer l’assimilation des chrétiens à la droite et qu’il marque comme une hésitation ou une surprise en évoquant après quelques points de suspension les proximités avec la Gauche montre bien que celles-ci ne vont pas nécessairement de soi. Certes, Michelet ne développe pas plus avant son propos et ne hasarde aucune définition de ces concepts qui forment la « summa divisio » (dixit René Rémond) de la vie politique française ; en ce qui le concerne, son passé de résistant qui a partagé avec des déportés communistes l’épreuve de Dachau parle pour lui. Cette expérience-limite est la ligne de faîte d’un lien aux textures multiples, qu’il dessine à l’âge de la maturité, alors qu’il est passé du stade du militant catholique autodidacte à celui de responsable aguerri à la réflexion intellectuelle. Établi à Brivela-Gaillarde, en Corrèze, Michelet vit dans une cité dominée par la Gauche et dans un département où rayonne la figure marquante d’Henri Queuille (1884-1970), député-maire de Neuvic, président du Conseil Général et ministre quasi-inamovible des gouvernements de la IIIe République. Ensuite, * Universite Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identites-Cultures-Territoires » (EA 337) 1 Ce texte reprend et approfondit une conférence donnée à Brive le 10 octobre 2011 à l’occasion du 41è anniversaire de la disparition d’Edmond Michelet, sans prétendre toutefois à l’exhaustivité : il faudrait pour cela une investigation infiniment plus étendue, excédant les limites de cet article. Je tiens à remercier Monsieur Xavier Patier pour sa confiance, Mme Patricia Reymond, archiviste, et tous les membres de l’équipe du Centre Edmond Michelet de Brive pour leur aide et leur disponibilité, qui m’ont permis de travailler dans des conditions exceptionnelles. 2 3 C. Michelet, Mon père Edmond Michelet, Paris, Presses de la Cité, 1971, p. 168. Archives Edmond Michelet notées AEM, 6 EM 92, réponse à l’enquête de la Chronique Sociale de France sur « Catholiques de droite et catholiques de gauche », dactyl., 1956. 100 PASCAL BOUSSEYROUX en chrétien convaincu marqué par l’enseignement social de l’Église, Michelet a le souci de l’apostolat vers les masses populaires ; sa lecture assidue de Charles Péguy (1873-1914), qu’il reconnaît comme son maître de vie, le met au contact du « socialisme jeune homme » qui a habité le poète. Le temps de la Résistance transcende en partie les clivages partisans et par la suite, l’engagement de Michelet aux côtés du Général de Gaulle (1890-1970) sous la IVe et la Ve République le range sous la bannière sociale du gaullisme. Or, il semble concentrer sur sa personne toutes les figures combattues par la Gauche : le clérical, le bourgeois, le légitimiste royaliste, le bonapartiste gaulliste4. L’intensité de ces oppositions varie selon les époques et n’interdit pas les nuances, d’autant que Michelet a eu lui aussi des relations diversifiées avec les trois grandes familles de la Gauche que sont les radicaux, les socialistes et les communistes. Selon les moments, les personnes et les enjeux, les lignes de faille évoluent. Si Michelet n’a jamais été ce qu’on appelle un homme de Gauche, on posera comme hypothèse que son identité s’est aussi construite par rapport à la Gauche, au double creuset du nationalisme et du catholicisme, qui présente lui-même un versant qualifié de « catholicisme de gauche ». D’abord prise de conscience face à la Gauche, cette approche a permis de tisser des liens avec la Gauche, de 1936 à 1946, avant de se transformer en opposition à la Gauche, de 1946 à 1970. Edmond Michelet face à la Gauche A priori, tout éloigne Michelet de la Gauche : ses origines familiales et sociales, son éducation catholique dans une école privée, qui l’une et l’autre, lui dictent ses premiers engagements vers le nationalisme. Cette trajectoire évolue cependant au contact des milieux populaires et face à la montée des périls extérieurs, au cours des années 1930. Une conscience nationaliste et ses ambivalences Né à Paris en octobre 1899 dans une famille de commerçants catholiques, Michelet suit dans ses jeunes années à Pau la pente familiale, même si son père est sillonniste et sa mère monarchiste. Les hasards des affectations de service militaire l’envoient au 126e régiment d’infanterie de Brive. Il ne quittera plus cette ville où il s’installe après son mariage avec la fille d’un médecin de la cité. En mai 1918, il adhère à l’Action Française. Il multiplie les témoignages de sympathie envers ce courant dans ses premières interventions publiques5. Pourtant, Michelet conjugue l’appartenance à l’Action Française et l’adhésion à la principale organisation de jeunesse catholique, l’Association Catholique de la Jeunesse Française (ACJF), dont il est également membre. Ces deux engagements ne sont pas contradictoires car de « fortes sympathies 4 5 Jean Touchard, La Gauche en France depuis 1900, Paris, Le Seuil, 1971, pp. 24-33. Jean Charbonnel, Edmond Michelet, Paris, Beauchesne, 1987, p. 17. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 101 maurrassiennes » traversent les rangs de l’ACJF au début des années 1920, dans un contexte de radicalisation des esprits face à la vague révolutionnaire en Europe6. De plus, l’Action Française et l’ACJF se joignent toutes deux à la mobilisation générale de la droite catholique contre la politique religieuse du Cartel des Gauches, qui annonce son intention de supprimer l’ambassade de France au Vatican, d’expulser les congréganistes rentrés en France pendant la guerre et d’appliquer la loi de 1905 en Alsace-Lorraine. Cependant, cet épisode convainc un peu plus les dirigeants de l’ACJF de l’antinomie entre leur organisation et une Action Française hostile au ralliement des catholiques à la République et prompte à instrumentaliser le catholicisme à des fins politiques qui lui sont extérieures. Au fil des mois, les bulletins de l’ACJF mènent une offensive vigoureuse contre l’Action Française et se recentrent sur l’action civique et l’apostolat de spécialisation vers différents milieux sociaux7. La condamnation de l’Action Française prononcée par le pape Pie XI en décembre 1926 conforte l’ACJF ; elle ne peut manquer d’interpeller le jeune Michelet, astreint au devoir de soumission au Souverain Pontife. Cet épisode constitue une référence majeure dans l’évolution des intellectuels catholiques des années 1920 qui, à la suite de Jacques Maritain, vont approfondir le lien entre le spirituel et le temporel et redécouvrir les vertus de l’apostolat. Entre les deux pôles contraires de l’Action Française et de l’ACJF, la découverte de l’œuvre de Péguy lui fournit une solution de continuité. En août 1914, la lecture d’un article de Maurice Barrès (1862-1923) rendant un hommage posthume au poète de Chartres, qui venait d’être tué, lui fait découvrir les passions nationalistes de Péguy. Au fil de ses lectures, Michelet déroule le fil complexe de la pensée péguyste, « entre Jeanne d’Arc et le socialisme, à la recherche de la cité idéale 8 ». Entre le peuple de France, considéré comme une donnée immémorielle et la société française de son temps, Michelet glisse peu à peu du national au social. Ce lien n’est pas fortuit comme l’observe l’historien Zeev Sternhell qui sur ce point, recueille un accord plus large que ses très contestables théories sur l’existence d’un fascisme français9. En fait, la notion péguyste de « mystique » permet de conjuguer dans un même ensemble ses dimensions catholiques, nationales et républicaines. Cette mystique ouvre à la générosité, à l’amitié et au social comme lien spirituel entre les hommes, par-delà la politique10. Michelet ne cesse de réfléchir sur ce lien et approfondit ses lectures péguystes, dont sa bibliothèque indique quelques jalons. Même si la possession d’un livre n’équivaut pas toujours à sa lecture, la présence des ouvrages 6 7 8 Alain René Michel, Catholiques en démocratie, Paris, Cerf, 2006, pp. 86-87. Ibid., pp.85-102. Arnaud Teyssier, Charles Péguy, une humanité française, Paris, Perrin, 2006, pp. 84-101. 9 Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, édition 2000, 436 p. 10 Claire Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Péguy, Bernanos, Mauriac, Paris, Cerf, 2006, pp. 19-24. 102 PASCAL BOUSSEYROUX d’Albert Béguin (1901-1957) et d’Emmanuel Mounier (1905-1950) souligne l’orientation d’une réflexion. Michelet songe même à un projet de thèse sur Péguy-de Gaulle, Cette certaine idée de la France. Essai d’une doctrine gaulliste. Son esquisse de plan énumère plusieurs thèmes, comme autant de têtes de pont entre le national et le social : « les institutions, non un programme mais une orientation », « l’indépendance », « une certaine idée de l’Europe », « la révolution sociale », « l’aide au Tiers-Monde. » Le projet, resté à l’état de plan, n’aboutira jamais. Mais Michelet accèdera à la présidence de l’Amitié Charles Péguy tout en affermissant son engagement gaulliste. Le fait d’observer que de Gaulle lit davantage Bernanos (18881948) « parce que Péguy était socialiste » ne détournera pas Michelet de cette dualité qu’il considère comme une complémentarité11. À la même époque, d’autres mouvances de droite, comme la Fédération Républicaine, infléchissent dans un sens plus social leur discours assez proche d’un catholicisme nationaliste12. La médiation intellectuelle de ces deux fervents péguystes affermit les convictions de Michelet sur cette consubstantialité du national et du social. Deux autres passeurs accompagnent la réflexion de Michelet sur ce point. Le premier est le journaliste Francisque Gay, venu lui aussi de l’Action Française et inspirateur d’une famille spirituelle identifiable sous le concept générique de démocratie chrétienne, à laquelle Michelet se rattache, même s’il se décrit comme « l’un des derniers venus » dans ce courant de pensée longtemps minoritaire. Le second est l’écrivain Jean Bastaire (né en 1927) qui analyse les liens entre le nationalisme et la gauche dans un essai sur Jeanne d’Arc dont Michelet a appuyé la publication 13. À cet ouvrage Michelet emprunte la double critique du nationalisme de circonstance pratiqué par la gauche et de la dévaluation systématique du patriotisme par l’internationalisme. Mais tout comme Jean Bastaire, il ne se reconnaît pas dans l’idôlatrie johannique de Maurras, agressive et xénophobe ; il lui préfère le visage ouvert, digne, généreux, d’une sainte doublée d’une héroïne attentive au bien commun : c’est la figure qui incarne la double alliance de la grâce et de la liberté, de la conscience individuelle et de l’engagement personnel pour construire un autre monde. La Jeanne d’Arc de Péguy illustre à merveille son goût des « saints de militation » dépeints dans Notre Jeunesse.14 11 Edmond Michelet, La querelle de la fidélité. Peut-on être gaulliste aujourd’hui ?, Paris, Fayard, 1971, p. 146. 12 Kevin Passmore, « Catholicism and nationalism : the Fédération Républicaine 1927-1932 », dans Kay. Chadwick éd., Catholicism, politics and society in twentieth century France, Liverpool, Liverpool University Press, 2000, pp. 47-72. 13 AEM 5 EM 44, tapuscrit d’un article de J. Bastaire avant parution dans le journal Le Monde lettres d’E. Michelet à J. Bastaire, 10 et 16 mai 1966 et 10 octobre 1967 ; lettre de J. Bastaire à E. Michelet, janvier 1967. 14 Cl. Daudin, Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ?, op. cit., pp. 17-18 et pp. 172-173 et Jérôme Grondeux, « La ressource péguyste », in Nicole Lemaitre éd., Edmond Michelet, un chrétien en politique, Paris, Collège des Bernardins-Lethielleux, 2011, pp. 23-32. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 103 En somme, Péguy offre à Michelet l’itinéraire d’un dialogue avec la gauche, qui emprunte les chemins de la littérature et de la pensée sans se détourner de l’action, la « praxis » chère à un marxisme encore mal connu chez les catholiques. Une conscience catholique face au marxisme Par le biais de l’apostolat catholique, Michelet se confronte au marxisme. Il l’appréhende moins comme doctrine homogène que comme sensibilité dictant des attitudes sociales et des prises de position hostiles à l’Église. Son approche apostolique passe par une expérience décisive dans les Équipes Sociales créées au lendemain de la Première Guerre Mondiale par un jeune normalien catholique désireux de prolonger la fraternité interclassiste des hommes dans les tranchées, Robert Garric (1896-1967)15. Les Équipes proposent des cours d’enseignement général et technique et des cercles d’études, en mettant des méthodes pédagogiques innovantes au service d’une conception paternaliste des rapports sociaux. À rebours du Sillon de Marc Sangnier (1873-1950), qui entend promouvoir l’éducation des catholiques à la démocratie, les Équipes développent une vision imprégnée de conservatisme distant envers la République. Au moment où Michelet s’y engage, leur fondateur amorce au tournant des années 1930 une inflexion de ses positionnements qui le conduira vers le régime de Vichy. Leur influence, très forte dans la formation de Michelet, tient du paradoxe, tout en contribuant à éveiller sa sensibilité politique. Tout d’abord, il accueille dans son groupe des Équipiers communistes, gagne leur confiance et engage avec eux le dialogue. C’est une forme de « main tendue » à rebours, qui contraste avec la propension au rejet, manifeste chez de nombreux catholiques. Ensuite, Michelet évoque dans ses cercles d’études certaines questions de fond du marxisme : la lutte des classes comme moteur de la société, la révolution violente comme seule forme de changement social, l’athéisme comme refus d’une Église des possédants. Il illustre de façon pragmatique la découverte du marxisme qui est au coeur d’un dialogue intellectuel entre les philosophes Henri Lefebvre et Alexandre Kojève et l’aile marchante du catholicisme français identifiée par l’historien Étienne Fouilloux16. À son niveau et face à son public, Michelet aborde les points de clivage entre catholiques et communistes, avec l’évidente intention de convaincre ces derniers, non de les blâmer. Enfin, il confronte le marxisme et la doctrine sociale de l’Église, en s’appuyant sur la célèbre encyclique sociale de Léon XIII (1878-1903) publiée en 1891, Rerum Novarum. L’écho agissant de ce texte pontifical, relayé et précisé ensuite en 1931 par Pie XI (1922-1939) dans Quadragesimo Anno, trouve ici une 15 Pascal Bousseyroux, Robert Garric (1896-1967), éducateur catholique du social, thèse de doctorat en histoire et civilisation, université Paris VII-Denis Diderot, 2011, dactyl., passim. 16 David E. Curtis, The French popular front and the catholic discovery of Marx, Hull, University of Hull press, 1997, 244 p. 104 PASCAL BOUSSEYROUX nouvelle illustration, car Michelet le commente dans ses cercles d’études équipiers17. Cette expérience revêt une importance certaine dans la vie de Michelet. Il notera plus tard que « le marxisme est une chose que nous avons découverte les uns et les autres18. » Le dialogue lui permet d’échapper aux idées reçues qui accompagnent la condamnation de principe des doctrines de Marx et de ses épigones, malgré la condamnation papale de l’encyclique Divini Redemptoris (mars 1937). Cette ouverture répond à plusieurs préoccupations qui se recoupent. L’une est d’ordre apostolique, dans le sillage d’une action catholique en plein renouveau, par laquelle le pape Pie XI place sous mandat de l’Église de nombreuses organisations d’apostolat. L’autre souci de Michelet rejoint la réflexion de multiples mouvances des classes moyennes, qui cherchent à développer contre la lutte des classes, un esprit de coopération des classes. Celle-ci est considérée comme une condition de la modernisation économique et partant de la rénovation de la société française.19 Dans ces conditions, le clivage droite-gauche ne passe pas nécessairement par les lignes de partage du catholicisme intégral qui oppose à la société moderne la perspective de la société chrétienne20. De plus, le choc du Front Populaire est très atténué à Brive, où les grèves se limitent à quelques mouvements sporadiques. La perspective se déplace donc et conduit Michelet à passer du social au politique quand se profile à l’horizon des années 30 la menace de guerre. Une conscience patriotique face à la menace de guerre La montée des périls extérieurs rebat les cartes du jeu politique et amène Michelet à des inflexions inattendues. Peu à peu, il s’inscrit parmi les catholiques dont la sensibilité politique se déplace vers une certaine frange de la Gauche. Cette évolution s’amorce avec la création du Cercle Duguet qui joue le rôle d’un sas des Équipes Sociales. Comme celles-ci proscrivent en leur sein toute discussion à caractère politique, il imagine ce dispositif pour contourner subrepticement les interdits équipiers, et baptise son petit groupe du nom d’un ancien président de l’ACJF de la région de Toulouse, Joseph Duguet. Deux types d’activités dominent la vie du cénacle. Tout d’abord, la lecture et la discussion de certaines publications catholiques, qui affichent des proximités avec certaines valeurs défendues par la Gauche : la revue 17 Rerum novarum. Genèse, écriture contenu et réception d’une encyclique. Actes du colloque international organisé par l’Ecole Française de Rome et le GRECO n° 2 du CNRS 18-20 avril 1991, Rome, EFR, 1997, 570 p. 18 Edmond Michelet, La querelle de la fidélité. Peut-on être gaulliste aujourd’hui ?, op. cit., p. 8. 