LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY JEAN-HERVÉ LORENZI * PHILIPPE TRAINAR ** L ’année 2008 sera, sans nul doute, celle de la réorganisation la plus importante que le capitalisme financier mondial ait connue depuis un demi-siècle. Nul ne peut, aujourd’hui, se prononcer clairement sur l’impact qu’elle aura sur la conjoncture mondiale. Mais une chose est certaine, elle modifiera profondément le rôle, l’importance, le statut et le développement du capital-investissement ou private equity, et cela sur deux points : - ce qu’on appelle les grandes opérations de LBO (leveraged buy-out) voient déjà leurs conditions de financement être modifiées significativement, au point qu’on peut raisonnablement imaginer qu’elles ne représenteront plus un patrimoine de rentabilité sur les marchés financiers ; - mais le ralentissement de ce type d’opération s’accompagnera probablement d’un renforcement très significatif des opérations de capitalinvestissement de taille plus modeste, moins fondées sur des effets d’endettements. En un mot, la crise des marchés financiers va entraîner globalement un renforcement très significatif de ce type de financement de l’économie, jusqu’à lui donner un rôle majeur dans la restructuration du tissu productif des grandes économies développées. Cette conviction, nous jugeons qu’elle est particulièrement vérifiée dans le cadre de l’économie française. Tout simplement parce que les milliers d’entreprises de taille moyenne qui composent une large partie de la structure productive * Professeur, université Paris Dauphine. ** Chef économiste, Scor. LORENZI 19 15/10/08, 14:50 19 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 20 LORENZI de notre pays, n’ont pas aujourd’hui et auront encore moins demain, d’autres sources de financement que celles du capital-investissement. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’établir ici à la fois un diagnostic - non, le capital-investissement n’a pas de résultats exceptionnels sur le marché financier -, une analyse - oui, le capital-investissement a une efficacité très forte dans la relation actionnaire-management - et d’être une force de proposition, pour permettre à cette classe d’actifs de se développer de manière accélérée en France. Quatre propositions nous paraissent devoir être retenues en priorité parce que emblématiques et parce que facteurs de dynamisation de notre économie. Ce sont à elles que nous pensons prioritairement pour optimiser le financement de l’économie française et tout particulièrement de ces petites et moyennes entreprises (PME), dont nous n’arrêtons pas de parler dans les divers rapports et qui, en fait, ne font que rarement l’objet d’une véritable politique économique significative. Pour résumer et schématiser, il nous semble d’abord qu’il faut revoir la régulation du système bancaire et du monde des assurances de manière à ne pas freiner, ou même pénaliser l’investissement dans le capital-investissement. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse qui se passe. Ensuite, nous avons inventé de multiples formes de détaxations fiscales pour les fonds communs de placement à risque (FCPR), fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) et autres catégories de supports financiers destinées à investir dans des PME non cotées. Tout cela est bien, mais trop compliqué et il nous faut garantir une simplification et neutralité fiscale totale. Notre proposition est claire : tout investissement dans une PME doit faire l’objet d’une incitation significative, mais uniquement à due proportion de la partie du véhicule financier qui a cet objet. Au contribuable de faire la preuve qu’il s’agit d’investissement dans le non-coté. Troisième acte, nous n’arrêtons pas de parler de small business administration. Tous les motifs juridiques sont bons pour justifier l’absence d’action dans ce domaine. Faisons-le une fois pour toutes en y intégrant un volet absolument nécessaire, qui est celui de la prise en compte des business angels, si essentiel dans la création d’innovations aux États-Unis. Enfin, chacun connaît les débats qui ont eu lieu aux États-Unis et au Royaume-Uni, à propos de la fiscalité des gérants de fonds du capital-investissement. Décidons une fois pour toutes, que les avantages fiscaux dont ils disposent sont directement liés au partage, au sein des entreprises, des plus-values réalisées. Ainsi, quatre principes pourraient relancer le financement des PME et de l’innovation en France en instituant le capital-investissement 20 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY comme instrument privilégié : une régulation favorable, une neutralité fiscale, un objectif de la politique des PME et une équité