33240_1286_1287.qxp 15.5.2008 9:51 Page 1 éthique ... ... Les bonnes questions de Rev Med Suisse 2008 ; 4 : 1286-7 J. Petite Dr Jacques Petite Av. de la Gare 38 1920 Martigny [email protected] L’ an dernier, le Dr Samia Hurst dans une excellente Carte blanche1 a attiré notre attention sur un dialogue de Platon. Ce dialogue, Euthyphron, assez court et moins connu que le Banquet, Phèdre ou la République, est d’une grande richesse. Je m’y suis plongé et j’aimerais faire partager mes réactions, sans être complet ni exhaustif, et sans recourir à un quelconque commentateur. Comme toujours avec Platon, on n’a pas de réponses, mais de nouvelles questions ; Socrate, étincelant et ironique ébranle nos certitudes, démonte les idées reçues et réduit en poussière nos réponses toutes faites ; le lecteur, à chaque fois, ne ressort pas indemne de la lecture (ou relecture) d’un dialogue ; à la fois enrichi et déstabilisé, il est comme poussé vers la haute mer. Tout le contraire du Platon accusé, bien à tort, de nous emmener dans son fumeux (le mot est de M. Onfray) monde des Idées. Le dialogue tourne autour d’une seule question : Qu’est-ce qui est pieux et, son contraire, impie ? Ces deux adjectifs français, fleurant le passé et la bigoterie, tra- 1 Hurst S. Science sans conscience ne sort pas du lit le matin. Rev Med Suisse 2007:3;1550. 2 Rudhart J. Notions fondamentales de la pensée religieuse dans la Grèce classique 1958. Genève : BPU Salle Naville. 3 Euthyphron 7 c. Au sujet du plus grand et du plus petit, si nous avions un dissentiment, en recourant à la mesure ne cesserions-nous pas bien vite d’être d’un avis différent ? 1286 Platon duisent très mal la notion forte de piété chez les Grecs, qui comprend non seulement les rapports entre les hommes et les dieux, mais encore les relations entre les hommes, entre les générations – la piété filiale – et l’adéquation à la Justice ; le vocabulaire grec à ce sujet est complexe, et pour en pénétrer la richesse, il faut lire le premier chapitre de l’ouvrage que Jean Rudhart a consacré à la religion grecque,2 et qui fait autorité. Pour simplifier, on pourrait dire, sans trahir Platon, que le sujet du dialogue est la question du bien et du mal. Platon met en confrontation deux personnages pour lesquels la discussion est loin d’être théorique. Socrate est sous la menace d’un procès, accusé d’impiété dans ses rapports avec la jeunesse et avec la Cité (polis, l’Etat). En face, Euthyphron, spécialiste reconnu des questions morales et religieuses, est lui aussi en procès : il est accusé d’impiété, car il a fait condamner son propre père (qui avait commis un meurtre). Socrate sincèrement inquiet s’adresse à ce maître respecté, lui demandant de l’éclairer et de l’aider à se sortir de ce traquenard ; l’autre, sûr de lui et plein de suffisance – un peu comme nous médecins, mâles surtout, de notre génération, quand nous parlions du haut de notre savoir médical – verra ses réponses se dégonfler comme des baudruches. Platon, comme à son habitude, prend prétexte de cette discussion pour élargir le débat et discuter, à fond, les critères de toute définition, mais concentrons-nous uniquement sur la question dont la réponse sert de base à toute morale : qu’estce que la piété (le bien), qu’est-ce que l’impiété (le mal) ? La première réponse d’Euthyphron peut être résumée ainsi : ce qui est pieux, c’est ce que j’ai fait avec mon père, faisant passer les principes moraux avant les liens affectifs, en toute justice». Socrate écarte rapidement cette réponse, car à une question générale Euthyphron a répondu par son cas particulier ; faute de logique que nous commettons souvent à titre personnel en matière de justice ou de morale : j’ai agi en toute Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 21 mai 2008 sincérité, persuadé que là était le bien pour moi et pour l’autre. C’est, en caricaturant un peu, au même niveau que se situent souvent les réponses aux débats éthiques contemporains ; comme il est impossible de se baser sur la conviction de tout un chacun (société pluraliste) et encore moins sur la science, on décide, par votation parfois, sous pression de l’opinion publique souvent, que tel acte est bon ou mauvais. Mais à qui imputer la faute de cette mise de la charrue avant les bœufs ? Cette attitude pragmatique qui prédomine actuellement, dans le sillage de l’utilitarisme d’origine anglo-saxonne, est-elle vraiment la seule réponse possible ? Voilà bien, semble-t-il, le premier nœud dans le débat éthique. Socrate