Le fédéralisme, solution française de décolonisation : le cas de la Nouvelle-Calédonie Florence Faberon, Maître de conférences de droit public, HDR, École de droit de l’Université d’Auvergne, Centre Michel de l’Hospital (EA4232) I. Le fédéralisme et la France : un rejet à nuancer A. Un rejet culturel 1. La France étrangère au fédéralisme dès la Révolution 2. La France à contre-courant B. Les singularités des outre-mers 1. Des colonies à l’Union française 2. De la Communauté de 1958 à la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui II. Le fédéralisme et la Nouvelle-Calédonie : des voies fécondes A. Des désaccords post-coloniaux au génie des accords de Matignon : le fédéralisme interne consacré 1. La question de l’accès de la minorité au pouvoir 2. Des réponses fédérales B. De la dynamique de l’Accord de Nouméa : le fédéralisme externe porteur d’avenir 1. L’inspiration fédérale du dispositif de l’Accord de Nouméa 2. Un avenir fédéral tangible 1 Fédérer, c’est relever le défi de la cohésion, en refusant l’assimilation pure et simple. Pour affronter l’exigence du vivre ensemble, l’immense majorité des États de la planète relève de l’inspiration fédérale et de la qualification d’États composés. La complexité de la constitution des peuples en communauté étatique en appelle à différents types d’associations, alors que les nations s’interpénètrent. Les différentes communautés forgées par les histoires, après avoir causé des guerres, se sont confédérées et fédérées, selon des modèles toujours renouvelés. Certes, le fédéralisme n’est pas la Fédération. Le fédéralisme est une idée politique ; la Fédération est sa matérialisation institutionnelle et elle repose sur une Constitution fédérale. Fédéralisme et Fédération sont une réponse pertinente dans le contexte de populations marquées par leurs diversités. L’État-nation appelle à se fondre uniformément. Le fédéralisme et la Fédération font écho à la pluralité de leurs composantes en prônant des idées d’autonomie, de subsidiarité et de participation. Ils expriment « des processus pacifiques de négociation, de compromis et de consensus pour vivre ensemble, malgré les différences et les conflits d’intérêts et de valeurs entre les composantes fédérées et la fédération »1. La qualité première de l’idée fédérale est dans le lien, le foedus2, entre des entités diverses qui consentent à un projet commun en excluant une relation de supérieur à subordonné. C’est ce qui a pu amener à parler de « souveraineté partagée »3. Fédérer, c’est nécessairement instituer des niveaux de pouvoirs et répartir entre eux les compétences4. L’idée est de « briser l’atome de la souveraineté, pour ensuite répartir les compétences entre les différents niveaux de gouvernement »5. Deux ordres autonomes de gouvernement sont reconnus constitutionnellement. La Fédération qui peut en résulter relie et respecte les diversités6. La construction fédérale est de nature à assurer un équilibre face à des tensions liées aux différences. Elle permet l’expression des minorités et favorise la cohésion. Le fédéralisme exclut tout dogmatisme et repose sur l’alliance des différences dans « un réflexe de réalisme et de d’efficacité institutionnelle »7. Pluriels mais unis, telle est l’expression de l’essence même du fédéralisme. Il respecte les diversités tout en leur donnant un socle commun et le cadre d’une volonté commune de tendre dans la même direction, dans un destin commun. 1 Maurice Croisat, Le fédéralisme d’aujourd’hui : tendances et controverses, RFDC, 1994, p. 451. Le foedus, c’est le pacte, l’alliance. 3 La souveraineté se conçoit ici différemment de l’État-nation. Pour celui-ci, hostile comme en France au fédéralisme, la souveraineté, par essence, ne saurait se partager. Sur « l’absurdité de la souveraineté partagée », voir Olivier Beaud, Fédéralisme et souveraineté, notes pour une théorie constitutionnelle de la Fédération, RDP, 1998, pp. 118 et 105. Jean-Marie Pontier rappelle cette position classique dans son article Les avancées toujours renouvelées de l’autonomie locale : le cas des TOM, Revue administrative, n°313, p. 73. Mais le fédéralisme peut se définir comme une perspective de partage de souveraineté : voir les développements très argumentés de Valérie Goesel-Le Bihan sur la souveraineté partagée (La Nouvelle-Calédonie et l’Accord de Nouméa, un processus inédit de décolonisation, AFDI, 1998, pp. 24-76 et notamment pp. 66 et s.). On ne manquera pas d’observer que l’Accord de Nouméa, constitutionnalisé, parle de souveraineté partagée. 4 Cette répartition doit être définie et n’a pas forcément à être égalitaire. Le fédéralisme peut être asymétrique. Égalité n’est pas similitude (voir Francis Delpérée et Marc Verdussen, L’égalité, mesure du fédéralisme in JeanFrançois Gaudreault-DesBiens et Fabien Gélinas, (dir.), Le fédéralisme dans tous ses états, Bruxelles, Bruylant, Cowansville, éditions Yvon Blais, 2005, pp. 193-208). 5 François Vergniolle de Chantal, Fédéralisme et antifédéralisme, Paris, PUF, (Que sais-je ?, n°3751), 2005, p. 122. 6 Sur le défi de la diversité nationale, la question de l’ethnicité et de sa prise en considération, voir Alain-G. Gagnon, La raison du plus fort, Montréal, Québec Amérique, 2008, 236 p. Voir aussi Michel Seymour et Guy Laforest, (dir.), Le fédéralisme multinational, Un modèle viable ?, Bruxelles, Diversitas, 2011, 343 p. 7 Francis Delpérée, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, p. 125. 2 2 De rares pays affichent une incompatibilité avec l’idée même du fédéralisme. C’est le cas de la France historiquement. Pourtant, à y regarder de plus près, la France ne s’est pas privé tout recours à la fontaine fédérale, même si elle s’est interdit à ce jour de consacrer son accès à la Fédération… Elle connaît bien les différences et dans ce pays à vieille tradition centralisatrice, celles-ci ont été affrontées en de multiples circonstances. Ainsi dans ses processus de colonisation comme de décolonisation, la France a recherché des solutions en adaptant, en dérogeant, en s’inscrivant dans des logiques d’autonomie. On ne s’étonnera donc guère que malgré la doctrine officielle, le modèle fédéral ait pu irriguer ses politiques de décolonisation. Le cas de la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui est particulièrement probant à cet égard. Le fédéralisme peut-il être une solution française de décolonisation, dans le cas si particulier de la Nouvelle-Calédonie ? Peut-il être porteur d’avenir malgré les traditions françaises ? Dans le lien d’avenir en débat entre la France et la Nouvelle-Calédonie, le fédéralisme donne des réponses, d’autant plus qu’il laisse place à l’imagination politique et juridique. Il n’est pas du prêt-à-porter ; il permet du sur mesure : il en existe pratiquement autant d’applications que de cas. Il pourrait permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à un statut d’État tout en composant un ensemble structuré avec la France, de participer à un ensemble fédéral tout en préservant une autonomie authentique8. Dès avant l’Accord de Nouméa, Thierry Michalon envisageait l’hypothèse fédérale pour la Nouvelle-Calédonie, une technique permettant de « représenter un heureux compromis entre les attentes contradictoires en présence »9. Les institutions du fédéralisme sont effectivement en mesure de concilier les différences et d’exprimer la recherche des consensus. Le rejet du fédéralisme par la France n’est pas aussi manifeste que l’on pourrait le croire au premier regard (I). Il l’est encore moins dans la perspective spécifique de la NouvelleCalédonie qui demande de s’en remettre à une logique de compromis et d’éviter les extrêmes (II). 