REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE
Annexe
REPRÉSENTATIONS DE L’ÉTHIQUE
CHEZ DE FUTURS CADRES
Alain Giré
Institut national des sciences appliquées de Lyon
Sensibiliser à l’éthique des élèves de grandes écoles, ou plus largement à des cadres actuels ou
futurs, constitue une opportunité et un défi. En effet le climat général et les discours actuels
donnent à l’éthique cette ambivalence constitutive d’être un signifiant qui peut à la fois :
marquer une aspiration ou une nécessité pour l’homme contemporain pris dans une série de
problématiques et de défis inouïs, alors qu’il est le plus souvent en manque de repères — et peut-
être en quelque sorte égaré dans une pseudo-liberté-autonomie ;
et en même temps masquer un refus de cela même dont on parle par une sorte d’inflation
éphémère des discours d’une « mode éthique » ou, pire, opérer une « récupération perverse » des
« valeurs éthiques » au profit par exemple des « valeurs du pouvoir ou de l’argent ».
La question de la « formation éthique » est donc d’une importante primordiale pour les cadres et
encore plus pour ceux qui auront à actualiser dans les entreprises et dans la société civile les
discours d’aujourd’hui, alors même que majoritairement ils y sont si peu préparés. Du côté de ceux
qui ont vocation à transmettre, il semble bien que cette « formation humaine fondamentale »
appelle à être à la fois (re)pensée et (re)construite en phase avec les questions et les élèves
d’aujourd’hui. En effet, il semble que l’écart soit grand aussi bien des concepts théoriques à la
pratique (et l’éthique est forcément reliée à une pratique), mais encore plus d’une culture
philosophique, même pratique, à la culture des entreprises. Aussi un espace intermédiaire est
semble-t-il à constituer dont l’éthique serait en quelque sorte la pierre de touche. L’expérience qui
va être exposée se situe en amont de la constitution d’un tel espace : les matériaux récoltés et une
première analyse de ceux-ci doivent pouvoir fournir des éléments à des actions de formation qui
ne soient
ni de type « universitaire », c’est-à-dire basées sur des exposés philosophiques plus ou moins
savants et sans lien suffisant avec la pratique,
ni de type « entreprise », c’est-à-dire basées sur des stages aux méthodes séduisantes et plus
proches du vécu, mais qui pèchent souvent par manque d’esprit critique ou de profondeur
réflexive.
Le défi de l’incompréhension réciproque est-il insurmontable entre « théorie » et « pratique » ?
Nous faisons le pari que non ; et pour cela nous proposons une contribution modeste à cette
question en mettant en évidence et en analysant les « représentations spontanées » de l’éthique
chez de futurs cadres.
Cette approche des représentations éthiques est abordée par deux voies : d’une part à partir
d’images, d’autre part à partir de citations ; images et citations ont été proposées à 15 groupes
d’une quinzaine d’étudiants environ, principalement à l’Institut National des Sciences Appliquées
(INSA).
I. IMAGES DE L’ÉTHIQUE À PARTIR D’UN PHOTO-LANGAGE
L’introduction de plusieurs séminaires d’éthique s’est faite en utilisant un « outil d’aide à la
communication » : le photo-langage1, où, selon un protocole assez précis, il est demandé de
choisir une ou des photos dans un jeu à partir de questions préalablement pro-posées. Dans notre
cas deux questions étaient posées :
« Qu’est-ce que l’éthique, pour vous aujourd’hui ? »
« Qu’est-ce qui fait obstacle et problème, selon vous, à la réalisation d’une vie éthique au plan
personnel et professionnel ? »
Il est assez évident que les photos ne jouent qu’un rôle intermédiaire, elles sont probablement plus
choisies par « résonance avec » qu’en « représentation » des questions. Elles ont ainsi la vertu de
libérer la parole d’inhibitions causées ainsi bien par le groupe et les habitudes de la passivité
scolaire redoublées par « l’obligation » d’une parole intelligente sur des sujets aussi
redoutablement complexes (il ne s’agit pas de faire une dissertation philosophiquement
argumentée, mais « de dire pour essayer de dire ! »)
Cette introduction a pour objectif de développer au moins quatre points capitaux pour le séminaire,
à savoir :
Favoriser l’entrée dans une parole propre dans un groupe où personne ne s’est encore présenté
avec ses « attributs sociaux », ce qui est une dimension essentielle à l’éthique du sujet.