19 Sylvie Guillaume, « L’enjeu des classes moyennes sous le Front Populaire », dans G. Matthieu et G. Richard, Les deux France du Front Populaire. Chocs et contre-chocs, Paris, L’Harmattan, 2008, pp.177-188. 20 Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, BergCasterman, 1977, réédition 2003, pp. 197-202. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 105 lancée en 1932 par Mounier, Esprit, à laquelle Michelet s’abonne, malgré certaines réserves sur les appels à une révolution, l’hebdomadaire dominicain Sept, édité de mars 1934 à août 1937, et remplacé par Temps Présent, sous la houlette de Stanislas Fumet. Michelet regrette clairement la suspension de Sept, qu’il considérait comme une publication utile pour « achever la désintoxication maurrassienne21 ». Ces titres défendent des orientations qui les situent aux origines lointaines de ce qu’on nommera le « progressisme chrétien », soucieux de dialogue avec la Gauche. Leurs choix établissent une ligne de départ au sein du catholicisme français. À la même époque, Michelet n’hésite pas à tancer vertement La Croix de la Corrèze, en lui reprochant un parti-pris nationaliste et une hostilité systématique au Front Populaire22. Faut-il cependant accorder crédit à Michelet lorsqu’il pense, dans ses souvenirs, avoir voté pour les candidats du Front Populaire ? Ensuite, le cercle Duguet organise des cycles de conférences qui rencontrent un réel écho à Brive. La liste des invités est édifiante : Georges Bidault (1899-1983), agrégé d’histoire et directeur de L’Aube, qui dénonce sans relâche la menace fasciste, Jean Letourneau (1907-1963), militant catholique engagé au Parti Démocrate Populaire (PDP), Joseph Folliet (1903-1972), promoteur des Semaines Sociales de France et militant jociste, Georges Hourdin (1899-1999), issu lui aussi du PDP, de la JEC et du journalisme catholique, qui publiera en 1973 un livre remarqué sur Catholiques et socialistes - en dernière minute, il ne pourra faire le déplacement dans la cité gaillarde23. Sans ressortir à la Gauche, ces intervenants adoptent des positions qui brouillent les oppositions usuelles entre la Droite et la Gauche. En dénonçant par exemple les agressions mussoliniennes et hitlériennes en Espagne, ils se démarquent de la droite conservatrice et de l’Église espagnole pro-franquiste et rejoignent des positions qui les situent à la gauche du catholicisme français24. Michelet franchit un palier supplémentaire en présidant l’échelon corrézien des Nouvelles Équipes Françaises (NEF) lancées par Francisque Gay à partir de l’association des amis de L’Aube. Elles rassemblent des mouvances de pensée très diverses, allant de toutes les nuances du courant des démocrates d’inspiration chrétienne jusqu’à des personnalités venues de la Gauche, comme le radical Pierre Cot (1895-1977) ou le député socialiste périgourdin Yvon Delbos (1885-1956), qui seront reçus à Brive. Michelet partage avec eux les analyses inquiètes de Francisque Gay, qu’il qualifiera plus tard de « Gay laboureur », en souvenir de cet effort pour rebattre les cartes de la réflexion politique25. L’ouverture du spectre politique, consi21 22 23 24 25 AEM, 5 EM 19-24, lettre d’E. Michelet, août 1938. Edmond Michelet, déclaration publiée dans La Croix de la Corrèze, 24 mai 1937. J. Charbonnel, Edmond Michelet, op. cit., pp. 36-40. Jean Prevotat, Être chrétien en France au XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1998, p. 61. Jean-Michel Cadiot, Francisque Gay et les démocrates d’inspiration chrétienne 1885-1963, Paris, Salvator, 2006, pp. 302-306. 106 PASCAL BOUSSEYROUX dérable, renouvelle les pratiques du militantisme catholique. Michelet la justifiera par l’ampleur des dangers courus par la civilisation, qui placent les enjeux à la dimension de l’homme. Cette attitude n’est pas sans analogies avec les efforts déployés une décennie plus tôt par Marc Sangnier au service d’un apostolat de la paix qui se mue en sensibilisation de l’opinion publique à la menace hitlérienne26. Si on ne peut en inférer que Michelet se laisse gagner par ce que Georges Bidault appellera la « gauchite », on observe le tour personnel de sa réflexion, marquée par une réelle autonomie. Cette évolution favorise le rapprochement avec la Gauche dans les circonstances particulières de la Seconde Guerre Mondiale. Edmond Michelet avec la Gauche Quand la débâcle frappe le pays, Michelet sent vaciller tout un monde autour de lui. Désormais, sa priorité consiste à lutter contre l’envahisseur et à rassembler toutes les forces au service de cet objectif, y compris celles de la Gauche. D’exigence de circonstance, cette attitude se transforme en impératif dans l’expérience-limite de la déportation et en espérance au temps de la Libération. L’exigence de l’unité dans l’adversité Le poids des circonstances est supérieur à toutes les réflexions doctrinales et politiques qui avaient habité jusque-là Michelet. Sa rencontre avec la Gauche s’explique par le choc d’une double déstabilisation. Tout d’abord, celle de la signature du pacte germano-soviétique, qui désoriente les militants communistes habitués à stigmatiser la menace du fascisme et confrontés à un brutal revirement de la politique stalinienne. Ensuite, celle de la défaite de juin 1940 et du ralliement rapide de l’Église catholique au régime de Vichy, dans des conditions qui meurtrissent la sensibilité patriotique de Michelet. Il établira ultérieurement un parallèle entre ces deux formes de ce qu’il considère comme une « trahison » : « Il est une petite poignée de militants chrétiens qui se souviennent encore avec nostalgie du temps de la pire solitude. C’était le temps où leurs espoirs étaient traités d’insensés par les sages, le temps aussi des premiers contacts avec d’autres fous, les militants communistes, dont la solitude était identique à la leur27 ». Malgré le prisme déformant de la reconstitution a posteriori, le texte observe un strict équilibre entre catholiques et communistes. Il insiste sur la marginalité des opposants déterminés à agir et sur leur isolement, en voyant dans ce confinement le ressort moral de l’action et la marque d’une juste cause. Ce mode de raisonnement fleure bon une certaine mystique péguyste. 26 Institut Marc Sangnier, Marc Sangnier, la guerre, la paix, 1914-1939, actes de la journée d’études du 26 septembre 1997, Paris, Institut Marc Sangnier, 1999, 233 p. 27 Edmond Michelet, « Les catholiques français sous l’Occupation », Le Monde, 8 décembre 1966, p. 12. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 107 La formule fameuse de Péguy selon laquelle « celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend » illustre l’état d’esprit de Michelet qui, on le sait, s’inspire de Péguy pour rédiger dès juin 1940 un tract appelant la population briviste à résister28. Ce premier texte est suivi d’autres tracts que les militants communistes de Brive qui côtoyaient Michelet dans les Équipes Sociales n’hésitent pas à distribuer. Il dira plus tard : « la Résistance, c’est vrai, réunissait des éléments disparates, mais j’ai tout de même le sentiment que dans son ensemble, elle comportait un certain trait commun, qui s’appelait le patriotisme, banal, traditionnel, celui de Jaurès aussi bien que celui de Péguy29 ». Dans son essai percutant sur Péguy contre Pétain, Jean Bastaire démontrera lui aussi, soixante plus tard, que tout un courant de résistance intellectuelle et spirituelle a circonscrit puis invalidé l’image d’un héritage péguyste devenu caution du régime de Vichy30. Michelet se convainc que l’union nationale est possible, par-delà les sensibilités politiques et les appareils. Dans ses souvenirs, il oppose le volontarisme des militants de base au suivisme des dirigeants corréziens, auxquels il reproche leur adhésion à Pétain... quitte à oublier au passage les positions d’un Marcel Champeix (1902-1994), qui compte au nombre des 80 opposants à l’attribution des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, en juillet 1940 à Vichy, ou d’un Henri Queuille qui s’est abstenu avec 15 autres élus lors de ce vote fatidique31. Il n’hésite pas à écrire, au risque de l’exagération et avec la facilité du rétrospectif : « j’aurais crié ‘‘Vive le Front Populaire’’ pour les rallier32. » Mais c’est la terrible épreuve de la déportation qui va réunir Michelet et les hommes de Gauche au creuset de la détresse, dans une expérience-limite. L’expérience-limite de Dachau, ou l’abolition des frontières Arrêté en février 1943, Michelet est envoyé à Dachau où il va vivre un calvaire qu’il décrira en des pages émouvantes et célèbres dans son récit de survivant, intitulé Rue de la Liberté. Affecté au groupe des désinfecteurs, il circule de block en block, muni d’un pinceau et d’un pot de crésyl, et côtoie de nombreux déportés. Le récit de Michelet souligne la force des amitiés nouées avec des hommes de Gauche qui partagent la même infortune. Au fil de ses évocations, confirmées par d’autres textes de souvenirs, quelques noms reviennent, comme celui de l’avocat radical-socialiste Vincent Badie (19021989), député de l’Hérault et opposant de la première heure à Pétain. Michelet se souvient aussi de Georges Lapierre, militant laïc convaincu et 28 Le texte exact est « en temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti ». Charles Péguy, L’Argent, suite, Paris, La Pléiade, 1992, p. 926. 29 30 31 32 Edmond Michelet, Démocratie française, 27 mai 1965, n° 282, pp. 10-11. Jean Bastaire, Péguy contre Pétain. L’appel du 17 juin, Paris, éditions Salvator, 2000, passim. François de Tarr, Henri Queuille en son temps, Paris, Plon, 1995, pp. 299-300. Edmond Michelet, La querelle de la fidélité. Peut-on être gaulliste aujourd’hui ?, op. cit., p. 53. 108 PASCAL BOUSSEYROUX secrétaire général du Syndicat National des Instituteurs ( SNI ), et du député communiste Cyprien Quinet (1897-1944), ancien mineur et élu du Pas-de-Calais, qu’il qualifiera à tort de « déstabilisé par le pacte germanosoviétique33 ». La solidarité qui s’instaure entre ces hommes leur permet de survivre, malgré le caractère effroyable de leurs conditions de vie. Elle conduit des « militants communistes athées » à seconder un Michelet « ne pouvant aller partout à la fois » afin de « porter à des moribonds catholiques l’ultime consolation34 ». Elle est confirmée à travers un épisode symbolique qui marque à jamais Michelet, atteint du typhus et relégué à l’infirmerie du camp. Pendant le temps de sa convalescence, Germain Auboiroux tient à le remplacer à la chapelle. Quelques années plus tard, Michelet fera écho à cette amitié d’exception en prononçant lors des obsèques de Germain Auboiroux, en avril 1947, un hommage pudique et émouvant : « tu fus pour nous à Dachau un de ces hommes trop rares dont on a dit qu’on se sentait meilleur rien qu’en pensant à eux35 ». Cet élan de solidarité se prolonge jusqu’à la libération du camp. Pendant cette nouvelle période délicate, Michelet bénéficie d’une aura largement reconnue qui lui vaut d’être désigné président du comité français du camp et à ce titre, membre du comité international des détenus36. Il parvient à maintenir un climat d’entente avec les communistes qui se réorganisent rapidement en faisant apparaître au grand jour, dès le 4 mai 1945, une cellule du Parti37. Se déclarant « revenu à la vie légale depuis l’heureux jour de notre libération », le groupe de militants demande très officiellement audience à Michelet pour évoquer avec lui les modalités de la vie quotidienne, en attendant le retour en France38. L’accord qui se dégage sur la manière de gérer la transition vers le rapatriement définitif satisfait les communistes, qui « remercient » le comité français de Dachau et l’assurent de leur « appui complet. » Dorénavant, une série de notes échangées entre Michelet et Nicot règlent les problèmes concrets de chaque jour39. C’est de concert que Michelet et Henri Neveu écrivent respectivement au ministre de la Guerre, Henri Frenay (1905-1988) et au commissaire à l’Air, Fernand Grenier 33 Edmond Michelet, Rue de la liberté, Paris, Le Seuil, 1955, pp. 198-199 et pp. 216-223 ; id., Le gaullisme, passionnante aventure, Paris, Fayard, 1962, p. 49 ; id., La querelle de la fidélité, op. cit., p. 35. 34 Joseph Rovan, Contes de Dachau, Paris, Julliard, 1987, p. 137 et Edmond Michelet, Rue de la Liberté, op. cit., p. 203. 35 AEM, 3 EM 158, discours d’Edmond Michelet aux obsèques de G. Auboiroux, 7 février 1947. Je remercie Nicole Lemaitre qui m’a indiqué l’existence de ce texte important. 36 S.tanislav Zamecnik, C’était ça, Dachau 1939-1945. Paris, Le Cherche-midi, 2002, p. 420 et p. 435. 37 J. Rovan, Contes de Dachau, op.cit., pp. 213-214. 38 AEM, 3 EM 50, lettre du PCF de Dachau au camarade Michelet, 4 mai 1945 et communiqué des communistes de Dachau, 5 mai 1945. 39 AEM, 3 EM 64, notes Michelet/Nicot couvrant le mois de mai 1945 et sans date. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 109 (1901-1992), pour faire hâter l’évacuation des déportés40. Mais les communistes cultivent une certaine ambivalence en relayant parallèlement des actions revendicatives comme la signature d’une pétition des délégués des blocks critiquant le mode de distribution des vivres et des couvertures le 8 mai 194541. Ces oscillations s’avèrent difficiles à interpréter. Faut-il y voir des hésitations des communistes de Dachau sur l’attitude à adopter ou bien la conséquence des tractations avec Michelet ? Ou bien encore y-a-t-il eu des tensions plus larges entre les rescapés de l’univers concentrationnaire ? C’est peut-être pour se souvenir d’une fondamentale précarité humaine que Michelet a conservé dans ses archives relatives au temps de Dachau un tract anonyme sur lequel est écrit « Michelet dictateur42. » En même temps, il ne cesse de se référer au cours de sa vie politique ultérieure, au temps de la déportation, se gagnant une solide réputation d’homme du dialogue avec les communistes et partant, avec les représentants de toute la Gauche43. Il devient le président-fondateur des Amitiés de Dachau et s’implique dans plusieurs organisations du souvenir, en pratiquant un large oecuménisme politique. Il siège aux Amitiés de la Résistance, avec les socialistes Guy Mollet (19051975) et Marcel Champeix, au Comité d’action de la Résistance, où il retrouve d’autres hommes de Gauche, comme Daniel Mayer (1909-1993), Paul Boncour (1873-1972) et Henri Queuille. On le voit également au groupe Solidarité pour les orphelins de la Résistance, avec l’épouse du ministre socialiste Léo Lagrange. La liste des appartenances croisées et dédoublées pourrait s’allonger. Elles forment une nébuleuse complexe, démontrant en tout cas l’ouverture politique à laquelle prédispose l’expérience partagée de la guerre44. Elle nourrit chez Michelet l’espoir de voir se prolonger, dans la paix retrouvée, une atmosphère d’unité. L’espérance d’une unité Au lendemain de la guerre et du retour de Dachau, l’espérance de voir se prolonger la fraternité des camps est vive. Elle se nourrit de la double satisfaction, personnelle et politique, que Michelet éprouve lors de son retour en France. Les événements les dissipent très vite l’une et l’autre. Au plan personnel, Michelet se montre particulièrement sensible aux salutations officielles du parti communiste qui l’accueillent à son arrivée à Brive, même s’il faut faire ici la part des convenances. « De toutes les marques de sympathie qui me sont venues de tous côtés à mon retour à 40 AEM, 3 EM 64, lettre d’H. Neveu à F. Grenier, 8 mai 1945 et lettre d’E. Michelet à H. Frenay, 9 mai 1945. 41 AEM, 3 EM 50, lettre du PCF de Dachau au camarade Michelet, 4 mai 1945, communiqué des communistes de Dachau, 5 mai 1945, pétition des délégués de blocks, 8 mai 1945. 42 43 44 AEM, 3 EM 64, tract anonyme, sans date. Louis Terrenoire, Edmond Michelet, mon ami, Paris, Nouvelle Cité, 1992, p. 75. Olivier Lalieu, La déportation fragmentée. Les anciens déportés parlent de politique, 1945-1980, Paris, éditions de l’Histoire, 1999, 230 p, en attendant sa thèse de doctorat sur l’histoire du mouvement déporté, préparée sous la direction d’Annette Wieviorka. 