thtCRITIQUES
8 / N°154 / JANVIER 2008 / lt
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tt / JEAN-LOUIS BENOIT
Le temps est un songe :
UN THÉÂTRE DES
TÉNÈBRES DE L’ÂME
Quand et comment avez-vous découvert
l’auteur confidentiel qu’est Henri-René
Lenormand ?
Jean-Louis Benoit : Si mes souvenirs sont jus-
tes, c’est Jacques Nichet qui, le premier, au début
des années 1990, m’a fait lire des textes d’Henri-
René Lenormand. A la même époque, Jean-Pierre
Vincent m’en avait lui aussi beaucoup parlé. Car il
faisait travailler ses élèves du Conservatoire Natio-
nal Supérieur d’Art Dramatique sur Les Ratés, la
première pièce de cet auteur que j’ai moi-même
mise en scène, au Théâtre de l’Aquarium. Il s’agit
d’un très beau texte sur une troupe d’acteurs
ratés qui fait une tournée à travers la France. Ce
long voyage au bout de la nuit finit évidemment
très mal. Tout finit toujours très mal chez Lenor-
mand…
Comment expliquez-vous l’oubli dans lequel
est tombé cet écrivain pourtant célèbre de
son vivant ?
J.-L. B. : Je crois qu’Henri-René Lenormand a
été balayé par son pessimisme, par sa propension
démesurée à mettre en scène la détresse. Alors
qu’entre les deux guerres, il occupait une place
de choix parmi les intellectuels – il a participé,
en 1935, au premier Congrès de l’Association
Internationale des Ecrivains pour la défense de
la culture aux côtés de Romain Rolland, André
Malraux, André Gide, Henri Barbusse… –, alors
que ses pièces étaient mises en scène par les
plus grands metteurs en scène – les Pitoëff, Firmin
d’une hallucination, ne donne corps à cette vision
annonciatrice. Bien sûr, petit à petit, cette pré-
monition prend le pas sur le monde réel : passé
et avenir se mêlent, faisant comme disparaître le
temps. Inexorablement, ce jeune homme perturbé,
névrosé, qui est comme le double de Lenormand,
confirme la clairvoyance de sa fiancée et s’avance
vers la mort, vers la noyade. Tout se passe dans
les brumes d’étangs aux eaux mortes et stagnan-
tes, selon le cours d’une attente à l’issue impla-
cable, une attente soumise à une noirceur et une
tension particulièrement aiguës.
Quel univers scénique avez-vous élaboré
pour rendre compte de cette avancée iné-
luctable ?
J.-L. B. : Nous avons conçu une transposition à
l’intérieur d’un monde de miroirs qui, parfois, se
mettent à ne plus réfléchir pour laisser la place
à des transparences ou donner naissance à
des moments d’obscurité. A travers cet espace
mental, tout devient possible, tout se révèle à la
fois absent et présent, autant du domaine de la
«Danssespièces,
Lenormandsautesur
touteslestumeursqui
sontennous,jamais
surlesparcellesde
lumière.»Jean-Louis Benoit
conscience que de l’inconscience. J’ai souhaité
que les comédiens investissent cet univers mou-
vant, obscur, énigmatique, en véhiculant la langue
très littéraire de Lenormand de façon naturelle.
Bien sûr, en la mettant en valeur, en respectant
son style, mais également en la rendant la plus
concrète possible.
Entretien réalisé par Manuel Piolat-Soleymat
Le Temps est un songe, de Henri-René Lenormand ;
mise en scène de Jean-Louis Benoit. Du 17 au 27
janvier 2008, du jeudi au samedi à 20h45, dimanche
à 17h, au théâtre Les Gémeaux, 49 av. Georges-
Clémenceau, 92330 Sceaux. Tél. 01 46 61 36 67.
Gémier, Gaston Baty… –, son œuvre est bruta-
lement tombée en disgrâce au lendemain de la
seconde guerre mondiale. Je crois qu’après ce
terrible traumatisme, les gens avaient envie de
croire en un avenir ouvert et lumineux, envie d’en-
tendre des histoires heureuses et optimistes.
Or, le théâtre de Lenormand est fondamen-
talement un théâtre de l’inquiétude…
J.-L. B. : Oui, un théâtre des ténèbres de l’âme,
magnifique mais désarmant de noirceur, un théâ-
tre qui interroge l’intériorité, les conflits entre le
conscient et l’inconscient. Contrairement, par
exemple, à Bertolt Brecht, Henri-René Lenormand
ne se sent pas du tout concerné par le social ou le
politique. Ce qui l’intéresse, c’est d’aller chercher
au plus profond de l’être humain ce qu’il y a de
plus sombre et de plus caché. Il était passionné
par l’œuvre d’August Strindberg. Tout ce qui chez
l’homme est inavouable le captivait. Dans ses piè-
ces, Lenormand saute sur toutes les tumeurs qui
sont en nous, jamais sur les parcelles de lumière.
Son théâtre chemine dans les faubourgs de notre
âme.
Qu’est-ce qui vous touche dans cette forme
de noirceur exacerbée ?