dans la redistribution des résultats. Mais pour que tout cela ait lieu, il faut bien comprendre le rôle central que pourrait jouer le capital-investissement dans le renouvellement du capitalisme français. En effet il y a une vingtaine d’années, avant la chute du Mur de Berlin, les économistes débattaient de la confrontation entre capitalisme et socialisme avec la vision simplificatrice de deux systèmes en compétition, homogènes l’un et l’autre. Et puis, tout cela s’est évanoui avec la disparition du bloc soviétique, et il a été progressivement admis que l’économie de marché s’était totalement et définitivement imposée, créant ainsi les conditions d’émergence d’un capitalisme mondial. Les maîtres mots étaient tous rattachés à l’idée même du marché : dérégulation, déréglementation, financiarisation, mondialisation. Dans la réalité, les concepts de marché et de capitalisme avaient totalement été assimilés, à tort faisant oublier les profondes divergences entre types de capitalismes : le capitalisme anglo-saxon, le capitalisme familial ou le capitalisme para-étatique. Cependant, à l’intérieur même de chacune de ces formes, il y a désormais ce qui ressort du système traditionnel - économie de marché ou modèle anglo-saxon - et ce qui tient du capitalinvestissement c’est-à-dire du non-coté. En effet, le capital-investissement est peut-être l’élément le plus perturbateur d’une vision simplificatrice de l’économie mondiale. Il est donc normal que le capital-investissement suscite beaucoup d’intérêt de la part des économistes et des décideurs, et occupe une place prépondérante dans le débat politique. Cette attention est d’autant plus forte que ce phénomène a connu un développement important depuis les années quatre-vingt et a attiré des investissements toujours croissants vers cette classe d’actifs, ou plutôt ces classes d’actifs. Il est en effet d’usage d’en différencier au moins deux catégories : d’une part les fonds de capital-risque ou venture capital, qui investissent dans de jeunes entreprises technologiques et se caractérisent par leur impact favorable sur l’innovation. L’investisseur apparaît dans ce cas comme un intermédiaire financier actif qui endosse de nombreux rôles, notamment celui de directeur, de conseiller ou même de manager de l’entreprise dans laquelle il investit ; d’autre part, les fonds de buy-out ou LBO (leveraged buy-out) sont déterminés, eux, par l’utilisation d’un fort effet de levier pour racheter des entreprises générant des cash flows (liquidités) importants. Les LBO s’appuient alors sur les cash-flows que l’entreprise générera pour rembourser les intérêts de la dette. Et ce sont ces deux types d’actifs, constitutifs du capital-investissement, qui vont se trouver au cœur de tous les LORENZI 21 15/10/08, 14:50 21 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 22 LORENZI débats et interrogations financières, et donc économiques d’aujourd’hui. Pourquoi tout particulièrement aujourd’hui ? Parce qu’ils sont au cœur d’une formidable contradiction. D’une part, ils se présentent comme une véritable alternative aux modèles traditionnels et comme la seule véritable incitation à développer l’innovation et, d’autre part, ils sont, aujourd’hui et demain, confrontés aux difficultés financières mondiales qui se traduisent déjà par une difficulté à les financer. Selon le succès ou non du capital-investissement des toutes prochaines années, on saura s’il s’agissait d’un feu de paille ou d’une véritable réorganisation de l’économie mondiale. Plus précisément, le capital-investissement est questionné sur sa nature réelle. Peut-on créer de la valeur sans discontinuer ? Y a-t-il de nouveaux types de relations entre les actionnaires et le management de l’entreprise considérée ? Les succès du capital-investissement sont-ils essentiellement liés à la nature des montages financiers, principalement de la dette, que les fonds arrivent à lever ? Voilà toute une série de questions qui méritent réponses sachant que cette nouvelle forme d’investissements non cotés a simultanément acquis une vraie importance quantitative et suscité des interrogations légitimes sur son impact macroéconomique. Tout cela mérite donc de la rigueur dans les définitions, de la précision dans les chiffres et une définition stricte de ce qui est connu et de ce qui ne l’est pas. Et il est parfaitement exact que le sujet n’est pas simple, ce qui a de lourdes conséquences sur la clarté des débats. Les derniers mois, notamment, ont vu toutes les interrogations prendre un tour vraiment polémique. Steven Kaplan (1997) avait bien indiqué à quel point le capitalinvestissement avait mauvaise réputation ou plus précisément, à quel point un large public