Le fédéralisme, solution française de décolonisation : le cas de la

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Le fédéralisme, solution française de décolonisation :
le cas de la Nouvelle-Calédonie
Florence Faberon, Maître de conférences de droit public, HDR,
École de droit de l’Université d’Auvergne, Centre Michel de l’Hospital (EA4232)
I. Le fédéralisme et la France : un rejet à nuancer
A. Un rejet culturel
1. La France étrangère au fédéralisme dès la Révolution
2. La France à contre-courant
B. Les singularités des outre-mers
1. Des colonies à l’Union française
2. De la Communauté de 1958 à la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui
II. Le fédéralisme et la Nouvelle-Calédonie : des voies fécondes
A. Des désaccords post-coloniaux au génie des accords de
Matignon : le fédéralisme interne consacré
1. La question de l’accès de la minorité au pouvoir
2. Des réponses fédérales
B. De la dynamique de l’Accord de Nouméa : le fédéralisme externe
porteur d’avenir
1. L’inspiration fédérale du dispositif de l’Accord de Nouméa
2. Un avenir fédéral tangible
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Fédérer, c’est relever le défi de la cohésion, en refusant l’assimilation pure et simple.
Pour affronter l’exigence du vivre ensemble, l’immense majorité des États de la planète relève
de l’inspiration fédérale et de la qualification d’États composés. La complexité de la
constitution des peuples en communauté étatique en appelle à différents types d’associations,
alors que les nations s’interpénètrent. Les différentes communautés forgées par les histoires,
après avoir causé des guerres, se sont confédérées et fédérées, selon des modèles toujours
renouvelés. Certes, le fédéralisme n’est pas la Fédération. Le fédéralisme est une idée
politique ; la Fédération est sa matérialisation institutionnelle et elle repose sur une
Constitution fédérale.
Fédéralisme et Fédération sont une réponse pertinente dans le contexte de populations
marquées par leurs diversités. L’État-nation appelle à se fondre uniformément. Le fédéralisme
et la Fédération font écho à la pluralité de leurs composantes en prônant des idées
d’autonomie, de subsidiarité et de participation. Ils expriment « des processus pacifiques de
négociation, de compromis et de consensus pour vivre ensemble, malgré les différences et les
conflits d’intérêts et de valeurs entre les composantes fédérées et la fédération »1.
La qualité première de l’idée fédérale est dans le lien, le foedus2, entre des entités
diverses qui consentent à un projet commun en excluant une relation de supérieur à
subordonné. C’est ce qui a pu amener à parler de « souveraineté partagée »3. Fédérer, c’est
nécessairement instituer des niveaux de pouvoirs et répartir entre eux les compétences4.
L’idée est de « briser l’atome de la souveraineté, pour ensuite répartir les compétences entre
les différents niveaux de gouvernement »5. Deux ordres autonomes de gouvernement sont
reconnus constitutionnellement.
La Fédération qui peut en résulter relie et respecte les diversités6. La construction
fédérale est de nature à assurer un équilibre face à des tensions liées aux différences. Elle
permet l’expression des minorités et favorise la cohésion. Le fédéralisme exclut tout
dogmatisme et repose sur l’alliance des différences dans « un réflexe de réalisme et de
d’efficacité institutionnelle »7. Pluriels mais unis, telle est l’expression de l’essence même du
fédéralisme. Il respecte les diversités tout en leur donnant un socle commun et le cadre d’une
volonté commune de tendre dans la même direction, dans un destin commun.
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1 Maurice Croisat, Le fédéralisme d’aujourd’hui : tendances et controverses, RFDC, 1994, p. 451.