8 « Il n’y a de fédéralisme que si une série de communautés politiques coexistent et interagissent entre elles comme des entités autonomes unies dans un ordre commun possédant son autonomie propre » (Carl Joachim Friedrich, Tendances du Fédéralisme en théorie et en pratique, Traduction par André et Lucie Philippart, Bruxelles, Institut belge de science politique, 1971, p. 19). 9 Thierry Michalon, Pour la Nouvelle-Calédonie, L’hypothèse fédérale, in Jean-Yves Faberon, (dir.), L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, La documentation française, 1987, pp. 221-241. 3 I. Le fédéralisme et la France : un rejet à nuancer Le choix potentiel du fédéralisme dans la relation de la France avec la NouvelleCalédonie ne peut qu’interroger le tabou français à cet égard. La France s’est constituée par la fédération des féodalités autour du roi. Il a fallu associer des provinces très différentes. Mais une volonté dominatrice a déterminé l’avènement de la France comme monarchie absolue. Les inégalités s’y sont juxtaposées au point d’aboutir à une révolution radicale, au nom de l’unité et de l’égalité. Les révolutionnaires ouverts à l’idée fédérale ont été emportés par le vent de l’histoire. Quant à la question du statut colonial, redoutable difficulté devant le principe d’égalité, Robespierre déclara à l’Assemblée constituante, le 13 mai 1791 : « périssent les colonies, plutôt que les principes ». Pourtant, à l’égard de l’outre-mer, il n’est pas possible de parler de l’inexistence d’une pratique du fédéralisme en France. Il n’y a pas de Fédération, mais il existe bien des logiques fédéralisantes, même si la France, État unitaire, répugne à afficher un dépassement de la décentralisation10. Si culturellement la France rejette le fédéralisme (A), la réalité historique outre-mer y fait exception (B). A. Un rejet culturel L’aversion française à l’égard du fédéralisme est intimement liée à l’acte fondateur de la France moderne qu’est la Révolution française (1). Cette posture ne fera ensuite que se confirmer en France alors qu’ailleurs l’évolution est inverse (2). 1. La France étrangère au fédéralisme dès la Révolution La France est fille de sa grande révolution de 1789 et ses institutions s’expliquent encore aujourd’hui en bonne part par cette référence. La Révolution l’inscrit dans un refus quasi mystique du fédéralisme, ce pêché ! Il y a comme un acte de foi dans le rejet dogmatique du fédéralisme. Cela résulte d’une incompréhension : l’esprit français assimile le fédéralisme « à la désagrégation de l’État »11 et « tout se passe comme si la Révolution française, plus exactement l’épisode tragique du conflit agonal entre les Jacobins et les Girondins, avait rendu impossible ou même impensable l’idée fédérale »12. Pour la France, le fédéralisme, c’est l’idée d’un « crime politique »13 ; c’est la crainte par l’éclatement de la souveraineté, d’une dislocation, d’une anarchie14. La Révolution prétend établir les libertés pour tous et en ce sens elle prône l’égalité fondamentale de tous les Français et de tous les territoires de la France. Elle abolit en conséquence les provinces, dont les différences juridiques, fiscales, culturelles entravent le fonctionnement de l’État et l’épanouissement des Français. La France est partagée en « parties » ou « départements » égaux en tout, et tous dénommés objectivement par la géographie. Tandis que la chute de la Bastille, le 14 juillet 1789, symbolise la liberté, la nuit du 4 août est l’incarnation de l’égalité, alors que la France danse à l’abolition des privilèges. Le programme national est celui de l’abolition des différences : un État, une classe, une langue, 10 Thierry Michalon (Pour la Nouvelle-Calédonie, L’hypothèse fédérale, ibid., p. 221) souligne comme certaines techniques fédérales s’éloignent « peu de ce que notre droit public qualifie de ‘décentralisation’ ». 11 Voir le Petit dictionnaire politique et social (Article de Chédieu), Paris, Perrin, 1896, p. 318 cité par Olivier Beaud, Fédéralisme et Fédération en France, Histoire d’un concept impossible ?, Annales de la Faculté de Droit de Strasbourg, n°3, 1999, p. 15. 12 Olivier Beaud, ibid. 13 Ibid., p. 16. 14 Maurice Hauriou y cernait en son temps une étape vers l’anarchie et la décomposition (Précis de droit constitutionnel, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1929, p. 138). 4 une école. La première Constitution française, celle du 3 septembre 1791, proclame : « Il n’y a plus (…). Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français. Il n’y a plus (…) ». Jean-Jacques Chevallier, dans sa fameuse « Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958 » s’exclame à propos de ce texte : « Un refrain monotone et puissant y revient : il n’y a plus… Et pourquoi n’y a t-il plus tout cela ? (…) (Pour) créer un régime moderne à base égalitaire et individualiste »15. De ce contexte découle la consécration du principe d’indivisibilité par la République de 1792, l’indivisibilité de la souveraineté nationale interdisant tout démembrement de la République. L’indivisibilité n’est pas l’unité à laquelle elle a été régulièrement associée dans nos constitutions républicaines16. L’unité renvoie à une idée d’homogénéité que n’implique pas forcément l’indivisibilité. 2. La France à contre-courant La Révolution française constitue un modèle en Europe pour l’avènement de la démocratie. Elle n’est cependant pas la première révolution de ce type au monde. Elle a été, de peu, devancée par la Révolution américaine. Mais outre-Atlantique, le choix est fondamentalement fédéral. Historiquement, pour la République américaine, la démocratie, c’est le fédéralisme. L’État américain associe différents États membres et continue à le faire, son extension territoriale s’opérant au rythme de l’agrégation de nouveaux États fédérés. Les États ainsi unis ont comme croyance fondamentale l’existence de valeurs communes conjuguée au respect des différences. C’est ce que traduit la devise : « e pluribus unum » 17. Dès 1782, Necker voit dans la République fédérative américaine, « un admirable système » et un moyen de « maintenir l’ordre et la paix », le moyen « d’assurer la force politique » des différentes autorités18. Si l’Amérique peut fasciner, la conviction révolutionnaire française est que le fédéralisme ne convient pas à la France. Le fédéralisme y constitue une plaie à guérir. Aussi, « le génie juridique de France est un génie centralisateur, et la Révolution a parachevé l’œuvre centralisatrice de l’ancienne Monarchie. Bien plus, toutes les tentatives pour implanter le fédéralisme dans nos institutions, celles des Girondins en 1793, comme celles des Communards en 1871, ont été impitoyablement réprimées dans le sang »19. Il existe manifestement une passion française de l’égalité20. Issue de la Révolution, elle anime l’Empire ; la Restauration n’y revient pas et la IIIème République consacre la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », enracinant l’État unitaire, toujours proclamé aujourd’hui. Il n’y a qu’une égalité républicaine, qui donne sa chance à tout Français, quelles que soient ses caractéristiques21. La France moderne ne peut ainsi être qu’anti-fédérale, dans sa volonté de 15 Paris, Armand Colin, réimpression 2004, pp. 28-29. Sur l’unité et l’indivisibilité, voir Michel-Henry Fabre, L’unité et l’indivisibilité de la République, Réalité ? Fiction ?, RDP, 1982, p. 603 ; voir aussi André Roux, Droit constitutionnel local, Paris, Économica, 1995, pp. 61 et s. 17 De plusieurs, un. 18 Histoire de la Révolution française, Paris, La librairie historique, 1821, Tome 4, pp. 13 et s. 19 Michel-Henry Fabre, L’Union française, in Centre de sciences politiques de l’Institut d’études juridiques de Nice, Université d’Aix-Marseille, Le Fédéralisme, Paris, PUF, 1956, p. 327. 