avait une attitude de grande suspicion, particulièrement vis-à-vis, des grands fonds de LBO. Qu’il s’agisse de l’information - jugée trop insuffisante -, de l’impact salarié - considéré trop rapidement et injustement comme négatif -, des risques systémiques liés à l’abus du levier d’endettement ou des problèmes de répartition des plus-values et donc d’éventuels conflits d’intérêts, tout est jugé dans le meilleur des cas, comme sujet à doutes. Ceci s’est déjà traduit par la sortie de nombreux rapports tout au long de l’année 2007 (Orszag, 2007, Treasury Commitee, 2007 et Gottschalg, 2007). Le plus significatif et controversé fut celui de Sir David Walker, ancien président de Morgan Stanley International. Il publia en juillet 2007 un document1 préconisant plus de transparence des fonds de capitalinvestissement. Dans un contexte où les fonds de LBO sont au cœur d’une polémique sur leur fiscalité, le rapport se voulait une forme de réponse. En effet, rappelait-il, le manque de données dont on dispose sur ce secteur est à l’origine des soupçons et des spéculations sur la nature 22 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY exacte de son activité. Le rapport Walker demandait donc la création d’un organe au sein duquel toutes les firmes de capital-investissement seraient tenues de déposer des informations sur la performance des entreprises prises en charge, ainsi que sur les caractéristiques des fonds levés. Ne pouvant contraindre les firmes de capital-investissement à se conformer à ces recommandations, le rapport leur proposait une période de consultation à l’issue de laquelle elles devaient donner leur réponse. Dans le même esprit et à peu près en même temps, en France, la Commission bancaire2 s’est précisément interrogée sur l’exposition des banques au risque lié au financement des LBO. Et l’Autorité des marchés financiers (AMF) a produit en juin 2007 une étude (Pansard, 2007) dressant une cartographie des risques en matière de stabilité financière et de production de l’épargne dans laquelle elle porte une attention toute particulière aux opérations de LBO et aux transferts de cette dette au travers des collateralized debt obligations (CDO). C’est dire si le monde des institutions financières veut désormais intervenir dans la régulation de cette industrie. Mais, la réflexion sur le plan théorique n’est pas en reste de celle des opérationnels. Rappelons-le, une véritable école de l’analyse du capital-investissement s’est créée, sous l’autorité de M. Jensen. À partir de son article fondateur intitulé « The Eclipse of the Public Corporation » publié en 1989 (Jensen, 1989), de nombreux économistes réputés ont étudié tous les thèmes propres à cette organisation capitalistique : la gouvernance, la rentabilité, la liquidité... S’il ne fallait en citer que quelques-uns, on se doit d’évoquer Steven Kaplan, Josh Lerner, Tim Jenkinson. Tous consi-dèrent qu’ils sont confrontés au sujet majeur de ce début de siècle. Mais, ce qui est plus récent, c’est leurs intérêts pour des sujets très liés à une nouvelle phase du capital-investissement : le caractère cyclique du capital-investissement qui jouera, s’il est mis en évidence, un rôle déterminant dans la conjoncture, troublée, à venir. Surtout, un autre thème de réflexion souligne encore plus les bouleversements que connaît son développement : la naissance de ce qu’on appelle le « private equity 2.0 ». L’expression ci-dessus n’est pas sans rappeler l’évolution des sites Internet autour des années 2000. Auparavant, les sites web étaient statiques, reposant sur des bases de données figées. L’évolution vers le « web 2.0 » s’est observée avec une plus grande possibilité d’interaction des internautes avec le contenu des pages. Le web s’est adapté aux utilisateurs. C’est Jenkinson (2007) qui est l’auteur de cette analogie, entre l’évolution du web et celle du capital-investissement. Selon lui, l’industrie du capital-investissement est en train de s’adapter à l’environnement économique auquel elle est confrontée. En effet, devant les plus grandes difficultés des fonds à effectuer les delistings, les opérations évoluent maintenant vers de nouvelles voies : LORENZI 23 15/10/08, 14:50 23 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 24 LORENZI - un investissement minoritaire persistant. Certains fonds de LBO considèrent que le retrait de la cotation n’est plus un élément indispensable à la mise en place d’un dispositif de contrôle de la firme. Blackstone détient, par exemple, 4,5 % du capital de Deutsche Telecom et intervient dans le management de celle-ci, et Wendel a pris en octobre - novembre 2007 une participation de plus de 15 % dans Saint-Gobain ; - une prise de participation