Faire l’expérience de l’écoute, qui est la forme primordiale du respect et de l’ouverture à l’autre (et
à l’Autre), et qui est pourtant si difficilement présente dans les situations ordinaires de la vie
professionnelle et sociale, pour ne rien dire des relations privées.
Poser ainsi les fondements d’une dynamique groupale authentique.
Reconnaître la richesse de ce qui s’énonce, aussi bien en terme de richesse philosophique
souvent à l’insu même des participants, qu’en terme de diversité fécondante.
Au sein de cette richesse, nous avons retenu quelques vignettes (voir le tableau page suivante) ;
la plupart sont rapportées à des photos, mais elles ont leur valeur intrinsèque. Ce « compte
rendu » mutile bien évidemment fortement tout ce qui s’est passé, dans l’ordre des interventions,
dans les associations groupales (qui succède à qui, à partir de quelles photos ou de quels
signifiants), temps de silence, éléments de la communication non verbale, etc…
Nous donnons les images « positives » et « négatives », car elles sont dialectiquement
signifiantes.
Le dernier commentaire, la non communication, lorsqu’on ne s’écoute pas constitue une belle
transition, pour à la fois reconnaître la posture initiale de non-savoir comme éminemment éthique
(philosophique), vigilance au risque de la parole dogmatique ou érudite — qui croit savoir, ou
même qui sait sans pour autant connaître — et la nécessité de l’ouverture à la communication
vraie et à l’écoute mutuelle.
1 Claire BELISSE et Alain BAPTISTE, Photolangageformation et développement personnel, Paris, Editions
du Chalet, 1979.
Représentations positives Représentations négatives
image commentaire image commentaire
1une réunion
autour d’une
table
l’éthique, c’est
poser la réflexion,
l’ensemble des
questions que l’on
peut se poser
une structure
inclinée avec des
danseurs
ce qui entrave
l’éthique, c’est la
soumission, le fait
que les choses ne
soient pas droites
2la même
structure
inclinée avec
des danseurs
comme un
spectacle
chorégraphique,
une œuvre
collective porteuse
d’un sens
des soldats, sans
têtes, en rang avec
leur ombre
une mise en rang
avec des gens qui
ne sont que des
ombres
3une image
floue
Il existe un flou
énorme autour de
l’éthique, approprier
pour soi un
système de
valeurs, un bien
commun universel
le gavage d’une oie
être comme une oie
gavée,
mais j’aime bien le
foie gras !
4une plante
dans le désert le combat dans des
conditions pas
simples
visage féminin très
maquillé en blanc
la peur, le visage
blanc
5un hippie
ce que j’étais il y a
vingt ans, est-ce
que ce qui existe
c’est bien ?
l’éthique met le
doute sur la validité
des jugements
à nouveau les
soldats sans têtes
soldats prisonniers,
perte d’autonomie
6
une jeune
famille,
père, mère et
enfant
en devenir,
construction
quotidienne,
respect de l’autre
une voiture
gravement
accidentée
le non respect des
règles, entraîne la
mort de l’autre
7
un montagnard
sur une ligne
de crête, vers
un sommet
effort, liberté,
plaisir un perroquet mots creux
8le même
montagnard
harmonie avec la
nature…Réponse à
comment vivre ?
Responsabilité…
aspect pratiques
un balayeur pas libre de choisir
son destin,
conditionnement
9
le droit de se poser
des questions
même si l’on ne fait
pas
nécessairement ce
que l’on veut
10
l’éthique, c’est un
choix de vie…pour
soi avec les autres
la science va trop
vite, à l’éthique de
poser des limites
11
l’éthique je ne sais
pas trop ce que
c’est (réunion pour
le découvrir)
la non
communication,
lorsqu’on ne
s’écoute pas
Nous verrons ultérieurement comment réintégrer les matériaux ainsi déposés dans le groupe pour
l’élaboration d’un questionnement éthique.
Après ce tour d’horizon, nous pouvons en venir, avec une autre profondeur que l’habituel « tour de
table », aux présentations plus « personnelles ».
