Klesis – Revue philosophique – 29 : 2014 – Droits de l’Homme et démocratie
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de la philosophie et de la démocratie – considérées comme les deux grandes expressions
d’une visée d’autonomie du monde humain – en lien avec l’imaginaire grec préalable.5
Clastres critique plutôt le caractère inégalitaire de la modernité en contrastant celle-ci avec les
sociétés primitives. L’absence d’extériorisation du pouvoir dans un grand nombre de sociétés
amazoniennes, par exemple, s’expliquerait non pas par un retard historique, mais bien par un
choix du Tout social contre l’État. Et c’est bien ce refus de la domination étatique et de ses
corollaires, cette égalité et cette liberté maintenues, que Clastres appelle démocratiques.6
Une partie des débats sur la démocratie comme forme politique de la société viendra de
la confrontation de ces types différents de totalités – société moderne, Cité antique et sociétés
primitives – et surtout de l’accentuation différente des principes qu’on y rattache : égalité,
non-domination, autonomie. Voyons d’un peu plus près l’éclairage qu’apportent à cet égard
les trois grands positionnements critiques identifiés plus haut.
Premier défi : renoncer à voir la liberté et l’égalité démocratiques comme des faits
naturels pour les comprendre plutôt comme des réalités instituées et contingentes.
L’expression de cette thèse est tranchante chez Clastres. Loin d’être propres à un
hypothétique état de nature, la liberté et l’égalité d’avant l’État résulteraient d’un dispositif
politique et symbolique qui neutralise la tendance à situer le pouvoir hors de la société.
Invention de la culture, ce dispositif préserverait la société des effets néfastes des désirs de
domination et de soumission. La liberté et l’égalité seraient donc instituées non seulement
contre l’État, mais aussi contre la nature.7 Castoriadis déploie une thématique similaire à
partir de l’exemple grec. Son texte le plus frappant sur ce point est peut-être Nature et valeur
de l’égalité.8 Il s’y emploie de nouveau à lutter contre la tradition philosophique, qui tend à
fonder les significations imaginaires instituées sur la nature, Dieu, la Raison ou l’Histoire. Or
l’égalité elle-même, insiste-t-il, n’est pas un fait : elle n’est fondée sur rien d’autre que sur le
sens que lui donne une société. S’appuyant sur une analyse des tendances de la psyché, il
n’hésite d’ailleurs pas à suggérer que la quête d’un fait qui précède l’institution du social
aboutit plutôt à constater la force d’une pulsion originelle de domination.9 L’œuvre de
Gauchet témoigne d’un refus similaire de fonder l’histoire sur la nature, notamment lorsqu’il
s’agit de comprendre le lent avènement de sociétés qui installent la visée d’autonomie au
cœur de leur dispositif politique et symbolique. Ajoutons toutefois cette nuance importante :
Gauchet tend également à concevoir l’hétéronomie et l’autonomie comme des horizons de
sens certes institués collectivement, mais qui répondent aussi à des tendances fondamentales
de la psyché humaine.10
5 On trouve un exposé complet de ces thèses dans Ce qui fait la Grèce. 1. D’Homère à Héraclite, Paris, Seuil,
2004.
6 C’est ce qui permet à Clastres d’écrire « qu’à les considérer selon leur organisation politique, c’est
essentiellement par le sens de la démocratie et de l’égalité que se distinguent la plupart des sociétés indiennes
d’Amérique. » « Philosophie de la chefferie indienne », La société contre l’État, Paris, Minuit, p. 26.
7 Clastres revient souvent sur ce thème. Voir notamment « La question du pouvoir dans les sociétés primitives »,
Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980, p. 108.
8 C. Castoriadis, « Nature et valeur de l’égalité », Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Seuil, 1999. (1986)
9 Castoriadis écrit ainsi que « la monade psychique que nous portons en nous (…) se rêve toujours, quel que soit
notre âge, toute puissante et centre du monde », « Nature et valeur de l’égalité », op. cit., p. 396.
10 Sur cette question voir notamment la « Présentation » du Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 2005.