110 PASCAL BOUSSEYROUX Brive, celle de la section du Parti Communiste de notre chère cité m’a été très particulièrement au coeur. » Et de former un voeu qui reviendra comme un leit-motiv : « La besogne à faire en commun n’est pas encore finie, tant s’en faut, et c’est pourquoi, du moins je l’espère de tout mon coeur, nous nous retrouverons dans les mêmes chantiers pour réaliser ce programme qu’il me plaît de rappeler : une France libre, forte et heureuse45 ». Au plan politique, Michelet est aussitôt enrôlé dans l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance (UDSR), un petit parti animé par René Pleven (1901-1993) et François Mitterrand (1916-1996) qui rêvent de représenter l’ensemble de la Résistance non communiste. Il englobe un large éventail allant des socialistes et radicaux à une frange de la droite, au point d’intégrer des gaullistes comme Michel Debré (1912-1996) et Jacques Baumel (1918-2006), jusqu’à la fondation du RPF46. Mais c’est sous l’étiquette MRP qu’en octobre 1945, Michelet se présente aux élections de 1951 qui désignent une Assemblée constituante chargée de préparer une nouvelle constitution. Michelet essuie alors des attaques violentes de la fédération départementale du Parti Communiste. Il se voit accusé dans les colonnes du journal communiste local, Le Travailleur de la Corrèze, d’être « un Monsieur » – c’est-à-dire un bourgeois –, un « admirateur de Dollfuss » (1892-1934) – l’ancien chancelier autrichien, pourtant assassiné par les nazis en 1934 – et d’avoir fait acquitter un chef du service d’ordre légionnaire – le SOL, ancêtre de la Milice de sinistre mémoire – alors jugé à Limoges. Sa réplique, très ferme, s’accompagne de propos encore conciliants : « je m’efforcerai encore de maintenir nos éventuelles polémiques sur un ton de cordiale camaraderie, celle qui nous animait les uns les autres pendant les heures dangereuses de la lutte clandestine, ces heures auxquelles il faut se reporter pour conserver entre résistants un climat d’union qui, me semble-t-il, est encore indispensable pour achever le travail commencé ensemble47 ». Il est élu député, malgré la faible organisation des réseaux MRP en Corrèze48. Au mois de novembre, il est propulsé au gouvernement, avec le titre de ministre de la Défense, que le Général de Gaulle lui attribue pour contrebalancer le communiste Charles Tillon (1897-1993), affecté au portefeuille de l’Armement, et pour empêcher ainsi une main-mise communiste sur l’armée française. Après le départ de de Gaulle en janvier 1946 et la formation du gouvernement Ramadier, le ton de Michelet change. Il s’oppose au maintien d’un ministre communiste aux Armées au motif que « laisser croire que le parti communiste est un parti comme les autres » relève de « l’hypocrisie. » Il reprend ce thème lors de l’élection d’une deuxième Assemblée constituante en juin 1946. La détérioration du climat politique l’atteint directement. Ainsi, 45 46 47 48 AEM, 3 EM 73, lettre d’E. Michelet à la section du PCF de Brive, 18 juin 1945. Éric Duhamel, L’UDSR ou la genèse de François Mitterrand, Paris, éditions du CNRS, 2007. AEM, 4 EM 47, lettre d’E. Michelet au directeur du Travailleur de la Corrèze, 6 septembre 1945. Denis Faugeras, La République corrézienne. Tome II : les temps troublés 1914-1946, WashingtonLondres-Berlin, éditions du CERPP, 2004, p. 303. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 111 lors d’une réunion du MRP à Clermont-Ferrand, il est pris à partie par des communistes, lors d’un meeting qui tourne au pugilat. Évoqué par plusieurs journaux, l’épisode inspire des versions différentes : pour les uns, il y a eu bagarre entre Michelet et le député communiste Jean Curabet (1902-1967), pour d’autres, c’est une militante qui a giflé Michelet49. Quoi qu’il en soit, cet incident montre la violence des joutes électorales. La discorde s’installe même au sein des déportés. Michelet en fait l’amère expérience, dans ses rapports contrastés avec d’autres associations du souvenir telles que la FNDIRP, dont les dirigeants sont proches des communistes. En remplissant son rôle de témoin de la mémoire, il recommande la lecture non seulement du Journal d’Anne Frank, mais encore des livres de l’écrivain et ancien déporté David Rousset (1912-1997)50. Or, celui-ci n’en finit pas de subir les foudres des anciens déportés de sensibilité communiste pour avoir suggéré l’existence d’analogies entre les camps nazis et ceux de l’URSS, alors au pinacle de son prestige moral51. Dans l’aspiration à l’unité, plusieurs éléments se complètent : la fidélité au souvenir des camps, mettant à égalité de souffrance des hommes de toutes conditions, le culte chrétien de l’amitié, la posture politique qui dispute cette composante du sentiment national aux communistes. La guerre froide met un terme définitif à l’idée d’union nationale, entraînant le retour aux formes ordinaires de la vie politique, qui tendent à dresser le gaulliste Edmond Michelet contre la Gauche. Edmond Michelet contre la Gauche C’est autour de la conception du gaullisme que se cristallisent les rapports toujours complexes de Michelet avec la Gauche. Face à celle-ci, qui marque sous la IVe une hostilité amplifiée après la fondation de la Ve République, Michelet contribue à l’émergence du courant du gaullisme de gauche. Le scepticisme accueille d’emblée cette notion, réduite au rang d’objet de curiosité universitaire52. Un homme de droite hostile à la Gauche ? Michelet ne manque pas de raisons pour manifester une hostilité à la Gauche en général et au communisme en particulier, alors que commence la Guerre Froide et que se raidit l’Église catholique. Il reprend les thèmes classiques de l’anticommunisme, en public mais aussi dans sa correspondance privée, comme en témoignent les lettres 49 AEM, 4 EM 470, dossier de presse : L’Époque, Résistance, Paris-Matin, France Libre, 4/5 mai 1946. 50 Edmond Michelet, « Douze années passées », France-Amérique, le journal français des États-Unis, 28 avril 1957, n° 215. 51 Serge Wolikow, Les combats de la mémoire. La FNDIRP de 1945 à nos jours, Paris, Le ChercheMidi, 2006, pp. 102-103. 52 AEM, 4 EM 1035, lettre de P. A. Wiltzer à E. Michelet, 02 février 1962, J.-F. Carrez et P.A. Wiltzer, Le gaulllisme de gauche, mémoire I.E.P. Paris, 1962 et Bernard Cahen, Les Gaullistes de gauche, (mai 1958-août 1962), DES, faculté de droit de Paris, 1962. 112 PASCAL BOUSSEYROUX passionnées de Roger Vidal, militant communiste et résistant briviste53 : dénonciation du caractère totalitaire du régime soviétique et du culte de Staline, dénonciation de la main-mise de l’URSS sur l’Europe de l’Est, dénonciation de l’attitude du parti communiste, etc. Il accumule une documentation éclectique sur les démocraties populaires sous le joug soviétique, signe de l’importance qu’il attache à cette question. Toutefois, il récuse toute forme d’anticommunisme vulgaire et viscéral, dans une pirouette verbale très péguyste : « ce qui me dégoûterait de mon anti-communisme, ce sont les mobiles d’une bonne moitié des anti-communistes54 ». En bon péguyste, il discerne une authenticité populaire chez les communistes, oblitérée par la logique du Parti. Seule une commune opposition passionnée au projet de communauté européenne de défense le rapproche brièvement des communistes. Il ne trouve guère davantage de raisons de sympathiser avec les socialistes, avec lesquels il avait pourtant tenté de négocier un accord électoral en octobre 194555. Il n’éprouve qu’aversion pour le président de la République Vincent Auriol (1884-1966). « Vu ce matin Auriol à l’Élysée. Quel abîme de sottise ! Vrai militant SFIO style 1912 », note Michelet dans son journal56. Il reproche aux socialistes leur suivisme vis-à-vis des communistes, leurs manœuvres politiciennes, leur laïcisme, leur archaïsme, et leur participation à un régime honni. Autant de mots qui servent de pierres pour ériger un mur d’incompréhension, malgré quelques brèches de sympathies personnelles. Michelet honore la mémoire du résistant socialiste Pierre Brossolette (1903-1944), devenu gaulliste convaincu. Il respecte Léon Blum (1872-1950), dont il appuie l’éphémère gouvernement de décembre 1946 à janvier 1947, et qu’il côtoie au sein du Mouvement Européen. Il est également l’ami de Robert Lacoste, le futur résident général du gouvernement en Algérie, qu’il qualifie de « gaulliste socialiste ». Ces exceptions font ressortir par contraste une défiance qui se teinte de dépit. Car Michelet espérait gagner certains socialistes à de Gaulle, y voyant pour chacun un « intérêt moral57 ». À ces déceptions s’ajoute la défection d’autres familles politiques à la charnière de la Gauche et de la Droite, qui auraient pu fournir au Général des appuis bienvenus. La rupture avec les Radicaux survient en Corrèze, lors des élections législatives de 1951. Michelet se met à la tête d’une liste exclusivement gaulliste, en renonçant cette fois-ci à tenter de convaincre Queuille 53 AEM, 4 EM 508, lettres de R. Vidal à E. Michelet, 20 février 1951, du 22 mars 1951 et du 1er mai 1951. 54 Edmond Michelet, La querelle de la fidélité, op. cit., p. 115 ; id., Sur la fidélité en politique. Lettre à Monsieur l’abbé G., La Jeune Parque, 1949, p 25. 55 56 57 D. Faugeras, La République corrézienne, op. cit., p. 300. Journal, 25 juin 1950, in C. Michelet, Mon père Edmond Michelet, Paris, Plon, 1971, p. 211. Ibid., pp. 180-181. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 113 de l’opportunité d’une entente, comme il s’y est essayé vainement en 194658. Après une campagne électorale très dure et fertile en coups bas, et malgré le soutien de de Gaulle, qui s’est déplacé à Brive, le verdict des urnes se solde par un échec cinglant. Avec près de 54 000 voix chacun, Queuille et les communistes font jeu égal, loin devant Michelet, à la peine avec 19 000 suffrages59. Le Neuvicois emporte la victoire finale grâce au renfort de 5 000 électeurs « indépendants », par le jeu de la loi électorale des apparentements. Michelet n’en livre pas moins un commentaire stupéfiant qui conclut à... l’échec de Queuille, talonné par les communistes : « nous constatons que l’opération dite de coalition échafaudée par le président Henri Queuille sur les conseils d’apprentis-sorciers ou plutôt de jeunes marmitons aussi inexpérimentés que prétentieux a complètement échoué. On reste confondu du spectacle de cette fausse manœuvre d’un homme qui ne passe pas précisément pour malhabile en la matière60 ». La défaite de Michelet met un terme à son engagement politique en Corrèze où il ne se représentera plus. En revanche, elle n’entame pas la qualité de ses relations personnelles avec des Radicaux-Socialistes de premier plan : Edouard Herriot (1872-1957), crédité, malgré les imprécations de de Gaulle, d’un « rayonnement », d’un « certain charme », ou Pierre Mendès-France (1907-1982), qui lui confie la tête de la délégation française à l’ONU et organise avec lui des colloques de réflexion politique61. Ces contacts atténuent les effets d’une autre rupture ressentie encore plus durement avec le MRP. Sans être un parti de Gauche, le MRP, qui se réclame de la doctrine sociale de l’Église, s’associe à des coalitions gouvernementales de Gauche, au temps du GPRF puis dans les gouvernements de la Troisième Force au début de la IVe République. Ce parti revêt toutes les caractéristiques d’un parti démocrate-chrétien. Mais comme l’ont noté ses historiens, ses dirigeants sont plus à gauche que ses électeurs. Cette ambivalence ne gêne pas Michelet ; elle conforte ses projets. Il se sent à l’aise au MRP, dont il est adhérent, même s’il déplore son soutien à la IV e République 62. Il ne désespère pas d’en rallier certains membres au RPF gaulliste. À cet effet, il compte sur la possibilité d’une « double appartenance » sur le modèle de l’inter-groupe parlementaire organisé par Jacques Vendroux (1897-1988), beau-frère de de Gaulle et député du Pas-de-Calais. Cette tentative fait long feu. Au lendemain des élections municipales d’octobre 1947, très favorables au RPF, elle fournit aux dirigeants du MRP un prétexte pour exclure Michelet, 58 F. de Tarr, Henri Queuille en son temps, op. cit., p. 656. Il n’existe cependant aucune trace de correspondance directe entre les deux hommes. 59 60 61 62 AEM, 4 EM 507, « Triomphal accueil du Limousin à de Gaulle », Le Courrier, 1er juin 1951, p. 1. Edmond Michelet, « Le scrutin d’hier », Brive infos, 19 juin 1951, n° 2048, p. 1. Journal, dans C. Michelet, Mon père Edmond Michelet, op.cit., p. 225. Dominique Borne, « Edmond Michelet et le MRP », dans Edmond Michelet, homme d’État, colloque du centenaire de la naissance d’Edmond Michelet 1899-1999, Fraternité Edmond-Michelet, Brive, 2000, pp. 233-238. 114 PASCAL BOUSSEYROUX accusé comme les gaullistes, de favoriser la droite, voire l’extrême-droite63. Aux élections de 1951, qui sont décidément pour Michelet celles de tous les dangers, les MRP le poursuivent de leur vindicte. Dans un tract, le bâtonnier Henri Reynal, président de la section corrézienne du MRP, et les anciens colistiers de Michelet à l’Assemblée Constituante de mai 1946 « constatent avec peine que celui-ci, quoi qu’il en dise maintenant, n’est plus MRP ni d’appartenance ni de coeur ni d’esprit et que son attitude à plusieurs reprises les a déçus64 ». Cette déclaration est le coup de grâce pour Michelet dont la surface électorale se réduit à néant. L’épisode finit d’affermir définitivement la défiance de Michelet envers la Gauche, y compris envers la mouvance des chrétiens progressistes. Michelet éprouve une certaine méfiance envers ce courant protéiforme, malaisé à définir, et divisé. La typologie d’Yvon Tranvouez différencie trois courants : les héritiers de la démocratie-chrétienne, les progressistes tentés par l’extrême-gauche, réunis dans l’hebdomadaire La Quinzaine, les tenants d’une nouvelle Gauche anti-capitaliste, anti-colonialiste et anti-communiste, avec Esprit ou Témoignage Chrétien65. À l’instar de ces derniers, Michelet désapprouve le soutien de certains catholiques à l’appel de Stockholm contre la bombe atomique. Cet engagement lui paraît symptomatique d’une instrumentalisation politique du catholicisme analogue au maurrassisme d’avant 1926, mais dans un sens inverse. Contre des « prémices doctrinales inadmissibles pour un chrétien », il énonce un verdict sans appel dans sa Lettre à un jeune chrétien progressiste. Il s’érige en contempteur d’un raisonnement qui fait du pacifisme le subreptice allié d’une politique soviétique pourtant menaçante. Il se montrera aussi véhément pour stigmatiser la séduction maoïste qui gagne certains intellectuels catholiques66. La quintessence de sa pensée est formulée dans un manifeste co-signé avec plusieurs intellectuels venus essentiellement de la droite, sous le titre Forcer l’impossible. Déclaration de quelques chrétiens. Le texte renvoie dos à dos les matérialismes du capitalisme et du marxisme et considère que la résolution de la question sociale induit l’abolition du salariat. Dans le même mouvement, Michelet met en avant la défense d’une vision chrétienne de la liberté, de la justice et de la paix67. Cette fermeté ne l’empêche pas de rendre un hommage funèbre vibrant à une référence majeure du progressisme chrétien, le philosophe Emmanuel 63 Jean Charlot, Le gaullisme d’opposition 1946-1958, Paris, Fayard, 1983, pp.98-102 et Pierre Letamendia, Le MRP, Histoire d’un grand parti français, Paris, Beauchesne, 1995, pp. 99-100 et p. 308. 64 AEM, 4 EM 507, dossier de presse, élections 1951. 65 Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien (1950-1955), Paris, Cerf, 2000, pp. 17-18. et Jean-Claude Delbreil, « The French catholic left and the political parties », dans E. Gerard et G.R. Horn, Left catholicism. Catholics and society in Western Europe at the point of Liberation 1943-1955, Louvain, presses de l’université de Louvain, 2001, pp. 45-63. 66 67 Edmond Michelet, « Les catacombophiles », Carrefour, 16 janvier 1952. Edmond Michelet et alii, Forcer l’impossible. Déclaration de quelques chrétiens. Paris, éditions Sources, 8 novembre 1951. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 115 Mounier (1905-1950). Michelet le dédouane de toute complaisance envers le communisme, au nom d’une « liberté d’enfants de Dieu », formule englobant l’aptitude à la sympathie et le sens de la distance. 68 Au creuset des sympathies personnelles, s’établissent des convergences de fond sur quelques enjeux. Il y a tout d’abord la fidélité à une certaine exigence éthique, qui amène Michelet à participer à la création du Comité FranceMaghreb en juin 1953, ouvert à toutes les sensibilités, hormis les communistes et comptant des hommes de Gauche comme François Mitterrand (1916-1996) ou Alain Savary (1918-1988). Elle s’exprime dans une opposition catégorique à la torture en Algérie, dont l’opinion commence à découvrir l’existence, et contre laquelle l’ancien déporté Michelet s’élève dans un livre-manifeste intitulé Contre la guerre civile. Toutefois, il ne manque pas de pondérer les accents de l’opuscule Contre la torture rédigé par Pierre-Henri Simon (1903-1972), philosophe chrétien et ancien maurrassien passé par les Équipes Sociales69. Enfin, dans cette lignée, une certaine sensibilité pré-tiers-mondiste rapproche les chrétiens progressistes et Michelet, lorsqu’il est porté à la présidence de l’International Council for Christian Leadership (ICCL), activité sur laquelle Jean Charbonnel insiste à juste raison70. Il s’intéresse de près à l’Amérique latine, où commencent à éclore les prodromes de la future théologie de la libération, sur fond de misère croissante, de modernisation économique à marche forcée et de tensions politiques71. Sans adhérer en rien à des mouvances révolutionnaires qui adaptent la vulgate marxiste à l’Amérique latine, Michelet perçoit les interrogations des chrétiens, confrontés à une nouvelle problématique de l’humanitaire international72. Ces points d’accord paradoxaux nuancent ainsi l’opposition qui s’établit entre Michelet et la Gauche autour de la question du gaullisme et du ralliement au Général. Le retour de celui-ci au pouvoir et le début de la Ve République confirment l’opposition entre Michelet et la Gauche. Gaullisme de gouvernement et opposition politique à la Gauche Partisan et acteur du retour de de Gaulle aux affaires, à la manœuvre en coulisse lors de la crise de mai 1958, Michelet accède au devant de la scène73. Sur plusieurs sujets sensibles, le clivage avec la Gauche devient 68 Edmond Michelet, La Vie corrézienne, 9 avril 1950, cité par J. Charbonnel, Edmond Michelet, op. cit., p. 231. 