Travail simple, travail qualifié Valeur et salaires Approche

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Travail simple, travail qualifié
Valeur et salaires
Approche mathématique
Collection Économie et Innovation
Série Krisis
dirigée par Sophie Boutillier
et Dimitri
Uzunidis
Dans cette collection sont publiés des ouvrages d'économie et/ou de
sociologie industrielles et du travail. La série Krisis a été créée pour
faciliter la lecture historique des problèmes économiques et sociaux
d'aujourd'hui liés aux métamorphoses de l'organisation industrielle et du
travail. Elle comprend la réédition d'ouvrages anciens et de compilations
de textes autour des mêmes questions.
Ouvrages déjà parus
P. Lafargue, Le déterminisme économique de Karl Marx (1909),
réédition: 1997.
A. NicolaY, Comportement économique et structures sociales (1960),
réédition: 1999.
@ L'Harmattan, 2000
ISBN: 2-7384-8796-3
Jacques CHAILLOU
TRAVAIL SIMPLE,
TRAVAIL QUALIFIÉ
Valeur et salaires
Approche mathématique
suivi de
Dure Journée
par Gérard DEL TElL, écrivain
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de ['ÉcolePolytechnique
75005 Paris, France
L'Harmattan INC.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc), Canada H2Y lK9
À bientôt, Frédérique
"(..) mais encore qu'il est insuffisant de qualifier d'erronée la théorie de la
valeur travail. En tout état de cause. celle-ci est morte et enterrée. "
J.A. Schumpeter, Capitalisme. socialisme et démocratie, Payot, 1979, p.44
PRÉFACE
Valeurs sur table
Pensez-vous Monsieur Scl}umpeter..., la valeur travail
passionne encore les débats! Etiez-vous conscient que votre
Théorie de l'évolutionl a beaucoup évolué au fil des années
parce que justement la valeur du travail que vous avez chassé
par la fenêtre est entrée par la grande porte? Le travail pour
Schumpeter se limite à sa capacité comme facteur de
production qui contribue, avec le capital, à la réalisation du
circuit économique. En cela l'auteur est resté en deçà de ses
classiques pour qui l'amélioration des capacités du travail
accroît la productivité apparente de ce facteur. Schumpeter
reprend la classification de Walras des services producteurs
et rejette la distinction aristotélicienne, puis marxiste, entre
valeur et valeur d'échange. Quant à la plus-value, elle n'a pas
lieu d'être dans sa théorie, rien que parce que le travail n'est
qu'un "bien primitif de production."
Pour donner à Schumpeter une chance de se rattraper,
nous pouvons lui attribuer au moins deux mérites: le fait
qu'il traite le travail qualifié comme "bien de production
primitif meilleur" ; son effort d'associer les connaissances au
travail; le travail de direction - dans un premier temps celui
de l'entrepreneur - est considéré comme le "troisième facteur
de production" ; le plus important, bien entendu, dans la
mesure où il réalise de nouvelles combinaisons productives,
I
Voir J.A. Schumpeter, Théorie de l'évolution économique, Paris,
Dalloz, 1935, pp.247 et suivantes.
7
sources de croissance économique. Petit à petit, à pas
hésitants, J.A. Schumpeter donne à son "innovation" un
caractère humain, social et systémique: les biens de production " (...) ne sont pas donnés par l'économie naturelle ou en
dehors de l'économie, ils furent et sont créés par les vagues
isolées de l'évolution et désormais sont incorporés au
produit. Mais chaque vague individuelle de l'évolution et
chaque nouvelle combinaison particulière proviennent ellesmêmes, à leur tour, de la réserve en moyens de production
du circuit précédent (...)". Que peut-il se transmettre d'une
génération à l'autre des "biens de production primitifs
supérieurs" et des machines, sinon de la valeur en termes de
connaissances et de travail? Sans oublier que "le progrès
technique devient toujours davantage l'affaire d'équipes de
spécialistes entraînés (...)"2.