20 Si souvent exprimée à la suite d’Alexis de Tocqueville. Voir aussi Ferdinand Mélin-Soucramanien, Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Économica, 1997, 396 p. 21 D’où la grande réticence en France à l’égard des discriminations positives. Voir Anne Levade, Discrimination positive et principe d’égalité en droit français, Pouvoirs, n°111, 2004, pp. 55-71. 16 5 mettre fin aux distinctions des provinces, à leurs cultures, leurs langues et leurs institutions propres22. Quand le temps de la décentralisation fut venu, ce ne pouvait être que dans la perspective d’un aménagement de l’État unitaire et non d’un morcellement de ses composantes. Il en a fallu, du temps et des précautions allant de l’aménagement du territoire dans les années cinquante jusqu’à l’établissement d’institutions décentralisées, trente ans plus tard, dans le respect de l’État central. Quant à l’invention des régions, elle est le résultat de nombre de contorsions. Elles sont d’abord un simple découpage géographique avant de devenir un improbable établissement public et enfin une collectivité territoriale véritable23. Entre-temps, tout autour de la France, pour s’en tenir à l’Europe, les autres vieux pays deviennent des États composés24. Selon les cas, ils adoptent ouvertement la forme fédérale, comme en Allemagne et en Autriche, ou sans le proclamer, ils s’en inspirent, comme dans l’Espagne des communautés autonomes ou l’Italie des régions. La petite Belgique avec ses diversités culturelles devient fédérale. Quant aux Pays-Bas, cette monarchie unitaire centralisée se fédère à ses outre-mers. La Grande-Bretagne quant à elle est devenue en Europe une association composite et avec ses outre-mers elle fait régner un type de liens relevant d’un large éventail et d’une grande souplesse. Ainsi quand le fédéralisme n’est pas assumé, il n’est pas pour autant inexistant. Les États unitaires eux-mêmes recourent aux logiques fédérales. À bien des égards, la France apparaît comme une sorte de statue du commandeur de l’unitarisme… Et pourtant, sa raison a pu l’incliner vers l’idée fédérale à l’égard de ses outremers. Elle pourrait avoir à assumer une ambition fédéraliste en Nouvelle-Calédonie. Il est vrai que la pensée française n’a pas toujours renié l’idée fédérale. B. Les singularités des outre-mers25 En choisissant le fédéralisme dans ses relations avec la Nouvelle-Calédonie, la France ne ferait que poursuivre une politique qu’elle a déjà éprouvée avec ses anciennes colonies26, dans sa volonté de « décoloniser sans rompre tous les liens entre anciens colonisateurs et anciens colonisés », d’« unir sans uniformiser » 27. Olivier Beaud souligne comme « le seul exemple pertinent d’un fédéralisme appliqué par les révolutionnaires est celui tiré du rapport avec les entités territoriales extérieures à la métropole »28. La logique fédérale s’avère ainsi loin d’être étrangère à la France, d’ailleurs analysée, par Thierry Michalon, dès le début des années quatre-vingt comme « une Fédération qui s’ignore » 29 . Ferdinand Mélin 22 Notons cependant qu’en métropole, la France admet un certain pluralisme juridique dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, avec les particularités statutaires de l’Alsace-Moselle. 23 Voir aussi Ferdinand Mélin-Soucramanien, Les adaptations du principe d’égalité à la diversité des territoires, RFDA, 1997, pp. 906-925. 24 La suisse, elle, a conclu son « Pacte fédéral » en 1291 ! Elle est un exemple fameux d’union de nations différentes à l’épreuve du temps. 25 Gérard Belorgey avait intitulé avec beaucoup d’à-propos son rapport au commissariat général du Plan (groupe outre-mer) : Outre-mer, Le défi des singularités (Paris, La documentation française, 1993, 214 p.). 26 Voir Pierre-François Gonidec, Droit d’outre-mer, tome 1, De l’empire colonial de la France à la Communauté, Paris, Monchrestien, 1959, pp. 345-359. 27 François Borella, Le fédéralisme dans la Constitution française du 5 octobre 1958 (titre XII et XIII), AFDI, 1958, p. 659. 28 Voir Olivier Beaud, Fédéralisme et Fédération en France, Histoire d’un concept impossible ?, op. cit., p. 15. 29 La République française, une fédération qui s’ignore, RDP, 1982, pp. 623-688 ; voir aussi du même auteur, La République française, une fédération qui s’ignore ? ou la jubilation du chercheur, in Table ronde, La République française sur la voie fédérale ?, Institut de droit d’outre-mer, 2006, non publié. Lors de cette même table ronde, Jacques Ziller répondait clairement à l’interrogation du colloque : « oui, la République française est sur la voie fédérale, et depuis plusieurs années déjà ». Il avait par ailleurs développé l’idée que la France n’est déjà plus un 6 Soucramanien et Jean Courtial notent aujourd’hui qu’elle est peut être déjà un État fédéral ou quasi-fédéral « même si elle l’ignore ou feint de l’ignorer »30. Cette réalité de nature fédérale des outre-mers français s’observe tant à l’époque des colonies puis de l’Union française (1) qu’ensuite avec la Communauté de la Constitution de 1958 jusqu’à la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui (2). 1. Des colonies à l’Union française Au moment même où la France établissait les grandes lois sur les libertés fondamentales et proclamait toutes les formes de l’égalité républicaine dès l’école maternelle, elle forgeait son Empire colonial. Or il n’était pas question que celui-ci soit assimilé à la France métropolitaine. Dans les colonies, l’égalité républicaine disparaît pour instaurer une société coloniale marquée par la fracture entre les colonisateurs et les colonisés31. Les nouvelles colonies dont se dote la France dans le Pacifique illustrent ce problème et le cas de la Nouvelle-Calédonie en témoigne particulièrement 32 . Dans cette colonie pénitentiaire, accueillant des Européens non-citoyens, les autochtones sont soumis à un régime extrêmement attentatoire aux libertés élémentaires et même à la dignité humaine : celui du code de l’indigénat, dont la version calédonienne est d’une extrême rigueur33. Le lendemain de la Seconde guerre mondiale marque la fin des empires coloniaux. La France s’y adapte et puise des réponses du côté du fédéralisme. L’Empire colonial exprimait la force, la conquête. Le fédéralisme repose sur un consentement, un acte volontaire et évolutif34. Le Général de Gaulle, dans le discours de Bayeux, en 1946, formule explicitement son souhait d’un ensemble de type fédéral pour les relations de la France avec ses anciennes colonies : « L’avenir des 110 millions d’hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative, que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le début et ménager le développement ». Cette même année, René Capitant en appelle à une Constitution fédérale pour la France d’outre-mer dans son ouvrage « Pour une Constitution fédérale »35. Le droit post-colonial est divers et procède de ce qui est de l’essence du fédéralisme : d’une même source, il s’adapte différemment à des situations différentes. Qu’il s’agisse du régime des territoires d’outre-mer ou des relations avec les États sous tutelle française comme le Togo36, leur organisation administrative permet une approche spécifique révélant un lien de État unitaire dans son article « L’État composé et son avenir en France », Revue politique et parlementaire, n°1009/1010, 2001, pp. 51-57. 