Travail simple, travail qualifié Valeur et salaires Approche mathématique Collection Économie et Innovation Série Krisis dirigée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis Dans cette collection sont publiés des ouvrages d'économie et/ou de sociologie industrielles et du travail. La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique des problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui liés aux métamorphoses de l'organisation industrielle et du travail. Elle comprend la réédition d'ouvrages anciens et de compilations de textes autour des mêmes questions. Ouvrages déjà parus P. Lafargue, Le déterminisme économique de Karl Marx (1909), réédition: 1997. A. NicolaY, Comportement économique et structures sociales (1960), réédition: 1999. @ L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-8796-3 Jacques CHAILLOU TRAVAIL SIMPLE, TRAVAIL QUALIFIÉ Valeur et salaires Approche mathématique suivi de Dure Journée par Gérard DEL TElL, écrivain Éditions L'Harmattan 5-7, rue de ['ÉcolePolytechnique 75005 Paris, France L'Harmattan INC. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc), Canada H2Y lK9 À bientôt, Frédérique "(..) mais encore qu'il est insuffisant de qualifier d'erronée la théorie de la valeur travail. En tout état de cause. celle-ci est morte et enterrée. " J.A. Schumpeter, Capitalisme. socialisme et démocratie, Payot, 1979, p.44 PRÉFACE Valeurs sur table Pensez-vous Monsieur Scl}umpeter..., la valeur travail passionne encore les débats! Etiez-vous conscient que votre Théorie de l'évolutionl a beaucoup évolué au fil des années parce que justement la valeur du travail que vous avez chassé par la fenêtre est entrée par la grande porte? Le travail pour Schumpeter se limite à sa capacité comme facteur de production qui contribue, avec le capital, à la réalisation du circuit économique. En cela l'auteur est resté en deçà de ses classiques pour qui l'amélioration des capacités du travail accroît la productivité apparente de ce facteur. Schumpeter reprend la classification de Walras des services producteurs et rejette la distinction aristotélicienne, puis marxiste, entre valeur et valeur d'échange. Quant à la plus-value, elle n'a pas lieu d'être dans sa théorie, rien que parce que le travail n'est qu'un "bien primitif de production." Pour donner à Schumpeter une chance de se rattraper, nous pouvons lui attribuer au moins deux mérites: le fait qu'il traite le travail qualifié comme "bien de production primitif meilleur" ; son effort d'associer les connaissances au travail; le travail de direction - dans un premier temps celui de l'entrepreneur - est considéré comme le "troisième facteur de production" ; le plus important, bien entendu, dans la mesure où il réalise de nouvelles combinaisons productives, I Voir J.A. Schumpeter, Théorie de l'évolution économique, Paris, Dalloz, 1935, pp.247 et suivantes. 7 sources de croissance économique. Petit à petit, à pas hésitants, J.A. Schumpeter donne à son "innovation" un caractère humain, social et systémique: les biens de production " (...) ne sont pas donnés par l'économie naturelle ou en dehors de l'économie, ils furent et sont créés par les vagues isolées de l'évolution et désormais sont incorporés au produit. Mais chaque vague individuelle de l'évolution et chaque nouvelle combinaison particulière proviennent ellesmêmes, à leur tour, de la réserve en moyens de production du circuit précédent (...)". Que peut-il se transmettre d'une génération à l'autre des "biens de production primitifs supérieurs" et des machines, sinon de la valeur en termes de connaissances et de travail? Sans oublier que "le progrès technique devient toujours davantage l'affaire d'équipes de spécialistes entraînés (...)"2. La société industrielle s'est développée depuis plus de deux siècles avec le travail salarié. L'économie politique classique s'est emparée du travail (implicitement salarié) pour l'élever au rang de seul créateur des richesses. La théorie de la valeur travail commandé (A. Smith) ou incorporé (D. Ricardo) façonne l'économie classique, aprè,s que Turgot a défini le salaire comme le prix du travail. A partir de là, la théorie économique évolue suivant les mutations du travail salarié et de sa contribution à l'expansion de l'économie de marché. Pour A. Smith, un homme est riche ou pauvre selon le travail qu'il peut acheter. De plus, la valeur réelle d'un bien pour un individu est égale au temps pendant lequel il doit travailler pour l'acheter. Le prix naturel du travail est autant fonction du prix des subsistances que de l'évolution du marché du travail. Le travail prend alors la forme d'une marchandise particulière, traitée, selon les aspirations idéologiques des économistes du moment, soit comme un entrant productif quantifiable et inséparable du capital, soit comme à l'origine de la formation même de tout capital. J.