La société industrielle s'est développée depuis plus de
deux siècles avec le travail salarié. L'économie politique
classique s'est emparée du travail (implicitement salarié)
pour l'élever au rang de seul créateur des richesses. La
théorie de la valeur travail commandé (A. Smith) ou
incorporé (D. Ricardo) façonne l'économie classique, aprè,s
que Turgot a défini le salaire comme le prix du travail. A
partir de là, la théorie économique évolue suivant les
mutations du travail salarié et de sa contribution à
l'expansion de l'économie de marché. Pour A. Smith, un
homme est riche ou pauvre selon le travail qu'il peut acheter.
De plus, la valeur réelle d'un bien pour un individu est égale
au temps pendant lequel il doit travailler pour l'acheter. Le
prix naturel du travail est autant fonction du prix des
subsistances que de l'évolution du marché du travail. Le
travail prend alors la forme d'une marchandise particulière,
traitée, selon les aspirations idéologiques des économistes du
moment, soit comme un entrant productif quantifiable et
inséparable du capital, soit comme à l'origine de la formation
même de tout capital.
J.-B. Say tend à minorer l'apport relatif du travail en
soulignant que pour qu'il soit créateur de richesse, il convient
qu'il y ait préalablement accumulation du capital. Sans le
capital, le travail n'est rien. L'entrepreneur achète les services
2
J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot,
Paris, 1979, p.181.
8
du travailleur sur le marché des services. Il est clair pour
L. Walras, tout comme pour Say, que le travail "ne suffit pas
à fabriquer des produits". De plus, le salariat est juste et bon
parce qu'il "résulte de l'échange libre de services producteurs
appropriés légitimement" et parce que "dans les limites de la
justice, il correspond à la transformation des travaux en les
produits les plus utiles". Et comme les produits évoluent
techniquement, les travailleurs "doivent offrir du travail
aussi utile que possible et pour cela développer autant que
possible leur instruction générale et professionnelle,,3. Il
annonce ainsi tous les travaux actuels sur le capital humain
(G. Becker) et sa contribution à la croissance (P. Romer, R.
Lucas) 4.
Au même titre que le capitaliste fait fructifier son capital
en le plaçant ou en l'investissant, le travailleur fait fructifier
ses connaissances acquises de façon continue pour se vendre
plus cher sur le marché du travail. Mais ce n'est pas tout!
Les connaissances
générales,
spécifiques,
le savoir
scientifique et l'expérience, acquis par l'individu par de longs
processus d'apprentissage et de formation, vont devenir pour
les économistes de la croissance endogène et autres adeptes
de l'économie de la connaissance les moteurs de la
croissance économique. Pour les uns l'État doit financer des
grosses dépenses d'éducation pour que les entreprises
puissent trouver sur le marché des "biens de production
primitifs meilleurs" et... abondants;
pour les autres la
connaissance
a tellement imprégné les processus de
production et de circulation que l'important est de se
l'approprier pour innover et prospérer. C'est ainsi que le
travail et sa contribution à la production et à l'accumulation
se sont échappés du calcul rationnel de l'économie politique.
L'analyse en termes de circuit relève du statique. Quoi qu'on
améliore, l'économie sera toujours composée d'agents
économiques (producteurs, consommateurs ou travailleurs) ;
ce qui restreint l'apport des économistes
dans la
compréhension des phénomènes qu'ils sont censés étudier.
3
L. Walras, Études d'économiepolitique appliquée,Economica,Paris,
1992, pp.246 et suivantes.
4 Voir la contribution de Sophie Boutillier : Le salariat, son histoire et
son devenir. Aspects critiques qe la théorie du travail, dans "Le
salariat en friches", Innovations. Cahiers d'Economie de l'Innovation,
nOlO, L'Harmattan, Paris, 1999-2.
9
"L'absence d'un traitement correct du temps historique et
l'incapacité à spécifier les règles du jeu dans le type
d'économie envisagé, fait que l'appareil théorique offert par
les manuels néoclassiques ne permet pas d'analyser les
problèmes contemporains que ce soit dans la sphère micro
ou dans la sphère macro-économique" (Joan Robinson)5.
