Etude d`un Milieu d`Organisateurs-Rationalisateurs durant l`entre-

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Etude d’un Milieu d’Organisateurs-Rationalisateurs durant l’entre-
deux-guerres. Essai d’une analyse conjoncturelle du découpage du champ
du savoir managérial
Introduction
L’expression “Organisation Scientifique du travail”(OST) est tombée aujourd’hui en désuétude .
Emblématique d’un taylorisme ou plus encore d’un fordisme triomphant, elle n’a pas résisté aux
critiques concernant le travail à la chaîne et l’abrutissement de l’ouvrier à l’usine. Est restée
attacher à ce terme l’image du “singe savant” utilisé par Taylor1. Il n’était plus acceptable
socialement après les grèves d’O.S2 et le mouvement intellectuel et culturel insistant sur
l’importance du contenu du travail3.
Cette “organisation scientifique” était le symbole de l’oppression par l’intensification du travail et
l’accélération des cadences décidées par le Bureau des Méthodes. Elle était censée considérer
l’ouvrier comme l’”aléa humain” à mettre au diapason de la machine . Elle était ce que les
ouvriers cherchaient collectivement à contourner par la construction de systèmes de normes
collectives, par ce qu’Alain Touraine appelait une “ conscience ouvrière4”. En ce sens, la vie
1 Dans son célèbre ouvrage, « Principles of Scientific Management», Taylor décrit aussi l’ouvrier Schmidt
comme « Ox-brained ».(l’équivalent familier en Français serait peut-être de qualifier quelqu’un de «veau»). Il
se vante d’avoir fait comprendre à ce travailleur limité intellectuellement qu’il avait intéret à accepter le
nouveau système de production proposé lors de la réorganisation d’une usine de la Bethlehem Steel.
Schmidt aurait ainsi pu augmenter considérablement sa production sans s’épuiser au travail et donc gagner
beaucoup plus d’argent dans le cadre d’une rémunération aux pièces. Cet exemple élevé à l’ état de mythe
par Taylor pour montrer l’efficacité de son système a été repris a contrario à partir des années 70 pour
souligner le caractère inacceptable et inhumain du système de production tayloriste.
2 Ouvriers Specialisés. Cela correspond aux ouvriers considérés comme non qualifiés. En France, à la fin des
années 60 et au début des années 70, de nombreuses grèves manifestant le refus du travail a la chaîne ont
été déclenchées par les O.S sans l’aide des syndicats traditionnels.
3 Sur ce mouvement et les transformations dans l’organisation du travail qu’il déclenche, voir Boltansky,
Luc et Chiapello, Eve, « Le Nouvel Esprit du Capitalisme », Paris, Gallimard, 1999
4Touraine, Alain, «La Conscience ouvrière», Paris, 1966
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du prolétaire n’avait de sens que dans l’échappatoire à ce travail réifiant. Ainsi, ItaloCalvino,
par exemple, magnifiait la flânerie et la rêverie de l’ouvrier dans le personnage de Marcovaldo5.
Cette stigmatisation conjoncturelle à l’heure de la mise à l’encan du Taylorisme ne peut, bien
sûr, permettre d’appréhender la réalité de ce concept durant l’entre-deux-guerres. Mais elle
nous met en garde contre l’utilisation de mots génériques ayant acquis, à une certaine époque ,
un sens qui a pris un caractère d’évidence. Ceux-ci souvent changent de signification et même
parfois s’éteignent quand, par trop connotés, leur utilisation gêne.
A la suite de la diffusion des écrits de Taylor (parfois aussi en réaction contre elle), des chefs
d’entreprises, des ingénieurs mais aussi des fonctionnaires et des syndicalistes, s’interrogent,
notamment aux Etats-Unis et en Europe, sur la manière la plus efficace de mettre en œuvre le
processus de production. Cette aspiration forte initie la création de «mouvements organisateurs
». Elle s’affirme dans la volonté de constitution et de propagation d’une doctrine appelée dans
les pays francophones « Organisation Scientifique du Travail », aux Etats-Unis et en Grande-
Bretagne « Scientific Management » ou tout simplement « Management» ou encore en
Allemagne « Rationalisierung ».
L’Organisation Scientifique du Travail est conçue comme une discipline scientifique par essence
universelle. Son développement appelle la mise en œuvre d’un mouvement international
d’organisation en permettant la diffusion et l’enrichissement par la rencontre de différents points
de vue. Se constitue dans ce cadre un milieu international de gestionnaires-organisateurs où se
côtoient experts et chefs d’entreprise.
