L`expérience de la liberté

publicité
L'expérience de la liberté
Peggy Avez
Toute expérience est expérience de quelque chose par quelqu'un. La transitivité grammaticale de
l'expérience indique quelque chose de sa genèse : si l'expérience ne se réduit ni à la seule sensation,
ni à l'idée, c'est qu'elle se définit par la rencontre inédite entre d'une part, une conscience prise dans
sa temporalité propre au cours de laquelle elle ne cesse de se modifier et, d'autre part, un objet qui
ne se donne à percevoir que dans un contexte empiriquement surdéterminé, surdéterminé par une
multitude de variables qui, en révélant sans cesse de nouveaux aspects de l'objet, en laissent
nécessairement d'autres dans l'ombre. Aussi semble-t-il ne pas y avoir d'expérience du général, ni
en général : il n'y a pas d'expérience possible d'un objet sans qualités, mais il n'y a d'expérience que
d'un contenu qualitatif, cad d'un donné objectif subjectivement coloré.
Ainsi caractérisée, on voit mal comment il pourrait y avoir une expérience de la liberté. Car la
liberté n'est pas un objet donné empiriquement, mais un concept, avec la généralité que cela
implique, concept marqué par l'article défini (la liberté), qui renvoie à quelque chose qu'on réclame,
à quelque chose qui doit être mais n'est pas, qui renvoie à un droit, ou à un Idéal, mais non à un état
de fait. Qu'elle soit appliquée à une action (est libre l'action dont la raison se trouve dans la volonté
libre) ou à une volonté (est libre la volonté qui veut sans être contrainte par des influences
sensibles), dans ces deux cas, la liberté n'est pas observable de l'extérieur, elle échappe à
l'objectivité et à la singularité d'un donné – puisque rien ne distingue empiriquement et avec
certitude une action libre d'un comportement contraint, un sujet voulant librement d'un sujet dont la
volonté serait déterminée.
Pourtant, si nous ne pouvons pas expérimenter la liberté des autres, nous expérimentons de manière
intermittente la nôtre, à la première personne. Dire que l'expérience de la liberté requiert
épistémologiquement l'adoption du point de vue de la première personne et la méthode introspective
qui l'accompagne, ce n'est pas répondre au problème mais le poser dans sa spécificité. Plus
précisément, l'interrogation sur la possibilité et l'intelligibilité, les conditions transcendantales et
épistémologiques d'une expérience de la liberté soulève une triple difficulté:
1/ Dans une perspective cosmologique, et même ontologique, la liberté apparaît comme ce qui
échappe à la causalité naturelle. Si la liberté, telle un miracle, est extra-naturelle, non empirique,
1
alors quelle expérience pourrait-on en faire, si ce n'est une expérience de type mystique, qui en son
principe même échapperait à toute rationalité et à toute communicabilité ?
2/ Dans une perspective psychologique et épistémologique, si une expérience de la liberté,
conjuguée à la première personne du singulier, était possible malgré l'absence de critère observable
« de l'extérieur », alors il resterait à la distinguer d'un pur fantasme, d'un sentiment illusoire qui
nous ferait prendre pour réel un idéal de notre raison ou de notre imagination. Car qu'est-ce qui peut
garantir que l'expérience en vertu de laquelle je me sens libre actuellement est bien différente d'une
croyance fausse mais non moins réelle en mon esprit ? Qu'une expérience de liberté soit possible
n'implique pas que la liberté soit objet d'expérience. La première peut n'être qu'illusion – illusion
réellement éprouvée par ma conscience – tandis que la liberté quant à elle peut n'être qu'une idée,
aussi régulatrice soit-elle, un idéal donc, qui se définit comme ce qui échappe à toute expérience du
réel.
3/ Troisièmement, d'un point de vue éthique, la possibilité comme l'impossibilité d'une expérience
de la liberté semblent problématiques. Certes, l'affirmation de la liberté humaine est une condition
sine qua non de la responsabilité morale. Mais
–
soit il y a une expérience de la liberté, illusoire ou non, et alors la liberté cesserait d'être
l'horizon normatif du monde humain. Faire en sorte que les citoyens se sentent libres pour qu'ils
cessent d'en poursuivre l'idéal constitue une stratégie de manipulation politique bien connue. Le
sentiment de liberté peut être un rempart contre des velléités de libération et un outil précieux
pour rendre dociles ceux qu'on veut conduire. On ne réclame pas ce qu'on croit avoir déjà.
–
soit la liberté ne peut pas faire l'objet d'une expérience et ne réside alors qu'en un présupposé à
admettre pour réguler et sanctionner les conduites humaines. Nous n'expérimenterions que des
contraintes, mais il faudrait poser en droit l'affirmation de la liberté pour assurer la
responsabilité de nos désirs et de nos actions.