patiente, en vue d’un rachat à terme moins coûteux. Devant les résistances du marché face aux opérations de rachat des firmes cotées, le mode opératoire des fonds de LBO évolue sur un horizon prolongé. KKR détient 54 % de la société Pages jaunes et envisage son rachat total sur une perspective de plus long terme afin que le coût d’achat ne nuise pas à ses performances. Ainsi, théorie et pratiques professionnelles se rejoignent sur le caractère inconnu, incertain et mouvant de ces activités. Chacun a le sentiment de défendre des territoires inconnus et ainsi de dessiner les caractéristiques du monde à venir. Dans ce monde en ébullition, certains prennent cependant des positions définitives. C’est le cas de Patrick Artus qui démontre que le capital-investissement a « une capacité à obtenir une gestion des entreprises meilleures que celle que peuvent obtenir les actionnaires des sociétés cotées ». Le non-coté aurait donc des vertus intrinsèques en ce qui concerne la qualité de management des entreprises, ce qui serait la cause essentielle des rendements élevés du capital-investissement. Tout ceci peut même conduire à s’interroger, comme le fait Jenkinson (2007), sur la possibilité de la fin des marchés financiers traditionnels. C’est dire si, entre la suspicion lourde et la constatation d’une efficacité économique des fonds, il y a une marge très importante pour aboutir à un diagnostic définitif. Dans le cas français, ce diagnostic présente une importance encore plus grande. D’abord parce que, avec un retard notable sur les ÉtatsUnis, la France est devenue, en Europe, un lieu privilégié de collecte et d’investissements du capital-investissement sous toutes ses formes. On peut même souligner que, juste derrière le Royaume-Uni, elle est aujourd’hui le deuxième marché européen. C’est un signe positif, mais là n’est pas l’essentiel. Nous disposons, en France, d’une épargne abondante, essentiellement tournée vers des produits peu risqués, tout simplement parce qu’il s’agit d’épargne de terme assez court. Le résultat en est bien connu : peu de financement de l’innovation, des PME qui ont du mal à grandir en taille et donc en capacité d’exportation et surtout un système financier qui ne dispose plus, comme par le passé, d’investisseurs de haut de bilan. C’est dire si l’émergence de fonds de capital-investissement, de l’amorçage jusqu’au LBO mérite une étude 24 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY très approfondie pour connaître leur efficacité et imaginer des mesures de politiques économiques permettant de les développer. Nous prenons position clairement sur le caractère très positif que représente le capital-investissement pour l’économie française, peut-être plus que pour toute autre économie d’un grand pays développé. Nous avons essayé, en effet, de souligner ce que cette nouvelle industrie financière pouvait apporter en matière de dynamisme dans notre structure productive, notamment pour les secteurs de nouvelles technologies. C’est la raison pour laquelle, nos propositions s’inscrivent clairement dans la perspective de son développement. Mais, les réticences que le capital-investissement peut créer à son égard, ont des fondements tout à fait justifiés. Et, c’est la raison pour laquelle nous avons été attentifs à des formes de régulations spécifiques de cette activité. Plus précisément, comment peut-on encourager l’investissement dans le capital-investissement ? Il constitue probablement l’un des secteurs les plus dynamiques de l’économie. Cependant, force est de constater que derrière ce dynamisme se cachent des faiblesses dont les conséquences ne doivent pas être sous-estimées. D’une part, le capital-risque, qui constitue cependant le cœur de la légitimité économique du capitalinvestissement, ne réussit pas à sortir de son rôle marginal. D’autre part, le capital-investissement, qui n’a pas fait d’effort pour fonder sa légitimité sociale, est de plus en plus contesté par l’opinion, avec la menace de « pénalités » fiscales et sociales. Au regard des politiques publiques, toutes les composantes du capital-investissement ne méritent pas la même attention. Le cœur de légitimité du capital-investissement réside en effet dans le capitalrisque qui est porteur des innovations nécessaires au renouvellement du tissu économique et qui doit donc constituer la cible prioritaire des politiques publiques. Les investissements technologiques et les investissements dans les phases amont de l’innovation constituent en effet les investissements les plus porteurs pour l’avenir de l’économie nationale. Les phases amont de l’innovation constituent les phases clés de l’innovation. D’une part, elles sont particulières