ligne directe entre auditeurs et œuvres en une pure et simple rela-
tion d’écoutants à écoutées, viennent nous évoquer et nous rappe-
ler à l’inverse son sinueux cheminement, les subtiles interférences
qu’elle subit et qui la brouillent sous diverses formes. En particu-
lier, une permanente ambiguïté d’emprise perceptive, un tiraille-
ment quasi perpétuel entre l’oreille et l’œil, qui ne sauraient en
apparence se résoudre que par un hypothétique ajustement.
Invisible par excellence, irreprésentable, ne se donnant qu’en-
tendue, la musique est par essence absence d’images, elle est
l’absence d’icône qui se montre. Mais, comme dans un rêve, elle
suscite des images et les met en mouvement. « La musique, en un
sens, a un pouvoir descriptif nul, et, en un sens, un prodigieux
pouvoir d’évoquer », résumait ainsi Alain en une parfaite for-
mule2. Lorsque Canetti évoque les « arabesques acoustiques
autour de Dieu » qu’il croit reconnaître dans les litanies des
mendiants aveugles de Marrakech3, il énonce aussi bien l’image
même d’un chant virtuel. Et, à leur tour, les images sonores qui
découlent de la musique incitent au rêve, ou à la rêverie, et à
l’envolée vers elle.
Igor Stravinsky rejetait pourtant avec fermeté l’idée selon
laquelle l’écoute de la musique se ferait « sans une part active de
l’œil », critiquant vertement à cette occasion ceux qui, parmi les
auditeurs, préfèrent « l’absence de distractions visuelles » leur
permettant de « s’adonner à des rêvasseries sous le bercement des
sons ». Et d’ajouter, sévère : « C’est là ce qu’ils aiment bien mieux
que la musique elle-même »4. Les « rêvasseries » qu’évoque le compo-
siteur, et contre lesquelles son sérieux et son métier exigeant
s’élèvent avec raison — mais aussi contre lesquelles tout auditeur
a dû sans doute lutter âprement au moins une fois, sinon bien
CONFÉRENCE
490
2Alain, Vingt leçons sur les Beaux-Arts, Gallimard, 1931, pp. 88-89.
3E. Canetti, Les voix de Marrakech, Albin Michel, 1980, p. 34.
4I. Stravinsky, Chroniques de ma vie, Gonthier/Médiations, 1971, pp. 82-
83.