La dimension
historique
et sociologique
de la
contribution
du travail dans la production et dans
l'accumulation, nous la retrouvons chez Marx. Celui-ci,
poursuivant les travaux des classiques, contredit Say: le
travail prime sur le capital; le capital n'est rien, et même
n'est pas, sans le travail. La force de travail devient par la
salarisation une marchandise particulière, achetée par le
capitaliste pour produire de la (et des) valeur(s). La force de
travail constitue alors une des expressions du capital, en
même temps qu'elle est à l'origine de sa formation. Pour de
nombreux économistes, l'édifice de la pensée de Marx est
fondé sur la théorie de la valeur travail, puisque celle-ci
permet de concevoir l'exploitation et... tout ce qui s'ensuit en
matière de concurrence, de profit et de luttes sociales menant
à de nouvelles formes de régulation et d'organisation. K.
Marx propose trois concepts: valeur d'usage, valeur et prix.
Le temps de travail socialement nécessaire est la mesure de
la valeur d'une marchandise qui renvoie à son tour à une
substance sociale reconnue par le marché. Cette conception
des choses permet d'expliquer:
- le profit. Le surtravail, approprié par le capitaliste
comme contrepartie de ses avances, constitue la base de la
réalisation de A-M-A', où A' > A;
- l'accumulation. Le travail est une marchandise particulière qui crée de la valeur appropriable par les détenteurs
de capitaux et qui augmente leur capital, à condition que ce
capital soit efficacement utilisé compte tenu des rapports
concurrentiels et des intérêts antagonistes;
- l'exploitation. Le travail étant la seule source de la
valeur, il est omniprésent dans la production: il intervient
directement, mais aussi il transmet sa valeur à travers les
moyens de production qu'il a contribué à fabriquer. L'appro5
J. Robinson, Contributions à l'Économie contemporaine, trad.,
Economica,
Paris, 1985, p.27.
10
priation du surtravail donne un caractère collectif à l'exploitation dans le capitalisme;
-la structure sociale inégalitaire et antagoniste. Le mode
de production capitaliste est une société de classes.
Le concept de valeur est proposé pour expliquer le
déroulement de la production: une certaine richesse est
créée en un lieu de la chaîne capitaliste pour se réaliser en un
autre point6. Le procès de travail est alors synonyme de la
production. Le concept de valeur est alors distinct des prix.
Marx, lui-même, dans ses analx:ses post-ricardiennes et
nombre d'économistes plus actuels7 n'ont pas pu sortir de la
confusion entre, d'une part, valeur et définition des prix et,
d'autre part, valeur et origine du profit. Il est vrai que la
théorie économique non marxiste ne connaît pas la valeur;
elle ne désigne que le prix d'équilibre. Dans le Livre III du
Capital, Marx montre que les prix des marchandises
diffèrent de leur valeur, selon les secteurs et les activités.
Dans une économie en déséquilibre, les taux d'exploitation et
de profit peuvent varier selon les différentes techniques
utilisées; ils peuvent varier avec le capital employé par
salarié. Marx abandonna ainsi l'idée de la correspondance
des prix aux valeurs (qui sont à l'origine du profit), d'autant
que la question de la valeur travail se complique par
l'introduction dans les modèles de transformation du travail
complexe (skilled labour, travail qualifié).
"Le travail complexe n'est qu'une puissance du travail
simple (...). Les proportions diverses suivant lesquelles
différentes espèces de travail sont réduites au travail simple
comme à leur unité de mesure, s'établissent à l'insu des
producteurs
et leur paraissent des conventions tradition,,8
nelles. La question du choix de coefficients pour réduire le
travail complexe en unité de travail simple est restée sans
réponse. C'est en ceci que l'entreprise de Jacques Chaillou
6
Voir la contribution de Gérard Duménil et Dominique Lévy :
Impasses du marxisme et perspectives de l'économie de MIp"X,dans
"Karl Marx, le capital et sa crise", Innovations. Cahiers d'Economie
de l'Innovation, n06, L'Harmattan, Paris, 1997-2.
7
Voir, par exemple, M. Morishima, Marx's Economics, a Dual Theory
a/Growth, Cambridge University ~ress, 1973.
8
K. Marx, Le Capital, Livre J, Editions Sociales, édition de 1976,
Paris, p.59.