Nous envisagerons ici le problème en prenant le pari qu'il ne faut pas tant chercher à savoir si les
caractéristiques de l'expérience, telle que nous l'avons de prime abord définie, sont applicables à
qqch comme « la liberté », mais qu'il faut plutôt chercher si une réflexion sur l'expérience de la
liberté ne nous en dit pas davantage sur la notion d'expérience même, en tant que toute expérience
est singulière, à la fois risquée, aventureuse (comme l'indique l'ex-periri) et unique.
2
***
I- La preuve par l'épreuve : l'expérience ordinaire de la liberté selon Descartes (expérience comme
attention de l'esprit à la manière dont il agit au dedans de lui)
Celui qui veut acquérir une science absolument certaine doit veiller à ne pas donner son assentiment
à ce qu'il ne connaît pas clairement et distinctement, et doit ainsi lutter contre l'élan d'impatience qui
tendrait à le précipiter dans l'affirmation du confus. Or, pour pouvoir suspendre son jugement à
l'égard de ce qui ne nous est pas clairement connu, pour pouvoir refuser le confus, il faut être
libre, libre d'énoncer ce que nous voyons clairement, mais libres aussi de ne rien affirmer tant que
nous n'avons pas suffisamment de raisons pour le faire. Pour que nous soyons responsables de nos
erreurs et de nos fautes, pour que nous puissions chercher à les éviter, il faut nous assurer que nous
ne sommes pas déterminés dans nos jugements, sans quoi il ne sert à rien de prescrire une méthode
que nous n'aurions pas le pouvoir de suivre. Alors, comment savoir si nous sommes libres ? Par un
raisonnement ? Mais si la conduite et la validité d'un raisonnement suppose ce que Descartes
appelle « la libre disposition de ses volontés » (Passions, III, art. 153, déf. générosité), comment la
raison peut-elle prouver cela même qui conditionne la pertinence de son exercice ?
C'est dans cette perspective épistémologique que Descartes, s'interrogeant sur la source de nos
erreurs, notamment dans la 4ème méditation et dans la 1ère partie des Principes de la philosophie,
est conduit à affirmer la liberté, qui se connaît sans preuve, par l'expérience irrécusable qu'on en
fait. Je vous en cite quelques occurrences:
« Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande » 4ème méditation
« [parlant des actes de notre volonté] nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point
qu'aucune force extérieure nous y contraigne. » 4ème méditation
« cette indifférence que je sens » 4ème méditation
« Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en
avons » Ppes I, 39
« Je n'ai rien supposé ou avancé, touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours
en nous-mêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle » 12ème réponse aux 3èmes
objections
« il n'y a néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et
n'expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a
point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre » 12ème réponse aux 3èmes
objections
etc.
Reprenons la dernière occurrence. L'expérience de la liberté pour Descartes y revêt 3
caractéristiques essentielles:
1/ elle est universelle. « Il n'y a néanmoins personne qui... ». Comment la description d'un
3
sentiment, d'une expérience privée, celle de l'ego qui pense et veut, peut-elle prétendre à la validité
universelle? Autrement dit, comment Descartes peut-il attribuer à d'autres les modalités
d'articulation qu'il observe entre ses états mentaux, entre nos idées et nos volitions notamment ?
2/ Une clé s'annonce dans la condition mentionnée dans la suite de la phrase, à savoir « il n'y a
néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n'expérimente que... ».
L'expérience de l'ego est certes singulière, mais elle n'en est pas pour autant un cas particulier qui
pourrait faire exception, dès lors qu'il évacue de son observation toute considération de ce qui est
extérieur à la pensée, ou dans d'autres termes, dès lors qu'il se donne les moyens de regarder son
âme avec les yeux qui lui sont propres, et non avec ceux par lesquels nous nous appréhendons la
matière. L'expérience ne vaut que si la méthode d'observation est adéquate à l'objet visé.
Aussi, à Gassendi qui lui objectait que la volonté est déterminée par l'entendement, notamment
lorsqu'elle se trompe, Descartes lui signala le défaut d'attention dont l'objection est le symptôme et
lui écrivit:
« vu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l'esprit (le latin est plus simple, tuque, o
caro, et dit: « et vous, ô chair »), il semble que vous ne preniez pas garde et ne remarquiez
pas la manière avec laquelle l'esprit agit au dedans de soi. »
S'en prenant justement à l'une des thèses de Gassendi qui veut que l'âme soit un corps subtil,
Descartes appelle à regarder « au dedans de soi », à « se regarder seulement soi-même » et en soimême, pour n'attribuer à l'âme que les propriétés qui lui sont substantielles, et non celles que nous
tendrions à lui accorder par habitude matérialiste. L'expérience personnelle n'est universalisable
que dans et par cette attention, cette concentration du regard qui, en dépouillant son objet de ce
qui n'est pas lui, se donne les moyens de le voir distinctement. L'expérience du pluriel étant toujours
confuse, il faut focaliser l'activité de l'intuition pour lui restituer toute son acuité. Sitôt que nous
regardons attentivement en nous-mêmes, ce que nous expérimenterons ne peut pas être faux. D'où,
cette assurance que Descartes manifeste, dans l'Entretien avec Burman :
« que chacun rentre seulement en soi-même et en fasse l'expérience : a-t-il ou non une volonté
parfaite et absolue ? Et peut-il ou non concevoir quoi que ce soit qui l'emporte sur lui par une
volonté plus libre ? L'expérience sera ce que j'ai dit. » (à savoir celle de l'infinité de notre
volonté, ou infinité de notre liberté formelle, en tant que cette indifférence atteste de
l'indépendance absolue de la liberté) .