2 Le foedus, c’est le pacte, l’alliance.
3 La souveraineté se conçoit ici différemment de l’État-nation. Pour celui-ci, hostile comme en France au
fédéralisme, la souveraineté, par essence, ne saurait se partager. Sur « l’absurdité de la souveraineté partagée »,
voir Olivier Beaud, Fédéralisme et souveraineté, notes pour une théorie constitutionnelle de la Fédération, RDP,
1998, pp. 118 et 105. Jean-Marie Pontier rappelle cette position classique dans son article Les avancées toujours
renouvelées de l’autonomie locale : le cas des TOM, Revue administrative, n°313, p. 73. Mais le fédéralisme
peut se définir comme une perspective de partage de souveraineté : voir les développements très argumentés de
Valérie Goesel-Le Bihan sur la souveraineté partagée (La Nouvelle-Calédonie et l’Accord de Nouméa, un
processus inédit de décolonisation, AFDI, 1998, pp. 24-76 et notamment pp. 66 et s.). On ne manquera pas
d’observer que l’Accord de Nouméa, constitutionnalisé, parle de souveraineté partagée.
4 Cette répartition doit être définie et n’a pas forcément à être égalitaire. Le fédéralisme peut être asymétrique.
Égalité n’est pas similitude (voir Francis Delpérée et Marc Verdussen, L’égalité, mesure du fédéralisme in Jean-
François Gaudreault-DesBiens et Fabien Gélinas, (dir.), Le fédéralisme dans tous ses états, Bruxelles, Bruylant,
Cowansville, éditions Yvon Blais, 2005, pp. 193-208).
5 François Vergniolle de Chantal, Fédéralisme et antifédéralisme, Paris, PUF, (Que sais-je ?, n°3751), 2005,
p. 122.
6 Sur le défi de la diversité nationale, la question de l’ethnicité et de sa prise en considération, voir Alain-G.
Gagnon, La raison du plus fort, Montréal, Québec Amérique, 2008, 236 p. Voir aussi Michel Seymour et Guy
Laforest, (dir.), Le fédéralisme multinational, Un modèle viable ?, Bruxelles, Diversitas, 2011,
343 p.
7 Francis Delpérée, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, p. 125.
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De rares pays affichent une incompatibilité avec l’idée même du fédéralisme. C’est le
cas de la France historiquement. Pourtant, à y regarder de plus près, la France ne s’est pas
privé tout recours à la fontaine fédérale, même si elle s’est interdit à ce jour de consacrer son
accès à la Fédération… Elle connaît bien les différences et dans ce pays à vieille tradition
centralisatrice, celles-ci ont été affrontées en de multiples circonstances. Ainsi dans ses
processus de colonisation comme de décolonisation, la France a recherché des solutions en
adaptant, en dérogeant, en s’inscrivant dans des logiques d’autonomie. On ne s’étonnera donc
guère que malgré la doctrine officielle, le modèle fédéral ait pu irriguer ses politiques de
décolonisation. Le cas de la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui est particulièrement probant à
cet égard.
Le fédéralisme peut-il être une solution française de décolonisation, dans le cas si
particulier de la Nouvelle-Calédonie ? Peut-il être porteur d’avenir malgré les traditions
françaises ?
Dans le lien d’avenir en débat entre la France et la Nouvelle-Calédonie, le fédéralisme
donne des réponses, d’autant plus qu’il laisse place à l’imagination politique et juridique. Il
n’est pas du prêt-à-porter ; il permet du sur mesure : il en existe pratiquement autant
d’applications que de cas. Il pourrait permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à un statut
d’État tout en composant un ensemble structuré avec la France, de participer à un ensemble
fédéral tout en préservant une autonomie authentique8. Dès avant l’Accord de Nouméa,
Thierry Michalon envisageait l’hypothèse fédérale pour la Nouvelle-Calédonie, une technique
permettant de « représenter un heureux compromis entre les attentes contradictoires en
présence »9. Les institutions du fédéralisme sont effectivement en mesure de concilier les
différences et d’exprimer la recherche des consensus.
Le rejet du fédéralisme par la France n’est pas aussi manifeste que l’on pourrait le croire
au premier regard (I). Il l’est encore moins dans la perspective spécifique de la Nouvelle-
Calédonie qui demande de s’en remettre à une logique de compromis et d’éviter les extrêmes
(II).
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8 « Il ny a de fédéralisme que si une série de communautés politiques coexistent et interagissent entre elles
comme des entités autonomes unies dans un ordre commun possédant son autonomie propre » (Carl Joachim
Friedrich, Tendances du Fédéralisme en théorie et en pratique, Traduction par André et Lucie Philippart,
Bruxelles, Institut belge de science politique, 1971, p. 19).