incertaines, fragiles et ténues dans la mesure où elles capitalisent sur la convergence toujours précaire entre des acteurs qui n’ont souvent aucune raison particulière de se rencontrer et que le hasard a pourtant mis en contact. Il suffit de peu pour détruire ces clusters : une rupture dans le financement, une dépendance organisationnelle ou humaine mal gérée, un client défaillant, un marché public qui s’évanouit constituent autant de chocs qui seraient certes gérables sur le long terme mais qui sont souvent insurmontables à court terme. D’autre part, sans cette phase amont d’innovation, les forces qui poussent au renouvellement du tissu économique, notamment par le biais de la concurrence, ne sont plus LORENZI 25 15/10/08, 14:50 25 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 26 LORENZI alimentées et, souvent, elles ne le sont plus au moment où elles en auraient le plus besoin, c’est-à-dire en bas de cycle, lorsque le marché cherche un nouveau souffle pour rebondir mais que le crédit est rationné, tout particulièrement pour les petites entreprises et les « gazelles ». Dans cet environnement, l’apport du capital-investissement est non seulement décisif mais aussi totalement irremplaçable : il fournit, notamment à travers le capital-risque puis, dans un stade ultérieur, à travers le capital-développement, les financements que ces entreprises ne trouveront nulle part ailleurs. Mais il ne joue pas seulement un rôle de financeur : il joue aussi un rôle d’entremetteur susceptible, grâce à sa bonne connaissance des milieux concernés, de mettre en contact des équipes différentes, et un rôle de conseil dans l’organisation de ces différentes forces en une entreprise viable. Encore faut-il que les obstacles existants ne soient pas insurmontables. Or, il est un domaine stratégique pour le capital-risque, où les obstacles ont été aplanis, voire éliminés, dans les principaux pays industrialisés alors qu’ils restent difficilement surmontables en France, c’est celui de la coopération avec les laboratoires universitaires. Nous sommes bien là au cœur de l’innovation, c’est-à-dire au point qui relie la recherche pure à l’exploitation de la recherche. Le virage vers les universités entrepreneuriales a été pris en France dès 1999 avec la loi sur l’innovation et la recherche. Mais, on ne peut se contenter du programme « incubateur d’entreprises innovantes liées à la recherche publique » dont les ambitions sont trop modestes (20 millions d’euros de subventions pour 770 projets étalés sur trois ans). Plus fondamentalement, il faut intéresser les chercheurs à la valorisation de leur recherche et, pour cela, il faut leur donner des incitations personnelles suffisantes. Or, la loi sur l’innovation et la recherche de 1999 est très malthusienne à cet égard : elle limite à 20 % le temps qu’un chercheur du secteur public peut consacrer à une activité de consultant privé, à 67 000 euros la rémunération qu’il peut en tirer et à 15 % sa participation au capital social de l’entreprise (à la condition de n’exercer aucune fonction dirigeante dans l’entreprise et de ne participer à l’élaboration d’aucun contrat entre le CNRS et l’entreprise). La loi de programme de 2006 autorise, toutefois, dans certaines limites, les fonctionnaires civils des services publics et entreprises publiques, et donc les chercheurs et les enseignants, à participer à titre personnel, en qualité d’associé ou de dirigeant, à la création d’une entreprise dont l’objet est d’assurer, en exécution d’un contrat conclu avec une personne publique ou une entreprise publique, la valorisation des travaux de recherche qu’ils ont réalisés dans l’exercice de leurs fonctions. Mais, il faudrait ouvrir beaucoup plus largement ces possibilités, en 26 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY tenant compte à la fois des pratiques de nos principaux partenaires au sein des pays industrialisés ainsi que de la nécessité d’inciter fortement les chercheurs français à effectuer ce type de démarche qui ne leur est pas coutumière. Notamment, le plafond du montant cumulé du temps, des rémunérations et des participations que les chercheurs et enseignants-chercheurs devraient pouvoir consacrer à des activités dans des entreprises nouvellement créées, dans des « gazelles » ou dans des institutions de capital-risque, sans avoir besoin de créer une structure spécifique, devrait être substantiellement revalorisé et, au minimum, doublé voire triplé. Parallèlement, il faudrait davantage promouvoir l’investissement dans les deux secteurs qui, plus que tous les autres, portent les espoirs de progrès des sociétés contemporaines et se situent à la croisée des chemins de l’entreprise privée et de la recherche