30 Mission de réflexion sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, octobre 2013, p. 58 (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapportspublics/134000711/0000.pdf). 31 L’étendard de l’égalité républicaine, l’égalité électorale (instauration du suffrage universel masculin en 1848), ne saurait par exemple s’appliquer dans les colonies. Il est déjà remarquable que 1848 soit aussi la date de l’abolition de l’esclavage par la France. 32 Voir Léon Wamytan, Peuple Kanak et droit français : du droit de la colonisation au droit de la décolonisation, l’égalité en question, Nouméa, CDP, 2013, 502 p. 33 Maurice Bourjol évoque les différences fondamentales de régime entre les colonies et la métropole. Il opère une sévère critique de ce système et expose que « conçue pour l’exploitation économique des colonies au profit des compagnies métropolitaines, la constitution coloniale baigne dans le racisme » (Décentralisation et décolonisation, in Gérard Conac et autres, Études en l’honneur de Léo Hamon, Itinéraires, Paris, Économica, 1982, p. 62). 34 Sur l’Empire et la Fédération, voir Carl Joachim Friedrich, Pouvoir et fédéralisme, articles rassemblées, traduits et présentés par Gaëlle Demelemestre, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 127 et s. Voir aussi Marc Chevrier, Par-delà le fédéralisme multinational, l’empire, in Michel Seymour et Guy Laforest, (dir.), Le fédéralisme multinational, Un modèle viable ?, op. cit., pp. 73-95. 35 Paris, Renaissances, 1946, 63 p. 36 Voir Thierry Michalon, La République française, une fédération qui s’ignore ?, op. cit., pp. 673-674. 7 type fédéral37. Malgré le dogme de l’unité et de l’indivisibilité de la République française, se formulent progressivement des réponses juridiques qui orientent vers les confins de l’autonomie et vers le fédéralisme. L’indivisibilité de la République s’accommode de bien des différences. Le préambule de la Constitution de 1946 annonce que la France « écarte tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire ». Elle fédère les territoires d’outre-mer (nouveau nom des colonies), y garantit les droits et libertés fondamentaux et consacre leur autonomie38. L’Union française qui est créée avec les peuples d’outre-mer39 exprime le fédéralisme40, sans être un fédéralisme parfait41 et sans prononcer le mot. Elle s’inscrit dans un principe d’autonomie de gestion tout autant qu’une communauté d’intérêts. À bien des égards, il s’agit d’une vaste fédération de territoires métropolitains et assimilés (les départements d’outre-mer), de territoires de statut spécifique (les territoires d’outre-mer) et enfin, aux confins de l’ensemble, des territoires et États associés. La présence d’États témoigne d’une nature fédérale de même qu’une mise en commun des moyens pour garantir la défense de l’ensemble de l’Union, coordonnée il est vrai par le Gouvernement de la République42. 2. De la Communauté de 1958 à la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui La Constitution de 1958 invente, dans sa rédaction originelle, la Communauté, qui, avec son allure de Commonwealth à la française et son appareil institutionnel, s’inspire des principes fédéralistes. On observe que dans l’avant-projet de Constitution, ce développement était intitulé « La fédération »43. Le terme n’est finalement pas retenu, mais le fédéralisme marque les logiques choisies, même si in fine la Communauté est « moins qu’un État fédéral » tout en étant « plus qu’une Confédération » 44 : « La République n’est pas un véritable État membre de la Communauté ; elle seule a la personnalité juridique internationale, elle seule garde une armée, une diplomatie, une monnaie, et une économie, plus même son armée, sa diplomatie, sa monnaie et son économie sont celle de la Communauté »45. Il n’en reste pas moins qu’avec 37 Pour Thierry Michalon, l’autonomie des territoires d’outre-mer constituait un quasi-fédéralisme interne. Il affirme comme « maints territoires d’outre-mer bénéficient de la part du législateur, depuis l’adoption du statut des Comores de 1961, d’une répartition de compétences de type fédéral : la loi énumère limitativement les compétences qu’elle attribue à l’État sur le territoire, et pose le principe selon lequel l’ensemble des autres compétences revient aux autorités territoriales » (Pour la Nouvelle-Calédonie, L’hypothèse fédérale, op. cit., pp. 231 et 234). Quant à Valérie Goesel-Le Bihan, elle évoque, à l’égard des territoires d’outre-mer, « un fédéralisme subreptice » (La Nouvelle-Calédonie et l’Accord de Nouméa, un processus inédit de décolonisation, op. cit., p. 51). 38 Le Préambule dispose que « la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge, à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ». 39 Voir le titre VIII de la Constitution (articles 60 à 82). 40 Pour François Luchaire, « cette Union de droit interne est de type fédératif » (Droit d’outre-mer et de la coopération, Paris, PUF, 1959, p. 83). 41 « L’ordre juridique de la République française n’est point superposé à des ordres juridiques propres qui seraient ceux des diverses parties de la République française » (Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, 1949, p. 576). Voir aussi Michel-Henry Fabre, L’Union française, op. cit., pp. 327-345. 42 Maurice Bourjol déplorait quant à lui que les avancées de la Constitution de 1946 aient été trop modestes et affirmait que celle-ci « contenait en elle sa propre négation, puisque conçue dans une optique fédérale, elle conservait pratiquement intacte la constitution coloniale » (Décentralisation et décolonisation, op. cit., p. 68). 43 « Entre la République et les peuples des territoires d’outre-mer qui en manifestent la volonté par délibération de leur assemblée territoriales, il est créé une Fédération » (article 67). 44 Marcel Prélot, Pour comprendre la nouvelle Constitution, Paris, Le Centurion, 1958, p. 57. 45 François Borella, Le fédéralisme dans la Constitution française du 5 octobre 1958 (titre XII et XIII), op. cit., p. 680. 8 la Communauté, il est question d’États46. Ces États, en vertu de l’article 77 originel de la Constitution, « jouissent de l’autonomie », « s’administrent eux-mêmes et gèrent démocratiquement et librement leurs propres affaires ». Par ailleurs, au sein de la Communauté, il n’existe qu’une citoyenneté et tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. La répartition des compétences s’enracine dans un schéma fédéral47. En outre, le Sénat de la Communauté, qui en est l’assemblée délibérante, est composé de délégués que le Parlement de la République et les assemblées législatives des autres membres de la Communauté choisissent en leur sein48. Le Président de la République française, en tant que président de la Communauté, préside un conseil exécutif constitué du Premier ministre de la République française et des chefs du gouvernement de chacun des États membres de la Communauté ainsi que des ministres chargés pour la Communauté des affaires communes49. La Cour arbitrale de la Communauté statue sur les litiges survenus entre les membres de la Communauté, de manière analogue à la Cour suprême d’un État fédéral. La tentative fédéraliste que portait la Communauté de la Cinquième République n’a pas été pérennisée et