9 Thierry Michalon, Pour la Nouvelle-Calédonie, L’hypothèse fédérale, in Jean-Yves Faberon, (dir.), L’avenir
statutaire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, La documentation française, 1987, pp. 221-241.
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I. Le fédéralisme et la France : un rejet à nuancer
Le choix potentiel du fédéralisme dans la relation de la France avec la Nouvelle-
Calédonie ne peut qu’interroger le tabou français à cet égard. La France s’est constituée par la
fédération des féodalités autour du roi. Il a fallu associer des provinces très différentes. Mais
une volonté dominatrice a déterminé l’avènement de la France comme monarchie absolue.
Les inégalités s’y sont juxtaposées au point d’aboutir à une révolution radicale, au nom de
l’unité et de l’égalité. Les révolutionnaires ouverts à l’idée fédérale ont été emportés par le
vent de l’histoire. Quant à la question du statut colonial, redoutable difficulté devant le
principe d’égalité, Robespierre déclara à l’Assemblée constituante, le 13 mai 1791 :
« périssent les colonies, plutôt que les principes ».
Pourtant, à l’égard de l’outre-mer, il n’est pas possible de parler de l’inexistence d’une
pratique du fédéralisme en France. Il n’y a pas de Fédération, mais il existe bien des logiques
fédéralisantes, même si la France, État unitaire, répugne à afficher un dépassement de la
décentralisation10. Si culturellement la France rejette le fédéralisme (A), la réalité historique
outre-mer y fait exception (B).
A. Un rejet culturel
L’aversion française à l’égard du fédéralisme est intimement liée à l’acte fondateur de la
France moderne qu’est la Révolution française (1). Cette posture ne fera ensuite que se
confirmer en France alors qu’ailleurs l’évolution est inverse (2).
1. La France étrangère au fédéralisme dès la Révolution
La France est fille de sa grande révolution de 1789 et ses institutions s’expliquent
encore aujourd’hui en bonne part par cette référence. La Révolution l’inscrit dans un refus
quasi mystique du fédéralisme, ce pêché ! Il y a comme un acte de foi dans le rejet
dogmatique du fédéralisme. Cela résulte d’une incompréhension : l’esprit français assimile le
fédéralisme « à la désagrégation de l’État »11 et « tout se passe comme si la Révolution
française, plus exactement l’épisode tragique du conflit agonal entre les Jacobins et les
Girondins, avait rendu impossible ou même impensable l’idée fédérale »12. Pour la France, le
fédéralisme, c’est l’idée d’un « crime politique »13 ; c’est la crainte par l’éclatement de la
souveraineté, d’une dislocation, d’une anarchie14.
La Révolution prétend établir les libertés pour tous et en ce sens elle prône l’égalité
fondamentale de tous les Français et de tous les territoires de la France. Elle abolit en
conséquence les provinces, dont les différences juridiques, fiscales, culturelles entravent le
fonctionnement de l’État et l’épanouissement des Français. La France est partagée en
« parties » ou « départements » égaux en tout, et tous dénommés objectivement par la
géographie.
Tandis que la chute de la Bastille, le 14 juillet 1789, symbolise la liberté, la nuit du 4
août est l’incarnation de l’égalité, alors que la France danse à l’abolition des privilèges. Le
programme national est celui de l’abolition des différences : un État, une classe, une langue,
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10 Thierry Michalon (Pour la Nouvelle-Calédonie, L’hypothèse fédérale, ibid., p. 221) souligne comme certaines
techniques fédérales s’éloignent « peu de ce que notre droit public qualifie de ‘décentralisation’ ».
11 Voir le Petit dictionnaire politique et social (Article de Chédieu), Paris, Perrin, 1896, p. 318 cité par Olivier
Beaud, Fédéralisme et Fédération en France, Histoire d’un concept impossible ?, Annales de la Faculté de Droit
de Strasbourg, n°3, 1999, p. 15.
12 Olivier Beaud, ibid.
13 Ibid., p. 16.
14 Maurice Hauriou y cernait en son temps une étape vers l’anarchie et la décomposition (Précis de droit
constitutionnel, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1929, p. 138).
