LA LIBERTÉ INVESTIE : LEVINAS ET SARTRE 51
et la virilité d’un substantif » 12. Il est, pour Levinas, la façon dont un être surgit dans
l’existence impersonnelle et indéterminée, parvenant ainsi à se donner un présent.
Paraissant sortir de soi, le sujet se révèle comme un « pur présent sans attache », sup-
port de lui-même, en capacité de faire « référence à soi » 13. Il se présente comme la
« première liberté »14.
En interprétant hardiment le cogito cartésien comme la surrection du sujet libre
sur fond d’une existence indéterminée, Levinas laisse pressentir que cette conquête a
un envers. « La rançon de la position d’existant réside dans le fait qu’il ne peut se déta-
cher de soi. » 15 La lutte contre la fatalité de l’être qui s’est conclue par la saillie du sujet
trouvant en lui-même « un point fixe et assuré », ne donne à la liberté qu’une victoire
provisoire. L’être anonyme dont l’idéalisme croit se détacher réapparaît au cœur du
sujet car, à un moment ou un autre, il faudra admettre que « je suis encombré par moi-
même » 16. Il y a là un inévitable « retournement »: le sujet libre qui s’est délié de toute
attache, trouvant en lui son point de référence, se découvre attaché à lui-même. La
liberté subjective apparaît captive d’elle-même, aucun ciel inconnu ni aucune terre
nouvelle ne la délivrant du poids de sa propre existence 17. La philosophie existentielle
de Levinas montre les limites d’une théorie du moi substantiel et même de la bonne
conscience esthétique qui fait de l’art le lieu privilégié de la liberté 18. L’idéalisme sub-
jectif apparaît comme une tentative illusoire de s’alléger du « poids de l’être écrasé par
lui-même ». Si le sujet peut se dégager de ce qui l’entoure et se détacher de ses
croyances, il ne peut se dégager de lui-même. Il lui faut alors admettre qu’il se trouve,
de fait, engagé dans l’existence dont il ne saisit pas le sens. Levinas se réfère au « silen-
ce de ces espaces infinis dont parle Pascal », pour insister sur la précarité de l’existence
subjective et montrer que derrière le moi libre, peut s’imposer « le fait d’être auquel on
participe, bon gré mal gré » 19. Le sujet est guetté par l’ennui, comme envahi par l’être
absurde, « fatal et incessible », dont la mort même ne délivre pas20.
On n’a pas renoncé à la liberté parce qu’on a démontré la vulnérabilité de l’exis-
tence subjective et les limites du libre arbitre. L’intention de Levinas est précisément
de porter au plus loin l’exigence de liberté, en tentant de penser les conditions de la
libération de soi. La révolte contre la fatalité de l’être constitutive, d’après lui, de la
philosophie, ne se joue pas tant entre le sujet et l’être mais au cœur du sujet lui-
même, intimement affecté par la « vérité élémentaire qu’il y a de l’être »21. Dans De
12. E. Levinas, De l’existence à l’existant, 1984, Paris, Vrin, p. 170.
13. Ibid., p. 150. Sur la question, on se permet de renvoyer à Pierre Hayat, « La critique de la prééminence du
présent. Subjectivité et “entretemps” d’après Levinas », Revue philosophique de Louvain, n° 2-2009.
14. E. Levinas, Le temps et l’autre, Montpellier, Fata Morgana, 1979, p. 34 ; Paris, Quadrige/PUF, 1983, p. 34.
15. Ibid., p. 36; p. 36.
16. Ibid., p. 37; p. 37.
17. « Dans nos voyages, nous nous emportons », De l’existence à l’existant, op. cit., p. 151.
18. L’art est emblématique de ce « retournement de la liberté en nécessité » (Les imprévus de l’histoire, op. cit.,
p. 139; p. 120). L’artiste donne à son œuvre un mode de présence semblable à celui d’un sujet, car l’œuvre se
dégage d’elle-même et paraît partir de soi. Mais « éternellement le sourire de la Joconde, qui va s’épanouir, ne
s’épanouira pas » (ibid., p. 138; p. 119). La force de présent de l’œuvre d’art s’épuise d’elle-même car elle
apparaît comme « un avenir à jamais avenir » (id.). Hyperbole d’une liberté qui vire en nécessité, l’art figure la
tragédie de l’humain.
19. De l’existence à l’existant, op. cit., p. 95. La phénoménologie de l’insomnie permet également à Levinas de
rendre compte d’une veille captive d’elle-même, qui laisse s’imposer l’être illimité et indéterminé, proche de
l’apeiron des Grecs.
20. « La notion de l’être irrémissible et sans issue constitue l’absurdité foncière de l’être. L’être est le mal. », Le
Temps et l’autre, op. cit., p. 29; p. 29. Voir Jean-Luc Marion, « D’autrui à l’individu », Lévinas et la phénoméno-
logie (sous la direction de J.-L. Marion), PUF, 2000.
21. De l’évasion, op. cit., p. 70.