n’a pas trouvé de suite ni dans les projets de Communauté française pour le Pacifique50 ni d’Union des États confédérés de France et d’outre-mer. Elle a cependant eu le grand mérite d’avoir permis une décolonisation tranquille, une transition en douceur vers l’indépendance. L’Afrique noire française a connu une décolonisation réussie, au moment même où les départements algériens allaient connaître une fracture radicale et l’exode ethnique d’un million de personnes. Remarquons qu’une solution fédérale avait été évoquée comme réponse au problème algérien par le prix Nobel Albert Camus51. Entre l’Algérie et la Nouvelle-Calédonie, il y a de nombreuses différences et quelques points communs, dont le choix d’une colonisation de peuplement, entraînant l’arrivée d’une importante population d’origine européenne. Aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, les allochtones sont majoritaires : ils sont 60 % de la population. Les autochtones, 40 % de la population, ne sont pas tous indépendantistes. Aussi, un « référendum couperet » serait favorable, en l’état, au maintien dans la France. Il serait cependant certainement explosif. On ne saurait prétendre à une assimilation pure et simple dans la République unitaire sans tenir compte des aspirations du peuple premier. Il en résulte que pour décoloniser la voie du fédéralisme pourrait être empruntée52. En toute hypothèse, l’idée fédérale peut être mise à contribution en Nouvelle-Calédonie en vue de tenter de résoudre la redoutable équation institutionnelle du type de lien avec la France. 46 Sont concernés non pas les départements et les territoires d’outre-mer mais les anciens territoires d’outre-mer de la Quatrième République qui choisissent de ne pas faire partie des territoires d’outre-mer de la Cinquième République, lors du référendum constituant de septembre 1958, en optant pour le statut d’« États membres de la Communauté ». Ce fut le cas de tous les territoires français d’Afrique noire et Madagascar, hormis le cas de la Guinée. Par son vote négatif, la Guinée a accédé aussitôt à l’indépendance. 47 L’article 78 attribue à la Communauté : « la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière commune ainsi que la politique des matières premières stratégiques ». Le domaine communautaire « comprend en outre, sauf accord particulier, le contrôle de la justice, l’enseignement supérieur, l’organisation générale des transports extérieurs et communs et des télécommunications ». 48 Voir l’article 83 de la Constitution. 49 Voir l’article 82 de la Constitution. 50 Y étaient envisagés tant un fédéralisme externe (asymétrique) qu’un fédéralisme interne. 51 Voir Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Folio, 2002, pp. 207-212. 52 Pour l’Afrique, Léopold Sédar Senghor affirmait que la « République ne peut être la fois une et indivisible et multiple et divisible » et il revendiquait la Fédération dans le cadre de la décolonisation. Il en appelait à une grande autonomie constitutionnelle dans le cadre de la République française pour éviter un divorce total entre la France et l’Afrique noire. 9 II. Le fédéralisme et la Nouvelle-Calédonie : des voies fécondes « La fédération n’est pas une formule magique ». Elle est même « le nom d’un système compliqué de gouvernement »53. Complexe54, elle ne s’en présente pas moins comme un moyen efficace de gérer la complexité et plus encore de prendre en considération la pluralité. En Nouvelle-Calédonie, ce pays si pluriel et complexe, le fédéralisme se révèle fécond dans le respect mutuel des différences et la promotion de ce qui unit. Le fédéralisme peut s’avérer particulièrement riche, en ce qu’il ne représente pas un modèle unique. Il est l’incarnation d’une souplesse, propre à se décliner dans des contextes extrêmement divers. Il est capable de s’adapter à notre capacité d’imagination. C’est bien là sa force pour les États en général et peut-être demain pour la Nouvelle-Calédonie en particulier55. Par un clin d’œil de l’histoire, le titre XIII de la Constitution sur la Communauté, finalement abrogé en 1995, a été lui-même remplacé en 1998 par un nouveau titre XIII relatif à la Nouvelle-Calédonie. Les concepts du fédéralisme imprègnent les constructions juridiques initiées par les accords de Matignon et par l’Accord de Nouméa56. Plus que jamais, la Nouvelle-Calédonie cherche une solution qui n’oppose pas les camps les uns contre les autres, qui permette de relier les revendications de chacun : un État pour les indépendantistes, un maintien dans la France pour les non-indépendantistes. L’accès à la pleine souveraineté, y compris avec partenariat, ne garantit pas l’ancrage dans la France. L’autonomie sans la reconnaissance d’un État et de ses attributs ne peut satisfaire pleinement les indépendantistes. Aller aux confins de l’autonomie et de la reconnaissance d’un État qui resterait dans la France pourrait permettre de dépasser les oppositions57. Après le temps des désaccords, les accords de Matignon de 1988 et l’Accord de Nouméa de 1998 ont engagé une décolonisation d’inspiration fédérale. Ainsi la fin de l’Accord de Nouméa pourrait s’inscrire dans un temps résolument fédéral58. La Nouvelle-Calédonie assimile l’idée fédérale tant par la consécration du fédéralisme interne (A) qu’en faisant sienne la dynamique du fédéralisme externe (B). 53 Ivor Jennings, A Federation for Western Europe, Cambridge University Press, 1940, p. 3, cité par Olivier Beaud, Théorie de la fédération, Paris, PUF, 2009, page d’épigraphe. 54 Francis Delpérée, La complexité fédérale, in Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs, 2003, pp. 117-127. « La complexité est inscrite dans les gènes de l’État fédéral. Elle est cultivée dans l’aménagement de certains États fédéraux » (p. 118). 55 Sur la problématique de la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, voir Ferdinand Mélin-Soucramanien, La République française et la Nouvelle-Calédonie : réussir (enfin) une décolonisation ?, in Ferdinand MélinSoucramanien, (coord.), Mélanges en l’honneur de Jean du Bois de Gaudusson, Espaces du service public, tome 2, pp. 1239-1249. 56 Sur le fonctionnement institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, voir Jean-Yves Faberon, Des institutions pour un pays, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2012, 291 p. 57 Sur les différents choix possibles pour l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, voir Mission de réflexion sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., 98 p. 58 C’est le « double fédéralisme » invoqué par Jean-Yves Faberon, L’idée fédérale en Nouvelle-Calédonie depuis les accords de Matignon, in Jean-Marc Regnault et Viviane Fayaud, La Nouvelle-Calédonie, Vingt années de concorde, 1988-2008, Paris, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2009, p. 115. 10 A. Des désaccords post-coloniaux au génie des accords de Matignon : le fédéralisme interne consacré59 Au lendemain de l’Empire colonial, en 1946, la Nouvelle-Calédonie accède à la décolonisation. Elle nait à la liberté politique avec le statut de territoire d’outre-mer au sein de l’Union française. C’est un statut juridiquement de nature à associer les différences60. Il structure une collectivité dotée de compétences développées avec un gouvernement autonome. Une forme de voie fédérale s’ouvre. Pendant trente ans, le pays est animé par un courant autonomiste, avec l’Union calédonienne comme parti dominant, à la devise significative : « Deux couleurs, un seul peuple ». Mais les désaccords font irruption, tant en ce qui concerne le type de relations avec la métropole, que l’organisation du pouvoir territorial. La question récurrente en présence d’une importante minorité est dès lors pour elle celle de son accès au pouvoir (1). Les accords de Matignon trouvent des réponses de nature fédérale (2). 