11
présentée dans cet ouvrage est d'un grand mérite. Avec
méthode et minutie, l'auteur entreprend un long travail
mathématique pour montrer de quelle façon et quels types de
contraintes doivent être pris en considération pour discuter
de la mesure du temps de travail socialement nécessaire à la
production d'une marchandise en fonction de la diversité des
qualifications. Enrichi de faits et d'une analyse socioéconomique, cet ouvrage nous plonge dans la réflexion
actuelle sur ce qu'est le processus capitaliste de production et
sur son éventuel dépassement. Pour Marx, l'intégration des
connaissances dans le processus de travail, comme pour
Schumpeter, l'impact des connaissances sur la fonction de
l'entrepreneur, ont ouvert des larges champs de recherche
pour les sociologues et les économistes. Le mérite de
Jacques Chaillou est d'endogénéïser la formation des
travailleurs, c'est-à-dire l'augmentation des capacités de
travail des individus: une qualification supérieure du travail
est un processus dynamique d'investissement, dirions-nous,
aussi bien pour l'entreprise que pour l'individu.
Dans la production capitaliste, ce que l'employeur
s'approprie, ce n'est pas seulement une force (une capacité)
nécessaire au maniement des outils pour la production de
marchandises, mais c'est aussi un savoir-faire qui, extrait du
salarié, doit s'incorporer dans la production. D'autant que la
contribution du travail à l'augmentation du capital ne peut
être mesurée individuellement. Autant la spécialisation des
tâches réduit l'individu à une parcelle de lui-même et donne
naissance au travailleur collectif (dont la cohésion est
fonction des rapports marchands et contractuels), autant le
travail qualifié (y compris scientifique) apparaît dans le
capitalisme comme force productive du capital. Comme
Marx l'a montré, la concurrence accroît l'espace du capital,
jusqu'à ce que toute activité soit marchande. Cette forme de
socialisation s'applique aux conditions mêmes du développement des forces de production. La science et l'industrie
s'intègrent par l'intermédiaire du procès de travail "qui
devient une application technologique de la science,,9. Le
"travail simple" et le "travail complexe", par le biais de la
9
K. Marx, Grundrisse,Anthropos,Paris, 1977,p.220. Voir aussi notre
contribution sur certains aspects critiques de l'idéologie de l'innovation: "Science, technique et renouvellement du capital", La Pensée,
n0308, Paris, quatrième trimestre 1996.
12
coopération, donnent lieu à des processus d'apprentissage
cumulatifs, ce qui rend la réduction du travail qualifié à la
moyenne du travail social encore plus difficile.
Pour Jacques Chaillou, les différences des salaires liées à
la .qualification ne peuvent s'expliquer par la simple récupération du coût privé d'instruction. En effet, une partie des
salariés, en se qualifiant, accumulent de la valeur dans leur
force de travail, valeur qu'ils récupèrent par la suite, pendant
que les autres sont exploités selon les critères marxistes
habituels. Les métiers qualifiant de recherche, de direction,
de justice, d'ingénierie, de médecine, etc., permettent
l'accumulation de valeur tout au long de l'activité salariée.
La théorie de la valeur travail explique beaucoup. Elle
n'explique rien si l'on considère que tous les intrants
productifs (travail, capitaux fixes, circulants, biens non
reproductibles) ont la même... valeur. Mais alors comment
peut-on comprendre les mécanismes spécifiques de
l'accumulation du capital humain qui, en garantissant
l'efficacité des investissements, relancent la croissance ?10
Dimitri UZUNIDIS
Économiste et sociologue, Vniversitaire
Direction de la collection "Economie et
Innovation", L'Harmattan
10
R. Lucas, On the Mecanisms of Economic Development, Journal of
Monetary
Economics,
vo1.22, 1988.
13
"La liberté est un bagne aussi longtemps
qu'un seul homme est asservi sur la Terre."
Albert Camus, Les Justes, Gallimard, 1990, p.IS.
INTRODUCTION
Les capacités de travail humaines produisent plus de
valeurs (valeurs d'usage, marchandises, services et valeur
travail) qu'elles n'en consomment. La différence, la valeur en
plus, est la source de tous les profits, investissements,
dividendes versés aux actionnaires, intérêts des obligations et
autres titres, rentes foncières,... "C'est clair", m'a dit Antonio
de Oliveira l, après avoir lu cette phrase. Une idée en
appelant une autre, il a ajouté, citant son père Virgili02 : "Ce
sont ceux qui travaillent le plus qui gagnent le moins" (Os
que trabalhan mais, sâo os que ganham menas).