69 Edmond Michelet, Contre la guerre civile, Paris, Plon, 1957, 105 p. et P.H. Simon, Contre la torture, Paris, Le Seuil 1957, 124 p. 70 J. Charbonnel, Edmond Michelet, op. cit., pp. 98-101. 71 AEM, 5 EM 81-90. A titre d’exemple, rapport confidentiel de J. et H. Goss-Mayr sur le Brésil, septembre 1961. 72 François Mabille, « L’action humanitaire comme registre d’intervention de l’Église catholique sur la scène internationale. L’exemple du CCFD », Genèses, septembre 2002, n°48, pp. 30-51. 73 René Rémond, 1958, le retour de de Gaulle au pouvoir, Bruxelles, Complexe, 1983, réédition 1998, pp.7-15 et S. Berstein, Histoire du gaullisme, Paris, Perrin, 2002, p.188. 116 PASCAL BOUSSEYROUX total, Michelet s’affirmant comme un gaulliste de gouvernement contre l’opposition de Gauche. Cependant, le dissensus institutionnel est tempéré par des comportements individuels plus complexes, d’autant que, comme l’a montré Olivier Duhamel dans sa célèbre thèse, la Ve République est devenue elle-même en partie grâce à la Gauche74. Michelet conserve sa singularité au fil de ses responsabilités ministérielles. La nature du nouveau régime dessine une première ligne de clivage. Malgré son ardeur à minimiser son rôle dans ce que l’historiographie nomme un « coup d’état républicain », Michelet est concerné par la critique de la Gauche contre la nouvelle République, dont les institutions trouvent le cadre définitif en octobre-novembre 1962, après le référendum sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel75. Après l’échec des partis de Gauche aux législatives de novembre 1962, le rédacteur en chef d’Esprit, Jean-Marie Domenach (1922-1997), se montre amer auprès de Michelet : « le régime de de Gaulle est aussi celui de Maurice Papon et de Jean Nocher. Chaque fois que la Gauche a soutenu de Gaulle, elle a reçu des coups sur la tête, au propre et au figuré76 ». Cette critique s’estompe cependant car Michelet obtient une certaine neutralité de ses adversaires sur un terrain autrement sensible, celui de la guerre d’Algérie. Nommé ministre de la Justice en 1959, il occupe un poste difficile entre tous, où la question de la torture se surajoute à celle de la sortie du conflit. Garde des Sceaux, il demeure passablement démuni face à la justice militaire, qui ne relève pas de sa compétence. Surtout, il est plus exécutant qu’acteur d’une politique dont les impulsions majeures appartiennent au Général de Gaulle77. Mais la question de son attitude vis-à-vis du procureur Antonin Besson au moment du procès de deux des généraux putschistes d’avril 1961, Maurice Challe (1905-1979) et André Zeller (18981979), continue à faire débat : le Garde des Sceaux a-t-il exercé des pressions pour que le ministère public requière la peine de mort contre les prévenus ? Dans l’affirmative, serait-ce de son propre chef ou sur ordre de l’Elysée ? En démissionnant de son poste le 24 août 1961, Michelet ne se dessaisit pas pour autant des affaires algériennes : deux ans plus tard, en juin 1963, il prend la tête de l’association France-Algérie, mise sur pied pour maintenir un dialogue avec le nouvel État. Plusieurs personnalités de Gauche s’impliquent dans cette entreprise. Et paradoxe supplémentaire, les activités de l’association conduisent Michelet à faire l’éloge d’un gouvernement algérien qui se réclame quant à lui d’une certaine forme de socialisme ! Cette dimension de son activité demeure empreinte d’une certaine discrétion, 74 Olivier Duhamel, La Gauche et la Ve République, Paris, PUF, 1980, p. 145 et p. 369. 75 Odile Rudelle, « La gauche, les institutions et le gaullisme, » dans Histoire des Gauches tome 2 le XXe siècle, Paris, La Découverte, 2005, pp.507-523. 76 77 AEM, 6 EM 101, lettre de J.M. Domenach à E. Michelet, 27 octobre 1962. Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Gallimard, 2001, pp. 391-392. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 117 Michelet se trouvant astreint par son statut de membre du Conseil constitutionnel, à une certaine réserve. Lorsqu’il reprend pied dans la vie politique en mars 1967, après son élection comme député du Finistère, l’affaire algérienne appartient au passé. De retour au gouvernement avec le titre de ministre des Anciens Combattants puis de la Fonction Publique, il occupe des postes plus techniques. Il s’expose à des critiques sur le montant des pensions et des salaires qui relèvent du jeu parlementaire classique entre majorité et minorité78. La densité politique de ces échanges effleure seulement le débat sur la croissance économique et sur les revenus de la classe ouvrière porté par une partie de la Gauche et de l’extrême-gauche79. Michelet n’est pas une cible privilégiée de l’opposition de Gauche. A contrario, lui-même ne cherche pas à tout prix l’affrontement, comme le montre son attitude pendant la crise de Mai 68. Il adopte alors une position nuancée qui détonne au sein du gouvernement. Il accepte de recevoir une délégation de syndicalistes afin de mesurer leur état d’esprit et d’entendre leurs revendications80. À en croire les notes d’Alain Peyrefitte, il exhorte le Général de Gaulle à « y aller mollo (sic) avec les étudiants81 ». Il s’abstient même de se rendre à la manifestation gaulliste du 30 Mai 1968, afin de ne pas donner le sentiment de participer à la célébration d’une victoire sur la jeunesse. Mais après la secousse, il renoue avec un certain autoritarisme et s’en prend avec véhémence à l’épiscopat accusé de complaisance envers les mouvements de jeunesse révolutionnaire. Dans un texte publié par Carrefour, Michelet apostrophe sans ménagement les évêques. Une phrase mise en exergue avant le titre résume l’ensemble de l’interpellation : « allez-vous vous rallier au totalitarisme qui prétend, comme l’autre, répondre par la violence et la haine au problème posé par ce qu’il appelle la lutte des classes82 ? » Par-delà les outrances polémiques qui ponctuent son propos, Michelet préserve la cohérence de sa position. Elle consiste à refuser la lutte des classes en la dépassant par une ouverture symétrique aux différents protagonistes du jeu social. Cette vision novatrice dans les années 1930 l’avait conduit à prendre en sympathie des idées véhiculées par la Gauche ; elle paraît plus théorique voire plus décalée dans les années 1960, synonymes de montée des revendications sociales dans une société de plus en plus industrialisée. Michelet se place moins sur le terrain de la politique que sur celui des valeurs humanistes. 78 79 80 Serge Wolikow, Les combats de la mémoire, op. cit., p.128. Serge, Mallet, Le gaullisme et la gauche, Paris, Seuil, 1965, passim. AEM, 4 EM 736, note du 22 mai 1968. 81 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome III « le monde a besoin d’une France qui marche », Paris, de Fallois-Fayard, 2000, p. 537. 82 Edmond Michelet, « Rude épreuve », Carrefour, 19 mars 1969, p.1 et Audrey Virot, « La réception du concile Vatican II dans l’Église de France selon Edmond Michelet », dans N. Lemaitre éd., Edmond Michelet, op. cit., pp. 205-228. 118 PASCAL BOUSSEYROUX Il retrouve celles-ci comme ministre des Affaires culturelles, lorsqu’il succède à André Malraux en juin 1969, dans le gouvernement ChabanDelmas nommé par Georges Pompidou au lendemain de son élection à la présidence de la République. La charge est lourde pour cet homme déjà malade qui assure la relève d’un prédécesseur prestigieux, au lendemain des événements de Mai 68, et ne dispose que d’infimes moyens budgétaires. Il en tire argument pour défendre une vision du « théâtre pauvre » qui n’est pas nécessairement le « théâtre du pauvre. » Cette déclaration maladroite, pétrie de souvenirs d’un théâtre de jeunesse chrétienne aux moyens réduits, a été interprétée comme une justification abusive du manque de crédits et à ce titre, mal reçue. Elle a été également mal comprise, car elle vient en écho des engagements de jeunesse de Michelet dans les mouvements d’action catholique et aux Équipes Sociales, où l’on développait volontiers la conception d’un théâtre chrétien à proportion de son dénuement. La politique du ministre se caractérise donc par une certaine ambivalence, entre une volonté d’ouverture et une conception traditionnelle et patrimoniale de la culture, qui illustre la rémanence d’une vision médiatrice de la culture comme passeur entre les différentes classes sociales. Michelet tente d’être à la fois le ministre qui soutient l’essor des Maisons des Jeunes et de la Culture et celui qui organise l’année Saint-Louis pour commémorer le septième centenaire de la mort de ce roi canonisé par l’Église en 1297. Pour son ami et directeur de cabinet, l’universitaire Roger Dumaine, que Michelet a connu aux Équipes, il n’y a pas juxtaposition mais plutôt continuité des démarches83. Gaullisme et gaullisme de gauche Pour Michelet, être « gaulliste intégral » consiste à intégrer une certaine sensibilité de Gauche. Il contribue ainsi à l’émergence d’une mouvance que les historiens ont identifié comme un « gaullisme de Gauche. » Ce courant né à l’époque du RPF se prolonge avec la formation de l’éphémère Union Démocratique du Travail (UDT), qui édite un journal, Notre République, dans lequel Michelet écrit. Se référant au discours d’Oxford prononcé par de Gaulle le 25 novembre 1941, en lequel certains ont voulu voir une charte sociale du gaullisme, Michelet défend les thèmes qui tiennent à coeur au Général : l’association entre capital et travail, la notion de participation, impliquant une certaine forme de co-gestion dans l’entreprise, l’intéressement, entendu comme une rémunération proportionnelle au rendement global de l’entreprise. Ces idées ouvrent la voie à une sortie de ce que Patrick Guiol a appelé « l’impasse sociale du gaullisme », pris, au temps du RPF, entre l’enclume des industriels et le marteau de son électorat ouvrier84. 83 Roger Dumaine, « Edmond Michelet, ministre des Affaires culturelles », dans Edmond Michelet, homme d’État, op. cit., pp. 195-203. 84 Patrick Guiol, L’impasse sociale du gaullisme. Le RPF et l’Action Ouvrière, Paris, PFNSP, 1980, p. 300. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 119 Elles ont inspiré les ordonnances de 1967 sur la participation et, dans une certaine mesure, le référendum de 196985. Michelet se reconnaît dans cette ligne que certains de ses amis approuvent aussi, à commencer par un trio célèbre : Louis Terrenoire (19081992), Louis Vallon (1901-1981) et René Capitant (1901-1970), qui présentent de brillants états de services. Le premier compte parmi les plus proches amis de Michelet. Syndicaliste chrétien, secrétaire du Conseil National de la Résistance, il siège, comme Michelet au Parlement, en tant que député de l’Oise, et au gouvernement de Michel Debré. Le second, ancien de Polytechnique, appartient pendant la guerre au réseau de la confrérie Notre-Dame puis aux services secrets gaullistes du BCRA, avant de faire en 1944 la campagne de France dans une unité parachutiste. Il devient député de la Seine et retrouve à l’Assemblée Nationale son ami René Capitant. Ce juriste, professeur de droit à la faculté de Strasbourg puis à Clermont-Ferrand, se signale dans la Résistance comme l’un des fondateurs du mouvement Combat. Membre du CFLN et du GPRF, il est élu député de Paris. À ce noyau s’ajoutent d’autres noms, cités par Michelet dans Querelle de la Fidélité : les ministres Philippe Dechartre (né en 1919) - qui tente d’enrôler Michelet à la Fédération des mouvements de la gauche gaulliste- et Léo Hamon (1908-1993)86. Les diplomates et parlementaires Gibert Grandval (1904-1981) et Jean de Lipkowski (1920-1997), éphémères ministres de la Ve République, sans oublier un autre ancien de la France Libre, Yvon Morandat (1913-1972), sont eux aussi mentionnés. Michelet n’hésite pas à écrire que « tous ont les sentiments et les aspirations de ce qu’il faut appeler la Gauche87 ». Cette qualification un peu hâtive distingue ce petit groupe du reste de la majorité gaulliste par l’affirmation d’une sensibilité sociale. Michelet retrouve ces personnes dans divers cénacles. Ainsi, le Comité de la Réforme républicaine, animé par Philippe Dechartre, réfléchit aux conditions d’un dialogue social en rêvant de voir les syndicats dégagés de leur « imprégnation marxiste », terme commode qui trahit un certain conservatisme. Ce milieu mal connu, à l’audience restreinte, n’échappe pas au soupçon de vassalisation, car l’UNR a réussi en 1966 à absorber la petite UDT. Michelet défend obstinément la stature sociale du gaullisme, ferraillant contre un essai biographique à charge de Jean Lacouture sur de Gaulle : « dernier homme de l’âge pré-marxiste ou premier homme de l’ère postmarxiste ? » interroge-t-il, narquois, en rappelant les « trois césariennes » que sont l’industrialisation, la décolonisation et « la fin de ce que Marx appellait l’aliénation, l’exploitation de l’homme par l’homme. » La rudesse 85 Yves Billiard, dans Jean-Jacques Becker, Histoire des Gauches tome 2 le XXe siècle, Paris, La Découverte, 2005, pp.190-196. 86 87 AEM, 4 EM 1035, lettre de Ph. Dechartre, 14 avril 1970. E. Michelet, La querelle de la fidélité, op. cit., p. 125. 120 PASCAL BOUSSEYROUX des images et le ton péremptoire dévoilent l’état d’esprit de Michelet face à la Gauche, à laquelle il est prêt à disputer le sens du social88. Au quotidien, il fait figure de point de contact, débordant les cercles stricts du gaullisme social pour organiser des rencontres entre Jean-Marie Domenach et le Général de Gaulle ou entre le jeune Philippe de Saint-Robert et le président Pompidou89. Mais lorsque le gaullisme de gauche tourne à l’opposition ouverte contre Pompidou, Michelet prend ses distances. Il ne se reconnaît pas dans les diatribes de Louis Vallon dans son pamphlet contre le successeur du Général, L’anti-de Gaulle90. Consacrant toute la dernière partie de Querelle de la fidélité à une défense inconditionnelle du chef de l’État, Michelet n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser le « pur manichéisme marxiste » qui, selon lui, caractérise le diagnostic de Louis Vallon sur la société française de Louis Vallon. Il va jusqu’à accuser ce dernier de « déraisonner littéralement » quand il critique les conditions de la dévaluation opérée en 1969 ; il le rend même responsable de la faible réceptivité de l’électorat à l’idée de participation. Cet éreintement marque une véritable rupture, mettant un terme à une relation contrastée, faite de désaccords vifs et de réconciliations hâtives91. Certes, il convient de relativiser les excès de ce texte inachevé, composé à la hâte par un Michelet à bout de forces, aigri par la maladie. Il n’aura pas eu le temps de procéder à d’ultimes révisions et l’ouvrage paraîtra à titre posthume. Mais le fond du propos ne trompe pas ; il illustre le raidissement général des gaullistes au lendemain de Mai 68 contre toute position de Gauche débouchant sur une critique directe du pouvoir et la fidélité à un catholicisme intransigeant qui n’entend pas se dissoudre dans une forme chrétienne de socialisme. Les limites entre le gaullisme et la Gauche n’en apparaissent que plus clairement ; Michelet finit par admettre leur irréductibilité : « la gauche, enfin, ce qu’on appelle la gauche, d’une manière trop sommaire, est devenue pratiquement impuissante (...) parce que la gauche authentique s’est coupée du parti communiste. De son côté (...) le marxisme n’apporte plus de solution92. » Il sourd dans ces phrases un peu de nostalgie, dont on détecte encore la trace dans son célèbre et pathétique adieu à François Mauriac, décédé en septembre 1970. Dans cet ultime discours, Michelet fait aussi des adieux à sa propre vie, où ne l’a jamais quitté une certaine exigence morale capable de transcender les clivages politiques. 88 AEM, 6 EM 145-151, E. Michelet, « 3è césarienne ? » tapuscrit sans date. 89 AEM, 6 EM 101, lettre de J.M. Domenach, 19 février 1968 et lettre d’E. Michelet à J.M. Domenach, 15 mai 1970. 90 Louis Vallon, L’anti-de Gaulle, Paris, Le Seuil, 1969, 121 p. 91 AEM. 4 EM 495, Lettre de Louis Vallon, 15 juin 1953 et 4 EM 1035, lettre de Louis Vallon, 11 janvier 1962. 