1. La question de l’accès de la minorité au pouvoir Avec l’avènement de la Vème République, la Nouvelle-Calédonie est marquée par une reprise des principales compétences par l’État61, accusé d’ailleurs de recolonisation62. Le débat politique s’envenime et faute d’obtenir l’autonomie, pourtant amorcée en 1957, l’Union calédonienne se convertit, en 1977, à la revendication d’indépendance. Les Européens quittent l’Union calédonienne et contribuent à la formation du Rassemblement pour la Calédonie dans la République. Bloc contre bloc, doctrine contre doctrine, les affrontements de la période dite des Évènements peuvent commencer… La décolonisation consensuelle cède le pas au conflit, qui va crescendo. Au cours des années qui suivent, les exactions s’aggravent et les camps se radicalisent. Lorsque le leader indépendantiste Éloi Machoro, lors des élections territoriales de novembre 1984, brise une urne électorale à coups de hache, il signifie que l’indépendantisme kanak minoritaire ne peut rien attendre de la démocratie majoritaire. Comment répondre à cela ? Le paroxysme est atteint en mai-juin 1988 avec la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa. Vingt-cinq morts, gendarmes, militaires et militants indépendantistes, scellent dans le sang une crise politique grave. Il est nécessaire de trouver des voies renouvelées pour l’avenir. Les leaders en présence se tournent vers la construction d’un temps nouveau : celui des accords et de la volonté d’une décolonisation négociée entre les partenaires (les indépendantistes, les non-indépendantistes et l’État français). La fracture est conjurée par la poignée de main entre les adversaires d’hier, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou. Pour résoudre le problème du caractère colonial de la société néo-calédonienne, les accords de Matignon de 1988 font le choix, avant même de redéfinir les rapports de la Nouvelle 59 À une autre échelle, la fédéralisation interne outre-mer avait déjà connu par le passé une certaine forme institutionnelle avec l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF). L’AOF avait été créée en 1895 (gouvernorat général à Dakar). Elle coordonnait l’administration de huit colonies, puis territoires d’outre-mer d’Afrique de l’Ouest. L’AEF avait été créée en 1910 (gouvernorat général à Brazzaville). Elle associait quatre colonies puis territoires d’outre-mer d’Afrique centrale. Ces deux organismes, nés dans l’Empire colonial, ont été conservés dans l’Union française jusqu’à ce qu’en 1958 la Communauté les remplace. 60 L’article 74 de la Constitution de 1946 dispose : « Les territoires d’outre-mer sont dotés d’un statut particulier tenant compte de leurs intérêts propres dans l’ensemble des intérêts de la République ». La décolonisation par la IVème République trouve les voies de l’organisation des autonomies avec la loi-cadre du 23 juin 1956, dite loi Defferre, appliquée en Nouvelle-Calédonie par le décret du 22 juillet 1957. 61 Par les lois Jacquinot et Billotte de 1963 et 1969. 62 Ce contexte s’accompagne d’une volonté d’accroissement de la population européenne (voir la lettre de Pierre Messmer de 1972 favorable au développement en Nouvelle-Calédonie de la colonisation de peuplement retranscrite par Léon Wamytan, Peuple Kanak et droit français : du droit de la colonisation au droit de la décolonisation, l’égalité en question, op. cit., p. 407. 11 Calédonie avec la France, d’aménager l’organisation de la Nouvelle-Calédonie elle-même. Ils y établissent explicitement une relation de type fédéral, s’agissant ici de fédéralisme interne et déclarent : « l’administration et le développement du territoire fédéral de la NouvelleCalédonie sont organisés dans le cadre de trois provinces ». Certes l’entreprise fédéraliste n’est pas aisée et les accords de Matignon, soumis à référendum national, sont approuvés mais avec abstention massive en métropole, alors qu’en Nouvelle-Calédonie, le oui l’emporte de peu et échoue à Nouméa... Le peuple premier n’est plus majoritaire tout en constituant une forte minorité. Comment peut-il se faire entendre dans le cadre de la démocratie majoritaire moderne ? Les accords de Matignon répondent à cette question en définissant expressément le « territoire fédéral de la Nouvelle-Calédonie » de manière à donner des lieux de pouvoir aux indépendantistes. Pour ce faire, les accords partent de la réalité démographique de la Nouvelle-Calédonie. Les Kanak sont minoritaires sur l’ensemble du territoire mais très majoritaires dans le nord de la Grande-Terre et presque exclusifs dans les Îles Loyauté. Les populations allochtones résident essentiellement autour de Nouméa, dans le sud du territoire63. Dès lors les accords partagent le territoire de la Nouvelle-Calédonie en trois entités appartenant chacune à une même catégorie de collectivités, dénommée provinces. Ce ne sont pas simplement des circonscriptions administratives : elles sont les « collectivités de principe » de la Nouvelle-Calédonie, c’est-à-dire qu’en l’absence de dispositions expresses prévoyant la compétence d’autres collectivités (État, Nouvelle-Calédonie, communes), elles sont compétentes. Elles sont des lieux authentiques de pouvoir et compte tenu des réalités sociologiques et démographiques, elles sont conduites à porter les indépendantistes au pouvoir, dans deux d’entre elles (la province Nord et la province des Îles). On retrouve ici l’essence du modèle fédéral. Le dispositif provincial, comme expliqué par Michel Rocard, est clairement d’ « esprit fédératif », en ce qu’il permet à chacune des provinces d’exercer « le plein exercice de la responsabilité, sauf pour tous les cas de compétences retenues par la République française en matière par exemple de monnaie, d’affaires étrangères, de défense et d’ordre public » 64, autrement dit pour les compétences régaliennes. Avec les accords de Matignon, la logique fédérale interne de la provincialisation porte la dynamique de la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie. 2. Des réponses fédérales Les provinces sont représentées au congrès (vocabulaire révélateur). Le congrès est l’addition des assemblées de chacune des trois provinces. L’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie illustre par sa structure même qu’elle constitue la fédération des trois provinces. Il n’y a pas en Nouvelle-Calédonie de deuxième chambre, consacrée à la représentation de collectivités membres égales, comme aux États Unis. Il n’en reste pas moins 63 Jean-Louis Quermone a expliqué comme les sociétés multi-communautaires peuvent trouver un cadre accueillant dans les structures fédérales, à condition que les communautés soient réparties sur une base territoriale. Il affirme en effet que l’« architecture fédérale, à base territoriale, est impuissante à résoudre la cohabitation de communautés qui ne sont pas géographiquement localisées ». Par ailleurs, il souligne son « inconvénient de contrarier, au moins en apparence, l’aspiration à l’unité (des) peuples en voie de décolonisation ». Pour lui « le fédéralisme territorial fait peur dans la mesure où il leur semble (…) présager une éventuelle partition » (Le problème de la cohabitation dans les sociétés multi-communautaires, Revue française de science politique, 1961, p. 30 ; voir aussi les développements sur les garanties tenant à la structure fédérale de l’État, pp. 45-48). Il est vrai que l’Accord de Nouméa, en 1998, se prémunit de cela en convenant que la future consultation d’autodétermination « s’appliquera globalement pour l’ensemble de la NouvelleCalédonie » (voir le document d’orientation, point 5). 