La petite théorie mathématique, construite par tâtonnements dans mes essais, a pour fondement, point de départ,
bref: axiome, la première idée, l'idée d'exploitation qui
paraît claire à Antonio. Je préjuge qu'elle paraît claire aussi
aux manifestants qui scandent parfois: "Tout est à nous!
Rien n'est à eux!"
Cependant, il faut reconnaître modestement que cette idée
n'est pas claire pour tout le monde. De nombreux Maîtres en
économie ont publié articles et livres érudits pour démontrer
1Antonio était en 1997, une mission intérimaire succédant à une autre,
maçon à plein temps à Tours de jour, veilleur de nuit à l'Auberge de
jeunesse de cette ville en échange d'un hébergement gratuit, et
sculpteur sur bois dans ses moments de loisirs. Ce grand homme m'a
promis une Vierge à l'enfant Jésus si je parvenais à citer son père dans
un livre.
2 Virgilio de Oliveira était chef d'équipe au Péage de Roussillon et
enseignait, sur le tas, les ficelles des métiers du bâtiment à son fils,
lorsqu'il a énoncé cette idée, qui, d'après les femmes portugaises qui
assurent le nettoyage du bâtiment de mathématiques de la Faculté des
Sciences d'Orsay, "se dit souvent au Portugal".
15
que l'idée d'exploitation est une idée fausse, ou plus
modestement,
sans fondements sérieux. Citons deux
Maîtres: "Le lien pensé par Ricardo, affirmé par Marx entre
valeur travail et prix est donc rompu. Avec lui s'effondre la
théorie marxienne de l'exploitation" (G. Faccarell03) ; "Nous
pouvons donc conclure que la théorie de l'exploitation de
Marx peut survivre à la Révolution de von Neumann dans
une économie où le travail est homogène" (M. Morishima4).
Cette deuxième citation demande peut-être un mot
d'explication:
l'auteur veut dire que "la théorie de
l'exploitation de Marx" est morte puisqu'il n'existe pas
d'économie où le "travail est homogène", c'est-à-dire où les
capacités de travail sont toutes équivalentes, immédiatement
interchangeables. Ces auteurs font trop d'honneur à K. Marx
en lui attribuant tout le mérite d'avoir formulé l'idée
d'exploitation.
Adam Smith (1723-1790) l'énonçait déjà pour les
ouvriers: "Ainsi la valeur que les ouvriers ajoutent à la
matière se résout en deux parties dont ,,5
l'une paye les salaires
et l'autre les profits de l'entrepreneur.
Dans ses premières
leçons, il énonçait même à sa façon, dans les conditions
observables à son époque, l'idée de Virgilio de Oliveira:
"Dans une société civilisée, bien qu'il y ait une division du
travail, ce n'est pas une division égale, car il y a bon nombre
de personnes qui ne font rien du tout. La division de
-l'opulence ne correspond pas au travail. L'opulence du
marchand est plus grande que celle de tous les employés
réunis, bien qu'il travaille moins; et ceux-ci à leur tour
reçoivent six fois plus qu'un nombre égal d'artisans, qui ont
davantage d'occupation. L'artisan qui travaille à son aise
chez lui, reçoit beaucoup plus que le pauvre journalier qui
chemine sans cesse. Ainsi celui qui semble supporter
,,6 le
poids de la société reçoit les plus faibles avantages.
Le
succès de K. Marx est dû, pour l'économie marchande
3
G. Faccarello, Travail, valeur etprix, une critiquede la théorie de la
valeur, Anthropos, Paris, 1983, p.141.
4
M. Morishima, Marx's Economic. A Dual Theory of Value and
Growth, Cambridge University Press, New York, 1973, dernière
phrase du livre.
A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations, traduction ffançaise, Paris, 1843, J, p.66.
6
A. Smith, Lectures on Justice, Police, Revenues and Arms,
E. Cannan, Oxford, 1896, p.163.
16
capitaliste, au fait d'avoir présenté l'idée d'exploitation
comme l'abou-tissement d'un raisonnement en trois points,
apparemment sans faille:
1) "Il faut que la production marchande se soit
complètement développée avant que, de l'expérience même,
se dégage cette vérité scientifique: que les travaux privés,
exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu'ils
s'entrelacent comme manifestations du système social et
spontané de la division du travail, sont constamment
ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment?