92 E. Michelet, La querelle de la fidélité, op. cit., p.148. EDMOND MICHELET ET LA GAUCHE 121 Ancienne mais contrastée, la relation d’Edmond Michelet avec la Gauche échappe aux stéréotypes des oppositions hâtives. La question l’a préoccupé toute sa vie durant, si l’on en juge par la multiplicité des textes dans lesquels il l’aborde. Elle part d’une quadruple problématique : religieuse, sur fond de catholicisme social, intellectuelle, donc teintée de péguysme, politique, dans une carrière qui va de l’Action Française au gaullisme, morale, dominée par l’expérience-limite de Dachau. Michelet glisse d’une approche théorique à une approche plus pratique, au prisme de l’engagement dans la Cité. D’une certaine manière, la Gauche a été nécessaire à Michelet, pour affermir son gaullisme intégral et son catholicisme qui ne l’est pas moins. Ce rapport complexe a eu pour Michelet une triple incidence. Il a contribué à son acculturation politique républicaine et démocratique : cela ne va pas de soi chez un homme qui a baigné, durant une partie de sa jeunesse dans le nationalisme d’Action Française et qui appartient à une Église catholique ralliée sur le tard à la République, après la guerre de 1914-1918. Michelet fait d’ailleurs l’aveu implicite de cette évolution en se reconnaissant comme moins démocrate qu’un Capitant ou qu’un Vallon93. Ensuite, la Gauche aide Michelet à affermir son gaullisme de rassemblement, qui contient aussi un appel à la justice sociale. Le social est le point de jonction parfois oublié du national et du catholique, dans l’exigence de solidarité entre tous les membres d’une nation, dont aucun ne saurait être laissé au bord du chemin. Enfin, la relation de Michelet avec la Gauche contribue à renouveler sa réflexion sur l’homme, dans son individualité et par rapport à tous les pouvoirs, y compris celui de l’Église. L’autonomie de la conscience chrétienne n’est pas l’apanage des seuls intellectuels ; elle se manifeste dans une pratique qui met en œuvre la subtile distinction de Jacques Maritain sur l’agir en chrétien et l’agir en tant que chrétien. 93 Ibid., p.59. RÉSUMÉ DE THÈSE ISABELLE BRETTHAUER DES HOMMES, DES ÉCRITS, DES PRATIQUES, SYSTÈMES DE PRODUCTION ET MARCHÉS DE L’ACTE ÉCRIT AUX CONFINS DE LA NORMANDIE ET DU MAINE À LA FIN DU MOYEN ÂGE Thèse sous la direction de Mathieu Arnoux, soutenue à l’Université Paris Diderot - Paris 7, ED 382, en 2011. La fin du Moyen Âge connaît une croissance générale de l’écrit, tant par le nombre des documents que par la diversification des typologies. Si ce phénomène a été constaté par les historiens (et surtout depuis les années 1990), les études portant sur l’écrit sont restées ponctuelles. Placer l’acte écrit (et plus spécifiquement l’acte privé) au cœur du questionnement permet de repenser cette croissance : ce positionnement fait apparaître les acteurs de cette production (les tabellions, responsables de l’écriture et de l’authentification des actes dans le système de juridiction gracieuse) et des « usagers ». Dans cette perspective, le document écrit est aussi une marchandise, issue d’un système de production spécifique et l’acte écrit apparaît non seulement comme source d’informations mais surtout comme « objet » produit par un groupe professionnel défini à l’attention d’une clientèle large. Centrée sur Alençon, ville « moyenne », ma thèse s’est élargie à la Normandie et au Maine. Le document écrit a été étudié sous deux formes principales, l’acte et le registre, auxquelles ont été appliquées les méthodes de la diplomatique et de la codicologie. Des points de convergence dans l’évolution de ces deux types de documents sont apparus, tant du point de vue des caractères externes (apparition de la marge gauche) que des caractères internes (mise en place des différents éléments du formulaire). L’enregistrement a nécessité un développement particulier, dans la mesure où il apparaît dans les années 1320-1330 ; près d’un demi-siècle après l’apparition du système de juridiction gracieuse. De cette première phase, il ne reste aucun document, seulement des indications indirectes. Une seconde phase d’enregistrement est observée dans les années 1340-1360 (registre de Coutances en 1344 ; d’Alençon en 1352-1353 ; de Rouen en 1360), mais le véritable essor de l’enregistrement notarial s’opère dans les années 1380. Ce phénomène s’observe également pour la production d’actes notariés. La meilleure conservation des sources (même si nous ne possédons pas plus d’un 1 ‰ des actes produits par les notaires alençonnais entre 1282 et 1520) s’accompagne d’une très nette augmentation de la production écrite. 126 ISABELLE BRETTHAUER L’apparition des tabellions et gardes des sceaux se produit durant le dernier tiers du XIIIe siècle, dans un contexte de diversité des offres de production écrite : ce siècle, l’Église a déjà développé sa juridiction (les officialités), système que la royauté a repris à son compte. Dans le même temps, des actes authentifiés par des sceaux personnels se diffusent largement. À la fin du e XIV siècle, pourtant, grâce à une organisation de plus en plus complexe, la juridiction gracieuse royale est largement dominante dans le nord du royaume de France. Qui sont ces hommes ? Ce sont des hommes aisés, à la fois clercs et laïcs, alliant formation théorique et pratique. Leur travail est réglementé par des ordonnances, royales ou locales : si les ordonnances royales prescrivent des règles générales, les institutions locales se préoccupent des pratiques d’écriture. Elles imposent la mise en forme des actes selon un formulaire qui se précise progressivement (il faut ainsi attendre 1391 pour que l’indication des témoins dans le corps de l’acte devienne obligatoire). S’inscrivant dans un mouvement local et à l’échelle du royaume, ce processus aboutit à une première homogénéisation des formes d’écrit au début du XVIe siècle. La mise en forme des registres échappe presque complètement à ces règlements : le registre notarial est un document de nature mixte, à la fois privé (propriété du notaire) et public, puisque son contenu (les minutes) est un acte en puissance. La production écrite apparaît sous la forme d’une chaîne d’écriture, du brouillon de la minute à l’acte authentique, le registre étant placé au centre de cette chaîne. Ce document permet de produire d’autres types d’écrits : liste des mutations d’héritages, extraits de contrats. Cette chaîne peut être généralisée à d’autres productions écrites (notamment les archives judiciaires). Ces remarques appellent une réflexion plus générale sur la fonction des tabellions : spécialistes de l’écrit, ils ne se limitent pas à la seule production des contrats. On les retrouve dans les greffes de justice (seigneuriales, ecclésiastiques, royales), à la tête de l’administration d’institutions (hôtels-Dieu, fabriques, …). Il reste à replacer le document écrit dans le marché pour lequel il est produit. Les tabellions sont avant tout fermiers : ils achètent leur fonction pour une durée déterminée. Les comptabilités domaniales permettent de comprendre le système des affermages (avec mise aux enchères, donc concurrence entre postulants), d’observer les hiérarchies entre les fermes, liées aux ressources et aux contextes politiques et sociaux. L’administration se préoccupe également des problèmes des faillites (qui peuvent être effacées, le cas échéant, par des lettres de rémission). Les tabellions travaillent à l’attention de leurs clients : si un contrat crée un lien entre deux individus, le document écrit portant le contrat est également la trace d’un lien contractuel, entre le tabellion et son/ses client(s). Comme les autorités sont responsables de l’acte, de nombreuses tarifications ont été édictées. La présence du prix sur la majorité des actes des notaires alençonnais permet de comparer certaines des tarifications avec les RÉSUMÉ DE THÈSE 127 prix pratiqués : ceux-ci dépendent de plusieurs éléments, montant du contrat, relation entre le notaire et son client, contexte d’achat de l’acte. La relation entre le tabellion et le client est, en fait, plus complexe. Si les tabellions sont le plus souvent des clercs, leurs principaux clients (qui font partie de l’élite économique) le sont également : ils ont suivi la même formation initiale que les tabellions. Ce constat pose la question plus générale du rapport entre les populations laïques et les documents écrits : l’étude de plusieurs fonds d’archives de laïcs montre que la conservation débute au même moment que le système de juridiction gracieuse et que les laïcs se tournent principalement vers les tabellions dans la première moitié du XIVe siècle. À La fin du Moyen Âge apparaît un nouveau mouvement dans les pratiques d’écriture, par une individualisation de l’écrit : les documents rédigés par des laïcs (non spécialisés dans les métiers de l’écrit) sont de plus en plus nombreux (actes sous seing privé, testaments, livres de raison autographes). Même si le notaire n’est jamais loin, le début du XVIe siècle est marqué par l’apparition de ces nouveaux usages de l’écrit par les laïcs. COMPTES RENDUS DE LECTURE ANNE HOUSSAY* STEVEN L. KAPLAN, PHILIPPE MINARD ED., LA FRANCE, MALADE DU e e CORPORATISME ? XVIII -XX SIÈCLES, PARIS, BELIN, 2004, 550 P. Comment et pourquoi les idées et les pratiques du « corporatisme » sont-elles les enjeux d’un débat incessant en France, et pourquoi ce mot, « synonyme d’égoïsme », […] « évoque [- il] des groupes arc-boutés sur la défense de leurs avantages acquis et faisant fi de l’intérêt général » ? Pourquoi « chaque conflit social en France conduit presque immanquablement à en rouvrir le procès » ? Comment l’épithète corporative est-elle si efficace qu’elle « frappe[r] de discrédit n’importe quelle revendication sociale » ? En effet, « il suffit de [la] déclarer « catégorielle » pour la disqualifier. La posture est aisée, la rhétorique bien rodée, et le succès garanti ». C’est ce que les auteurs nous invitent à étudier, en montrant la spécificité de l’héritage historique hexagonal afin de comprendre les causes de la difficulté à conjuguer les principes de l’universalisme républicain avec un système pluraliste de représentation des intérêts. Vue ainsi, la hantise du corporatisme est un repoussoir qui engendre le refoulement du social et empêche la société civile de trouver la place qui lui revient aux côtés de l’État, celui-ci se retrouvant appelé à jouer les pompiers lors des résurgences aigües du social ainsi ignoré. Pour répondre à ces interrogations, l’ouvrage a consisté à rassembler des contributions en privilégiant la longue durée, à confronter la situation des deux côtés de l’Atlantique et à faire de l’histoire sociale du politique un outil pour l’histoire du corporatisme, car cette dernière se confond avec l’histoire de la société toute entière. Le « mal français » est sans doute, comme Schmitter l’a montré, lié à la façon dont le pouvoir d’État s’exerce sur la société. Ainsi, en France, la faiblesse des organisations socioprofessionnelles en général n’empêche pas a contrario de trouver dans le secteur de l’agriculture des formes très poussées de monopole de la représentation (telle la FNSEA qui a géré un certain nombre de programmes publics) et des cogestions syndicales dans certaines branches professionnelles et industrielles (comme celles d’EDF par exemple). L’ensemble des articles de cet ouvrage collectif analyse donc sur un temps long les connotations politiques et sociales de notions agrégées sous le terme de « corporation », et dresse un tableau complexe des contradictions mouvantes, liées à des idéologies variées suivant les époques. Mettant en * Universite Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identites-Cultures-Territoires » (EA 337) 132 ANNE HOUSSAY évidence la manière dont leur image est définitivement altérée par un passé sulfureux qui rappelle les heures douloureuses de l’histoire du pays, les auteurs dégagent en particulier quatre périodes charnières : la première est la fin de l’Ancien Régime, marquée par la volonté d’abrogation des communautés de métiers et des corps de marchands mise en œuvre en 1776 par Turgot ; les corps durent être rétablis la même année, non sans modifications, suite à la désorganisation majeure et aux troubles qui s’ensuivirent dans tout le Royaume ; la deuxième, dans le contexte révolutionnaire, est l’abrogation des corporations et des communautés de métiers par les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791 (avec la proclamation de la liberté du travail, elles ont interdit aussi pour longtemps toute forme d’association et de revendication collective) ; la troisième est une résurgence idéalisée des communautés de métiers par l’Église dans le dernier quart du XIXe siècle, encouragée ensuite par le pape dans l’encyclique de Léon XIII Rerum novarum de 1891 ; enfin, ce qui mit fin pour longtemps à tout débat sur le sujet et dévalua l’idée est l’engagement délibérément néo-corporatiste de la droite entre les deux guerres, repris par les autorités de Vichy dans la chartre du travail de 1942, adoptée en pleine occupation. Les racines médiévales urbaines ont été à l’origine de mythologies de l’harmonie sociale des corps de marchands et d’artisans qui engageaient leurs membres dans une existence collective de tous les instants, où vie morale, religieuse, économique, familiale et sociale se fondaient. La gestion quotidienne des matières premières, des apprentissages, de la répartition des frais et des gains potentiels, la prise en charge des besoins des enfants, des âgés et des malades, se jouait dans des assemblées de membres élus se réunissant plusieurs fois par mois. La collectivité avait son budget, issu des droits versés par ses membres, et possédait sa propre police, par délégation de pouvoir de la municipalité, pour faire appliquer les règles du travail établies par ses membres. Cependant, ni la main-d’œuvre salariée des ateliers ni les femmes n’en faisaient partie, seuls les maîtres étant membres des assemblées délibératives. Les parlements locaux et les municipalités, ayant des membres communs, établissaient les limites des prérogatives des différentes assemblées locales, en particulier par des jurisprudences consulaires. Philippe Minard aborde la question de l’historiographie ambivalente des communautés de métiers de l’Ancien Régime : d’un côté, une représentation de la société de corps paternaliste bien ordonnés et idéalisés, de l’autre la vision d’une société figée, rigide et bloquée de façon systémique. La première a été décrite par Émile Coornaert en 1941 et reprend une vision holistique employée par le chancelier Séguier en 1776 pour mettre en avant des privilèges collectifs accordés en échange de services censés être exercés dans l’intérêt général. Philippe Minard montre comment l’historiographie traditionnelle s’est épuisée à essayer de bâtir une typologie juridique formelle, en distinguant, à côté des métiers libres deux, catégories de métiers à statuts : « jurés » s’ils étaient pourvus de lettres patentes royales, « réglés » s’ils étaient simplement approuvés par la ville. Mais des recherches pointues ont aujourd’hui montré que cette distinction ne correspond pas à une réalité COMPTES RENDUS DE LECTURE 133 qui était de fait plus variée, avec toutes sortes d’états intermédiaires et des disparités importantes : rien n’était rigide dans la forme corporative, toute une gamme de statuts coexistant avec des situations moins tranchées, avec des liens entre les différents groupes et à l’intérieur des métiers. L’examen des pratiques effectives au sein des communautés doit l’emporter sur le formalisme juridique ou idéologique. Le second courant historiographique a une vision extrêmement négatrice des métiers et de leur organisation communautaire et reprend le discours de Turgot et des libéraux du XVIIIe siècle, tels Clicquot de Blervache et Bigot de Sainte-Croix, ses proches. Mais les travaux récents sur Bordeaux ou sur le faubourg Saint-Antoine montrent comment l’exclusivité des maîtres, la concurrence des faux-ouvriers des faubourgs et de la proto-industrie, le jeu sur les différences de législations et les divers niveaux de régulation entre les territoires peuvent être utilisés par les négociants habiles dans l’exercice de leur commerce. La vision « pour » ou « contre » les corporations ne permet pas de rendre compte de la complexité qui est en jeu. Philippe Minard nous invite à déglobaliser et à identifier les fonctions multiples des uns et des autres, ainsi qu’à replacer les formes corporatives dans leur contexte, loin des visions stéréotypées de l’économie classique. Les pouvoirs royaux, municipaux, sectoriels et parfois exceptionnels doivent être démêlés. Les régulations des campagnes ne sont pas moins réglementées que celles des villes et la dualité est intégrée dans les stratégies des uns et des autres. En revanche, l’auto-organisation des métiers est l’un des points majeurs de la communauté entre des professionnels qui ont besoin de se voir, de se concerter et de s’entendre pour l’accès au marché, sur la qualité des produits, pour l’arbitrage des conflits et sur l’apprentissage. Le cadre leur permet de jouir d’une prérogative essentielle qui est la fixation commune de leurs propres règles dans un cadre de délibération collective sur les soucis sociaux, économiques et politiques de ses membres. Dans le second chapitre, « 1776, ou la naissance d’un nouveau corporatisme », Steven L. Kaplan commente l’agitation provoquée par les édits royaux initiés par le très libéral ministre Turgot en février de cette année-là, qui mirent sens dessus dessous le système de communication entre le roi et une grande partie de ses sujets. Il montre que le contrôle social qui passait par l’entremise des communautés de métiers et des corps de marchands permettait de les socialiser et de les mobiliser ponctuellement. L’agitation provoquée par ses mesures, dans la rue comme chez ses opposants conservateurs, fut telle que Turgot fut renvoyé et remplacé par Necker. Dès le mois d’août, un nouvel édit rétablissait les communautés d’art et métiers, mais en les remaniant notablement : des regroupements en réduisaient le nombre, les maîtres pouvaient dès lors exercer plusieurs professions, les femmes accédaient à la maîtrise. Les droits d’entrée étaient diminués, et le chef-d’œuvre supprimé, l’argent seul comptait désormais. Les anciens maîtres devaient payer un droit de confirmation pour retrouver leur statut ou sinon ils pouvaient rejoindre les nouveaux « agrégés » qui avaient le droit d’exercer leur profession sans participer à la vie corporative. 