-B. Say tend à minorer l'apport relatif du travail en soulignant que pour qu'il soit créateur de richesse, il convient qu'il y ait préalablement accumulation du capital. Sans le capital, le travail n'est rien. L'entrepreneur achète les services 2 J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1979, p.181. 8 du travailleur sur le marché des services. Il est clair pour L. Walras, tout comme pour Say, que le travail "ne suffit pas à fabriquer des produits". De plus, le salariat est juste et bon parce qu'il "résulte de l'échange libre de services producteurs appropriés légitimement" et parce que "dans les limites de la justice, il correspond à la transformation des travaux en les produits les plus utiles". Et comme les produits évoluent techniquement, les travailleurs "doivent offrir du travail aussi utile que possible et pour cela développer autant que possible leur instruction générale et professionnelle,,3. Il annonce ainsi tous les travaux actuels sur le capital humain (G. Becker) et sa contribution à la croissance (P. Romer, R. Lucas) 4. Au même titre que le capitaliste fait fructifier son capital en le plaçant ou en l'investissant, le travailleur fait fructifier ses connaissances acquises de façon continue pour se vendre plus cher sur le marché du travail. Mais ce n'est pas tout! Les connaissances générales, spécifiques, le savoir scientifique et l'expérience, acquis par l'individu par de longs processus d'apprentissage et de formation, vont devenir pour les économistes de la croissance endogène et autres adeptes de l'économie de la connaissance les moteurs de la croissance économique. Pour les uns l'État doit financer des grosses dépenses d'éducation pour que les entreprises puissent trouver sur le marché des "biens de production primitifs meilleurs" et... abondants; pour les autres la connaissance a tellement imprégné les processus de production et de circulation que l'important est de se l'approprier pour innover et prospérer. C'est ainsi que le travail et sa contribution à la production et à l'accumulation se sont échappés du calcul rationnel de l'économie politique. L'analyse en termes de circuit relève du statique. Quoi qu'on améliore, l'économie sera toujours composée d'agents économiques (producteurs, consommateurs ou travailleurs) ; ce qui restreint l'apport des économistes dans la compréhension des phénomènes qu'ils sont censés étudier. 3 L. Walras, Études d'économiepolitique appliquée,Economica,Paris, 1992, pp.246 et suivantes. 4 Voir la contribution de Sophie Boutillier : Le salariat, son histoire et son devenir. Aspects critiques qe la théorie du travail, dans "Le salariat en friches", Innovations. Cahiers d'Economie de l'Innovation, nOlO, L'Harmattan, Paris, 1999-2. 9 "L'absence d'un traitement correct du temps historique et l'incapacité à spécifier les règles du jeu dans le type d'économie envisagé, fait que l'appareil théorique offert par les manuels néoclassiques ne permet pas d'analyser les problèmes contemporains que ce soit dans la sphère micro ou dans la sphère macro-économique" (Joan Robinson)5. La dimension historique et sociologique de la contribution du travail dans la production et dans l'accumulation, nous la retrouvons chez Marx. Celui-ci, poursuivant les travaux des classiques, contredit Say: le travail prime sur le capital; le capital n'est rien, et même n'est pas, sans le travail. La force de travail devient par la salarisation une marchandise particulière, achetée par le capitaliste pour produire de la (et des) valeur(s). La force de travail constitue alors une des expressions du capital, en même temps qu'elle est à l'origine de sa formation. Pour de nombreux économistes, l'édifice de la pensée de Marx est fondé sur la théorie de la valeur travail, puisque celle-ci permet de concevoir l'exploitation et... tout ce qui s'ensuit en matière de concurrence, de profit et de luttes sociales menant à de nouvelles formes de régulation et d'organisation. K. Marx propose trois concepts: valeur d'usage, valeur et prix. Le temps de travail socialement nécessaire est la mesure de la valeur d'une marchandise qui renvoie à son tour à une substance sociale reconnue par le marché. Cette conception des choses permet d'expliquer: - le profit. Le surtravail, approprié par le capitaliste comme contrepartie de ses avances, constitue la base de la réalisation de A-M-A', où A' > A; - l'accumulation. Le travail est une marchandise particulière qui crée de la valeur appropriable par les détenteurs de capitaux et qui augmente leur capital, à condition que ce capital soit efficacement utilisé compte tenu des rapports concurrentiels et des intérêts antagonistes; - l'exploitation. Le travail étant la seule source de la valeur, il est omniprésent dans la production: il intervient directement, mais aussi il transmet sa valeur à travers les moyens de production qu'il a contribué à fabriquer. L'appro5 J. Robinson, Contributions à l'Économie contemporaine, trad., Economica, Paris, 1985, p.27. 