C’est ce milieu mouvant , riche de sa diversité et de ses contradictions que nous souhaitons
étudier afin de comprendre la dynamique du découpage du champ du savoir managérial et donc
redéfinir ce qu’on appelle un peu facilement des « politiques de rationalisation ».
5 Calvino, Italo, «Marcovaldo», Julliard pour la traduction française, 1979
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I De l’intérêt d ‘analyser la dynamique de transformation des concepts tayloriens
durant l’entre -deux-guerres
De nombreuses études historiques concernant les « politiques de rationalisation » ont été
menées dans le cadre de monographies d’entreprises. En s’appuyant sur ces analyses locales,
des ouvrages plus généraux comme celui d’Aimée Moutet dans le cas français6 offrent un
panorama national des pratiques. Ils montrent la difficulté des entreprises à se réorganiser. Elles
n’entreprennent que rarement cette étude dite «scientifique » de tout le processus de
production et se contentent souvent d’actions sur la mesure des temps affectés aux différentes
tâches. Les dirigeants d’entreprises hésitent à remettre en question des statuts modelés par les
luttes et les compromis entre groupes sociaux. Ces politiques semblent donc n’avoir, notamment
en Europe, qu’un impact limité de par l’inertie des systèmes productifs. Mais la multiplication
des exemples dans leurs différences ne pallie pas le manque d’une étude de l’évolution de la
signification du concept même de rationalisation . Par exemple, les développements
concernant la « gestion du facteur humain » ne permettent pas vraiment de comprendre son
apparition, le pourquoi de son utilisation et surtout le lien cognitif qu’elle entretient avec les
politiques d’inspiration taylorienne.
De même , les définitions générales du taylorisme et du fordisme par A. Lanza reprises par
Patrick Fridenson dans son article fondateur de l’étude historique du mouvement taylorien en
France « Un tournant taylorien de la Société Française7»: « Par taylorisme , on entend un
ensemble de techniques de préparation, de mesure et de contrôle de travail dans les ateliers et
de paiement de tâches ainsi décomposées et uniformisées, que des professionnels de la
séparation entre conception et éxécution du travail développent à partir de bureaux spécialisés.
Par fordisme, on entend la réorganisation des usines selon un flux continu de matières et de
produits et l’obtention par les ouvriers de salaires supérieurs leur donnant accès à une
consommation de masse» ne constituent pas un fondement adéquat pour comprendre la
6Moutet, Aimée, «Les logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-
guerres», EHESS, Paris, 1997
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diversité dans le temps et dans l’espace des applications revendiquées du taylorisme que ce
soit sous le vocable de l’« Organisation Scientique du Travail» ou de la «Rationalisation».
De nouvelles recherches ont envisagé ce « processus de rationalisation »en l’analysant au plus
près de sa mise en pratique. Yves Cohen, dans un article novateur, sur l’expression de “facteur
humain8” note notamment:
“ Cette expression ne renvoie ni à une nature ni à une nécessité des modes d’actions , mais à
une histoire où l’action et les mots pour la nommer prennent forme dans les jeux de pouvoir”
A cette échelle « micro », il semble possible de comprendre le lien complexe entre action et
construction discursive, entre performativité du discours9 et effet en retour des pratiques10. Les
« politiques de rationalisation » ne sont plus alors envisagées comme l’application d’une
doctrine prônée par les organisateurs et empêchée dans son déploiement par la résistance
d’individus ou de groupes réticents. C’est à l’intérieur même de l’entreprise que se construisent
de manière permanente et solidaire actions et discours de rationalisation dans l’interaction entre
une volonté réorganisatrice à prétention théorique et un système sociotechnique11 aux acteurs
riches de leur savoir-faire12.
Par ailleurs, les historiens de la gestion Armand Hatchuel et Jean Pierre Ponsard, dans leur
article intitulé “Taylor et la théorie des incitations.13”, ont notamment bien montré les larges
implications d’une application complète de la pensée de Taylor concernant le système des
7 Fridenson, Patrick, “ Un tournant taylorien de la société française. 1904-1914”, Annales ESC, 1987,5, p1031-
1061.
