"L'amour heureux n'a pas d'histoire dans la littérature occidentale ... l'obsession de l'Européen, c'est le secret de Tristan : Connaître à travers la douleur
l'amour-passion, à la fois combattu et partagé, anxieux d'un bonheur qu'il repousse, magnifié par sa catastrophe : l'amour réciproque malheureux ...".
Il pose alors la question :
"D'où vient que l'amour réciproque soit malheureux ?
"Amour réciproque, en ce sens que Tristan et Iseult (les amants) "s'entraiment", ou du moins qu'ils en sont persuadés ...Il est vrai qu'ils sont l'un envers
l'autre, d'une fidélité exemplaire. Mais le malheur (souligné par D. de Rougemont) c'est que l'amour qui les "démeine" n'est pas l'amour de l'autre tel qu'il
est. Ils s'entraiment mais chacun n'aime l'autre qu'à partir de soi, non de l'autre. Leur malheur prend sa source dans une fausse réciprocité ...A tel point
qu'à certains moments on sent passer dans l'excès de leur passion une espèce de haine ... Wagner l'a bien vu, avant Freud et nos modernes psychologues
...".
II. Le contenu latent : La mystique des cathares
La passion fait la preuve de l'impossibilité de la vie qui est la base de la conversion, de toute mystique du salut : "La vraie vie est ailleurs". "La passion
"mortelle" se ramène à une mystique".
Le mythe, conclut Denis de Rougemont, voila le lien profond de la passion et de la mort. Et le livre de Denis de Rougemont va consister à rechercher les
origines religieuses et en particulier mystiques du mythe et à examiner ensuite sa postérité jusqu'à nos jours...
Il montrera que le lyrisme des troubadours "parlait" la religion des Cathares, que la religion des Cathares remonte aux doctrines néoplatoniciennes et par
delà aux doctrines nanichéennes...
Denis de Rougemont cherche à montrer comment la convergence des mythes iraniens, gnostiques et hindouistes donne naissance à une religion (qu'il
désigne comme "orientale") qui, par la voie des mystiques arabes, s'impose dans le Midi de la France au XIIème siècle sous la forme de l'hérésie cathare.
« Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va de l'Inde à la Bretagne, nous constatons qu'une religion s'y est répandue, d'une
manière à vrai dire souterraine, dès le IIIème siècle de notre ère, syncrétisant l'ensemble des mythes du Jour et de la Nuit, tels qu'ils s'étaient élaborés en
Perse d'abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c'est la foi manichéenne. »
Des siècles avant l'apparition de Manès (-250 après J-C) qui donnera son nom à cette mythologie religieuse, on peut déceler dans les mythologies indo-
européennes l'opposition entre un monde de lumière incréé, intempore et un monde de ténèbres où règne le mal, qui est celui de toute la création visible :
le nôtre ; le Jour et la Nuit -le monde de lumière et le monde de ténèbres- ont chacun leurs Dieux :
Dieux lumineux sont : l'Ahura Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, l'Apollon grec, l'Abellion celtibère ;
Dieux sombres portent les noms de : Dyaux Pitar dans l'Hindouisme, d'Ahriman en Iran, de Dionysos en Grèce, du Jupiter latin, du Dispater gaulois ...
De l'Inde aux rives de l'Atlantique, nous retrouvons, exprimé dans les formes les plus diverses ce même mystère du Jour et de la Nuit et de leur lutte
"mortelle" dans l'homme.
N’est-ce pas alors au cœur de l’homme qu’il faut découvrir cet antagonisme : cette lutte "mortelle" ?
Denis de Rougemont écrit :
« Le succès prodigieux du roman de Tristan révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. Que ce malheur, selon la
force de notre âme, soit la "délicieuse tristesse" et le spleen de la décadence, ou la souffrance qui transfigure, ou le défi que l'esprit jette au monde, ce que
nous cherchons, c'est ce qui peut nous exalter jusqu'à nous faire accéder, malgré nous, à la "vraie vie" dont parlent les poètes. Mais cette "vraie vie", c'est
la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d'héroïsme, n'annonce pas le Jour, mais la Nuit ! La "vraie vie est ailleurs " dit
Rimbaud. Elle n'est qu'un des noms de la Mort, seul nom par lequel nous osions l'appeler - tout en feignant de la repousser.
C'est une véritable ontologie que Denis de Rougemont développe dans ce texte,- une ontologie c'est à dire la transformation d' "un sens vécu" en une
essence : le malheur " vécu", "vissé" dans la passion, recherché est transmué en propension "essentielle" de l'homme au malheur Le mythe lui-même, ici le
roman de Tristan et Iseult, ne masque pas "une contradiction" extérieure à l'homme mais traduit en termes "voilés" une contradiction interne à l'homme :
l'opposition entre la vie et la mort, qui constitue le sens même de la vie. Désirant dépasser ses limites l'homme fait l'épreuve de sa finitude, de
l'impossibilité de vivre, parce que fondamentalement vivre, c'est mourir.
III. L’explication spéculative du mythe
Citons intégralement le texte de Denis de Rougemont qui montre comment l'analyse descriptive conduit à une véritable ontologie :
« Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l'amour plus que l'objet de l'amour, aimer
la passion pour elle-même, de l'amabam amare d'Augustin jusqu'au romantisme moderne, c'est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de