134 ANNE HOUSSAY La description historiographique d’une soi-disant longue agonie qui aurait suivi les mesures avortées de Turgot en 1776 n’a tenu compte ni des efforts effectués à l’époque par le gouvernement pour refonder la société, ni des effets que ceux-ci produisaient, ni des ajouts et modifications à l’application des édits. Les parlementaires de Paris critiquèrent l’autoritarisme avec lequel le roi imposait les réformes au nom d’une liberté sans limites, et le premier président ainsi que l’avocat général du Parlement de Paris s’élevèrent contre la désagrégation programmée de l’ordre social et politique. Turgot dépouillait les gens de la position et de la responsabilité qui donnaient une identité et un sens à leur vie. Il les jetait dans l’isolement, sapant les relations sociales en confondant les rôles et les rangs. Le lieutenant de police Lenoir concluait que « l’abolition des corporations sapait complètement l’autorité domestique des maîtres sur leurs ouvriers », et il « redoutait les conséquences de cette « sorte d’anarchie » qui résultait de « l’esprit de liberté illimitée » surgie des ruines des corporations ». Des syndics chargés de surveiller des sections et des districts géographiques devaient remplacer les polices des métiers, mais ce système échoua par manque d’implication des syndics. La nouvelle législation qui s’ensuivit n’était pas une remise en place des corps précédents, loin de là. L’État s’était approprié les avoirs et les dettes des communautés et ponctionnait maintenant les trois quarts de tous les droits d’entrée, limitant l’indépendance des métiers et leurs moyens d’action. Désormais ouvertes à tous, leurs affaires internes seraient soumises au regard du souverain et l’apprentissage, qui était l’épine dorsale du système, n’était plus maintenant qu’une option. Cela distendait d’autant plus la solidarité que les maîtres pouvaient maintenant exercer plusieurs métiers, ce qui faisait disparaître les notions de monopole et de communauté. L’amalgame entre métiers soi-disant « analogues » réunissait difficilement des rivaux autrefois acharnés, et meurtrissait profondément les sensibilités en plongeant les anciens maîtres dans une nostalgie aiguë pour l’ancien système. Perte d’indépendance, disparition de l’identité collective, destruction « des forces mythiques, profanes et sacrées qui avaient forgé les unions vaporeuses auxquelles les mémoires corporatives se référaient encore » : ces nouvelles corporations avaient une vocation tout à fait différente de celle des communautés d’antan. Necker mettait en place un nouveau système plus souple, plus équitable et moins contraignant que l’ancien, appliqué tout d’abord à la capitale ; l’État s’efforça de le généraliser dans tout le pays sur le même modèle au cours des dix années qui suivirent, pour qu’il soit plus facile à gérer au niveau central. Mais il dut négocier pied à pied dans chaque ville étant donné l’opposition considérable qu’il rencontrait auprès des Parlements et des États provinciaux, mais aussi auprès de ses agents sur le terrain comme les intendants, les sous-délégués et les lieutenants de police. Des concessions étaient nécessaires, et même si l’État voulait un modèle simple et uniforme, il toléra un incroyable degré de diversité. Le travail législatif très dense comprit au total cinquante-sept mesures, dont trois édits majeurs, treize déclarations royales et de très nombreux arrêts pour spécifier les modalités. Six mesures concernaient la ville de Paris tandis que vingt COMPTES RENDUS DE LECTURE 135 autres traitaient des provinces. Deux pôles d’imposition se dégageaient de l’ensemble, qui enrichissait directement la couronne : la liquidation de la dette et la levée de fonds imposés aux nouvelles corporations. Kaplan décline ainsi dans ce chapitre les détails de ces modifications profondes apportées par les édits de Turgot puis de Necker et met en évidence le terrible chamboulement qui dura jusqu’à la Révolution française. D’une part une volonté d’homogénéiser les structures de la part du roi, d’autre part sa nouvelle politique pour faire renoncer aux protectionnismes. L’esprit libéral alors mis en avant par Louis XVI proposait d’établir une éthique moderne qui fluidifie les marchés, et un contrôle de l’État qui arbitrerait le système, ville par ville, suivant les besoins, le Conseil Royal devenant l’instance auprès de laquelle les villes ou les artisans pourraient s’adresser pour se faire admettre. « Le gouvernement dressa des listes de cités et de villes de premier, deuxième et troisième niveaux, les dernières étant de façon caractéristiques des zones affranchies de toute communauté ». Les étrangers et les femmes devinrent les bienvenus, quoique ces dernières se virent refuser les droits civiques ; les veuves pouvaient acquérir le rang de maître de façon permanente ; les droits d’entrée, modiques, étaient fixés par le roi, dont le Trésor royal prélèverait 75 %, mais une négociation locale restait possible sur ce montant. Maîtres et agrégés étaient libres d’ouvrir boutique partout où ils le souhaitaient, mais en respectant les usages de chaque communauté, clin d’œil à la persistance de la tradition. Dans la pratique, les nouveaux membres ne se précipitèrent pas et certaines nouvelles communautés n’eurent même pas de membre du tout. Dans d’autres cas, le groupe se reformait comme avant. Cependant, l’hostilité de nombreux artisans et marchands contre le nouveau corporatisme fut grande, parce que le roi liait trop facilement la levée de l’impôt sur les entrées avec les nouveaux règlements. Le droit de confirmation des anciens maîtres leur semblait une injure à leur compétence et un abus du point de vue financier, puisqu’ils avaient déjà payé leur charge et avaient éventuellement déjà eu des responsabilités dans la gestion de la communauté. L’autorisation qui leur était donnée de rejoindre à moindre coût le statut parallèle d’agrégés pouvait tenter les vétérans qui ne voulaient pas intégrer des communautés élargies aux anciens rivaux, et cela risquait de faire échouer la réforme. En effet, nombreux sont ceux qui n’adhérèrent pas, car la réforme les plongeait dans le ressentiment et la colère : un grand nombre d’artisans et de marchands de l’ancien système s’agrégea, ou même préféra se passer totalement des nouvelles communautés. Les autres agrégés étaient les nouveaux installés qui intégraient leur activité directement dans le cadre de la réforme, dès août 1776 à Paris, mais pas avant le milieu des années 1780 dans certaines provinces. Les vétérans voyaient l’installation des anciens « sans qualité » d’un très mauvais œil, et nombreux furent ceux qui n’intégrèrent ni les anciennes ni les nouvelles corporations. L’État, quant à lui, profitait des retombées fiscales à court terme. Ainsi, des dizaines de milliers de maîtres quittèrent les communautés d’Arts et Métiers, ce que l’État n’aurait certainement pas laissé faire s’il 136 ANNE HOUSSAY n’avait eu l’intention de faire disparaître les anciennes structures pour surveiller lui-même les marchés, les produits et le travail. Afin d’encourager les adhésions, le gouvernement prolongea plusieurs fois la date limite d’intégration. La législation interdisait aux nouveaux agrégés de prendre des apprentis, ce qui était un moyen de pression pour faire rentrer les anciens au bercail, démarche nécessaire pour voir leur expertise reconnue. Rester agrégé devenait un suicide professionnel pour un vieux maître. La place des veuves de maîtres était aussi facilitée dans le nouveau statut, tandis que celles des agrégés devaient payer un droit d’entrée plus fort, ce qui fut modifié par la suite sous la pression des agrégés qui tentaient d’obtenir le même droit pour leurs épouses L’absence de statut politique des agrégés les maintenait dans un état de persécution économique très variable d’une communauté à l’autre, selon leur nombre dans la ville et dans le métier considérés. Des cartels pouvaient bloquer leur accès aux matières premières et aux marchés, et des campagnes de calomnie et de harcèlement pouvaient les faire souffrir dans leurs activités et dans leur bien être. Nous ne savons pas grand-chose des conflits entre les anciens des communautés précédentes et les nouveaux venus, qui devaient sans doute se heurter aussi bien dans leurs pratiques que dans leur vision du métier et de leur action économique. Cette scission provoqua dans un cas au moins la demande de protection du Parlement. Un semblable recours à une institution extérieure était impensable dans l’ancien temps. En 1789, les anciens maîtres firent encore part de leur nostalgie dans les cahiers de doléance. Le gouvernement avait cru nationaliser le système corporatif avec la deuxième réforme de 1776, à défaut de le supprimer, en espérant ainsi le contrôler plus facilement. Ainsi, les communautés n’avaient plus le droit de choisir elles-mêmes leur membres par discrimination et différentiation, ni de faire ainsi leur propre recrutement, ni de faire office de gardiennes des ressources matérielles, culturelles et humaines de leur travail et de leur patrimoine. Elles ne pouvaient plus embellir l’image spirituelle et charitable qu’elles avaient d’elles-mêmes, ne pouvaient plus fortifier leur faculté mutualiste et leur sociabilité en maintenant une confrérie. Elles ne pouvaient plus répartir leurs revenus à leur convenance, défendre leurs intérêts ni choisir leurs propres règles d’administration et de représentation, et donc « elles n’étaient plus ni des confréries ni des communautés du tout, dans la mesure où ce terme implique une association volontaire soutenue par une volonté commune et fidèle de certaines valeurs partagées ». L’État ne considérait plus la notion traditionnelle de communauté comme pertinent et utile. Et Kaplan de conclure : « De fait, ces réformes de 1774-1784 engendrèrent un profond mécontentement, dont témoignent clairement les cahiers de doléances de 1789 ». Dans le troisième chapitre, Philippe Minard traite du « métier sans institution : les lois d’Allarde – Le Chapelier de 1791 et leur impact au début du XIXe siècle ». En effet, la nuit du 4 août 1789 supprima en principe les COMPTES RENDUS DE LECTURE 137 corporations avec l’abolition des privilèges en général, et des fabricantsnégociants comme Renouard expliquaient alors l’avantage des corps de commerce pour faire appliquer les règlements en grande partie utiles et nécessaires, argant qu’il était possible de les perfectionner. Leur rôle, selon lui, était en premier lieu de régler les contestations entre fabricants et ouvriers relativement au prix de la main d’œuvre, mais aussi les conflits entre marchands. Comment pourraient-ils le faire si « tous isolés les uns les autres, aucun lien particulier ne les unis ? ». Ainsi, il n’est pas évident pour tout le monde que les corps doivent disparaitre. Levant l’ambiguïté de la nuit du 4 août, en mars 1791, Pierre d’Allarde prend d’abord une mesure de nature fiscale : il supprime les communautés de métiers et instaure la patente, instaurant du même coup la liberté du travail pour ceux qui l’ont payée, ce qui rend officiel un état de fait, le texte de la loi .précisant que la liberté d’exercer n’importe quel négoce ou métier doit s’accompagner du règlement de cette taxe et oblige à « se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits, sans précision, ce qui laisse planer une confusion sur les règles et qui les fera appliquer. » Ce régime du travail incertain laisse place aux initiatives ouvrières et à l’agitation au printemps 1791. Le vide juridique (pas de code pénal et plus de parlement) ne règle pas les conflits salariaux en cours, qui sont nombreux. À Paris, les charpentiers se sont organisés en une puissante union fraternelle et les imprimeurs on fondé le club typographique : les associations ouvrières prennent de l’assurance. L’interdit qui suivit a entrainé une longue dénégation des besoins d’organisation collective, où le citoyen désincarné souffre d’un « déficit originaire de figuration », comme l’écrit Pierre Rosenvallon, et où la matérialité des identités sociales, par un individualisme libéral radicalisé, est niée. L’abolition des corporations en 1791 par la loi Le Chapelier, suivant l’esprit révolutionnaire de l’abolition des privilèges, se prolonge par une longue période de désincorporation des métiers et d’une désaffection idéologique qui accompagne l’individuation des citoyens devant l’état. Puis, la hantise des politiques dans un état autoritaire interdit tout regroupement intermédiaire dans le cadre du travail. Des blocages et des conflits sociaux de la grande industrialisation des années 1880 vont émerger deux courants antagonistes : d’une part l’autorisation tant attendue de regroupement des travailleurs dans des organismes de protection sociale au sein de mutuelles, aussi bien que des mouvements de défense de leurs droits avec l’organisation des syndicats, fait émerger des mouvements collectifs encouragé par les socialistes ; d’autre part, les théories sociales de l’Église catholique, encouragées par l’encyclique de Léon XIII Rerum novarum de 1891, posent le problème de la condition d’infortune et de misère des ouvriers et la lie aux effets néfastes de la destruction des « corporations anciennes qui étaient pour eux une protection », et au fait que « des sentiments religieux du passé ont disparu des lois ». Puis, les auteurs analysent différents champs sociaux avec de différentes professions, 138 ANNE HOUSSAY points de vue qui montrent la façon dont l’histoire des corps de l’Ancien Régime est utilisée par les protagonistes pour étayer leurs théories et leurs pratiques politiques et sociales. L’ouvrage se termine sur trois chapitres qui explorent la politique sociale du gouvernement de Vichy et sa Charte du Travail de 1941, inspirée par les théories des néo-corporatistes d’avant guerre et des corporatistes traditionalistes chrétiens qui influencent particulièrement le Maréchal Pétain. Cette étape obscurcie par la Collaboration finit de discréditer complètement l’idée même des regroupements professionnels, a priori considérés comme « corporatistes », pendant toute la fin du XXe siècle. Cet ouvrage très complet et approfondi sur les notions de corporation dans l’historiographie française nous semble indispensable pour tous les chercheurs intéressés par l’histoire économique, sociale et politique de la France, car il remet en perspective la notion de corporatisme en France, en éclairant les multiples débats des XIXe et XXe siècles par une démarche historienne solide, s’appuyant sur de nombreuses sources complémentaires et les travaux les plus récents. Bien que directement inscrit en histoire économique et politique, il est très éclairant pour toute recherche sur les Arts et Métiers, et donc pour comprendre l’histoire de la transmission des techniques et des savoirs pratiques. PASCAL BOUSSEYROUX* MAXIME BOUCHER, LA NUIT CARCÉRALE. SOUFFRIR ET ÉVITER LA SOUFFRANCE EN PRISON. LE CAS FRANÇAIS (1944-1981), THE BOOKS ÉDITIONS, LILLE, SEPTEMBRE 2001, 506 P. Lorsque la publication du prochain rapport de l’observatoire des prisons fera, comme chaque année, resurgir le débat sur l’état du système carcéral français, il faudra se reporter au livre de Maxime Boucher sur la nuit carcérale, issu d’une thèse d’Histoire élaborée sous la direction du professeur André Gueslin (Paris Diderot - Paris 7). Le titre est à lui seul expressif car, comme le rappelle l’auteur, les surveillants disposaient du pouvoir de plonger dans l’obscurité ou d’imposer la lumière aux prisonniers, quand le commutateur électrique était placé hors des cellules (p. 50). La démarche de Maxime Boucher est d’emblée précisée par le sous-titre de son travail, qui concerne la période 1944-1981, deux bornes-témoins claires, et qui autorisent le recul de la distance. Elle se focalise sur les notions de souffrance et de stratégie, l’une appelant l’autre, selon un processus dialectique partant de la « souffrance pure » pour aller de la « souffrance stratégique » à la stratégie de souffrance, appréhendée en termes de stratégie pure (p. 282). Cette problématique s’appuie sur le concept de « souffrance sociale » mis en avant par l’historien Frédéric Chauvaud dans un récent colloque universitaire explicitement mentionné au début du livre. La formule conjoint le personnel et collectif qui se condensent dans le corps du détenu, seule réalité tangible d’une personne broyée dans son identité individuelle et sociale. Sur la base de ces prémices, la réflexion de l’auteur s’organise en trois étapes. Dans un premier temps, il