Loin d'entacher la vérité de son énonciation, le recours à l'expérience atteste de l'évidence de son
objet. Car ce n'est pas par défaut mais par excès de vérité que la liberté se connaît sans preuve
rationnelle ; cet excès qui caractérise le lumineux par excellence, ce qui éclaire sans pouvoir être
éclairé, ou pour utiliser une autre image récurrente de Descartes, ce qui se touche sans pouvoir être
entouré de nos bras. C'est pourquoi, non seulement nous savons par expérience que nous sommes
4
libres, mais « nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l'indifférence qui est en nous,
qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement » (Ppes I, 41).
Ce rappel « à ce que nous ressentons chaque jour » trahit-il un irrationalisme, qui menacerait la
pertinence de la « chaîne de raisons » que veut élaborer Descartes, chaîne qu'il suspend à la
possibilité du doute, elle-même garantie par notre liberté de suspendre notre jugement ? Il n'est pas
encore besoin d'entrer ici dans la célèbre querelle qui a opposé les commentateurs Ferdinand Alquié
et Martial Guéroult sur la question de la place de l'expérience personnelle de Descartes dans
l'élaboration de sa métaphysique. Il semble, pour notre propos, suffisant de reconnaître l'impératif
cartésien de lucidité (en son sens littéral qui exige que nous regardions en face ce qui se présente
dans toute sa lux, sa lumière), lucidité quant aux limites de notre entendement. « Il est du propre de
l'entendement fini, de ne pas comprendre une infinité de choses, et du propre d'un entendement créé
d'être fini » 4ème méditation. Vouloir étayer ou réfuter par des raisonnements ce que nous
expérimentons clairement et indubitablement, est ridicule et déraisonnable. Appliquant à la difficile
compatibilité entre liberté et préordination divine, le même argument par lequel il rend compte du
problème de l'âme et du corps (leur distinction métaphysique et leur union réellement vécue),
Descartes affirme que « nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que
nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une chose que nous
savons être incompréhensible de sa nature. » Ppes I, 41
Nous ne pouvons comprendre comment nous sommes libres, mais nous savons par expérience que
nous le sommes. La liberté de notre volonté est telle que « chacun le doit plutôt ressentir et
expérimenter en soi-même que se le persuader par raison » Réponses aux cinquièmes objections.
Vouloir juger de ce qui dépasse les limites de notre faculté de comprendre est un mauvais usage de
notre liberté, et c'est en cet usage impatient et étourdi que se trouve la cause de toutes nos erreurs.
Le bon usage, cad un usage clairvoyant, consiste au contraire à circonscrire l'activité de notre
volonté formellement infinie en restreignant son contenu aux bornes de notre entendement.
Cette maîtrise des actes de notre volonté est aussi, sur le plan moral cette fois, la voie qui seule
permet l'acquisition du bonheur par celle de la vertu, en particulier la vertu qu'est la générosité (voir
Passions III, 1531). Non seulement nous sentons directement que nous sommes libres de vouloir
indifféremment, mais nous éprouvons que plus nous usons bien de notre liberté, plus nous sommes
satisfaits.
L'expérience ordinaire qui nous fait savoir, pour peu qu'on y soit attentifs, que nous sommes libres
1 « partie en ce qu'il connait qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés,
ni pourquoi il doive êt re loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une
ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter
toutes les choses qu'il jugera être les meilleu res ; ce qui est suivre parfaitement la vertu. » Passions III, 153
5
est ce qui offre à tout être raisonnable la possibilité, et même l'exigence, de conduire sa raison aussi
bien sur un plan théorique que pratique. C'est cette expérience qui atteste qu' « il n'y a point d'âme si
faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions » (art. 50
des Passions).