Puis le deuxième temps de la matinée introductive, sera consacré à répondre, en se situant
personnellement selon une échelle d’accord-désaccord, à un questionnaire rassemblant des
citations prises essentiellement dans le « corpus » philosophique, et conduisant à élargir en
quelque sorte le cercle des participants à celui d’illustres penseurs.
II. VISIONS DE L’ÉTHIQUE — APPROCHE STATISTIQUE
Avec un certain degré d’arbitraire et forcément l’emprise de facteurs subjectifs et de limitations de
tous ordres : culturelles, oublis, etc., nous avons choisi, en collaboration avec Laurent Rollet,
trente citations susceptibles d’engendrer un certain « champ éthique » (voir ces citations dans le
tableau de la page suivante). Chacune des personnes ayant à remplir le questionnaire —
concrètement attribuer un indice allant de 1 (désaccord), à 5 (accord complet) — va donc s’y
projeter, avec des biais inévitables, pour donner ainsi « sa représentation » de l’éthique
relativement à ce référentiel. Il sera ensuite possible de voir comment se situent individus et
groupes sur certaines cartes factorielles, donnant ainsi des « images » de l’éthique vue par des
élèves ingénieurs ou autres futurs cadres.
a) Première image: la vision éthique « moyenne »
Certains commentaires s’imposent. D’abord on observe une certaine adhésion générale au
corpus, puisque presque toutes les citations ont un score au delà de la moyenne (3). Seules les
citations Prajnânpad 2, Proust et, quoique moins manifestement, Lacan, ne sont pas
majoritairement (et immédiatement) considérées comme « morales ». Toutes les autres dépassent
la moyenne, trois se distinguant plus nettement : Chang Hung, Revel et Jonas ; pour des raisons
et selon des perspectives probablement différentes, elles recueillent une adhésion spontanée.
Encore faut-il préciser quelques points qui n’apparaissent pas sur le tableau :
d’abord le nombre des non réponses est variable, et il est relativement élevé pour Rousseau 1,
suite probablement à une certaine ambiguïté de l’énoncé ;
d’autre part la variabilité des réponses est toujours maximale, chacune des citations trouvant au
moins une totale adhésion (5) et un total refus (1) ; les écarts-types varient eux, du minimum, 1,01
pour Chang Hung, au maximum de 1,44 pour Marx.
Le tableau fournit également une comparaison des réponses en fonction du sexe, comparaisons
qui sont réalisées à partir d’indicateurs statistiques non explicités ici.
Rappelons que la proportion de l’échantillon est significative du milieu des écoles d’ingénieurs :
masculin 160 (environ 70%), féminin 68 (environ 30%). Le tableau affiche les deux moyennes
dans l’ordre masculin / féminin ; sa lecture fait ressortir une certaine différence masculin / féminin,
et presque chaque fois où cette différence est statistiquement significative, la valeur attribuée aux
citations est plus importante chez les femmes, ce qui pourrait alimenter la conjecture d’une plus
grande sensibilité des femmes (des étudiantes) à l’éthique. L’écart est même très significatif pour
deux citations, celle de Jonas qui engage la responsabilité vis-à-vis des générations futures et
celle de Kant 2, qui va dans le même sens, celui d’une éthique impérative mettant la primauté sur
l’homme (de la fin sur les moyens). Peut-être pouvons nous voir une autre indication de la
différence des valeurs féminines et masculines, en notant que les citations de Marx et de
Nietzsche, qui caractérisent une posture plus « combative », sont plus valorisées par les individus
de sexe masculin, même si les écarts ne sont pas statistiquement très significatifs.
Symboliquement — et avec la plus extrême prudence — nous retrouvons des représentations
conformes aux stéréotypes. Les hommes auraient ainsi une position à la fois plus révoltée, plus
cynique et plus affirmative d’eux-mêmes ; il est à cet égard intéressant de noter que le seul écart
positif significatif concerne la citation de Proust, comme s’ils avaient, plus que les femmes, à
affronter le malheur pour devenir plus sensibles à la morale.
Les trois dernières colonnes du tableau de la page suivante donnent respectivement : le score moyen de chaque citation pour
l’ensemble des groupes ; le score moyen masculin / le score moyen féminin ; l’indication d’une différence significative ou non (ns : non
significative ; ps : peu significative ; ts : très significative).
1.