donne à voir la condition carcérale, dans un triptyque associant les douleurs, les carences et les violences subies par les prisonniers. Ils vivent dans un univers qui semble figé depuis le XIXe siècle, et que l’auteur décrit avec une grande précision, n’hésitant pas à aborder les aspects les plus sordides de la vie en centre de détention. La surpopulation, la promiscuité, le froid glacial ou la chaleur étouffante, le bruit ou le silence, les odeurs fétides, la « castration sexuelle » et ses pratiques de substitution, les douches, lieu de règlements de comptes entre écroués... tout cela constitue un véritable « choc carcéral » qui s’ajoute à la * Universite Paris Diderot - Paris 7 Laboratoire « Identites-Cultures-Territoires » (EA 337) 140 PASCAL BOUSSEYROUX privation de liberté. Le bilan est sans appel aux yeux de l’auteur : l’existence en prison ne cesse de se dégrader, transformant le détenu en exclu, bien que se développe un discours humanitaire sur fond de souvenir de l’horreur des camps nazis. Pour Maxime Boucher, l’une des justifications de ce paradoxe réside dans la spécificité des détentions à caractère politique, consécutives à la guerre d’Algérie et au terrorisme de l’OAS. On arrive alors au second temps de l’ouvrage, consacré aux efforts d’humanisation de la prison tentés par les pouvoirs publics. La grande réforme de la Libération, lancée par Paul Amor, ancien Résistant et directeur de l’administration pénitentiaire, apporte des progrès réels : formation du personnel, amélioration de l’alimentation, limitation du recours au mitard. Viendront plus tard les créations de centres médico-psychologiques régionaux et de prisons-écoles. Mais l’élan retombe et même la réforme de Valéry Giscard d’Estaing en 1975, très critiquée par l’auteur, n’introduit que des changements superficiels. Sur un autre plan, l’ouverture à Fresnes, en 1950, d’un centre national d’orientation inspiré du modèle belge, permet de classifier les détenus en fonction de critères judiciaires, psychiatriques et psycho-techniques, afin d’offrir des perspectives de réinsertion sociale. Là encore l’expérience tourne court, faute de financements et de cohérence. Trois raisons principales expliquent l’impuissance de l’action réformatrice : le manque de volonté politique face à un personnel pénitentiaire rétif, l’indifférence d’une opinion inclinant – depuis longtemps – au « tout sécuritaire », hormis quelques sursauts d’indignation face à la médiatisation ponctuelle d’épisodes dramatiques ; le manque de moyens financiers, attesté par l’évolution à la baisse des budgets pénitentiaires du Ministère de la Justice. L’auteur peut aborder dans un troisième temps l’analyse des « stratégies » d’échappatoire que sont la mortification et l’automutilation, la mutinerie, l’évasion, – dont le fameux Jacques Mesrine est le « roi », sinon le « héros » –, sans oublier le suicide. Maxime Boucher étend la gamme des schémas classiques en partant à nouveau du corps. Il évoque l’oubli de soi qui se dissout dans un anonymat absolu, jusqu’à une mort qui surprend tout le monde face à « ce jamais vu, [qui] était le sujet » (p. 258), le recours au tatouage, interprété en termes foucaldiens comme un panoptique corporel. L’auto-mutilation inspire un chapitre fascinant, où on découvre la diversité des formes que recouvre cette pratique, conduisant à des comportements inouïs, comme l’ingestion d’une... fourchette ! Quant aux mutineries des années 1970, l’auteur relativise leur corrélation avec le célèbre groupe d’information sur les prisons (GIP) et ses non moins célèbres porte-paroles, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet, qui ont joué un indiscutable rôle de sensibilisation de l’opinion publique. L’embrasement de 1974, qualifié de « mai 68 des prisons » (p. 368), s’explique surtout par la recrudescence de l’intolérance aux brimades et survient alors que le GIP se trouve en perte de vitesse. On le voit, la force de cet ouvrage réside dans son projet d’une anthropologie historique de la condition carcérale de 1945 à nos jours. Il COMPTES RENDUS DE LECTURES 141 prend place dans une vaste historiographie qui, surplombée par les théories de Michel Foucault, court de Jacques-Guy Petit pour la prison pénale du XIXe siècle, à Robert Badinter et Michelle Perrot pour le premier XXe siècle, jusqu’à Jean-Claude Vimont, spécialiste de l’après 45, souvent cité. L’auteur emprunte également les chemins d’une histoire du sensible chère à Alain Corbin et d’une histoire de l’infirmité développée par Henri-Jacques Stiker, pour combiner histoire des corps et psycho-histoire. Maxime Boucher parvient à défricher un nouveau terrain d’investigation en échappant aux seuls déterminismes sociologiques. Chaque comportement fait cependant l’objet d’une sociologie affinée, le cas échéant à l’encontre des idées-reçues, quand l’ouvrage souligne la plus forte proportion de suicides chez les prévenus et non chez les condamnés plus anciens (p. 464). Le caractère limité des sources accessibles, tributaires des délais légaux, n’en rend que plus remarquable le dessein de l’auteur. Il réussit à mobiliser la documentation disponible, qui se révèle considérable et diversifiée : statistiques officielles, budgets ministériels, archives publiques, fonds d’institutions, pièces du musée national des prisons de Fontainebleau, presse nationale, etc. Maxime Boucher accorde en outre une place importante à la littérature carcérale, dont on pressentait l’existence grâce aux fortes œuvres de Jean Genet ou d’Albertine Sarrazin, mais dont on ne soupçonnait guère l’abondance ni l’intensité. C’est pourquoi les textes sélectionnés pour illustrer le propos s’avèrent saisissants. Une fois refermé ce livre passionnant, illustré par plusieurs photographies originales, on a le sentiment d’avoir franchi un double obstacle. Tout d’abord, l’absence de repères préalables désoriente un peu le lecteur qui doit se familiariser chemin faisant avec un vocabulaire spécifique. Ensuite, celui d’une édition austère et d’une écriture qui évite le dolorisme en adoptant une sobriété confinant à la rugosité, au prix de quelques flottements de style. En dehors de tout angélisme, une interrogation lancinante subsiste : n’ya-t-il donc place, pour le captif, que pour la souffrance et le face-à-face avec elle ? La nuit est-elle si noire ou bien des lueurs éclairent-elles l’obscurité carcérale, sans doute variable d’un centre d’arrêt à l’autre ? L’administration pénitentiaire apparaît souvent de façon unilatérale et homogène, rendant vains les choix réformateurs. Mais la conception humaniste de la prison estelle vraiment explicite ? Un Edmond Michelet qui a connu l’épreuve de la déportation et qui a été, de 1959 à 1961, un Garde des Sceaux répressif, n’hésite pas à avouer « une secrète connivence avec celui qui porte les menottes1 ». En instaurant un statut de détenu semi-politique au bénéfice des rebelles algériens, il atténue la rudesse de leur sort, même si ce point est controversé. 1 Cité par G. Mouralis, « Le ministre de la Justice 1959-1961 », dans Edmond Michelet homme d’État, Fraternité Edmond Michelet, Brive, 2000, p. 145. 142 PASCAL BOUSSEYROUX Par ailleurs, n’a-t-on pas tenté de donner une dimension plus positive à l’enfermement, parmi les assistantes sociales, les avocats, les médecins, les visiteurs de prison ? Il faut signaler des essais d’éducation populaire initiés avec l’accord du Ministère de la Justice, ou encore des formes d’apostolat. Quid encore de la capacité de « résilience », pour reprendre un mot à la mode, chez les prisonniers ? Enfin, puisque le regard de la société sur la prison est un facteur puissant, voire exclusif, d’évolution, l’impact du tournant des années 1970 mérite une attention particulière. Si le monde des prisons est demeuré à l’écart de l’agitation soixante-huitarde, la crispation sécuritaire généralisée des pouvoirs publics qui a suivi a-t-elle rendu les responsables des prisons encore plus imperméables aux protestations croissantes des enfermés ? Ces questions montrent la puissance stimulante du livre de Maxime Boucher. Il invite à la réflexion pour prolonger une lecture qui interroge la relation de la société française contemporaine à la prison, à sa finalité pardelà sa réalité. RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS ÉMILIE BALLON L’affaire de la calandre de Tours au XVIIIe siècle, de l’acquisition à embarras Résumé Au XVIIIe siècle, la concurrence technique entre l’Angleterre et la France est rude. La technique de la moire, très bien maîtrisée en Angleterre, ne l’est pas en France et ses représentants (fabricants et villes) cherchent par tous les moyens à acquérir ce savoir-faire et les machines qui y correspondent. Le mécanicien Jacques Vaucanson est chargé d’élaborer une machine capable de rivaliser avec les calandres d’Outre-Manche, sans grand succès au départ à cause des nombreuses réparations que demande la calandre. À cause de ses difficultés, Daniel Charles Trudaine, directeur de l’administration du commerce, envoie ses émissaires afin de réunir des échantillons et des informations et de recruter un artisan capable d’établir une calandre à Lyon : John Badger. Le succès est immédiat, les étoffes sont de qualité. La ville de Tours qui souhaite, avec le soutien de Trudaine, se maintenir dans la concurrence avec l’Angleterre et Lyon, engage Humphrey Badger, parent proche de John Badger. Ses conditions d’établissement sont nettement moins bonnes que celles de John Badger. Ses charges et son loyer sont plus élevés et il doit se soumettre à la puissance des soyeux qui décident des prix. Il subit aussi la chute de production suite à la Révolution, tout comme les soyeux qui lui passent commande. Ses descendants, les Meusnier Badger, connaissent des problèmes identiques et leurs revendications de propriété sur la calandre qui ne sont pas acceptées. La calandre achetée par la ville passe aux mains de l’Hospice Général de Tours. Il s’agit en fait d’un moyen de s’en débarrasser bien qu’il soit impossible de la détruire puisque les soyeux de la Chambre de Commerce s’y opposent. Avec le passage de mode des moires, la machine se voit progressivement abandonnée. Mots-clefs : Calandre – Tours – soie – Badger – Vaucanson The acquisition and disuse of the Tours calender in eighteenthcentury France Abstract Technical competition between England and France during the eighteenth century is illustrated by the French attempt to acquire the moire technology from the English. The mechanic Jacques Vaucanson was requested to devise a machine that would compete with English calenders. Vaucanson’s machine presented several imperfections, so the head of the board of trade, Daniel Charles Trudaine, sent abroad messengers to collect RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 146 information and samples and to recruit a worker capable of making a calender for Lyons: John Badger. Owing to this success and the good quality of fabrics, the town of Tours hired Humphrey Badger, a relative of John Badger’s. His living conditions were clearly worse than his colleague’s. Expenses and rent were higher and he had to submit to prices fixed by silk manufacturers. Later on, he suffered from the fall in production due to the Revolution. His descendants, the Meusnier Badgers, faced similar problems: expenses, rent and the denial of property rights on the calender. The calender was bought out by the town and sold to the General Hospice of Tours. It was not exactly a sale, rather a way of dispensing with the machine although the local Chamber of commerce did not want to destroy it. When the moire fashion faded, the machine was abandoned. Keywords : Calender – Tours – silk – Badger – Vaucanson * PASCAL BOUSSEYROUX Edmond Michelet et la Gauche Résumé Militant catholique, résistant et gaulliste, Edmond Michelet est considéré par ses amis politiques comme l’homme du dialogue avec les communistes, dans la solidarité des camps de concentration. Cette expérience-limite est la ligne de faîte d’une évolution qui conduit cet ancien de l’Action Française à découvrir certaines valeurs de la gauche, tantôt pour les comprendre dans l’entre-deux-guerres, tantôt pour les partager, pendant les années noires 1940-1944, tantôt pour les combattre au temps du gaullisme triomphant. Idéal chrétien sublimé, matrice renouvelée du catholicisme intransigeant ou forme nouvelle d’apostolat laïc ? La relation de Michelet à la gauche s’avère complexe. Elle éclaire une partie de son itinéraire politique et intellectuel et explique une part de la spécificité que cet homme plus porté à l’action qu’à la réflexion spéculative ne cessera jamais de cultiver. Mots clés : Droite/Gauche – communistes – gaullisme - intellectuels catholiques - catholicisme social Edmond Michelet and the left Abstract As an activist Catholic, a “Gaullist” and a member of the French resistance, Edmond Michelet was considered by his friends in politics as the man open RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 147 to dialogue with the communists because of their solidarity in the concentration camps. This experience was the climax of an evolution which enabled this former member of “Action Française” to discover some of the values of the left, which he understood during the interwar years, or even shared during the dark years 1940-1944, but which he then opposed when Gaullism was triumphant. Was it a sublimated Christian ideal, a renewed matrix of uncompromising Catholicism or a new form of secular ministry? Michelet’s relationship with the left turns out to be complex. It sheds light on his political and intellectual path, and explains part of the specificity that this man, who was more inclined to action than to speculative reflection, would never stop cultivating. Key words : Gaullism – Communism – social Catholicism – left Catholicism – Second World War * MANUEL CERVERA MARZAL Le pouvoir des sans-pouvoir : bilan et perspectives de recherche sur l’action non-violente comme politique du conflit Résumé Qu’en est-il aujourd’hui des recherches en science politique sur l’action non-violente et la résistance civile ? Initiée par l’Américain Gene Sharp en 1970, puis importée en France par Jacques Sémelin en 1990, l’étude de ce phénomène reste en retard sur sa pratique et son impact historique. Cet article n’ambitionne pas seulement de dresser un état des lieux de ce champ de recherche. Il vise aussi à délimiter la catégorie sociologique d’action nonviolente en restituant les multiples débats théoriques qu’elle alimente, à identifier les problématiques majeures soulevées par la résistance sans armes à un adversaire armé, à proposer une série d’hypothèses explicatives, à dresser une méthode conséquente pour les études de cas et à présenter les intérêts de ces travaux sur l’action non-violente pour la science politique dans son ensemble. Mots clés : Action non-violente – résistance civile – désobéissance civile – conflit The power of the powerless: research Assessment and perspectives of non violent action as conflict politics RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 148 Abstract What about political science research on nonviolent action and civil resistance nowadays? The study of this phenomenon, initiated by the American Gene Sharp in 1970, then introduced in France by Jacques Sémelin in the nineties, is well behind compared to its practice and its historical impact. This article does not only aim to assess this field of research. It also intends to define the sociological concept of nonviolent action by restoring the many theoretical debates, as well as to identify the major issues raised by unarmed resistance against armed enemies, to propose a series of explanatory hypotheses, to develop a consistent methodology for case studies and to present the interest of such studies about nonviolent action, for political science as a whole. Key words : nonviolent action – civil resistance – civil disobedience – conflict * ANDERS FJELD De l’utopie marxienne comme trace de vérité à la dévictimisation du prolétariat chez Rancière : la pensée de la lutte chez Proudhon, Marx et Rancière Résumé Comment la politique marxienne se configure-t-elle à travers la critique de l’utopie, et comment Jacques Rancière reconfigure-t-il cette pensée politique en transformant ou en « dévictimisant » le rôle donné au prolétariat ? Dans la critique qu’il fait de l’anarchisme de Proudhon, Marx installe un excès critique dans l’utopie : d’un côté l’utopie n’est qu’un modèle critique inadéquat, mais de l’autre elle est, par cet excès, une trace de vérité. J’essayerai de montrer comment cette ambiguïté chez Marx fait du prolétariat une victime universelle, et comment Rancière critique et travaille cette ambiguïté à son tour pour créer un autre concept de la politique. À partir de là, je voudrais montrer comment ces trois positions, celles de Proudhon, Marx et Rancière, constituent trois pensées de lutte, c’est-à-dire trois manières dont un mouvement révolutionnaire se configure autour d’un type spécifique de tort (tort utopique, tort absolu, tort générique). Mots clés : Karl Marx – Pierre-Joseph Proudhon – Jacques Rancière – prolétariat – utopie RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 