Il n'y a donc pas qu'une expérience de la liberté chez Descartes, mais plusieurs, et au moins 3:
–
expérience directe de l'indifférence de la volonté qui atteste de son indépendance,
–
expérience indirecte de notre liberté par le pouvoir de douter, expérience qui constitue une
preuve (bien qu'il n'est pas besoin de preuve pour celui qui est bien attentif à la manière dont sa
volonté agit)
–
et l'expérience indirecte aussi que notre liberté la plus haute est dans la poursuite de ce que
l'entendement indique comme meilleur, expérience donc d'une liberté éclairée qui se caractérise
par la facilité que nous ressentons à suivre les lumières de l'entendement, cad l'expérience que
« ex magna luce in intellectu sequitur magna propensio in voluntate2 ». Notre liberté la plus
haute s'éprouve dans l'aisance avec laquelle nous optons pour ce que nous savons clairement
être vrai et bon.
***
(Transition: )
Voilà très rapidement en quoi pour Descartes, il y a bien des expériences de libertés, au pluriel.
Cependant, le recours au témoignage de l'expérience intérieure soulève ici 2 difficultés, au moins:
D'une part, ce recours résiste difficilement à la critique spinoziste. Nous pouvons bien avoir
conscience de ce que nous faisons quand nous pensons, voulons, agissons, etc., mais non que nous
le faisons librement. Aussi, peut-on objecter que nous ne nous sentons libres que lorsqu'à cette
conscience de nos actes, s'ajoute l'ignorance des raisons ou des causes pour lesquelles nous les
effectuons. Lorsqu'au contraire, nous connaissons les causes qui nous déterminent, alors ce que
nous expérimentons, ce n'est pas la liberté, mais la nécessité.
D'autre part, la validité universelle de l'expérience intérieure tient à la reconnaissance d'une intuition
intellectuelle ou d'un « instinct intellectuel » (À Mersenne, 16 octobre 1639) qui n'est elle-même
objet d'aucune expérience directe.
On peut bien sûr l'admettre. Mais si, faute de preuve, l'on refuse l'existence d'une intuition non
sensible, si l'on refuse tout le champ lexical par lequel Descartes la déploie ( par ex. les termes du
« toucher », de l'intuition, du regard, de l'inspection, du sentir, etc.), alors nous avons à exclure la
liberté du champ de l'expérience et par là du champ de la connaissance, projet que se donne
précisément Kant dans sa Critique de la raison pure.
2 « D'une grande lumière dans l'entendement suit une grande inclinaison dans la volonté ».
6
***
Je me contenterai donc dans ce second temps de souligner 3 points majeurs pour lesquels la pensée
kantienne est fondamentale quant à la question de la liberté comme objet de l'expérience.
1/ De la catégorie de causalité à l'Idée de liberté
Comme vous le savez bien, la Critique de la raison pure, dont le projet consiste à circonscrire notre
pouvoir de connaître, la Critique de la raison pure limite celui-ci au domaine de l'expérience
possible, au domaine des phénomènes, cad à ce qui peut être donné dans une intuition sensible
avant d'être mis en forme (pensé, jugé) par les catégories de l'entendement. Je n'ai pas le temps ici
de reprendre l'articulation de la table des jugements, avec celles des catégories et des principes,
mais je vous invite à relire la 3è section de l'Analytique des principes, en particulier le chapitre
concernant les « analogies de l'expérience », dont la règle est que « l'expérience n'est possible que
par la représentation d'une liaison nécessaire des perceptions. » (Anal. ppes, ch. 1 3ème section)
Je rappellerai simplement que la catégorie de la causalité, qui est une condition de l'expérience rend
possible l'existence d'une nature, nature qui n'est connaissable pour nous que comme phénoménale,
cad comme ensemble de lois en vertu desquelles tous les phénomènes s'enchaînent nécessairement
comme causes et comme effets.
Comment passe-t-on de la catégorie de causalité, condition de la constitution de la nature comme
enchaînement de phénomènes selon la loi de causalité, à l'Idée de liberté dont aucun phénomène ne
peut nous être donné ? C'est ce que Kant montre dans la dialectique transcendantale, en particulier
dans le chapitre II consacré aux antinomies de la raison pure. L'antinomie se caractérise par « le
conflit de connaissance apparemment dogmatiques », conflit entre une thèse et une antithèse, qui
s'appuient l'une et l'autre sur une preuve par l'absurde: ne pouvant être vraies simultanément, en
vertu du principe de contradiction, elles plongent la raison dans une confusion dialectique. Aussi,
pour aller vite, la 3è antinomie est celle dont la thèse nie qu'il n'y ait de causalité que naturelle et
affirme la nécessité d'une causalité par liberté, à savoir l'indépendance d'une volonté inconditionnée
qui n'est soumise à aucune cause. L'antithèse affirme au contraire que la causalité naturelle est la
seule possible, puisque l'expérience ne serait tout simplement pas possible s'il fallait admettre dans
la nature des phénomènes sans cause.
