Bibnum
Textes fondateurs de la science
Sciences humaines et sociales
Ferdinand Buisson et La Foi laïque
Liliane Maury
Édition électronique
URL : http://bibnum.revues.org/800
Éditeur
FMSH - Fondation Maison des sciences de
l'homme
Référence électronique
Liliane Maury, « Ferdinand Buisson et La Foi laïque », Bibnum [En ligne], Sciences humaines et sociales,
mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 04 mai 2017. URL : http://bibnum.revues.org/800
© BibNum
Ferdinand Buisson et La Foi laïque
par Liliane Maury
chargée de recherches honoraire au CNRS
Figure 1 : Ferdinand Buisson (1841-1932). Il est directeur de l’enseignement
scolaire de 1879 à 1897 et participe à l’élaboration des lois Ferry. Dreyfusard, il est en
1898 l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’Homme, qu’il préside de 1913 à
1926. Après la Première Guerre, il est un fervent promoteur de la création de la Société
des Nations et du rapprochement franco-allemand : c’est notamment pour cette raison
qu’il obtient le Prix Nobel de la paix en 1927, conjointement avec l’écrivain et homme
politique allemand Ludwig Quidde (1858-1941).
Le texte de Ferdinand Buisson analysé ici s’intitule : La religion, la morale et
la science, leur conflit dans l’éducation contemporaine. Il est composé d’extraits
de quatre conférences, faites au mois d’avril 1900 à l’Aula de l’Université de
Genève et publiées la même année sous forme de livre (Paris, Librairie
Fischbacher) : le premier paragraphe de la première conférence, qui est un
exposé général de la question traitée — c’est-à-dire des causes et de l’histoire de
ce conflit —, et la seconde partie de la troisième conférence.
Dans la deuxième conférence, Ferdinand Buisson examine les diverses
solutions susceptibles de résoudre le conflit entre religion, morale et science. Elle
1
s’achève par une critique de la philosophie de Kant, alors introduite depuis peu
en France, et pour laquelle Buisson a manifestement un grand respect. Ce qui ne
l’empêche pas d’achever la conférence en ces termes :
[…] Le kantisme nous apparaît comme une sorte de stoïcisme néo-chrétien
qui ne donne d’autre raison de sa raideur sublime que sa raideur elle-
même. Avec ses formes scolastiques qui expriment l’héroïsme dans ce
qu’il a d’abrupt, il nous fait penser à ces premiers chefs-d’œuvre de l’art
primitif, égyptien ou dorien, qui déjà figurent la personne humaine, mais
encore figée dans la pose immobile de son moule hiératique, qui déjà
expriment la vie, mais encore enfermée et comprimée sous sa lourde robe
de pierre d’où seul le génie classique saura un jour la faire jaillir, libre,
souple et mouvante. Qui sera le Phidias et le Praxitèle auquel il sera donné
d’animer l’immortelle, mais rigide statue qu’est l’homme moral de Kant ?
La quatrième et dernière conférence est une application de la solution
préconisée par Buisson lui-même dans la troisième partie. Il s’agit en fait d’une
sorte d’hommage à Félix Pécaut (1828-1898), qui avait été le directeur de la
nouvelle École normale d’institutrices de Fontenay-aux-roses, fondée en 1880.
C’est là qu’ont été formées les premières directrices des écoles normales de
jeunes filles et, par conséquent, elle est le lieu de naissance de toutes les futures
institutrices de France. Pécaut a laissé, et les lettres des jeunes filles en
témoignent, un souvenir inoubliable. En particulier, toutes se souviennent avec
émotion des causeries morales qu’il leur offrait chaque matin.
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Le principal ouvrage de Buisson a pour titre La Foi laïque. Il paraît en 1912
et, selon l’auteur lui-même, c’est un « dossier ». Il s’agit en effet d’un recueil de
textes de toutes sortes (discours, conférences, articles ou extraits de cours)
datant de différentes époques et s’adressant à des publics également divers.
Si nous avons repris à notre compte ce titre, c’est qu’il correspond
exactement à l’œuvre de Buisson. Une œuvre où le religieux et le profane se
heurtent, s’opposent et se réconcilient. De cette contradiction mouvante et
vivante est née une laïcité particulière, spécifiquement française, et dont nous
avons hérité.
De fait, la contradiction qui traverse la laïcité n’est pas une simple affaire de
mots. Elle entraîne à sa suite une sorte de brouillage des frontières entre
diverses instances : entre la vérité religieuse et celle, expérimentale et
rationnelle, de la science, entre la théorie et la pratique et, ce qui nous concerne
2
3
de plus près, entre l’institution scolaire et ce qui lui est extérieur, c’est-à-dire la
société.
Or, si tous ces éléments ont bien changé depuis l’époque de Ferdinand
Buisson, les contradictions subsistent – tout en se déplaçant parfois – et
continuent à travailler la notion de laïcité. Cette dernière est, comme le montre
Pierre Macherey, une « idéologie de compromis1 ».