publique, c’est-à-dire les biotechs et l’environnement. Le secteur public et le secteur privé doivent consacrer des forces humaines et financières suffisantes et coordonnées à ces deux secteurs prioritaires. Concernant les biotechs, un plan biotechs 2008-2013 pourrait faciliter l’engagement de toutes les parties prenantes autour du rôle fédérateur joué par le capitalrisque. Concernant l’environnement, un plan innovation verte devrait consacrer la priorité accordée par notre pays à une sortie par le haut, favorable à la croissance, dans la lutte contre le réchauffement climatique, par-delà les préoccupations plus malthusiennes liées à la taxe sur le CO2 et au marché des permis à polluer. Et, il est clair que le foisonnement des innovations suppose une mobilisation active et conjointe du capital-risque, à côté des chercheurs et des pouvoirs publics. Le secteur public dispose d’infrastructures de recherche lourdes quand les « gazelles » disposent des ressorts du développement. Leur rapprochement peut donc être mutuellement bénéfique. Toutefois, pour que ce rapprochement puisse se concrétiser, il faut d’une part des moyens, et c’est là que le capital-investissement est en mesure de jouer un rôle central, d’autre part une volonté qui, si elle existe bien du côté des gazelles, demeure encore trop timide dans les administrations publiques (en dépit des priorités affichées). De façon générale, il serait utile de s’inspirer des programmes américains du « small business innovation and research » (SBIR) et du « small business technology transfer » (SBTT), pour inciter les chercheurs au sein des institutions de recherche publique, notamment au sein des universités, à exploiter leur potentiel technologique en développant des partenariats public/privé et en contractant avec des petites et moyennes structures privées, financées par du capital-investissement. Le SBIR vise à inciter les entreprises à créer et développer de nouveaux produits. LORENZI 27 15/10/08, 14:50 27 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 28 LORENZI Grâce notamment à une subvention équivalente à 850 000 euros accordée au titre de l’étude de faisabilité et du développement du prototype, il a permis à des milliers d’universitaires et de chercheurs américains de devenir entrepreneurs. Cette expérience est en train d’être transposée au Royaume-Uni. La gestion d’un programme similaire de partenariat technologique devrait être confiée à la SBA à la française dont nous avons proposé la création. Dans le prolongement de cette initiative, il serait souhaitable que les pôles de compétitivité deviennent un véhicule privilégié pour développer des partenariats concrets privé/privé et public/privé, sectoriels ou régionaux, entre les petites entreprises et le secteur public. Cette préoccupation figure bien en affichage dans les objectifs des principaux pôles de compétitivité. Mais, elle est plus théorique que réelle. Il est clair que la question du financement est, à cet égard, cruciale : les préoccupations affichées par les pôles de compétitivité ne peuvent prendre corps que si les petites entreprises ou le secteur public sont en mesure de financer des initiatives concrètes supplémentaires. La faible implication du capital-investissement, qui a été peu ou pas associé à la construction des pôles de compétitivité, se fait cruellement sentir. Les partenariats privé/public qui veulent incorporer des petites entreprises doivent aussi associer les fonds de capital-investissement pour pouvoir aboutir. Les pôles de compétitivité devraient corriger sur ce point leurs pratiques. La création d’un fonds d’investissement ou de co-investissement dédié aux pôles de compétitivité permettrait d’atteindre l’effet d’entraînement recherché et d’éviter de voir, par défaut, se créer des « micro-fonds » qui seraient spécifiquement dédiés à tel ou tel pôle et qui n’auraient pas la taille critique pour apporter la performance et l’accompagnement habituellement fournis par les fonds de capital-investissement. La création d’un tel fonds pourrait recevoir le soutien du pôle Paris place financière et de France Investissement. France Investissement qui a été créé au sein de CDC Entreprises correspond à un partenariat public/privé d’un type nouveau où une institution financière publique se rapproche des acteurs du capital-investissement ainsi que des institutions financières privées pour fédérer leurs efforts d’investissement en fonds propres dans les entreprises à fort potentiel, avec une ambition à hauteur de 3 milliards d’euros. Ce partenariat qui est intégralement réalisé aux conditions de marché privilégie l’investissement dans le capital-risque. CDC Entreprises apporte aussi au