Dans la Critique de la raison pure, la solution de l'antinomie consiste à maintenir sur des plans
différents les affirmations qui sont de ce fait non pas contraires, mais « subcontraires ». L'antithèse
(celle qui affirme que « tout arrive d'après les lois de la nature ») vaut pour l'ordre phénoménal,
tandis que la thèse (qui affirme l'existence d'une causalité par liberté), n'est pas impossible dans
7
l'ordre nouménal. La liberté est donc une Idée de la raison, qui revêt, à l'issue de la dialectique
transcendantale, un caractère problématique (impossible dans le monde sensible, mais non
impossible dans l'ordre intelligible).
L'Idée de liberté a donc, comme les autres idées de la raison, a un usage régulateur mais non
constitutif. Elle ne constitue pas d'objet, mais elle prescrit à l'esprit la règle d'étendre le plus loin
possible sa recherche régressive des causes dans l'expérience, sans pour autant poser la totalité
inconditionnée des conditions. L'Idée de liberté donne un horizon à l'expérience, sans prédéfinir son
issue.
Cela étant rappelé, nous allons nous pencher sur 2 caractérisations de la liberté, qui permettent
notamment pour l'agrégation, au sujet de l'expérience, de ne pas trop réduire Kant au schéma
conditions a priori de l'expérience / phénomène comme objet de l'expérience / noumène comme
objet de l'illusion transcendantale. Car il faut bien garder à l'esprit que par la critique, Kant veut
surtout refonder la métaphysique, et non la fermer, ou selon sa formule de la préface à la 2nde
édition, « mettre de côté le savoir afin d'obtenir de la place pour la croyance » (p. 85).
Bref, les 2 caractérisations de la liberté que je convoque ici sont :
- Dans le Canon de la raison pure, à la fin de la 1ère section, où Kant explique que nous faisons
l'expérience de la liberté pratique.
- Dans la Critique de la raison pratique, où est affirmé que la liberté transcendantale est un fait de
la raison, attesté dans l'expérience, en d'autres termes que la liberté est un fait non empirique, le seul
fait non empirique qui soit, cad la seule Idée qui est en même temps un fait irrécusable en tant que
doté d'une réalité objective.
2/ Je vous ai mis le texte du Canon de la raison pure mais pour gagner du temps, je vous laisse le
relire chez vous. Je ne relèverai au passage que quelques expressions.
Distinguant l'arbitre animal, arbitre nécessairement déterminé pathologiquement (par des
impulsions sensibles), du libre arbitre (qui peut se déterminer selon des mobiles rationnels soit par
prudence soit par moralité), Kant écrit : « la liberté pratique peut être démontrée par l'expérience »
(p. 656). Pourquoi? Parce que nous savons par expérience que nous pouvons, tout en étant attirés
par l'objet d'une satisfaction immédiate, refuser ce désirable immédiat au nom d'un bien préférable,
indiqué par la raison. Il y a donc des lois autres que celles de la nature (qui ne traitent que de ce qui
arrive), il y a aussi des lois de la raison qui « disent ce qui doit arriver ». L'expérience du refus du
penchant sensible au nom d'un bien plus lointain représenté par la raison et formulé dans des
impératifs de prudence, voire des impératifs moraux, est expérience de la liberté entendue comme
expérience de l'indépendance de l'arbitre à l'égard des inclinations sensibles. C'est pourquoi « nous
8
connaissons donc la liberté pratique par expérience comme constituant l'une des causes naturelles, à
savoir une causalité de la raison dans la détermination du vouloir. »
Il y a donc l'expérience d'une liberté, la liberté qui garantit que nos actions ne sont pas les résultats
immédiats d'un penchant sensible impossible à réprimer et qu'elles sont à ce titre imputables à
l'agent. Il s'agit là d'un fait psychologique d'une liberté « inauthentique », cad de ce que Martial
Guéroult désigne comme « l'appréhension d'une donnée psychologique immédiate » (Canon de la
raison pure et Critique de la raison pratique, Revue internationale de philosophie, 1954). Cette
liberté est « inauthentique » car son expérience nous prouve que le vouloir peut être déterminé par
la raison, mais elle ne prouve pas que la raison elle-même soit absolument inconditionnée,
indépendante des influences extérieures ! Il n'y a pas d'expérience de l'inconditionné, de
l'intelligible, et la liberté transcendantale, en tant qu' indépendance absolue de la raison à l'égard de
toute condition sensible, demeure encore seulement problématique.
3/ Elle n'en est pourtant pas moins affirmée, et c'est la 2nde caractérisation sur laquelle nous allons
nous pencher, elle est affirmée dans la Critique de la raison pratique, où il s'agit de fonder la loi
morale dans la raison pure pratique et à en révéler le caractère a priori, donc nécessaire et universel.