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une école. La première Constitution française, celle du 3 septembre 1791, proclame : « Il n’y
a plus (…). Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun
privilège ni exception au droit commun de tous les Français. Il n’y a plus (…) ». Jean-Jacques
Chevallier, dans sa fameuse « Histoire des institutions et des régimes politiques de la France
de 1789 à 1958 » s’exclame à propos de ce texte : « Un refrain monotone et puissant y
revient : il n’y a plus… Et pourquoi n’y a t-il plus tout cela ? (…) (Pour) créer un régime
moderne à base égalitaire et individualiste »15.
De ce contexte découle la consécration du principe d’indivisibilité par la République de
1792, l’indivisibilité de la souveraineté nationale interdisant tout démembrement de la
République. L’indivisibilité n’est pas l’unité à laquelle elle a été régulièrement associée dans
nos constitutions républicaines16. L’unité renvoie à une idée d’homogénéité que n’implique
pas forcément l’indivisibilité.
2. La France à contre-courant
La Révolution française constitue un modèle en Europe pour l’avènement de la
démocratie. Elle n’est cependant pas la première révolution de ce type au monde. Elle a été,
de peu, devancée par la Révolution américaine. Mais outre-Atlantique, le choix est
fondamentalement fédéral. Historiquement, pour la République américaine, la démocratie,
c’est le fédéralisme. L’État américain associe différents États membres et continue à le faire,
son extension territoriale s’opérant au rythme de l’agrégation de nouveaux États fédérés. Les
États ainsi unis ont comme croyance fondamentale l’existence de valeurs communes
conjuguée au respect des différences. C’est ce que traduit la devise : « e pluribus unum » 17.
Dès 1782, Necker voit dans la République fédérative américaine, « un admirable système » et
un moyen de « maintenir l’ordre et la paix », le moyen « d’assurer la force politique » des
différentes autorités18.
Si l’Amérique peut fasciner, la conviction révolutionnaire française est que le
fédéralisme ne convient pas à la France. Le fédéralisme y constitue une plaie à guérir. Aussi,
« le génie juridique de France est un génie centralisateur, et la Révolution a parachevé
l’œuvre centralisatrice de l’ancienne Monarchie. Bien plus, toutes les tentatives pour
implanter le fédéralisme dans nos institutions, celles des Girondins en 1793, comme celles
des Communards en 1871, ont été impitoyablement réprimées dans le sang »19.
Il existe manifestement une passion française de l’égalité20. Issue de la Révolution, elle
anime l’Empire ; la Restauration n’y revient pas et la IIIème République consacre la devise
« Liberté, Égalité, Fraternité », enracinant l’État unitaire, toujours proclamé aujourd’hui. Il
n’y a qu’une égalité républicaine, qui donne sa chance à tout Français, quelles que soient ses
caractéristiques21. La France moderne ne peut ainsi être qu’anti-fédérale, dans sa volonté de
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15 Paris, Armand Colin, réimpression 2004, pp. 28-29.
16 Sur l’unité et l’indivisibilité, voir Michel-Henry Fabre, L’uniet l’indivisibilité de la République, Réalité ?
Fiction ?, RDP, 1982, p. 603 ; voir aussi André Roux, Droit constitutionnel local, Paris, Économica, 1995,
pp. 61 et s.
17 De plusieurs, un.
18 Histoire de la Révolution française, Paris, La librairie historique, 1821, Tome 4, pp. 13 et s.
19 Michel-Henry Fabre, L’Union française, in Centre de sciences politiques de l’Institut d’études juridiques de
Nice, Université d’Aix-Marseille, Le Fédéralisme, Paris, PUF, 1956, p. 327.
20 Si souvent exprimée à la suite d’Alexis de Tocqueville. Voir aussi Ferdinand Mélin-Soucramanien, Le
principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Économica, 1997, 396 p.
21 D’où la grande réticence en France à l’égard des discriminations positives. Voir Anne Levade, Discrimination
positive et principe d’égalité en droit français, Pouvoirs, n°111, 2004, pp. 55-71.
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