L'expérience de la liberté
Peggy Avez
Toute expérience est expérience de quelque chose par quelqu'un. La transitivité grammaticale de
l'expérience indique quelque chose de sa genèse : si l'expérience ne se réduit ni à la seule sensation,
ni à l'idée, c'est qu'elle se définit par la rencontre inédite entre d'une part, une conscience prise dans
sa temporalité propre au cours de laquelle elle ne cesse de se modifier et, d'autre part, un objet qui
ne se donne à percevoir que dans un contexte empiriquement surdéterminé, surdétermi par une
multitude de variables qui, en révélant sans cesse de nouveaux aspects de l'objet, en laissent
nécessairement d'autres dans l'ombre. Aussi semble-t-il ne pas y avoir d'expérience du général, ni
en général : il n'y a pas d'expérience possible d'un objet sans qualités, mais il n'y a d'expérience que
d'un contenu qualitatif, cad d'un donné objectif subjectivement coloré.
Ainsi caracrisée, on voit mal comment il pourrait y avoir une expérience de la liberté. Car la
liberté n'est pas un objet donné empiriquement, mais un concept, avec la généralité que cela
implique, concept marqué par l'article défini (la liberté), qui renvoie à quelque chose qu'on réclame,
à quelque chose qui doit être mais n'est pas, qui renvoie à un droit, ou à un Idéal, mais non à un état
de fait. Qu'elle soit appliquée à une action (est libre l'action dont la raison se trouve dans la volonté
libre) ou à une volonté (est libre la volonté qui veut sans être contrainte par des influences
sensibles), dans ces deux cas, la liber n'est pas observable de l'extérieur, elle échappe à
l'objectivité et à la singularité d'un donné puisque rien ne distingue empiriquement et avec
certitude une action libre d'un comportement contraint, un sujet voulant librement d'un sujet dont la
volonté serait déterminée.
Pourtant, si nous ne pouvons pas expérimenter la liberté des autres, nous expérimentons de manière
intermittente la nôtre, à la première personne. Dire que l'expérience de la liberté requiert
épistémologiquement l'adoption du point de vue de la première personne et la méthode introspective
qui l'accompagne, ce n'est pas répondre au problème mais le poser dans sa spécificité. Plus
précisément, l'interrogation sur la possibili et l'intelligibilité, les conditions transcendantales et
épistémologiques d'une expérience de la liberté souve une triple difficulté:
1/ Dans une perspective cosmologique, et me ontologique, la liberté apparaît comme ce qui
échappe à la causalité naturelle. Si la liberté, telle un miracle, est extra-naturelle, non empirique,
1
alors quelle expérience pourrait-on en faire, si ce n'est une expérience de type mystique, qui en son
principe même échapperait à toute rationalité et à toute communicabili ?
2/ Dans une perspective psychologique et épistémologique, si une expérience de la liberté,
conjuguée à la premre personne du singulier, était possible malgré l'absence de critère observable
« de l'extérieur », alors il resterait à la distinguer d'un pur fantasme, d'un sentiment illusoire qui
nous ferait prendre pour réel un idéal de notre raison ou de notre imagination. Car qu'est-ce qui peut
garantir que l'expérience en vertu de laquelle je me sens libre actuellement est bien différente d'une
croyance fausse mais non moinselle en mon esprit ? Qu'une expérience de liberté soit possible
n'implique pas que la liberté soit objet d'expérience. La première peut n'être qu'illusion illusion
réellement éprouvée par ma conscience tandis que la liberté quant à elle peut n'être qu'une idée,
aussi régulatrice soit-elle, un idéal donc, qui se définit comme ce qui échappe à toute expérience du
réel.
3/ Troisièmement, d'un point de vue éthique, la possibili comme l'impossibilité d'une expérience
de la liber semblent problématiques. Certes, l'affirmation de la liberté humaine est une condition
sine qua non de la responsabilité morale. Mais
soit il y a une expérience de la liber, illusoire ou non, et alors la liberté cesserait d'être
l'horizon normatif du monde humain. Faire en sorte que les citoyens se sentent libres pour qu'ils
cessent d'en poursuivre l'idéal constitue une stratégie de manipulation politique bien connue. Le
sentiment de liber peut être un rempart contre des velléités de libération et un outil précieux
pour rendre dociles ceux qu'on veut conduire. On ne réclame pas ce qu'on croit avoirjà.
soit la liberté ne peut pas faire l'objet d'une expérience et ne réside alors qu'en un présupposé à
admettre pour réguler et sanctionner les conduites humaines. Nous n'expérimenterions que des
contraintes, mais il faudrait poser en droit l'affirmation de la liberté pour assurer la
responsabilité de nos désirs et de nos actions.