Car pour que la loi morale soit bien inconditionnée, indépendante des intérêts subjectifs, il faut que
la raison qui la prescrit soit elle-même indépendante de tout intérêt sensible. Il faut par là qu'elle
soit libre, de cette liberté transcendantale dont la Critique de la raison pure a rejeté hors des limites
de la connaissance. Ne sommes-nous alors pas dans ce cercle vicieux qui interdirait la morale,
cercle dans lequel la loi morale ne peut être inconditionnée sans la liberté transcendantale, mais la
liberté transcendantale n'est possible que par une raison qui, par sa législation, montre qu'elle est
indépendante de toute détermination sensible?
Dans sa célèbre note de la préface à la CRPratique, Kant brise ce cercle apparent en distinguant 2
ordres d'implication. La liberté suppose la loi morale, non pas pour être, mais pour se faire connaître
; tandis que la loi morale suppose la liberté en son essence, pour être loi morale. La loi morale est la
ratio cognoscendi de la liberté, car par la voix du devoir, nous savons que nous pouvons agir
moralement, quand bien même nous n'y arrivons pas dans les faits. Elle nous fait donc savoir que
nous sommes libres parce qu'elle ne serait pas possible sans cette liberté qui en est la ratio essendi.
Pas de loi morale sans liberté, pas de réalité objective de cette liberté sans la voix du devoir.
Mais comment donc la prescription morale de la raison nous garantit que nous sommes libres ? Car,
elle nous dit bien ce que nous devons faire, mais la liberté réside en un pouvoir d'agir, non en un
devoir... La fameuse réponse de Kant est cruciale pour le comprendre : lorsque nous savons ce que
nous devons faire, nous savons que nous pouvons le faire, quand bien même cela exigerait de nous
9
des sacrifices auxquels nous ne concèderons peut être pas. Je vous renvoie ici au passage du § 6,
scolie, avec l'exemple du gibet (p. 125-126). Cet exemple procède en deux temps. Que nous soyons
capables de résister à un penchant immédiat au nom d'un intérêt plus grand, connu grâce à un calcul
prudent de la raison, était déjà ce que manifestait l'expérience de la liberté pratique dans le Canon
de la raison pure. Mais ce qui est ajouté, dans le 2nd moment de l'expérience fictive invoquée par
Kant, c'est que nous soyons capable de renoncer à notre intérêt (survivre) par pur devoir (ici, refuser
au Prince de porter un faux témoignage). Il se peut que nous n'y renoncions pas, mais lorsque nous
nous disons en notre for intérieur que nous aurions dû faire quelque chose, c'est que nous aurions pu
le faire, quelques soient les raisons et les prétextes que nous nous trouvons de ne pas avoir agi
moralement. Je dois, donc je peux, voilà ce que Füssler appelle le « cogito éthique » (dans son
introduction à la CRPratique) qui pose la liberté comme fait, fait non empirique certes, mais fait de
la raison qui se manifeste dans l'expérience de l'obligation. L'injonction à la loi morale est une
expérience indirecte et non empirique de la liberté transcendantale. Elle a une réalité objective car
elle est une détermination « inévitable » de la volonté.
Je signale sur point l'extension du terme de fait au-delà de ce dont on fait l'expérience réelle, que
Kant justifie dans la note 1 du § 91 de la CFJ.
Ce qui est important pour notre propos est de comprendre en quoi l'Idée de liberté chez Kant a le
privilège d'être la seule Idée de la raison pure dont l'objet est reconnu comme un fait, non
empirique, non naturel, mais un fait a priori, qui ne se laisse pas comprendre par la raison
théorique, mais se fait savoir par la raison pratique pure. Martial Guéroult désigne cette expérience
bien différente de l'expérience sensible, comme « la connaissance de la raison par la raison (dans
son acte d'institution de la législation pratique ».
Entre l'expérience perceptive comme constitution du phénomène et une expérience mystique dans
laquelle se révèlerait à une intuition intellectuelle un donné purement intelligible, intuition dont la
critique de la raison pure a montré le caractère illusoire, Kant laisse une place à un savoir pratique
authentique, reposant sur un savoir de la liberté irréductible à la connaissance scientifique, et qui
ouvre la perspective d'une liberté possible entendue comme autonomie d'une volonté capable se
déterminant pour la loi morale, par le respect que celle-ci lui inspire.
Qu'aucun exemple concret ne nous livre l'expérience de cette liberté comme autonomie absolue,
n'empêche pas que dans l'expérience du devoir se fait connaître la possibilité et même la
prescription de cette autonomie par le fait de la liberté transcendantale. En distinguant la liberté
pratique de la liberté transcendantale, Kant avait écrit dans la CRPure que « la suppression de la
liberté transcendantale ferait disparaître en même temps toute liberté pratique » (p. 496).
L'affirmation de l'apodicticité de la liberté transcendantale par la reconnaissance d'un fait de la
10
raison était donc nécessaire et érige la liberté en « clé de voûte » de tout l'édifice critique de Kant.