64 Voir Lettre de Michel Rocard, in Jean-Yves Faberon, (dir.), L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 8. 12 que le congrès est l’assemblée délibérante cumulant les caractères d’une chambre basse et d’une chambre fédérale. Dans sa composition, le congrès n’est pas égalitaire en ce qu’il ne s’inscrit pas dans une représentation rigoureusement proportionnelle des démographies respectives. Cependant il tient compte des écarts de volume des populations des trois provinces. Le fédéralisme n’est d’ailleurs pas forcément égalitaire. Si les États Unis placent les États fédérés sur un plan d’égalité, c’est loin d’être la solution la plus courante. Par exemple, dans la Fédération canadienne, la province du Québec a une situation privilégiée, dans la perspective de sa définition comme « société distincte ». Les accords de Matignon n’ont pas été jusqu’à doter la Nouvelle-Calédonie d’un gouvernement fédéral. C’était encore trop tôt. En même temps, ils ont voulu éviter d’écarter les indépendantistes en faisant le choix d’un gouvernement majoritaire. Finalement, les accords confient l’exécutif néo-calédonien au représentant de l’État, mais assisté d’un Conseil composé des trois présidents de province et du président du congrès. De l’avis unanime, cette formule de nature fédérale a donné largement satisfaction. Signés pour dix ans, les accords de Matignon ont assuré une rupture avec la période tragique des Évènements. Ils ont permis la paix. Ils prévoyaient à leur terme un référendum d’autodétermination. Mais dès 1991, l’un des signataires, Jacques Lafleur, pourtant à la tête du parti majoritaire, se prononçait contre ce type de référendum, qualifié de « référendum couperet ». Sa volonté était d’éviter de placer les camps dans une position d’affrontement. Le résultat du référendum était assuré en faveur d’un maintien dans la France, eu égard au poids respectif des camps ; au demeurant quel que soit le résultat, répondre d’un mot oui ou non à la France ne pouvait constituer une solution capable de maintenir la paix. Jacques Lafleur préconisait donc une « solution consensuelle », forte d’une consonance fédérale. Finalement, les négociations ont repris pour travailler à des choix capables de concilier les indépendantistes et les non-indépendantistes. Ainsi, en 1998, le processus de décolonisation se poursuit, en changeant de base. L’autodétermination ne prend pas la forme d’une alternative sans nuances et le fédéralisme, modèle d’association des différences, est indéniablement une source d’inspiration de la négociation. Celle-ci aboutit à l’Accord de Nouméa signé par les représentants des indépendantistes, des non-indépendantistes et de l’État. Son caractère consensuel est scellé par son approbation par référendum local à hauteur de 72 % de suffrages favorables. Dix ans après les accords de Matignon au succès électoral peu assuré, la logique fédérale est approuvée par une large majorité de Calédoniens. B. De la dynamique de l’Accord de Nouméa : le fédéralisme externe porteur d’avenir Après les accords de Matignon de 1988 qui ont institué le fédéralisme interne de la Nouvelle-Calédonie, l’Accord de Nouméa du 5 mai 1998 poursuit sur cette base et installe le pays dans la perspective du fédéralisme externe dans ses liens avec la France. L’Accord de Nouméa est constitutionnalisé (titre XIII nouveau de la Constitution de 1958) par la révision du 20 juillet 1998. La décolonisation progressive se réalise dans un esprit fédéral. Si cet esprit fédéral n’est pas pour autant la Fédération avec la France, il pourrait la préparer. Le dispositif même de l’Accord de Nouméa est d’inspiration fédérale (1) et il est annonciateur d’un possible avenir fédéral (2). 1. L’inspiration fédérale du dispositif de l’Accord de Nouméa Comme le dit le préambule de l’Accord : « Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun ». L’Accord affirme « la fondation d’une nouvelle souveraineté partagée dans un destin commun ». Les notions de destin commun, de partage et de rééquilibrage ne sont-ils pas les fondements mêmes du fédéralisme ? L’expression de 13 « destin commun » a fait fortune et est adoptée par tous. Il est vrai que son caractère peu précis lui permet de rassembler tout l’éventail des tendances politiques. Et les termes de « souveraineté partagée », par le biais de l’Accord de Nouméa, font leur entrée dans la Constitution française. Valérie Gosel-Le Bihan a ainsi pu analyser le dispositif du régime de l’Accord de Nouméa en le qualifiant de « quasi-fédéralisme temporaire à une seule unité » ; elle décrit comme « il emprunte directement aux techniques fédérales telles qu’elles ont été systématisées notamment par G. Scelle » dans les perspectives de la participation et de l’autonomie, avec la garantie du Conseil constitutionnel « érigé en véritable Cour fédérale »65, sans en faire cependant un « État fédéré orthodoxe » mais « une entité quasifédérée » 66. La dynamique de l’Accord de Nouméa est fédérale. La question de la répartition des compétences, essentielle en contexte fédéral, y est centrale. Par un processus sophistiqué, l’Accord permet un transfert progressif de toutes les compétences de gestion, les compétences non-régaliennes, à la Nouvelle-Calédonie. L’État français, au terme du processus, ne conserve que les compétences régaliennes, celles qui caractérisent la souveraineté (défense nationale, relations internationales, ordre public, justice, monnaie). Dans la détermination de l’exercice des compétences de gestion par la Nouvelle-Calédonie, l’accord s’est fait sur un partage tel que le connaissent tous les États fédérés en lien avec l’État fédéral. On peut évoquer à cet égard le transfert de la compétence la plus lourde en termes financiers, celle de l’enseignement primaire et secondaire ou le transfert le plus complexe en implications juridiques, celui du droit civil et du droit commercial. Ce qui en résulte essentiellement c’est à quel point l’accord dans chacun des cas s’est finalement réalisé par l’instauration de coopérations entre la France et la Nouvelle-Calédonie. Par ailleurs, l’institution d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie montre un remarquable avancement en termes de fédéralisme. Cette citoyenneté est attribuée aux citoyens français qui répondent à la condition d’une durée de résidence en NouvelleCalédonie. Ces citoyens ont seuls le droit de vote aux élections spécifiquement calédoniennes : les élections provinciales, et ils bénéficient d’une priorité d’accès, à diplôme égal, à l’emploi local. Bien des États fédérés ne vont pas jusque là. Il n’existe pas de citoyenneté propre des États membres des États Unis ou des provinces du Canada. Si la province du Québec est habilitée à fournir le certificat de citoyenneté, c’est de la citoyenneté canadienne dont il s’agit ! Il peut même arriver que des États constitutionnellement indépendants n’aient pas de citoyenneté propre, comme aux Îles Cook. Les nationaux de cet État associé à la Nouvelle-Zélande ont la citoyenneté néo-zélandaise. Il n’existe pas de citoyenneté des Îles Cook. Quant à l’exécutif calédonien de l’Accord de Nouméa, il est extrêmement original. Il écarte la démocratie majoritaire et procède de la représentation proportionnelle des groupes politiques existant au congrès. Le gouvernement est pluraliste ; il est partagé entre les nonindépendantistes et les indépendantistes. Ce partage du pouvoir est bien un enjeu essentiel du fédéralisme. Il s’agit d’associer pour gouverner ensemble. 