Parce que dans les rapports d'échanges accidentels et
toujours variables de leurs produits, le temps de travail social
nécessaire à leur production l'emporte de haute lutte comme
loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur
se fait sentir à n'importe qui lorsque sa maison s'écroule sur
sa tête.,,7
2) "Notre possesseur d'argent, qui n'est encore capitaliste
qu'à l'état de chrysalide, doit d'abord acheter des
marchandises à leur juste valeur, puis les vendre à ce qu'elles
valent, et cependant, à la fin, retirer plus de valeur qu'il en
avait avancée (...) Telles sont les conditions du problème.
'C'est ici l'île de Rhodes, saute ici.",g (On notera avec quel
talent K. Marx tient son lecteur en haleine en terminant son
chapitre par cette citation d'une fable d'Esope : Hic Rhodus,
hic salta. Esope raconte dans cette fable qu'un vantard,
revenu d'un long voyage raconte ses exploits à ses
concitoyens. Entre autres, étant allé à Rhodes, il a fait un
saut que personne n'a su imiter. Il est prêt à en citer des
témoins. "Qu'à cela ne tienne," s'écrie un de ses auditeurs,
"c'est ici l'île de Rhodes, saute ici". Le lecteur du Capital est
pressé de tourner la page, d'entamer le chapitre VI pour
savoir par quel "saut" K. Marx va résoudre le problème qu'il
vient de poser.)
3) "Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur
usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus
eût l'heureuse chance de découvrir au milieu de la
circulation, sur le marché même, une marchandise dont la
valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de
valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait
réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur.
7
K. Marx, Le Capital, Livre I, tome 1, Éditions Sociales, Paris, p.87.
8 Idem, p.169 et fm du chapitre V.
17
Et notre homme trouve effectivement sur le marché une
marchandise douée de cette vertu spécifique: elle s'appelle
puissance de travail ou force de travail.
Sous ce nom, il faut comprendre l'ensemble des facultés
physiques et intellectuelles qui existent dans le corps de
l'homme, dans sa personnalité vivante, et qu'il
,,9 doit mettre en
mouvement pour produire des choses utiles.
Le problème est ainsi résolu et l'idée d'exploitation n'est
plus une idée, mais le résultat d'un raisonnement
scientifique. Las! Chacun des mots utilisés dans cette
"démonstration" pose problème et particulièrement
les
suivants:
"le temps de travail social nécessaire à la
production d'une chose utile"; "la juste valeur de la
marchandise puissance de travail ou force de travail
(ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui
existent dans la personnalité vivante de la femme, de
l'homme ou de l'enfant) qui est censée être inférieure à la
juste valeur des choses utiles qu'elle produit".
Mathématicien de formation, autodidacte en économie,
sociologie et philosophie (pour n'avoir lu que quelques
centaines de livres et quelques milliers d'articles et ce, dans
le plus grand désordre), il m'a fallu longtemps pour me
convaincre que je ne pouvais démontrer l'idée d'exploitation
et pour me décider à la prendre en axiome; non pas au sens
de "proposition évidente en elle-même" (les mathématiques
progressent souvent grâce à la mise en doute des faits
mathématiques qui paraissent "évidents" à une génération de
mathématiciens et que la génération suivante se met en tête
de démontrer); axiome au sens de "proposition primitive
que l'on renonce à démontrer et sur laquelle est fondée une
science; par exemple: deux quantités égales à une troisième
sont égales entre elles" (Petit Larousse Illustré).
On emploie souvent dans les écrits et les discours le mot
démontrer. Une exigence actuelle des théories à prétention
scientifique, ayant une armature mathématique, est qu'on ne
démontre rien logiquement sans partir de mots et d'axiomes
reliant ces mots, posés a priori. Ceci devrait rendre les
auteurs prudents, modestes et courtois.
C'est ainsi qu'il y a des théories mathématiques,
physiques, chimiques, biologiques,... et les confrontations,
9
Idem, p.170.