Conclusion
Il apparaît, au terme de ce parcours limité, que l'écart irréductible entre les conceptions cartésienne
et kantienne, loin de dissiper la question, permet de la préciser. Car l'une et l'autre témoignent d'un
effort pour rendre compte d'une liberté qui, même si elle ne nous apparaît que partiellement,
participe de la réalité de l'existence humaine. Par ailleurs, elles se rejoignent sur ce constat
fondamental qu'il n'y a pas qu'une liberté, mais plusieurs, et elles le justifient toutes deux en
distinguant des niveaux d'expérience. Le polymorphisme de l'expérience de la liberté rend raison de
la polysémie du mot et de la multiplicité des conceptions qui jalonnent l'histoire de la philosophie. Il
reste que nous pouvons dégager 2 voies méthodiques, 2 points de vue sur la question, sur lesquels je
conclurai:
1/ D'un point de vue phénoménologique introspectif, l'expérience de la liberté ne se vit que comme
expérience de libération. Comme le remarque Nicolas Grimaldi dans Ambiguïtés de la liberté, on
n'éprouve d'autant plus vivement les libertés qu'on n'a pas toujours eues ou que d'autres n'ont pas.
De même, les expériences du doute métaphysique ou du refus du penchant sensible sont décrites
comme des situations où ce qui entravait le progrès rationnel pour ainsi dire « saute » et libère le
sujet de ce qui le réduirait à l'illusion ou à l'animalité. Il semble bien que c'est comme ça
qu'ordinairement on éprouve les intermittences d'une liberté qu'on ne sent que dans le moment où sa
privation, ou la représentation de cette privation, cesse.
2/ D'un point de vue herméneutique réflexif, la liberté se lit dans les oeuvres qu'elle a produites et
qui témoignent de sa réalité objective. Ce n'est alors pas par introspection, mais par une
interprétation rétrospective que nous pouvons réflexivement nous approprier les expériences
concrètes du moi. Écartant à la fois l'intuition intellectuelle (qui s'interdit l'objectivité) et la
conscience transcendantale (qui s'interdit l'intimité), l'herméneutique réflexive, telle qu'on la trouve
chez Ricoeur notamment, déploie l'idée que nous faisons l'expérience de la liberté par le
déchiffrement de ses oeuvres. Une telle expérience est indéfinie, toujours à renouveler, non pas sur
le mode de la répétition mécanique, mais sur le mode de la reprise du sens. L'expérience de la
liberté est à la fois épreuve et empreinte: épreuve en tant qu'elle modifie le sujet pris dans sa
temporalité et porte toujours en elle l'appel d'une libération à poursuivre ; empreinte en ce que, les
oeuvres passées sont les seuls signes actuels de la liberté humaine, et que leur sens est suspendu à
l'expérience que nous en reprenons.
11
Textes:
« Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée
d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je
porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu,
que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus
ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses ;
elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même.
Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer
ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les
choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune
force extérieure nous y contraigne. (…). De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis
point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la
liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volonté » Descartes,
Méditation Quatrième, in Oeuvres Complètes, tome II, Classiques Garnier, Édition de F. Alquié, pp. 460461.
Art. 39 : Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons.
Au reste il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne le pas
donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en
avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous
supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous
apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne
connaissions pas encore parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne
pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu'aucune autre chose que nous
puissions jamais connaître. Descartes, Principes de la philosophie, 1ère partie, in OC III, op. cit., p. 114.
« Je n'ai rien supposé ou avancé, touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours en nousmêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle (...).
Mais encore que peut-être il y en ait plusieurs qui, lorsqu'ils considèrent la préordination de Dieu, ne peuvent
pas comprendre comment notre liberté peut subsister et s'accorder avec elle, il n'y a néanmoins personne
qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n'expérimente que la volonté et la liberté ne sont
qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est
libre. » Descartes, Réponses aux troisièmes objections, (Objection douzième), in OC II, Classiques Garnier,
p. 624
« Quoique ce que vous niez touchant l'indifférence de la volonté soit de soi très manifeste, je ne veux
pourtant pas entreprendre de vous le prouver ; car cela est tel que chacun le doit plutôt ressentir et
expérimenter en soi-même que se le persuader par raison ; et certes ce n'est pas merveille si dans le
personnage que vous jouez, et vu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l'esprit, il semble
que vous ne preniez pas garde et ne remarquiez pas la manière avec laquelle l'esprit agit au dedans de
soi. Ne soyez donc pas libre, si bon vous semble ; pour moi, je jouirai de ma liberté, puisque non seulement
je la ressens en moi-même, mais que je vois aussi qu'ayant dessein de la combattre, au lieu de lui opposer de
bonnes et solides raisons, vous vous contentez simplement de la nier. Et peut-être que je trouverai plus de
créance en l'esprit des autres en assurant ce que j'ai expérimenté et dont chacun peut aussi faire l'épreuve en
soi-même, que non pas vous, qui niez une chose pour cela seul que vous ne l'avez peut-être pas
expérimentée. Et néanmoins il est aisé de juger par vos propres paroles que vous l'avez quelquefois éprouvée
: car où vous niez que « nous puissions nous empêcher de tomber dans l'erreur », parce que vous ne voulez
pas que la volonté se porte à aucune chose qu'elle n'y soit déterminée par l'entendement, là même vous
demeurez d'accord que « nous pouvons faire en sorte de n'y pas persévérer », ce qui ne se peut aucunement
faire sans cette liberté que la volonté a de se porter d'une part ou d'autre sans attendre la détermination de
l'entendement, laquelle néanmoins vous ne vouliez pas reconnaître. » Descartes, Réponses aux cinquièmes
objections, in OC II, op. cit., p. 824.