Nous envisagerons ici le problème en prenant le pari qu'il ne faut pas tant chercher à savoir si les
caractéristiques de l'expérience, telle que nous l'avons de prime abord définie, sont applicables à
qqch comme « la liberté », mais qu'il faut plutôt chercher si une flexion sur l'expérience de la
liberté ne nous en dit pas davantage sur la notion d'expérience même, en tant que toute expérience
est singulière, à la fois risquée, aventureuse (comme l'indique l'ex-periri) et unique.
2
***
I- La preuve par l'épreuve : l'expérience ordinaire de la liber selon Descartes (expérience comme
attention de l'esprit à la manière dont il agit au dedans de lui)
Celui qui veut acquérir une science absolument certaine doit veiller à ne pas donner son assentiment
à ce qu'il ne connaît pas clairement et distinctement, et doit ainsi lutter contre l'élan d'impatience qui
tendrait à le précipiter dans l'affirmation du confus. Or, pour pouvoir suspendre son jugement à
l'égard de ce qui ne nous est pas clairement connu, pour pouvoir refuser le confus, il faut être
libre, libre d'énoncer ce que nous voyons clairement, mais libres aussi de ne rien affirmer tant que
nous n'avons pas suffisamment de raisons pour le faire. Pour que nous soyons responsables de nos
erreurs et de nos fautes, pour que nous puissions chercher à les éviter, il faut nous assurer que nous
ne sommes pas déterminés dans nos jugements, sans quoi il ne sert à rien de prescrire une méthode
que nous n'aurions pas le pouvoir de suivre. Alors, comment savoir si nous sommes libres ? Par un
raisonnement ? Mais si la conduite et la validité d'un raisonnement suppose ce que Descartes
appelle « la libre disposition de ses volontés » (Passions, III, art. 153, déf. générosité), comment la
raison peut-elle prouver cela même qui conditionne la pertinence de son exercice ?
C'est dans cette perspective épistémologique que Descartes, s'interrogeant sur la source de nos
erreurs, notamment dans la 4ème méditation et dans lare partie des Principes de la philosophie,
est conduit à affirmer la liberté, qui se connaît sans preuve, par l'expérience irrécusable qu'on en
fait. Je vous en cite quelques occurrences:
« Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande » 4ème méditation
« [parlant des actes de notre volonté] nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point
qu'aucune force extérieure nous y contraigne. » 4ème méditation
« cette indifférence que je sens » 4ème méditation
« Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en
avons » Ppes I, 39
« Je n'ai rien supposé ou avancé, touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours
en nous-mêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle » 12ème réponse aux 3èmes
objections
« il n'y a néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et
n'expérimente que la volon et la liber ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a
point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre » 12ème ponse aux 3èmes
objections
etc.
Reprenons la dernière occurrence. L'expérience de la liberté pour Descartes y revêt 3
caractéristiques essentielles:
1/ elle est universelle. « Il n'y a anmoins personne qui... ». Comment la description d'un
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sentiment, d'une expérience privée, celle de l'ego qui pense et veut, peut-elle prétendre à la validité
universelle? Autrement dit, comment Descartes peut-il attribuer à d'autres les modalis
d'articulation qu'il observe entre ses états mentaux, entre nos idées et nos volitions notamment ?
2/ Une clé s'annonce dans la condition mentionnée dans la suite de la phrase, à savoir « il n'y a
néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n'expérimente que... ».
L'expérience de l'ego est certes singulière, mais elle n'en est pas pour autant un cas particulier qui
pourrait faire exception, dès lors qu'il évacue de son observation toute considération de ce qui est
extérieur à la pensée, ou dans d'autres termes, dès lors qu'il se donne les moyens de regarder son
âme avec les yeux qui lui sont propres, et non avec ceux par lesquels nous nous appréhendons la
matière. L'expérience ne vaut que si la méthode d'observation est adéquate à l'objet visé.