10 priation du surtravail donne un caractère collectif à l'exploitation dans le capitalisme; -la structure sociale inégalitaire et antagoniste. Le mode de production capitaliste est une société de classes. Le concept de valeur est proposé pour expliquer le déroulement de la production: une certaine richesse est créée en un lieu de la chaîne capitaliste pour se réaliser en un autre point6. Le procès de travail est alors synonyme de la production. Le concept de valeur est alors distinct des prix. Marx, lui-même, dans ses analx:ses post-ricardiennes et nombre d'économistes plus actuels7 n'ont pas pu sortir de la confusion entre, d'une part, valeur et définition des prix et, d'autre part, valeur et origine du profit. Il est vrai que la théorie économique non marxiste ne connaît pas la valeur; elle ne désigne que le prix d'équilibre. Dans le Livre III du Capital, Marx montre que les prix des marchandises diffèrent de leur valeur, selon les secteurs et les activités. Dans une économie en déséquilibre, les taux d'exploitation et de profit peuvent varier selon les différentes techniques utilisées; ils peuvent varier avec le capital employé par salarié. Marx abandonna ainsi l'idée de la correspondance des prix aux valeurs (qui sont à l'origine du profit), d'autant que la question de la valeur travail se complique par l'introduction dans les modèles de transformation du travail complexe (skilled labour, travail qualifié). "Le travail complexe n'est qu'une puissance du travail simple (...). Les proportions diverses suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions tradition,,8 nelles. La question du choix de coefficients pour réduire le travail complexe en unité de travail simple est restée sans réponse. C'est en ceci que l'entreprise de Jacques Chaillou 6 Voir la contribution de Gérard Duménil et Dominique Lévy : Impasses du marxisme et perspectives de l'économie de MIp"X,dans "Karl Marx, le capital et sa crise", Innovations. Cahiers d'Economie de l'Innovation, n06, L'Harmattan, Paris, 1997-2. 7 Voir, par exemple, M. Morishima, Marx's Economics, a Dual Theory a/Growth, Cambridge University ~ress, 1973. 8 K. Marx, Le Capital, Livre J, Editions Sociales, édition de 1976, Paris, p.59. 11 présentée dans cet ouvrage est d'un grand mérite. Avec méthode et minutie, l'auteur entreprend un long travail mathématique pour montrer de quelle façon et quels types de contraintes doivent être pris en considération pour discuter de la mesure du temps de travail socialement nécessaire à la production d'une marchandise en fonction de la diversité des qualifications. Enrichi de faits et d'une analyse socioéconomique, cet ouvrage nous plonge dans la réflexion actuelle sur ce qu'est le processus capitaliste de production et sur son éventuel dépassement. Pour Marx, l'intégration des connaissances dans le processus de travail, comme pour Schumpeter, l'impact des connaissances sur la fonction de l'entrepreneur, ont ouvert des larges champs de recherche pour les sociologues et les économistes. Le mérite de Jacques Chaillou est d'endogénéïser la formation des travailleurs, c'est-à-dire l'augmentation des capacités de travail des individus: une qualification supérieure du travail est un processus dynamique d'investissement, dirions-nous, aussi bien pour l'entreprise que pour l'individu. Dans la production capitaliste, ce que l'employeur s'approprie, ce n'est pas seulement une force (une capacité) nécessaire au maniement des outils pour la production de marchandises, mais c'est aussi un savoir-faire qui, extrait du salarié, doit s'incorporer dans la production. D'autant que la contribution du travail à l'augmentation du capital ne peut être mesurée individuellement. Autant la spécialisation des tâches réduit l'individu à une parcelle de lui-même et donne naissance au travailleur collectif (dont la cohésion est fonction des rapports marchands et contractuels), autant le travail qualifié (y compris scientifique) apparaît dans le capitalisme comme force productive du capital. Comme Marx l'a montré, la concurrence accroît l'espace du capital, jusqu'à ce que toute activité soit marchande. Cette forme de socialisation s'applique aux conditions mêmes du développement des forces de production. La science et l'industrie s'intègrent par l'intermédiaire du procès de travail "qui devient une application technologique de la science,,9. Le "travail simple" et le "travail complexe", par le biais de la 9 K. Marx, Grundrisse,Anthropos,Paris, 1977,p.220. Voir aussi notre contribution sur certains aspects critiques de l'idéologie de l'innovation: "Science, technique et renouvellement du capital", La Pensée, n0308, Paris, quatrième trimestre 1996. 