Ensuite, le Cardinal a programmé ses funérailles comme “l'exercice pratique sur le terrain” de
sa deuxième tâche, celle de la réconciliation, tout particulièrement, entre l'Église et la
Synagogue. Le public français a bien compris et bien apprécié, à en juger par l’énorme
assistance et par des nombreuses et riches réactions publiques, laïques, chrétiennes, juives,
musulmanes, à la fois les généreuses intentions de Lustiger et de sa façon de dire au revoir,
noble, cordiale et se cachant derrière une légère ironie d'une savante référence littéraire,
comme par exemple pendant sa dernière visite à l'Académie: « Au ciel les premiers sont les
derniers, donc je pense que je serai là-bas le premier à m'occuper, à prier, à avoir tous les
soins possibles et tous mes voeux vis-à-vis de l'Académie ».
Or, à part ces intentions et desseins du Cardinal, il y a eu aussi deux autres raisons objectives
pour cette ambiance peu douloureuse.
La première fut son double destin d’orphelin et de célibataire consacré dont la mort ne serait
accompagnée ni par les pleurs de ses parents, ni par de ceux de ses enfants, ni par des
membres de sa belle famille ou de son clan familial plus large. Car avec la perte de sa mère
morte à Auschwitz avec toute sa grande famille polonaise, Lustiger a aussi perdu l’histoire
vivante de sa famille, les liens existentiels et vitaux qui nous unissent par notre famille la plus
proche à notre famille plus large, à notre peuple — le peuple juif dans le cas de Lustiger. Pour
ressentir tout cela, il nous suffit d’imaginer un Breton de son âge, un orphelin perdu, disons,
en Argentine. C’est pourquoi, pendant son enfance et sa jeunesse, Lustiger fut privé de toutes
racines culturelles et spirituelles juives. Pourtant, les personnes qui l’ont connu pendant les
années de sa prêtrise, témoignent qu’il n’a jamais douté de ses origines, ses sensibilités et ses
responsabilités juives.
C’est ce dernier trait de la personnalité de Lustiger qui nous explique bien la deuxième et la
dernière raison objective, la raison peu glorieuse, de l'ambiance bon enfant de ce touchant
collectif au revoir au Ciel qui l’a aussi facilement emporté sur la tristesse. Car on sait bien que
pour une certaine catégorie de catholiques français élevés autrefois dans l’ambiance d’une
certaine méfiance, voir mépris de tout juif, le Cardinal est devenu une pierre d’achoppement
justement à cause de ses origines et ses sensibilités juives. Autrement dit, parce que témoin
authentique de Jésus, Juif comme Lui et comme Sa Mère, et comme Lui et Elle aimant son
peuple jusqu'à la mort, — et comme le dit l'Apôtre Paul, à la mort jusqu'à croix, — à
l’épicentre même du scandale d’une générosité qui se refuse de se plier aux formules
confortables et politiquement correctes de ses compatriotes et confrères, fusent-ils français
catholiques ou français juifs.
Cette ombre, cette petite tache noire sur la lumineuse et ultime appréciation de Lustiger par le
public français, — ce vestige d’un antisémitisme chrétien désavoué par l’Église et
spirituellement caduc depuis un demi siècle, cette ignorance et ces préjugés occultés par notre
laïcité sourde, muette et aveugle quant aux problèmes de fond de la foi judéo-chrétienne, —
tout cela fut maladroitement instrumentalisé par vous, Monsieur le Rabbin, pour annoncer au
milieu de cette fête des éternels adieux votre troublant mais parfaitement rabbinique rappel à
l'ordre: « Ne dites pas “Le Juif”, mais “Cet homme a dit: Je suis Juif.” » Le rappel qui,
d’après l'Évangile de saint Jean, reproduit presque littérairement une autre et très ancienne
contestation concernant un certain Roi des Juifs ...
Pourtant, soyons clairs : moi, je n’y conteste pas votre arrêt rabbinique, Monsieur Eisenberg.
Et pourquoi devrais-je le contester ? Par contre, ce que je peux contester, c'est d’abord votre
choix du moment et de la cible: de votre adversaire de toujours, d’un homme récemment