Aussi, à Gassendi qui lui objectait que la volon est déterminée par l'entendement, notamment
lorsqu'elle se trompe, Descartes lui signala le défaut d'attention dont l'objection est le symptôme et
lui écrivit:
« vu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l'esprit (le latin est plus simple, tuque, o
caro, et dit: « et vous, ô chair »), il semble que vous ne preniez pas garde et ne remarquiez
pas la manière avec laquelle l'esprit agit au dedans de soi. »
S'en prenant justement à l'une des thèses de Gassendi qui veut que l'âme soit un corps subtil,
Descartes appelle à regarder « au dedans de soi », à « se regarder seulement soi-me » et en soi-
même, pour n'attribuer à l'âme que les propriétés qui lui sont substantielles, et non celles que nous
tendrions à lui accorder par habitude marialiste. L'expérience personnelle n'est universalisable
que dans et par cette attention, cette concentration du regard qui, en dépouillant son objet de ce
qui n'est pas lui, se donne les moyens de le voir distinctement. L'expérience du pluriel étant toujours
confuse, il faut focaliser l'activité de l'intuition pour lui restituer toute son acuité. Sitôt que nous
regardons attentivement en nous-mêmes, ce que nous expérimenterons ne peut pas être faux. D'où,
cette assurance que Descartes manifeste, dans l'Entretien avec Burman :
« que chacun rentre seulement en soi-même et en fasse l'expérience : a-t-il ou non une volon
parfaite et absolue ? Et peut-il ou non concevoir quoi que ce soit qui l'emporte sur lui par une
volonté plus libre ? L'expérience sera ce que j'ai dit. » (à savoir celle de l'infinité de notre
volonté, ou infinité de notre liberté formelle, en tant que cette indifférence atteste de
l'indépendance absolue de la liberté) .
Loin d'entacher la vérité de son énonciation, le recours à l'expérience atteste de l'évidence de son
objet. Car ce n'est pas par défaut mais par excès de vérité que la liberté se connaît sans preuve
rationnelle ; cet excès qui caractérise le lumineux par excellence, ce qui éclaire sans pouvoir être
éclai, ou pour utiliser une autre imagecurrente de Descartes, ce qui se touche sans pouvoir être
entouré de nos bras. C'est pourquoi, non seulement nous savons par expérience que nous sommes
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libres, mais « nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l'indifférence qui est en nous,
qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement » (Ppes I, 41).
Ce rappel « à ce que nous ressentons chaque jour » trahit-il un irrationalisme, qui menacerait la
pertinence de la « chaîne de raisons » que veut élaborer Descartes, chaîne qu'il suspend à la
possibilidu doute, elle-même garantie par notre liberté de suspendre notre jugement ? Il n'est pas
encore besoin d'entrer ici dans la célèbre querelle qui a opposé les commentateurs Ferdinand Alquié
et Martial Guéroult sur la question de la place de l'expérience personnelle de Descartes dans
l'élaboration de sa métaphysique. Il semble, pour notre propos, suffisant de reconnaître l'impératif
carsien de lucidité (en son sens littéral qui exige que nous regardions en face ce qui se présente
dans toute sa lux, sa lumière), lucidité quant aux limites de notre entendement. « Il est du propre de
l'entendement fini, de ne pas comprendre une infinité de choses, et du propre d'un entendement créé
d'être fini » 4ème méditation. Vouloir étayer ou réfuter par des raisonnements ce que nous
expérimentons clairement et indubitablement, est ridicule et déraisonnable. Appliquant à la difficile
compatibilité entre liberté et préordination divine, le même argument par lequel il rend compte du
problème de l'âme et du corps (leur distinction métaphysique et leur union ellement vécue),
Descartes affirme que « nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que
nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une chose que nous
savons être incompréhensible de sa nature. » Ppes I, 41
Nous ne pouvons comprendre comment nous sommes libres, mais nous savons par expérience que
nous le sommes. La liberté de notre volonté est telle que « chacun le doit plutôt ressentir et
expérimenter en soi-même que se le persuader par raison » Réponses aux cinquièmes objections.
Vouloir juger de ce qui dépasse les limites de notre faculté de comprendre est un mauvais usage de
notre liberté, et c'est en cet usage impatient et étourdi que se trouve la cause de toutes nos erreurs.
Le bon usage, cad un usage clairvoyant, consiste au contraire à circonscrire l'activité de notre
volonté formellement infinie en restreignant son contenu aux bornes de notre entendement.
Cette mtrise des actes de notre volonté est aussi, sur le plan moral cette fois, la voie qui seule
permet l'acquisition du bonheur par celle de la vertu, en particulier la vertu qu'est la générosité (voir
Passions III, 1531). Non seulement nous sentons directement que nous sommes libres de vouloir
indifféremment, mais nous éprouvons que plus nous usons bien de notre liberté, plus nous sommes
satisfaits.
L'expérience ordinaire qui nous fait savoir, pour peu qu'on y soit attentifs, que nous sommes libres
1 « partie en ce qu'il connait qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés,
ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une
ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter
toutes les choses qu'il jugera être les meilleures ; ce qui est suivre parfaitement la vertu. » Passions III, 153
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