partenariat une capacité de garantie de 20 millions gérée par OSÉO et un accompagnement des business angels. Par beaucoup d’aspects, France Investissement n’est pas sans rappeler les « small business investment company » (SBIC) américaines 28 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY qui sont des sociétés privées de capital-risque dont les investissements bénéficient de la garantie de la SBA pour un coût modeste pour les finances publiques (25 millions de dollars). Pour « booster » le partenariat de France Investissement, il faudrait assouplir le dispositif en l’ouvrant à de nouveaux partenaires (fonds de fonds étrangers etc.), en autorisant les effets de levier au niveau des fonds de fonds et en améliorant le système de garantie. Il faudrait aussi l’inciter à se développer sur le segment du capital-développement afin d’insuffler à ce segment un dynamisme qui lui manque aujourd’hui en France et, plus largement, en Europe, et qui est pourtant absolument essentiel pour la croissance du capital-risque. L’expérience américaine montre, en effet, que la réussite du capital-investissement repose sur une succession d’étapes correctement articulées et, pour cela, dotées de capacités d’absorption suffisantes. De ce point de vue, France Investissement a un rôle d’amorçage à jouer, non seulement par rapport au capital-risque mais aussi par rapport au capital-développement, les deux segments ayant, en France, un problème de profondeur et de liquidité qui obère tout à la fois leur volume et leur profitabilité. Pour pouvoir remplir le rôle que l’on attend de lui et pour pouvoir prospérer, le capital-investissement doit s’attacher à être accepté socialement et, surtout, il doit le faire mieux qu’il ne le fait aujourd’hui. C’est en sens que l’on peut parler de « moralisation » du capitalinvestissement. L’opacité, qui est congénitale à toute société non cotée, ne peut que conduire à un divorce avec la société civile si elle est associée à un doute sur la légitimité de ses pratiques. L’histoire nous montre qu’un divorce de cette nature ne peut subsister longtemps sans intervention des pouvoirs publics. Or, un encadrement, à chaud et dans la précipitation, du capital-investissement pourrait conduire à une remise en cause de ce qui fait la spécificité du capital-investissement et qui lui permet d’apporter une réelle valeur ajoutée au capitalisme. Il est donc doublement important de favoriser l’acceptation sociale du capital-investissement, à la fois pour satisfaire une exigence légitime de responsabilité et pour sauvegarder ce ferment prodigieux de refondation du capitalisme. Les revenus du capital-investissement choquent. Ils choquent d’autant plus s’ils semblent résulter non de la compétence des hommes mais de l’opacité du processus de décision et de l’existence de rentes de situation. Certes, les acteurs du capital-investissement peuvent très légitimement arguer du fait que leur intervention vient justement contester ces rentes, qu’après leur passage celles-ci ont en général disparu et que leur enrichissement personnel n’a donc rien de structurel. Pourtant, il est difficilement contestable que, dans de trop nombreux cas, cet enrichissement est le résultat d’un effet d’aubaine lié au levier de l’endettement, LORENZI 29 15/10/08, 14:50 29 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 30 LORENZI qu’il est obtenu à la faveur de processus de décision opaques, que le nombre de ses heureux bénéficiaires est étonnamment réduit et que les salariés de l’entreprise cible en sont globalement exclus alors même qu’ils ont l’impression d’être la principale source de la valeur ajoutée concrète de l’opération. Cette situation poserait certainement moins de problèmes si le régime fiscal et social de la rémunération des dirigeants du capitalinvestissement était le régime de droit commun. Comme on l’a vu, ce n’est pas le cas : les dirigeants du capital-investissement se rémunèrent en général par une participation de l’ordre de 20 %, aux bénéfices du fonds (ou carried interest), laquelle présente l’intérêt d’être soumise non à l’impôt sur le revenu mais à la taxation plus avantageuse des plusvalues, au taux de 29 % y compris CSG, pour les montants supérieurs à 20 000 euros. Cette situation n’est pas économiquement choquante : d’une part, cette rémunération a son pendant dans l’intéressement des dirigeants de l’entreprise à la performance de celle-ci ; d’autre part, elle correspond bien à une prise de risque, surtout quand les dirigeants du fonds investissent, à titre personnel, des montants non négligeables dans le fonds. On peut certes faire valoir que cette prise de risque n’est éventuellement qu’apparente lorsqu’elle recouvre une rente