Aussi retourner aux origines de « la foi laïque » permet peut-être de mieux
saisir le sens de ces transformations.
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Buisson a reçu une formation de philosophie. Ainsi il importe de voir, dans
un premier temps, en quoi « la foi laïque » reflète la philosophie de son époque,
c’est-à-dire celle qui, à la charnière des XIXe et XXe siècles, est dominante en
France. Ce moment est particulièrement significatif puisque c’est à cette époque
que la philosophie rencontre et se heurte aux sciences de la nature. De ce heurt
naîtra un nouveau champ d’investigation, plus ou moins hétéroclite et
omniprésent de nos jours, celui des sciences humaines.
Dans un deuxième temps, nous considérerons le résultat concret de cette
conception de la laïcité, à savoir le statut et le rôle de l’école primaire de la
Troisième République.
Enfin il va de soi que cette école, où l’on enseigne en même temps que la
morale laïque, les « droits de l’homme et du citoyen » issus de la Révolution,
confère aussi à l’instituteur un rôle et un statut particuliers. Notre analyse
rejoindra ici celle que nous avons proposée de la Lettre envoyée par Jules Ferry,
le 17 novembre 1883, à tous les instituteurs de France2.
UNE PHILOSOPHIE MORALE ET POLITIQUE
Si l’on considère l’histoire de la philosophie en France, on s’aperçoit que tout
un pan de cette histoire semble avoir sombré dans l’oubli : celui qui occupe la
période allant de la Révolution à la fin du XIXe siècle, où émerge et s’impose le
bergsonisme. À cette période appartiennent tout d’abord les Idéologues, dont le
plus célèbre est Condorcet, auquel Jules Ferry rend hommage, dans son
1. Pierre Macherey, « Philosophies laïques », in Mots, n°27, « Laïc, Laïque, Laïcité », juin 1991, Presses de la
fondation des sciences politiques, 5-21 (en ligne).
2. Liliane Maury, « Jules Ferry, lettre aux instituteurs », BibNum, mai 2011.
«
Discours sur l’égalité d ‘éducation » (1870). Ensuite, s’impose une nouvelle
philosophie, universitaire contrairement à la précédente, fondée par Victor Cousin
(1792-1867) : l’école spiritualiste française. C’est à cette dernière
qu’appartiennent tous ceux qui ont lié la philosophie à la morale et la politique et,
bien entendu, Ferdinand Buisson.
Reportons-nous au problème posé dans notre texte par Buisson, à savoir la
résolution du conflit entre « la religion, la morale et la science » :
Ainsi commence […] à nous apparaître pour la religion un rôle tout
nouveau.
S’il fallait opter entre elle et la science, entre elle et la morale, notre choix
était fait. Nous n’avons pas le droit de subordonner le certain à l’incertain,
l’évidence au clair obscur, la raison à la tradition, notre conscience à celle
d’autrui. Plutôt que de condamner l’esprit humain à s’incliner, adulte,
devant les idoles qu’il s’est taillées, enfant, nous irons sans hésiter à ce
qu’on a fièrement nommé “ l’irréligion de l’avenir […] On sait avec quelle
force de réflexion et avec quel éclat d’éloquence un penseur de génie, qui
n’a fait que passer, laissant une trace à jamais lumineuse, J. M. Guyau, a
fait de ces mots “irréligion de l’avenir” le titre et le résumé d’une des
études les plus pénétrantes, les plus loyales, les plus profondes qu’ait vu
paraître cette fin de siècle.
Jean-Marie Guyau (1854-1888), malgré une vie très courte, a écrit de
nombreux ouvrages. Poète et philosophe, il a un style rapide, familier, hardi et
tout à la fois lyrique, par conséquent aussi très démodé. Buisson lui doit
beaucoup. Ainsi par exemple, dans l’article « Morale » du Nouveau Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire (1911), il reprend à son compte pour
qualifier cette dernière, le titre d’un ouvrage de Guyau : Esquisse d’une morale
sans obligation ni sanction (1885). Mais ici, Ferdinand Buisson modifie l’intitulé
de Guyau et parle de la « religion de l’avenir ».
L’Irréligion de l’avenir paraît en 1886, et il est spécifié en sous-titre qu’il
s’agit là d’une « Étude sociologique ». Or la sociologie n’est pas encore conçue à
l’époque comme une science à part entière, indépendante de la philosophie : il
faudra attendre Émile Durkheim (1858-1917) pour cela. En effet, Durkheim,
après avoir succédé à Buisson dans la chaire de sciences de l’éducation de la
Sorbonne, en 1902, la transforme en chaire de sociologie.
Mais le mot « sociologie » — ou « physique sociale » — a été forgé avant
cela par Auguste Comte (1798-1857). Cette science est d’ailleurs le
couronnement et l’aboutissement de l’échelle des sciences, que Comte a conçue
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