149 From Marxist utopia as a trace of truth to the devictimizing of proletariat in Rancière: reflections on struggle in Proudhon, Marx and Rancière Abstract How far is the critique of Utopian socialism essential to the Marxist political project, and how does Jacques Rancière redefine this project by transforming or “devictimizing” the role given to the proletariat? In his criticism of Proudhon’s anarchism, Marx points to some critical excess in the concept of socialist Utopia: on the one hand this utopia is simply an inadequate critical model, but on the other hand it is, as a result of this excess, a trace of truth. I will try and show how this ambiguity is pivotal to understanding how the proletariat is a universal victim in the Marxian framework, and how Rancière criticizes and makes use of this ambiguity in order to reshape a different and yet closely related concept of politics. Finally I would like to specify how Proudhon’s, Marx’s and Rancière’s political projects constitute three different ways of theorizing the political struggle, that is to say three different ways of shaping a revolutionary movement in relation to a specific type of “wrong” (Utopian wrong, absolute wrong, generic wrong). Key words : Karl Marx – Pierre-Joseph Proudhon – Jacques Rancière – proletariat – utopia * ÉLODIE JAUNEAU Les femmes dans l’armée française pendant les guerres (XIXe-XXe siècles) : histoire, historiographie et problématique de genre Résumé Au XXe siècle, la présence des femmes au front n’est pas une nouveauté mais les relations qu’elles entretiennent avec les forces armées, la violence et le combat, ne sont pas pour autant constantes. Dans ces domaines traditionnellement et « naturellement » réservés aux hommes, les femmes sont l’objet, depuis longtemps déjà, de critiques, d’analyses et parfois de légendes. Pour comprendre l’herméticité du bastion masculin de l’armée, il faut parfois remonter à des temps anciens pendant lesquels des femmes se sont battues comme les hommes, les armes à la main. Cet article propose de présenter les approches qui ont été adoptées pour l’élaboration de mon doctorat d’histoire intitulé « La féminisation de l’armée française pendant les guerres (19381962) : enjeux et réalités d’un processus irréversible ». Deux points seront RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 150 développés : les relations entre les femmes et l’armée d’une part, et la problématique du genre au cœur d’une transversalité disciplinaire d’autre part. Mots clés : femmes – armée – historiographie – genre – pluridisciplinarité Women in the French army during the wars (XIX TH -XX TH centuries): history, historiography and gender issues Abstract The presence of women on the Front was no new phenomenon in the twentieth century, but their relationship with the armed forces, violence and fighting varied. In these fields, which are traditionally and “naturally” reserved for men, women have frequently been the object of criticisms, analyses and legends. To understand the closed world of the army as a male stronghold, it is sometimes necessary to return to former times when women participated in armed combat, just like men. This article presents the different approaches which were adopted for my doctoral thesis in history, “The feminization of the French army during wartime (1938-1962): the issues and reality of an irreversible process”. First, the relationship between women and the army will be discussed, and then the problem of gender will be analysed from a multidisciplinary perspective. Key words : women – military – historiography – gender – multidisciplinary * CAROLINA MARTÍNEZ André Thevet et Jean de Léry : témoignage involontaire et métier d´historien dans deux récits de voyage en France Antarctique Résumé Il n’existe que deux récits de voyage de la première tentative française de fonder une colonie sous le nom de France Antarctique dans la Baie de Guanabara en 1555 : les Singularitez de la France Antarctique du prêtre capucin André Thevet, publié pour la première fois en 1558, et L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, du pasteur huguenot Jean de Léry publié en 1578, vingt ans après les Singularitez. Dans un débat acharné autour de la représentation de la réalité, les récits racontent l’expérience des auteurs dans des terres lointaines, les impressions causées par ce qu´ils ont vu et surtout, par ceux avec lesquels ils ont partagé, même si brièvement, RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 151 une partie de leur existence. Nonobstant, si le témoignage involontaire trouvé dans le texte est le plus cher aux intérêts de l’historien, ces sources deviennent d´une importance capitale pour comprendre non seulement les premières impressions françaises face au Nouveau Monde et ses habitants mais surtout les débats complexes et les réseaux de pouvoir qui se sont développés dans une France divisée par les guerres de religion au milieu du XVIe siècle. Mots clés : France Antarctique – récits de voyage – guerres de religion André Thevet and Jean de Léry : involuntary testimony and historian’s profession in two travel narratives in France Antarctique. Abstract There are two existing narratives of the first, unsuccessful, attempt by the French Crown to establish a colony, under the name of France Antarctique, in the Bay of Guanabara towards 1555: the Singularitez de la France Antarctique written and published by Capuchin priest André Thevet in 1558, and L´Histoire d´un voyage fait en la terre du Brésil, written by Huguenot Jean de Léry and first published in 1578. Though the two texts opposed each other, both narrated the authors´ first impressions on foreign lands, what they both saw and above all, the impressions caused by those they shared a brief period of their existence with. However, if what is dear to the historian, as Marc Bloch once said, is the involuntary testimony hidden within the text, these travel narratives become particularly important not only to understand the first impressions caused by the discovery of a new world and its inhabitants, but also the complex debates and networks of power developed in a country which, towards the mid-XVIth century, was under the unavoidable impact of the so-called wars of religion. Key words : France Antarctique – travel narratives – wars of religion * DIEGO PAREDES GOICOCHEA Innovation et fondation Résumé Dans Sur la révolution, Hannah Arendt expose, dès le début du texte, l’authentique souci machiavélien de la fondation d’un corps politique permanent et durable. Selon elle, les révolutions ne sont pas des simples changements, parce qu’elles nous confrontent directement avec le problème RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 152 du rapport entre commencement et constitution, liberté et permanence de l’espace politique. Dans cet article, je propose que cette analyse qu’Arendt fait des révolutions rectifie une aporie inscrite au cœur même de son propre concept d’action politique : c’est à cause de sa contingence, de son caractère incertain et évasif, que l’action reste condamnée à ne pas trouver les institutions nécessaires pour sa permanence. À la fin du texte, je soutiens que cet échec de l’action peut être surmonté si on préserve le commencement en y retournant afin d’augmenter l’acte initial. Mots clés : Hannah Arendt – révolution – action – institution – constitution Innovation and foundation Abstract In On Revolution Hannah Arendt dealt, among other subjects, with the authentic Machiavellian concern on the foundation of a permanent and durable body politic. According to her, revolutions are not mere changes, because they confront us directly with the problem of the relationship between beginning and constitution, freedom and permanence of the political realm. In this article I suggest that Arendt’s analysis of revolution rectifies an aporia that resides in the center of her own concept of political action: it is because of its contingency, its uncertainty and evasiveness, that action is doomed never to find the institutions necessary for its permanence. At the end of my text I suggest that this failure of action can be overcome if one preserves the beginning by constantly revisiting it in order to augment the initial act. Key words : Hannah Arendt – revolution – action – institution – constitution BIOGRAPHIE DES AUTEURS ÉMILIE BALLON Émilie Ballon, diplômée de Master de l’Université de Tours, est inscrite en thèse à l’Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction de Liliane Hilaire-Pérez, sur le sujet suivant : « La soie à Tours aux XVIIIe et XIXe siècles, étude technique, historique et stylistique ». Elle est déléguée des doctorants du laboratoire Identités-Cultures-Territoires (ICT). PASCAL BOUSSEYROUX Pascal Bousseyroux est agrégé et docteur en Histoire. Il a soutenu à l’Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction du professeur André Gueslin, une thèse sur Robert Garric (1896-1967), éducateur catholique du social. Il poursuit des recherches sur les intellectuels catholiques et sur le Secours National. Il a publié récemment « Edmond Michelet et les Équipes Sociales », dans N. Lemaitre éd., Edmond Michelet, un chrétien en politique, Paris, Lethielleux, 2011, pp. 33-54 et « Les Équipes Sociales, de l’esprit à la méthode », dans J. Prévotat dir., Éducation populaire : initiatives laïques et religieuses au XXè siècle, Revue du Nord, hors série n° 28, à paraître, 1er trimestre 2012. MANUEL CERVERA-MARZAL Diplômé de Sciences Po Paris et du Master recherche « Sociologie et Philosophie politique » à l’Université Paris Diderot - Paris 7, Manuel CerveraMarzal est actuellement doctorant allocataire en science politique à l’université Libre de Bruxelles et à l’Université Paris Diderot . Sa thèse porte sur la désobéissance civile et la non-violence. Il a publié deux articles : « Regards psychanalytiques sur la non-violence de Gandhi », Revue Française de Psychanalyse, Vol. 75, n° 3, juillet 2011, pp. 867-880 et « Vers une théorie de la révolution non-violente », Dissensus, n° 4, avril 2011, pp. 164-184. Il est aussi l’auteur de recensions des ouvrages de Jean-Marie Muller, L’impératif de désobéissance (Revue Française de Science Politique, vol. 61, n° 5, 2011, sous presse), de Sandra Laugier et Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ? (Revue Française de Science Politique, vol. 61, n° 2, avril 2011, pp. 341-342) et d’Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire (Politique et Sociétés, vol. 29, n° 2, 2010, pp. 156-158). ANDERS FJELD Diplômé du Master « Philosophie » à l’Université d’Oslo et du Master recherche « Sociologie et Philosophie politique » à l’Université Paris Diderot - Paris 7, Anders Fjeld est actuellement doctorant allocataire en philosophie politique et moniteur à l’UFR Sciences sociales à l’Université Paris Diderot. Titre de thèse : « Une cartographie des écarts du temps et de la parole : Les partages du sensible en politique, linguistique et historio-graphie chez Jacques Rancière ». Il a publié « Litteraturens demokrati, selvavskaffelse og symptomering (om Jacques Rancière, Politique de la littérature) », Agora – Journal for metafysisk spekulasjon, n° 2-3, 2011, pp. 324-337 et « Emansi- 156 BIOGRAPHIE DES AUTEURS pasjon og naivitet (om Jacques Rancière, Le spectateur émancipé) », Agora – Journal for metafysisk spekulasjon, n° 1-2, 2010, pp. 336-354. ÉLODIE JAUNEAU Élodie Jauneau a soutenu une thèse sur « La féminisation de l’armée française pendant les guerres (1938-1962) : enjeux et réalités d’un processus irréversible », Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction de Gabrielle Houbre, en 2011. Elle a publié : « Des femmes dans la 2e Division Blindée du Général Leclerc. Le Groupe Rochambeau : un exemple de féminisation de l’armée pendant la Deuxième Guerre Mondiale et la Guerre d’Indochine », Travail, Genre et Sociétés, n° 25, avril 2011, pp. 101-124 ; « Genre et récit de guerre. La parole des femmes de la Grande Muette » (1938-1962), Nouvelles Études Francophones, volume XXV, n° 1, printemps 2010, pp. 127-147 ; « Images et représentations des premières soldates françaises (1938-1962) », Clio Histoire, femmes et Sociétés, « Héroïnes », n° 30, 2009, pp. 231-252. CAROLINA MARTÍNEZ Carolina Martínez est inscrite en thèse sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet et en co-tutelle avec l’université de Buenos Aires sous la direction de Rogelio C. Paredes. Son sujet de thèse porte sur le rapport entre voyage, science et technique dans la pensée utopique européenne de la première modernité (XVIe-XVIIIe siècles). À partir de ses recherches menées à l´université de Buenos Aires, elle a publié : “En torno a la idea de Naturaleza en el siglo XVIII y el impacto que el descubrimiento del Nuevo Mundo ejerció sobre ella” et “Utopía, alteridad y felicidad en el proyecto ilustrado. El Supplément au voyage de Bougainville de D. Diderot como expresión misma de las máximas de la Ilustración” dans AAVV, Dominio y reflexión. Viajes reales e imaginarios en la Europa Moderna Temprana (Siglos XV a XVIII), Buenos Aires, Universidad de Buenos Aires, Editorial de la Facultad de Filosofía y Letras, 2011 ; “Utopía, invención y descubrimiento en la modernidad temprana.”, dans Enriqueta Bezian de Busquets éd., Viajes y Utopía en la Modernidad Clásica. La Republique des Lettres, San Miguel de Tucumán, Imprenta Central Universidad Nacional de Tucumán, 2009, t. 7, chapitre 11, pp. 263-290 ; “El recurso de la otredad como herramienta interpretativa. La Francia Antártica. De Léry y Montaigne en la Europa del siglo XVI”, dans M. L. Gonzalez Mezquita, Historia Moderna : viejos y nuevos problemas. Mar del Plata, EUDEM, 2009, pp. 259-269. DIEGO PAREDES GOICOCHEA Diego Paredes Goicochea est doctorant en philosophie en cotutelle à l’université nationale de Colombie et à l’Université Paris Diderot – Paris 7 (laboratoire Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques CSPRP). Il a publié en espagnol La critique nietzschéenne de la démocratie (La crítica de Nietzsche a la democracia, Unal, 2009), ainsi que nombreux articles de philosophie politique. L’ÉCOLE DOCTORALE « ÉCONOMIES, ESPACES, SOCIÉTÉS, CIVILISATIONS. PENSÉ CRITIQUE, POLITIQUE ET PRATIQUES SOCIALES » (ED 382) UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT – PARIS CITÉ SORBONNE L’école doctorale « Économies, espaces, sociétés, civilisations : pensé critique, politique et pratiques sociales » (ED 382) a pour but d’offrir aux doctorants un pôle de réflexion approfondie animé par une logique commune dans un esprit à la fois comparatiste et pluridisciplinaire (Histoire, Géographie, Droit, Sociologie, Philosophie, Économie, Anthropologie, Sciences Politiques, Psychologie sociale, Civilisations...). Cette démarche ne peut s’accomplir que dans un effort constant de critique et de redéfinition des concepts, des problématiques, des méthodes et des théories. Il s’agit de réagir contre la fragmentation des sciences sociales et humaines, l’effacement du point de vue de la totalité et la dépréciation du politique. Un des acquis de la pensée critique est de considérer que la pensée est liée aux conflits qui traversent la société, et qui la structurent ou la modifient. Le choix de cette démarche part d’une analyse critique du présent et de la volonté de préserver l’autonomie des savoirs menacée par une conception utilitariste de la formation et de la recherche universitaire. On s’attachera donc à observer, analyser et mettre en question pratiques et savoirs des sociétés du monde entier considérées pour elles-mêmes, dans leur environnement et leurs relations réciproques. Seront pris en compte leurs regards et rapports croisés, dans la durée (temps courts et temps longs), dans leurs réalités territoriales, dans leur environnement, et en fonction des échelles, du local au mondial. Directeur : Étienne TASSIN – Professeur de philosophie politique CSPRP - Université Paris Diderot - Paris 7 Dalle les Olympiades - Immeuble Montréal 105, rue de Tolbiac, Case 7101 75013 PARIS [email protected] L’école doctorale « Économies, espaces, sociétés, civilisations : pensé critique, politique et pratiques sociales » (ED 382) regroupe huit centres de recherche, UMR et EA, dans le domaine des sciences sociales et humaines : ANHIMA, CSPRP, ICT, LADYSS, LCS, PRODIG, SEDET, URMIS. Les formations doctorales y sont proposées en histoire, géographie, économie, étude des civilisations, sociologie, anthropologie et philosophie politique. ANHIMA : Anthropologie et histoire des mondes antiques (UMR 8210) CSPRP : Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques (EA 2376) ICT : Identités, cultures, territoires (EA 337) LADYSS : Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (UMR 7533) LCS : Laboratoire de changement social (EA 2375) PRODIG : Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (UMR 8586) SEDET : Sociétés en développement, études transdisciplinaires (EA 4534) URMIS : Unité de recherche migrations et sociétés (UMR 7032) Imprimerie Paris Diderot Juin 2012 Tél. : 01 57 27 63 03 [email protected] Couverture – Mise en page et enrichissement typographique : Bureau des publications Université Paris Diderot - Paris 7