12 coopération, donnent lieu à des processus d'apprentissage cumulatifs, ce qui rend la réduction du travail qualifié à la moyenne du travail social encore plus difficile. Pour Jacques Chaillou, les différences des salaires liées à la .qualification ne peuvent s'expliquer par la simple récupération du coût privé d'instruction. En effet, une partie des salariés, en se qualifiant, accumulent de la valeur dans leur force de travail, valeur qu'ils récupèrent par la suite, pendant que les autres sont exploités selon les critères marxistes habituels. Les métiers qualifiant de recherche, de direction, de justice, d'ingénierie, de médecine, etc., permettent l'accumulation de valeur tout au long de l'activité salariée. La théorie de la valeur travail explique beaucoup. Elle n'explique rien si l'on considère que tous les intrants productifs (travail, capitaux fixes, circulants, biens non reproductibles) ont la même... valeur. Mais alors comment peut-on comprendre les mécanismes spécifiques de l'accumulation du capital humain qui, en garantissant l'efficacité des investissements, relancent la croissance ?10 Dimitri UZUNIDIS Économiste et sociologue, Vniversitaire Direction de la collection "Economie et Innovation", L'Harmattan 10 R. Lucas, On the Mecanisms of Economic Development, Journal of Monetary Economics, vo1.22, 1988. 13 "La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la Terre." Albert Camus, Les Justes, Gallimard, 1990, p.IS. INTRODUCTION Les capacités de travail humaines produisent plus de valeurs (valeurs d'usage, marchandises, services et valeur travail) qu'elles n'en consomment. La différence, la valeur en plus, est la source de tous les profits, investissements, dividendes versés aux actionnaires, intérêts des obligations et autres titres, rentes foncières,... "C'est clair", m'a dit Antonio de Oliveira l, après avoir lu cette phrase. Une idée en appelant une autre, il a ajouté, citant son père Virgili02 : "Ce sont ceux qui travaillent le plus qui gagnent le moins" (Os que trabalhan mais, sâo os que ganham menas). La petite théorie mathématique, construite par tâtonnements dans mes essais, a pour fondement, point de départ, bref: axiome, la première idée, l'idée d'exploitation qui paraît claire à Antonio. Je préjuge qu'elle paraît claire aussi aux manifestants qui scandent parfois: "Tout est à nous! Rien n'est à eux!" Cependant, il faut reconnaître modestement que cette idée n'est pas claire pour tout le monde. De nombreux Maîtres en économie ont publié articles et livres érudits pour démontrer 1Antonio était en 1997, une mission intérimaire succédant à une autre, maçon à plein temps à Tours de jour, veilleur de nuit à l'Auberge de jeunesse de cette ville en échange d'un hébergement gratuit, et sculpteur sur bois dans ses moments de loisirs. Ce grand homme m'a promis une Vierge à l'enfant Jésus si je parvenais à citer son père dans un livre. 2 Virgilio de Oliveira était chef d'équipe au Péage de Roussillon et enseignait, sur le tas, les ficelles des métiers du bâtiment à son fils, lorsqu'il a énoncé cette idée, qui, d'après les femmes portugaises qui assurent le nettoyage du bâtiment de mathématiques de la Faculté des Sciences d'Orsay, "se dit souvent au Portugal". 15 que l'idée d'exploitation est une idée fausse, ou plus modestement, sans fondements sérieux. Citons deux Maîtres: "Le lien pensé par Ricardo, affirmé par Marx entre valeur travail et prix est donc rompu. Avec lui s'effondre la théorie marxienne de l'exploitation" (G. Faccarell03) ; "Nous pouvons donc conclure que la théorie de l'exploitation de Marx peut survivre à la Révolution de von Neumann dans une économie où le travail est homogène" (M. Morishima4). Cette deuxième citation demande peut-être un mot d'explication: l'auteur veut dire que "la théorie de l'exploitation de Marx" est morte puisqu'il n'existe pas d'économie où le "travail est homogène", c'est-à-dire où les capacités de travail sont toutes équivalentes, immédiatement interchangeables. Ces auteurs font trop d'honneur à K. Marx en lui attribuant tout le mérite d'avoir formulé l'idée d'exploitation. Adam Smith (1723-1790) l'énonçait déjà pour les ouvriers: "Ainsi la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout en deux parties dont ,,5 l'une paye les salaires et l'autre les profits