quasi-certaine générée par le seul effet de levier de l’endettement. Il n’en demeure pas moins que ceci ne correspond pas à la généralité des cas, comme le montrent les statistiques de distribution des performances du capital-investissement. C’est pourquoi, en dépit des projets examinés chez nos principaux partenaires (États-Unis, Royaume-Uni et Allemagne notamment)3, il ne nous paraît pas souhaitable de contester au carried interest sa nature de gain en plus-values et de remettre en cause la fiscalité actuelle de la rémunération des cadres du capitalinvestissement. Ceci est d’autant moins souhaitable que les travaux empiriques disponibles font ressortir l’impact significatif de la fiscalité sur le dynamisme du capital-risque et du capital-développement4. En outre, avec un taux de 29 %, le niveau de la taxation du carried interest en France se situe dans les ordres de grandeur des réformes adoptées ou proposées chez nos partenaires. Il est supérieur à ce qui a été adopté au Royaume-Uni (doublement du taux d’imposition qui est passé de 10 à 20 %), et légèrement inférieur à ce qui est proposé aux États-Unis (taxation à l’impôt sur le revenu, qui ferait passer le taux d’imposition de 15 à 35 %)5. Enfin, il est fort probable que la remontée des taux d’intérêt, qui ne manquera pas d’intervenir dès lors que la crise actuelle aura été absorbée, devrait réduire très sensiblement l’intérêt des opérations exclusivement motivées par l’effet d’aubaine procuré par l’effet de levier de l’endettement. Pour autant, la préservation du régime n’est envisageable que si 30 15/10/08, 14:50 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU PRIVATE EQUITY l’économie française peut être rassurée sur la nature de la rémunération elle-même, notamment si elle peut raisonnablement considérer qu’il s’agit d’un vrai gain en plus-values et non d’une rente de situation dont bénéficieraient quelques initiés qui sauraient mettre à profit l’opacité congénitale des sociétés non cotées pour se réserver le produit de l’effet de levier des LBO. De fait, ceci suppose que la plus-value générée par les opérations de capital-investissement soit plus équitablement répartie et qu’elle ne soit plus confinée à un petit nombre d’acteurs. En l’absence de contrepoids syndical dans ce secteur, rien n’oblige le capital-investissement à effectuer spontanément cette démarche. En même temps, en poussant l’avantage à court terme, les dirigeants du capital-investissement se mettraient en danger à plus long terme. C’est pourquoi, on suggère d’utiliser l’instrument fiscal pour inciter le capitalinvestissement à effectuer cette démarche. En l’occurrence, le traitement fiscal du carried interest devrait être proportionné au partage des gains de l’opération avec l’ensemble des salariés de l’entreprise sous capitalinvestissement. Seules les opérations partageant raisonnablement ces gains avec les salariés de l’entreprise sous capital-investissement (les opérations affectant au moins 5 % du résultat consolidé à la réserve de participation par exemple) pourraient bénéficier pleinement du traitement fiscal avantageux des plus-values. Les autres opérations, dans la mesure où elles génèrent, au profit des dirigeants du fonds, des plusvalues imputables moins à une éventuelle prise de risque qu’à l’opacité entretenue autour du partage de la valeur ajoutée, seraient soumises à la fiscalité de droit commun des revenus, c’est-à-dire à l’impôt progressif sur le revenu. En outre, afin d’éviter que la multiplication des LBO n’incite à détourner de ses fins le dispositif par ailleurs pertinent du buy-out en l’utilisant pour opérer, en franchise d’impôt, des transferts de substance aux dépens des entreprises concernées et de leurs employés, il faudrait limiter le nombre de LBO par entreprise pouvant bénéficier de la déductibilité des intérêts de la dette d’acquisition (à deux ou £trois par exemple) ou imposer une durée minimum à chaque LBO (30 mois de détention sans opération de recapitalisation, par exemple). Ceci ne pourra toutefois être envisagé que lorsque le nouveau marché français ou européen, qui est le débouché naturel des entreprises sous LBO qui ont réussi, aura trouvé une profondeur et une liquidité suffisante. LORENZI 31 15/10/08, 14:50 31 REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE NOTES 1. Cf. Walker (2007a et b). 2. Cf. Commission bancaire (2007). 3. Pour une bonne discussion du sujet dans le cadre des États-Unis, cf. Orszag (2007). 4. Cf. Da Rin, Nicodano et Sembellini (2007). 5. Une proposition alternative envisage d’ajouter une imposition à l’impôt sur les sociétés (35 %) en plus de la taxation aux plus-values de long terme (15 %). 32 LORENZI 32 15/10/08, 14:50