insiste : réponds à ma question ! Deuxième réponse d’Euthyphron : «Le pieux c’est ce qui plaît aux dieux». Assez facilement, Socrate fait observer que les dieux souvent ne sont pas d’accord entre eux, ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre. En passant, Platon montre que le désaccord entre les dieux est hors de portée de la science et du bon sens. Il ne peut y avoir discussion en matière de vérité mathématique.3 Il en va différemment du débat sur le bien et le mal; pour nous comme pour les Grecs il y a 2500 ans il manque l’étalon. C’est le deuxième nœud. De plus, le comportement de certains dieux est parfois choquant pour le commun des mortels. Il ne peut être pris comme modèle. Pourquoi ? Comme l’a bien vu Samia Hurst, c’est qu’il existe en tout homme, avant ou en dehors de la religion, un sens du bien et du mal. Quelle est l’origine de ce sens ? Un avantage sélectionné par l’évolution ? Et si c’est le cas, faut-il pour dicter les règles indispensables à la vie en société ne retenir que les tabous traditionnels comme le meurtre et l’inceste ? Socrate émet-il là une critique de la religion grecque ? Comme simple lecteur, très amateur, de Platon, je répondrais non. Au jeune Phèdre qui lui demande s’il croit vraiment à un certain récit mythologique,4 Socrate répond : «mon cher, je ne suis pas Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 août 2008 0 33240_1286_1287.qxp 15.5.2008 9:51 Page 2 ... ... capable de me connaître moi-même… dès lors, je vois le ridicule qu’il y a de scruter les choses qui me sont étrangères… et à leur sujet je me fie à la tradition». Pour nous, croyants ou agnostiques du XXIe siècle, la différence entre la religion grecque et le monothéisme des juifs, musulmans et chrétiens, est évidente, et sur ce point l’argument de Socrate perd un peu de sa pertinence. Le message fondamental révélé par le Dieu unique – message troublé malheureusement par nos imperfections et nos querelles5 – n’est valable que lorsqu’il est vécu par les hommes : «C’est l’amour que je veux et non les sacrifices» (Osée 6,6). L’éthique, les règles de la vie en communauté sont, non pas la source, mais la conséquence de cette Révélation. Est-ce plus confortable de faire partie d’une religion 4 Phèdre 229 d. L’histoire de la nymphe Orythie précipitée de la falaise de l’Illissos par le dieu Borée, vent du Nord personnifié. 5 Lenoir F. Le Christ philosophe. Paris : Ed. Gallimard, 2007. 6 Phèdre 274 c. ... ... aux règles morales strictes, comme l’écrivait l’an dernier Jean Martin ? Oui, peutêtre si l’on discute de principes et de lois à rédiger. Non, si l’on essaie jour après jour d’adopter la bonne attitude face à des situations complexes, ou inconnues des auteurs des textes sacrés. La troisième réponse d’Euthyphron «ce qui est pieux c’est ce qui est aimé par tous les dieux» entraîne Socrate/Platon dans une discussion plus compliquée, englobant les critères généraux de toute définition,et des considérations subtiles sur l’actif et le passif (ce n’est pas la même chose d’aimer et d’être aimé) qui aboutissent à une aporie (chemin sans issue). Impossible de résumer ce passage, où comme souvent dans les dialogues platoniciens, Socrate place son interlocuteur devant ses contradictions et révèle le cercle vicieux de ses arguments : Euthyphron n’a pas donné une définition du bien et du mal ; il est découragé, dans les cordes mais pas KO (dans les dialogues, Socrate ne cherche pas à tuer l’adversaire, mais en bon accoucheur à faire naître la vérité). La quatrième et la cinquième réponses sont donc proposées par Socrate qui lui vient en aide. Mais ni l’une (ce qui est pieux c’est ce qui est Juste), ni l’autre (ce qui est pieux c’est de prier et d’offrir des sacrifices aux dieux) n’apportent la solution. La dernière est l’occasion pour Socrate de critiquer une certaine forme de pratique religieuse et de prière intéressée, critique reprise plus tard par les moralistes chrétiens. Le dialogue se termine donc par une impasse… Il est impossible de définir le bien et le mal. Le spécialiste lui-même n’en sait rien. La science est impuissante car ce n’est pas son objet. Qui donc nous donnera la réponse ? Peut-on se passer de maîtres ? Peut-être devrions-nous faire plus confiance à toute la tradition philosophique et écouter encore Socrate :6 «Le vrai, ce sont les Anciens qui le savent : si c’était quelque chose que nous fussions capables de trouver par nous-même, aurions-nous encore, en vérité, quelque souci des croyances passées de l’humanité ?»