de l'entrepreneur. Dans ses premières leçons, il énonçait même à sa façon, dans les conditions observables à son époque, l'idée de Virgilio de Oliveira: "Dans une société civilisée, bien qu'il y ait une division du travail, ce n'est pas une division égale, car il y a bon nombre de personnes qui ne font rien du tout. La division de -l'opulence ne correspond pas au travail. L'opulence du marchand est plus grande que celle de tous les employés réunis, bien qu'il travaille moins; et ceux-ci à leur tour reçoivent six fois plus qu'un nombre égal d'artisans, qui ont davantage d'occupation. L'artisan qui travaille à son aise chez lui, reçoit beaucoup plus que le pauvre journalier qui chemine sans cesse. Ainsi celui qui semble supporter ,,6 le poids de la société reçoit les plus faibles avantages. Le succès de K. Marx est dû, pour l'économie marchande 3 G. Faccarello, Travail, valeur etprix, une critiquede la théorie de la valeur, Anthropos, Paris, 1983, p.141. 4 M. Morishima, Marx's Economic. A Dual Theory of Value and Growth, Cambridge University Press, New York, 1973, dernière phrase du livre. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduction ffançaise, Paris, 1843, J, p.66. 6 A. Smith, Lectures on Justice, Police, Revenues and Arms, E. Cannan, Oxford, 1896, p.163. 16 capitaliste, au fait d'avoir présenté l'idée d'exploitation comme l'abou-tissement d'un raisonnement en trois points, apparemment sans faille: 1) "Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que, de l'expérience même, se dégage cette vérité scientifique: que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu'ils s'entrelacent comme manifestations du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment? Parce que dans les rapports d'échanges accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l'emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n'importe qui lorsque sa maison s'écroule sur sa tête.,,7 2) "Notre possesseur d'argent, qui n'est encore capitaliste qu'à l'état de chrysalide, doit d'abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre à ce qu'elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus de valeur qu'il en avait avancée (...) Telles sont les conditions du problème. 'C'est ici l'île de Rhodes, saute ici.",g (On notera avec quel talent K. Marx tient son lecteur en haleine en terminant son chapitre par cette citation d'une fable d'Esope : Hic Rhodus, hic salta. Esope raconte dans cette fable qu'un vantard, revenu d'un long voyage raconte ses exploits à ses concitoyens. Entre autres, étant allé à Rhodes, il a fait un saut que personne n'a su imiter. Il est prêt à en citer des témoins. "Qu'à cela ne tienne," s'écrie un de ses auditeurs, "c'est ici l'île de Rhodes, saute ici". Le lecteur du Capital est pressé de tourner la page, d'entamer le chapitre VI pour savoir par quel "saut" K. Marx va résoudre le problème qu'il vient de poser.) 3) "Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus eût l'heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur. 7 K. Marx, Le Capital, Livre I, tome 1, Éditions Sociales, Paris, p.87. 8 Idem, p.169 et fm du chapitre V. 17 Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique: elle s'appelle puissance de travail ou force de travail. Sous ce nom, il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps de l'homme, dans sa personnalité vivante, et qu'il ,,9 doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles. Le problème est ainsi résolu et l'idée d'exploitation n'est plus une idée, mais le résultat d'un raisonnement scientifique. Las! Chacun des mots utilisés dans cette "démonstration" pose problème et particulièrement les suivants: "le temps de travail social nécessaire à la production d'une chose utile"; "la juste valeur de la marchandise puissance de travail ou force de travail (ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans la personnalité vivante de la femme, de l'homme ou de l'enfant) qui est censée être inférieure à la juste valeur des choses utiles qu'elle produit". Mathématicien de formation, autodidacte en économie, sociologie et philosophie (pour n'avoir lu que quelques centaines de livres et quelques milliers d'articles et ce, dans le plus grand désordre), il m'a fallu longtemps pour me convaincre que je ne pouvais démontrer l'idée d'exploitation et pour me décider à la prendre en axiome; non pas au sens de "proposition évidente en elle-même" (les mathématiques progressent souvent grâce à la mise en doute des faits mathématiques qui paraissent "évidents" à une génération de mathématiciens et que la génération suivante se met en tête de démontrer); axiome au sens de "proposition primitive que l'on renonce à démontrer et sur laquelle est fondée une science; par exemple: deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles" (Petit Larousse Illustré). On emploie souvent dans les écrits et les discours le mot démontrer. Une exigence actuelle des théories à prétention scientifique, ayant une armature mathématique, est qu'on ne démontre rien logiquement sans partir de mots et d'axiomes reliant ces mots, posés a priori. Ceci devrait rendre les auteurs prudents, modestes et courtois. C'est ainsi qu'il y a des théories mathématiques, physiques, chimiques, biologiques,... et les confrontations, 9 Idem, p.170. 