65 La Nouvelle-Calédonie et l’Accord de Nouméa, un processus inédit de décolonisation, op. cit., pp. 32-38. « En effet, manquent assurément la capacité d’auto-organisation (…) et l’exercice de l’ensemble des fonctions que comprend la puissance étatique, dont la fonction judiciaire » (ibid., p. 48). 66 14 2. Un avenir fédéral tangible Sur une période de vingt ans, jusqu’à la mandature du congrès de 2014 à 2018, en principe la dernière sous le régime de l’Accord de Nouméa, le transfert des compétences s’est organisé progressivement, tout au long des mandats successifs du congrès de la NouvelleCalédonie. Le congrès élu en 2014 doit, au cours de l’exercice de son mandat, délibérer du référendum à soumettre aux populations intéressées, sur le transfert ou non des compétences régaliennes et donc l’érection ou non de la Nouvelle-Calédonie en État indépendant. À l’issue du processus de l’Accord de Nouméa, se pose un choix fondamental : soit devenir une collectivité bénéficiant de toutes les compétences de gestion, à l’exception des compétences régaliennes exercées par un État supérieur, c’est-à-dire de type fédéral ; soit une collectivité accédant à la pleine souveraineté, mais avec la question en débat de la sollicitation d’un État plus puissant en vue de lui déléguer des compétences régaliennes trop lourdes pour être exercées par la petite Nouvelle-Calédonie. Jean-Marie Tjibaou ne déclarait-il pas que « pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances » 67 ? Pour un État souverain, cela peut se faire par voie d’accords, par voie de délégations, pour l’exercice des compétences étatiques. Ainsi par exemple les indépendantistes préfèrent eux-mêmes ne pas confier à la Nouvelle-Calédonie, même indépendante, l’exercice de la compétence si coûteuse de la Défense nationale, mais conclure un accord avec un autre État dans cette perspective. La Nouvelle-Calédonie veut-elle et peut-elle devenir pleinement souveraine ? Veut-elle devenir un État fédéré à la République française ? L’histoire des dernières années démontre à quel point la Nouvelle-Calédonie est nourrie de fédéralisme. Aussi, le grand débat qui s’ouvre sur la question de savoir de quoi sera fait demain ne pourra qu’approfondir cette réflexion fédérale. L’Accord de Nouméa peut constituer le fondement pour une projection vers une étape supplémentaire, celle du fédéralisme institutionnalisé. Le choix du fédéralisme, au demeurant largement concrétisé, est-il seulement compatible avec nos institutions et le principe d’unité et d’indivisibilité de la République ? Le pluralisme de la Nouvelle-Calédonie et la question cruciale de la prise en compte des minorités peut orienter à choisir de manière décomplexée la voie fédérale. Mais encore « l’organisation fédérale n’est pas une chimère idéologique incompatible avec nos intérêts et nos traditions politiques. C’est déjà une réalité que nous vivons de façon plus ou moins consciente (…) Comme M. Jourdain pour la prose, nous pratiquons déjà des éléments de l’organisation fédérale sans le savoir »68. La construction d’une France sachant concilier sa nature unitaire et un caractère fédéral à l’égard d’un seul État membre (la Nouvelle-Calédonie) est juridiquement possible. Certes, il faudra une révision de la Constitution (de toutes les façons, le titre XIII actuel de la Constitution se définit lui-même comme transitoire). Le fédéralisme et plus loin la Fédération peuvent être choisis en posant la question de l’égalité et de la souveraineté ; des perspectives s’offrent de répartition des compétences entre État fédéral et État fédéré avec une autorité arbitrale que peut incarner le Conseil constitutionnel69. Cette Fédération entre la République française unitaire et la Nouvelle-Calédonie, elle-même composée, serait un modèle singulier mais, comme nous l’avons indiqué, les fédérations ne sont pas toutes faites d’un même moule 67 La présence Kanak, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 179. Jean-Marie Woehrling, L’organisation fédérale nous est-elle étrangère ?, Pouvoirs locaux, n°51, IV/2001, p. 109. 69 Pour Kelsen, « l’idée politique de l’État fédéral n’est pleinement réalisée qu’avec l’institution d’un tribunal constitutionnel » (La garantie juridictionnelle de la Constitution, RDP, 1928, p. 253). 68 15 et « l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie » ne peut être qu’« originale comme elle l’a toujours été dans le passé »70. Le fédéralisme place sur un pied d’égalité, il reconnaît des États et il est une construction commune. Pour la Nouvelle-Calédonie, réparer l’humiliation et les contradictions de l’histoire pourrait passer par la reconnaissance d’un État mais sans rupture avec la France. Opter pour le fédéralisme ce serait finalement refuser toute forme de dogmatisme ou de radicalisme, ce serait refuser d’opposer les camps pour progresser ensemble vers l’avenir. Conclusion « La République française, une fédération qui s’ignore ? », s’intitulait de manière volontairement provocante un article de Thierry Michalon, à la Revue du droit public et de la science politique de 198271. Il n’est pas étonnant que sa réflexion concernait les outre-mer de son époque. On n’y trouvait pas encore ce que deviendrait la Nouvelle-Calédonie. La révision de la Constitution française de 2003 semble revenir sur les tendances fédéralisantes des années précédentes. Le nouvel article 72-3 verrouille : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». Un seul peuple français donc… alors que l’Accord de Nouméa, consacré par le titre XIII de la Constitution, se réfère au « peuple kanak », et que le préambule de la Constitution de 1946, confirmé par la Constitution de 1958, parle des « peuples d’outre-mer » avec lesquels « la France forme une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion ». De toutes les façons les premiers mots de l’article 1er de la Constitution de 1958 consacrent le caractère indivisible de la République. C’étaient aussi à l’identique les premiers mots de l’article 1er de la Constitution de 1946, ce qui n’a pas empêché des développements de nature fédérale. La Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui est une collectivité spécifique qui se situe dans une perspective fédérale. Elle est même dotée de son propre pouvoir législatif. C’est dire comme elle déroge à ce qui a constitué la France depuis 1789. La Nouvelle-Calédonie nous montre qu’elle est capable de s’inscrire dans la négociation, la progressivité, les nuances, l’appel à l’imagination de solutions sophistiquées mais adaptées. Le fédéralisme décomplexé pourrait lui constituer une solution pour l’avenir. Fédérer c’est rassembler et s’en remettre à une culture de tolérance et de recherche d’équilibre. Ce sont ici fondamentalement les valeurs portées par la culture Kanak comme par la France. Le cas de la Nouvelle-Calédonie nous montre que le fédéralisme, qui incarne l’association et le partage, apparaît bien comme solution française de décolonisation. 70 Ferdinand Mélin-Soucramanien et Jean Courtial, Mission de réflexion sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 11. 71 Op. cit., pp. 623-688. 16