18
parfois dramatiques, qui opposent leurs partisans tournent
souvent autour d'idées philosophiques plus ou moins claires
de leur époque, avec comme enjeu des carrières et des
moyens de travail.
Il y a des théories économiques plus ou moins axiomatisées (leur lecture critique, y compris pour Le Capital de
K. Marx, consistant souvent à déceler les axiomes implicites
à partir desquels elles sont construites, lorsque l'auteur n'a
pas su, ou voulu, expliciter ces axiomes) et les batailles,
souvent sanglantes, entre leurs partisans, tournent autour
d'idées politiques et sociologiques plus ou moins claires. En
économie et sociologie, le cœur des oppositions se situe
schématiquement:
- d'une part, entre ceux qui posent a priori que les profits,
rentes et salaires sont le fruit et la juste récompense de la
productivité des trois facteurs de production: la terre et
autres éléments naturels, le capital et le travail ;
- et d'autre part, ceux qui posent a priori que les capacités
de travail humaines sont la seule source de valeur, qu'elles
produisent plus de valeurs (valeurs d'usage, marchandises,
services et valeur travail) qu'elles n'en consomment et que
l'écart, la plus-value, explique les profits, rentes,
investissements, etc.
Les mots et les axiomes des premiers ont conduit, notamment, à la belle théorie mathématique de l'équilibre général
en concurrence parfaite, avec des théorèmes d'existence de
cet équilibre. Cette théorie est enseignée dans toutes les
universités et grandes écoles du monde et donne une caution
mathématique savante à l'idée que seule la concurrence
parfaite sur le marché capitaliste mondial des marchandises,
des services, de la terre, du capital et des capacités de travail
humaines est capable d'assurer le maximum de bien-être à
tous les habitants de la planète Terre.
Les gouvernants de tous les pays et les autorités des
organismes internationaux s'inspirent des versions
vulgarisées de ces théorèmes mathématiques pour éliminer
tous les obstacles à la concurrence parfaite, avec des
conséquences souvent tragiques sur le marché capitaliste
mondial des capacités de travail humaines et sur le sort des
petites entreprises, petits commerces, artisans, paysans, etc.
19
Notre support consiste à mettre au service des mots valeur
travail, plus-value,
taux de plus-value,
une théorie
mathématique rigoureuse.
Le livre est divisé en chapitres qui peuvent être lus (et
enseignés ?) indépendamment les uns des autres. Je reprends
en effet la théorie à ses débuts dans chaque chapitre; cela
fait beaucoup de répétitions, mais j'espère que le lecteur m'en
sera reconnaissant.
Ces chapitres correspondent à des articles parus dans les
revues: La Pensée, Aspects de la recherche à l'Université
Paris-Sud et Revue d'économie politique. Les articles ont été
complètement réécrits pour tenir compte de mes lectures,
réflexions et recherches postérieures. Le lecteur qui se
reporterait aux articles pourrait mesurer le chemin parcouru.
Par contre, j'ai reproduit sans modifications la Note aux
Comptes rendus de l'Académie des Sciences de Paris
présentée par Jean Leray, membre de l'Institut, Professeur au
Collège de France, et Président du Congrès international des
mathématiciens lorsqu'il eût lieu en France (ce qui est sans
doute son plus beau titre). 1. Leray, s'il est toujours vivant
dans mon esprit, n'est plus là pour avaliser des changements
à cette Note. Le fait qu'il ait pris au sérieux mes bricolages
"économico-sociologico-mathématiques"
a été un encouragement à poursuivre dans cette voie, malgré l'isolement et
l'absence de gratification que cela m'a valu dans la
communauté des mathématiciens. La Note présente des
faiblesses. Lorsque j'avais fait part à J. Leray de mes
inquiétudes relatives au fait que je ne m'intéressais qu'aux
valeurs positives du taux de plus-value, il avait répondu,
avec son sourire malicieux: "La preuve que le taux de plusvalue est positif, c'est que je mange!" ; bel hommage d'un
illustre mathématicien aux paysans, marins, travailleurs de
l'agro-alimentaire,
bouchers,
charcutiers,
boulangers,
pâtissiers, épiciers, etc.
Charenton-le-Pont
septembre 1999
20
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