J.-L. B. : C’est assez inexplicable, cette écriture
m’émeut. Peut-être est-ce la grande sincérité qui
s’en dégage, la radicalité implacable de cet auteur
qui, durant toute son existence, a dédaigné les
modes, les structures dramatiques, a passé son
temps à raconter que la mort valait plus que la
vie… Ce théâtre est unique. Il est à l’origine de la
tragédie moderne. Je suis persuadé qu’un écri-
vain comme Samuel Beckett a beaucoup lu Lenor-
mand. J’aimerais vraiment qu’on le redécouvre.
Son œuvre doit reprendre sa place dans l’histoire
du théâtre.
Quel est, selon vous, l’archétype du person-
nage “lenormandien” ?
J.-L. B. : Il s’agit d’un être perdu, étonné, presque
hébété devant les mystères de l’existence. Ce per-
sonnage d’une grande tendresse se demande ce
qu’il fait là, dans ce monde, soumis aux supplices
et aux impasses de la condition humaine. Face
aux forces de l’invisible qui l’accablent, cet être se
voit souvent dans l’obligation de disparaître. Bien
sûr, cette solution n’est pas la mienne : je crois au
libre arbitre de l’homme. Mais toutes ces destinées
brisées qui traversent l’œuvre de Lenormand me
touchent énormément.
Quelle place Le temps est un songe occupe-
t-elle au sein de cette œuvre de l’invisible ?
J.-L. B. : Le Temps est un songe est, pour moi, la
plus belle pièce de Lenormand. Il s’agit d’un texte
de jeunesse, créé en 1919, qui fut à l’époque un
gros événement, car le public découvrait à tra-
vers lui un nouveau théâtre d’avant-garde. Cette
pièce en six tableaux trace le chemin d’une jeune
femme qui lutte pour empêcher que son fiancé,
qu’elle a vu se noyer dans un étang lors d’un rêve,
tt / YOURI POGREBNITCHKO
L’ÉCOLE RUSSE :
APPRENDRE À TROUVER
LE JUSTE CHEMIN
Quel est le projet du Théâtre « Okolo Doma
Stanislavski », c’est-à-dire « à côté de la
maison de Stanislavski » ?
Youri Pogrebnitchko : J’ai rejoint ce théâtre à
Moscou en 1987, à l’époque de la perestroïka,
pour développer mes idées théâtrales. J’y tra-
vaille le répertoire, notamment Tchékhov ou
Dostoïevski, avec ma troupe permanente. J’ai
également créé un atelier artistique, qui accueille
de jeunes comédiens issus de l’école supérieure
de théâtre. J’essaie de leur transmettre ce que
j’ai appris, notamment à travers Stanislavski et
Grotowski, et, plus précieux que la technique,
de les amener à trouver le sens de leur métier et
de leurs actes.
Pourquoi avez-vous choisi la pièce de
Volodine ?
Y. P. : A travers des saynètes apparemment
ordinaires, issues des chroniques quotidiennes
d’un tribunal examinant des requêtes de divorce,
Volodine saisit toute la réalité de l’expérience
humaine. Ces gens, perdus dans leur propre
souffrance, ne savent plus le sens du mariage,
de la famille, de la trahison. J’ai inséré quelques
pages, plus cérébrales, de Crime et Châtiment de
Dostoïevski, pour faire résonner les échos méta-
physiques du texte, très concret, parfois comique
et prosaïque, de Volodine. Cette pièce offre en
outre une belle partition pour faire travailler les
comédiens de l’ERAC.
Comment abordez-vous le texte ?
Y. P. : Nous avons essayé de le chausser à nos
pieds, c’est-à-dire de mettre les mots en mouve-
«Lapièceenchevêtre
troislignesdetension,
–émotionnelle,
intellectuelleet
corporelle–,qui
doiventsonnerjuste
etvibrerensemble,
commedansune
chorégraphie.»
Youri Pogrebnitchko
ment en nous laissant guider par le courant de la
parole. Il ne s’agit pas de « diriger » les comédiens
ni d’interpréter mais de faire affleurer à travers les
corps les enjeux que le texte porte en lui-même.
La pièce enchevêtre trois lignes de tension, – émo-
tionnelle, intellectuelle et corporelle –, qui doivent
sonner juste et vibrer ensemble, comme dans une
chorégraphie.
Comment avez-vous travaillé avec les élèves
de l’ERAC ?
Y. P. : Le but de mon enseignement est de leur
apprendre à trouver la justesse, au théâtre comme
dans la vie. Autrement dit, à se débarrasser des
habitus et des réactions machinales qui formatent
leurs attitudes et leurs relations pour parvenir à
être pleinement attentif, dans le moment présent.
Le processus s’appuie notamment sur des exer-
cices qui développent l’attention. Ma méthode
cherche à mettre en parallèle, en harmonie, le tra-
vail sur soi-même et sur le rôle. Le théâtre, c’est
le chemin.
Entretien réalisé par Gwénola David,
avec la traduction simultanée d’Anton Loshak
Ne vous séparez pas de ceux que vous aimez,
d’après Tchekhov, Volodine, Dostoïevski, mise
en scène Youri Pogrebnitchko, avec les élèves de
l’École Régionale d’Acteurs de Cannes (ERAC),
du 9 au 20 janvier 2008, à 20h30, sauf dimanche
à 16h, relâche lundi, au Théâtre de l’Aquarium,
La Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre,
75012 Paris. Rens. 01 43 74 99 61
et www.theatredelaquarium.com.
Photo : Tristan Jeanne-Vales/Enguerand