12
« que chacun rentre seulement en soi-même et en fasse l'expérience : a-t-il ou non une volonté parfaite
et absolue ? Et peut-il ou non concevoir quoi que ce soit qui l'emporte sur lui par une volonté plus libre
? L'expérience sera ce que j'ai dit. » Descartes, Entretien avec Burman, Vrin, 1975, p. 50-51.
art. 41 : Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
Au lieu que nous n'aurons point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée est
finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou
qui peut être, mais il l'a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d'intelligence pour
connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n'en avons pas assez
pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des
hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d'autre côté, nous sommes aussi tellement assurés de la
liberté et de l'indifférence qui est en nous, qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon
que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de
ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous
ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature. Descartes,
Principes de la philosophie, 1ère partie, in OC III, op. cit., p. 115
« Un arbitre, en effet, est simplement animal (arbitrium brutum) s'il ne peut être déterminé autrement que par
des impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement. En revanche, celui qui peut être déterminé
indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mobiles que seule la raison peut se
représenter, s'appelle le libre arbitre (arbitrium liberum), et tout ce qui s'y relie, que ce soit comme principe
ou comme conséquence, est appelé pratique.
La liberté pratique peut être démontrée par l'expérience. Car ce n'est pas simplement ce qui attire, cad ce
qui l'affecte immédiatement les sens, qui détermine l'arbitre humain, mais nous disposons d'un pouvoir de
surmonter, grâce à des représentations de ce qui, même d'une façon plus éloignée, est utile ou nuisible, les
impressions produites sur notre pouvoir sensible de désirer : ces réflexions sur ce qui est désirable
relativement à tout notre état, c'est-à-dire sur ce qui est bon et utile, reposent toutefois sur la raison. Celle-ci
fournit donc aussi des lois qui sont des impératifs, c'est-à-dire des lois objectives de la liberté, et qui disent ce
qui doit arriver, bien que peut-être cela n'arrive jamais, et se distinguent en cela des lois de la nature, qui ne
traitent que de ce qui arrive, ce pourquoi elles sont aussi appelées des lois pratiques.
(...) Nous connaissons donc la liberté pratique par expérience comme constituant l'une des causes
naturelles, à savoir une causalité de la raison dans la détermination du vouloir, cependant que la liberté
transcendantale requiert une indépendance de cette raison elle-même (du point de vue de sa capacité à
inaugurer causalement une série de phénomènes) vis-à-vis de toutes les causes déterminantes du monde
sensible, et qu'en tant que telle elle semble être contraire à la loi de la nature, par conséquent à toute
expérience possible, et donc demeure un problème.
La question portant sur la liberté transcendantale concerne uniquement le savoir spéculatif, et nous pouvons
la mettre de côté comme tout à fait indifférente quand il s'agit du pratique. » Kant, Critique de la raison
pure, « Canon de la raison pure », fin de la 1ère section, trad. Renaut, 2001, p. 656-657.
« (...) on n'aurait jamais pu en arriver à avoir cette audace singulière d'introduire la liberté dans la science, si
la loi morale, et avec elle la raison pratique, ne nous y avaient amené et ne nous avaient imposé ce concept.
Mais l'expérience [Erfahrung] confirme aussi cet ordre des concepts en nous. Supposez que quelqu'un
allègue, à propos de son inclination à la luxure, qu'il lui est absolument impossible d'y résister quand l'objet
aimé et l'occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, une gibet se
trouvait dressé pour l'y prendre aussitôt qu'il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son
inclination ? On devinera immédiatement ce qu'il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince
prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage
contre un homme intègre qu'il voudrait supprimer sous de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour
possible, quelque grand que puisse être son amour pour la vie, de le vaincre quand même. Il n'osera peut-être
par assurer qu'il le ferait ou non ; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il juge
donc qu'il peut quelque chose parce qu'il a pleinement conscience qu'il le doit, et il reconnaît en lui la
liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. » Kant, Critique de la raison pratique,
Scolie du § 6, trad. Füssler, GF, 2003, p. 125-126.
13
Téléchargement