18 parfois dramatiques, qui opposent leurs partisans tournent souvent autour d'idées philosophiques plus ou moins claires de leur époque, avec comme enjeu des carrières et des moyens de travail. Il y a des théories économiques plus ou moins axiomatisées (leur lecture critique, y compris pour Le Capital de K. Marx, consistant souvent à déceler les axiomes implicites à partir desquels elles sont construites, lorsque l'auteur n'a pas su, ou voulu, expliciter ces axiomes) et les batailles, souvent sanglantes, entre leurs partisans, tournent autour d'idées politiques et sociologiques plus ou moins claires. En économie et sociologie, le cœur des oppositions se situe schématiquement: - d'une part, entre ceux qui posent a priori que les profits, rentes et salaires sont le fruit et la juste récompense de la productivité des trois facteurs de production: la terre et autres éléments naturels, le capital et le travail ; - et d'autre part, ceux qui posent a priori que les capacités de travail humaines sont la seule source de valeur, qu'elles produisent plus de valeurs (valeurs d'usage, marchandises, services et valeur travail) qu'elles n'en consomment et que l'écart, la plus-value, explique les profits, rentes, investissements, etc. Les mots et les axiomes des premiers ont conduit, notamment, à la belle théorie mathématique de l'équilibre général en concurrence parfaite, avec des théorèmes d'existence de cet équilibre. Cette théorie est enseignée dans toutes les universités et grandes écoles du monde et donne une caution mathématique savante à l'idée que seule la concurrence parfaite sur le marché capitaliste mondial des marchandises, des services, de la terre, du capital et des capacités de travail humaines est capable d'assurer le maximum de bien-être à tous les habitants de la planète Terre. Les gouvernants de tous les pays et les autorités des organismes internationaux s'inspirent des versions vulgarisées de ces théorèmes mathématiques pour éliminer tous les obstacles à la concurrence parfaite, avec des conséquences souvent tragiques sur le marché capitaliste mondial des capacités de travail humaines et sur le sort des petites entreprises, petits commerces, artisans, paysans, etc. 19 Notre support consiste à mettre au service des mots valeur travail, plus-value, taux de plus-value, une théorie mathématique rigoureuse. Le livre est divisé en chapitres qui peuvent être lus (et enseignés ?) indépendamment les uns des autres. Je reprends en effet la théorie à ses débuts dans chaque chapitre; cela fait beaucoup de répétitions, mais j'espère que le lecteur m'en sera reconnaissant. Ces chapitres correspondent à des articles parus dans les revues: La Pensée, Aspects de la recherche à l'Université Paris-Sud et Revue d'économie politique. Les articles ont été complètement réécrits pour tenir compte de mes lectures, réflexions et recherches postérieures. Le lecteur qui se reporterait aux articles pourrait mesurer le chemin parcouru. Par contre, j'ai reproduit sans modifications la Note aux Comptes rendus de l'Académie des Sciences de Paris présentée par Jean Leray, membre de l'Institut, Professeur au Collège de France, et Président du Congrès international des mathématiciens lorsqu'il eût lieu en France (ce qui est sans doute son plus beau titre). 1. Leray, s'il est toujours vivant dans mon esprit, n'est plus là pour avaliser des changements à cette Note. Le fait qu'il ait pris au sérieux mes bricolages "économico-sociologico-mathématiques" a été un encouragement à poursuivre dans cette voie, malgré l'isolement et l'absence de gratification que cela m'a valu dans la communauté des mathématiciens. La Note présente des faiblesses. Lorsque j'avais fait part à J. Leray de mes inquiétudes relatives au fait que je ne m'intéressais qu'aux valeurs positives du taux de plus-value, il avait répondu, avec son sourire malicieux: "La preuve que le taux de plusvalue est positif, c'est que je mange!" ; bel hommage d'un illustre mathématicien aux paysans, marins, travailleurs de l'agro-alimentaire, bouchers, charcutiers, boulangers, pâtissiers, épiciers, etc. Charenton-le-Pont septembre 1999 20