Marc Aurèle 1
Ai-je fait acte utile à la communauté ? Je
me suis donc rendu service. Aie toujours et
en toute occasion cette maxime à ta portée,
et ne t’en dépossède jamais
3,30
3,28 / 3,39
ns
2.
Marc Aurèle 2
Vivre chaque jour comme si c'était le
dernier ; ne pas s’agiter, ne pas sommeiller,
ne pas faire semblant
3,42
3,50 / 3,31
ns
3. Jonas
Agis de telle façon que les effets de ton
action soient compatibles avec la
permanence d'une vie authentiquement
humaine sur Terre
3,90
3,77 / 4,21
ts
4. Proust
On devient moral dès qu'on est malheureux
2,28
2,37 / 2,07
ps
5. Pascal 1
Travaillons donc à bien penser : voilà le
principe de la morale
3,24
3,47 / 3,19
ns
6. Bierce
Moral : qui se conforme à une règle locale
et changeante du bien. Qui reste dans la
convenance générale. Immoral : inopportun
3,09
3,10 / 3,07
ns
7. Sartre
L'homme se fait ; il n'est pas tout fait
d'abord, il se fait en choisissant sa morale,
et la pression des circonstances est telle
qu'il ne peut pas ne pas en choisir une
3,81
3,75 / 3,96
ns
8. Mill
Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un
porc satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont
d’un avis différent, c’est qu’ils ne
connaissent qu’un côté de la question : le
leur. L’autre partie, pour faire la
comparaison, connaît les deux côtés
3,48
3,40 / 3,68
ps
9. Pascal 2 La vraie morale se moque de la morale
3,41
3,29 / 3,67
ts
10.
Rousseau 1
Ô Montaigne… dis-moi s'il est quelque pays
sur la terre où ce soit un crime de garder sa
foi, d'être clément, bienfaisant, généreux ;
où l'homme de bien soit méprisable, et le
perfide honoré
3,23
3,21 / 3,81
ns
11. Alain Vertu. C'est la puissance de vouloir et d'agir
contre ce qui plaît ou déplaît. C'est une
puissance acquise contre tous les genres
de convulsion, d'emportement, d'ivresse et
d'horreur
3,48
3,49 / 3,39
ns
12. Nietzsche
La moralité est le meilleur des outils pour
mener l'humanité par le bout du nez
3,61
3,67 / 3,43
ns
13. Kant 1
Agis uniquement d'après la maxime qui fait
que tu peux vouloir en même temps qu'elle
devienne une loi universelle
3,15
3,06 / 3,33
ps
14. Kant 2
Agis toujours de telle sorte que tu traites
l'humanité en toi et chez les autres non pas
seulement comme un moyen mais toujours
en même temps comme une fin
3,78
3,66 / 4,09
ts
15. Kant 3
L'amour de soi, pris comme principe de
toutes nos maximes, est la source de tout
mal
3,33
3,33 / 3,27
ns
16. Kant 4
Deux choses remplissent le cœur d'une
admiration et d'une vénération toujours
nouvelles et toujours croissantes… le ciel
étoilé au-dessus de moi et la loi morale en
moi.
3,30
3,21 / 3,48
ps
17. Spinoza
La béatitude n'est pas la récompense de la
vertu, mais la vertu elle-même ; et cette joie
n’est pas obtenue par réduction de nos
désirs sensuels, mais c’est au contraire
parce que nous jouissons d’elle que nous
pouvons réduire ces désirs
3,21
3,12 / 3,39
ps
18. Pascal 3
L'homme n'est ni ange ni bête et le malheur
veut que qui veut faire l'ange fait la bête
3,43
3,45 / 3,42
ns
19.
Etchegoyen
Le mot grec qui signifie image dit, mieux
que tout autre, ce que nous vénérons :
eidôlon, l’idole. Or les éthiques sont des
ombres de morale dont nous avons les
images : nous y voyons le bien qu’on nous
y montre et rien d’autre. L’image est forte
car elle est immédiate, sensible,
émouvante. Nous risquons sans cesse d’y
confondre le bien et l’agréable
3,73
3,74 / 3,82
ns
20.
Prajnânpad 1
D'une manière générale, vous pouvez voir
que la moralité est immorale, seule la vérité
est morale
3,23
3,29 / 3,11
ns
Quand l'homme a un but dans sa vie, ce
qu'il fait pour atteindre ce but est moral. Si
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