sentiment, d'une expérience privée, celle de l'ego qui pense et veut, peut-elle prétendre à la validité
universelle? Autrement dit, comment Descartes peut-il attribuer à d'autres les modalités
d'articulation qu'il observe entre ses états mentaux, entre nos idées et nos volitions notamment ?
2/ Une clé s'annonce dans la condition mentionnée dans la suite de la phrase, à savoir « il n'y a
néanmoins personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n'expérimente que... ».
L'expérience de l'ego est certes singulière, mais elle n'en est pas pour autant un cas particulier qui
pourrait faire exception, dès lors qu'il évacue de son observation toute considération de ce qui est
extérieur à la pensée, ou dans d'autres termes, dès lors qu'il se donne les moyens de regarder son
âme avec les yeux qui lui sont propres, et non avec ceux par lesquels nous nous appréhendons la
matière. L'expérience ne vaut que si la méthode d'observation est adéquate à l'objet visé.
Aussi, à Gassendi qui lui objectait que la volonté est déterminée par l'entendement, notamment
lorsqu'elle se trompe, Descartes lui signala le défaut d'attention dont l'objection est le symptôme et
lui écrivit:
« vu la naturelle disproportion qui est entre la chair et l'esprit (le latin est plus simple, tuque, o
caro, et dit: « et vous, ô chair »), il semble que vous ne preniez pas garde et ne remarquiez
pas la manière avec laquelle l'esprit agit au dedans de soi. »
S'en prenant justement à l'une des thèses de Gassendi qui veut que l'âme soit un corps subtil,
Descartes appelle à regarder « au dedans de soi », à « se regarder seulement soi-même » et en soi-
même, pour n'attribuer à l'âme que les propriétés qui lui sont substantielles, et non celles que nous
tendrions à lui accorder par habitude matérialiste. L'expérience personnelle n'est universalisable
que dans et par cette attention, cette concentration du regard qui, en dépouillant son objet de ce
qui n'est pas lui, se donne les moyens de le voir distinctement. L'expérience du pluriel étant toujours
confuse, il faut focaliser l'activité de l'intuition pour lui restituer toute son acuité. Sitôt que nous
regardons attentivement en nous-mêmes, ce que nous expérimenterons ne peut pas être faux. D'où,
cette assurance que Descartes manifeste, dans l'Entretien avec Burman :
« que chacun rentre seulement en soi-même et en fasse l'expérience : a-t-il ou non une volonté
parfaite et absolue ? Et peut-il ou non concevoir quoi que ce soit qui l'emporte sur lui par une
volonté plus libre ? L'expérience sera ce que j'ai dit. » (à savoir celle de l'infinité de notre
volonté, ou infinité de notre liberté formelle, en tant que cette indifférence atteste de
l'indépendance absolue de la liberté) .
Loin d'entacher la vérité de son énonciation, le recours à l'expérience atteste de l'évidence de son
objet. Car ce n'est pas par défaut mais par excès de vérité que la liberté se connaît sans preuve
rationnelle ; cet excès qui caractérise le lumineux par excellence, ce qui éclaire sans pouvoir être
éclairé, ou pour utiliser une autre image récurrente de Descartes, ce qui se touche sans pouvoir être
entouré de nos bras. C'est pourquoi, non seulement nous savons par expérience que nous sommes
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