8 Cohen, Yves, «Lorsque le facteur humain paraît (1890-1920): Esquisse de l’histoire d’une préoccupation
collective», La lettre de la Maison française N°9, Hilary Trinity terms, pp 59-78, 1998
9Le livre fondateur sur ce thème est, bien sûr, celui de J.L Austin, «How to do things with words»,
Cambridge, Harvard University Press, 1962
10Cette démarche est bien illustrée dans l’étude par Yves Cohen de l’action d’un organisateur, directeur
chez Peugeot, Ernest Mattern : Cohen Yves, « Le système de la pratique: un organisateur directeur, le
automobiles Peugeot 1917-1939», Actes du GERPISA, N°2, Grenoble, IREP, 1986, pp3-23
11 On pense notamment ici aux développements récents de l’Histoire des techniques insistant sur
l’«Agency», l’ «interaction adaptative» entre un système social et un système technique.
12Dans cette optique, il faut noter l’importance des chefs d’ateliers. A. Dewerpe le montre bien dans son
étude de l’Ansaldo à Gênes: " Le pouvoir du sens pratique. Carrières professionnelles et trajectoires des
chefs d' atelier de l' Ansaldo ( Gênes, 1900-1920)", in “L' usine et le bureau. Itinéraires sociaux et
professionnels dans l' entreprise, XIXème et XXème siècle”, Presses Universitaires de Lyon, 1990.
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incitations. Elle entraîne une réorganisation totale de l’entreprise avec en particulier le
développement des tâches administratives et notamment de la gestion du personnel . Les
travaux de Sanford Jacoby14 et d’Olivier Zunz15 sur les Etats-Unis pendant l’entre-deux-
guerres ont souligné l’importance de ce type de phénomène. La réorganisation taylorienne de
la production entraîne par un effet ‘boule de neige’ une modification rapide de la structure des
entreprises caractérisée par une forte augmentation de la proportion de «cols blancs » dans
la main d’œuvre, une bureaucratisation accrue et le développement de techniques de gestion
permettant d’appréhender cette situation inédite.
Mais ces approches novatrices, stimulantes pour notre recherche, ne permettent pas
d’embrasser l’ensemble du champ d’action de cette volonté de « rationalisation » qui
s’exprime à l’époque dans tous les pays industrialisés. Celle-ci ne se limite pas à la réforme
technique d’entreprises prises comme des isolats. Elle s’identifie à ce que Taylor appelle une
“révolution mentale16” appliquée au processus de production. C‘est à dire la pratique d’une
13 Hatchuel Armand, Ponsard Jean-Pierre, ‘Taylor et la Théorie des incitations. Quelques réflexions tirées de
l’Histoire Economique’, Note issue d’une intervention à la table ronde d’ « Histoire et Economie de
l’Entreprise », Journées de l’AFSE, Caen, Avril 1996
14 Sanford Jacoby “ Employing Bureaucracy. Manager, Unions and the transformation of work in American
industry 1900-1945”, Columbia University Press, 1985
15 Zunz Oliver, « Why the American Century ?», Chicago, University of Chicago Press, 1998.Voir aussi du
même auteur mais concernant plutôt la période avant la première guerre « Making America Corporate.1870-
1920 », Chicago, University of Chicago Press, 1992
16« Scientific Management is not an efficiency device, nor is it any bunch or group of efficiency devices. It
is not a new scheme of paying men; it is not holding a stop watch on a man and writing things about him, it
is not time study; it is not motion study nor an analysis of the movement of men; it is not the printing and
ruling and unloading of a ton or two of blanks on a set of men and saying «there’s a system, go to it». It is
not divided foremanship or functional foremanship ; it is not any of the devices which the average man calls
to mind when Scientific Management is spoken of ...
Now, in its essence, Scientific Management involves a complete mental revolution on the part of the
workingman engaged in any particular establishment or industry - a complete mental revolution on the part
of these men as to their duties toward their work, toward their fellow man, and toward their employers. and
it involves the equally complete mental revolution on the part of those of the Management’s side - the
foreman, the superintendent, the owner of the business, the board of directors- a complete mental revolution
on their part of their duties toward their fellow workers in the management, toward their workmen, and
toward all of their daily problems. And without this complete mental revolution on both sides, Scientific
Management does not exist;
The great revolution that takes place in the mental attitude of the two parties under Scientific Management
is that both sides take their eyes off of the division of the surplus as the important matter and together turn
their attention towards increasing the size of the surplus...»
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