nsée – sagesse – beauté – vérité – philosophie – pensée – sagesse – beauté – vérité – philosophie – pensée – Le libéralisme en question 4/5 Par Antoine de Crémiers Tr a n s c e n d a n c e o u i m m a n e n c e ? « Il n’y a au fond que deux manières de penser la composition d’une société humaine : soit en lui prêtant une unité préalable qui ne peut être, dès lors, que d’origine transcendante, soit en la créditant d’une unité a posteriori qui ne peut donc procéder que de l’accord des éléments dont toute société est composée. C’est le contrat social.» (1) Contrat social Formidable révolution que celle-là qui apparaît pour la première fois dans l’histoire des idées politiques avec Alcidamas au 4ème siècle avant Jésus-Christ. Cet ancêtre lointain de Hobbes, Locke et Rousseau jette sur la table cette idée folle qu’un jour, les hommes « saturés de souffrance, furent contraints de conclure un accord mutuel afin de n’être plus molestés et de ne molester plus. » Ce contrat social sera vite oublié. Faut-il attribuer son réveil à Thomas d’Aquin, docteur angélique qui aurait péché par angélisme ? Sans doute, mais à condition de sortir de leur contexte les citations extraites du « De Regno » ou du « De regimine principum » où surgit le « per populum ». Car si « les gouvernements sont faits pour les gouvernés », ils doivent également être constitués par les gouvernés, liés les uns aux autres par « un pacte latent, sinon expressément stipulé, un contrat ou un quasicontrat qui est à l’origine de tout pouvoir. » Bien entendu, pour l’Aquinate, ce pacte (au sens ancien) repose sur Dieu « obéissance de tous au chef et du chef à Dieu ». Nous voilà loin de Rousseau… Il n’empêche, le « per populum » repris, hors de la perspective chrétienne, par Marsile de Pa- doue, de manière sauvage par John Wycliff, ou encore par Jérôme Savonarole, dangereux mystico-démagogue qui proclama la « république du Christ-Roi », conduira tout naturellement à la doctrine de Saint-Just ; « un peuple n’a qu’un ennemi, c’est son gouvernement », opposant front contre front l’horrible volonté particulière du Prince à la divine volonté générale. En France, à la différence des pays protestants, les théories du contrat social seront un temps infirmées et même dépourvues de toute pertinence par le prince chrétien et l’admirable formule d’équilibre de la monarchie absolue. Ici, il n’est pas question de « per populum » : « le pouvoir du peuple, du vrai - non de la populace - est inclus dans une formule qui maintient les forces sociales organisées en corps, équilibrées entre elles et séparées l’une de l’autre sous l’autorité du monarque, autorité qu’elles détruiraient si elles étaient jointes, on l’a vu en 1358 (Etienne Marcel) et on le reverra en 1789. » Telle est en effet la droite doctrine française, si bien exprimée par Claude de Seyssel (1450-1520), celle d’une monarchie qui est un corps mystique dont le chef lui-même est partie indissociable et soumis aux lois qui règlent la vie de l’ensemble. » (2) On ne peut imaginer la haine que suscita en pays protestant (Hollande et Angleterre en particulier) cette monarchie tempérée et c’est un français, Pierre Jurieu, émigré et pasteur de Rotterdam qui en 1689 exprimera dans ses lettres pastorales aux fidèles de France les principes de la souveraineté populaire calviniste : « Le peuple est la source de l’autorité des souverains ; le peuple est le premier sujet où réside la souveraineté ; le Classement : 2Br31d 10/2016 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 13/20 peuple rentre en possession de la souveraineté aussitôt que les personnes ou les familles à qui il l’avait donnée viennent à manquer ; le peuple enfin est celui qui fait les rois. » Avec le contrat social, c’est une idée radicalement nouvelle qui voit le jour, « celle d’une communauté humaine composée d’êtres primitivement indépendants, d’individus définis par des droits qui leur sont inhérents de naissance, d’une communauté qui se donne son propre fondement dans une immanence radicale. » Nulle idée plus évidente et partagée aujourd’hui que de considérer la société politique comme fruit d’un libre contrat, loin de toute sociabilité naturelle. Le contrat social c’est la société sans Dieu, fondée à partir des seules volontés humaines, c’est la refondation du politique sur la seule volonté individuelle. Un subjectivisme absolu… Mais si ce contrat social est passé entre individus dont la volonté est indépendante de toute détermination objective et finale, véritable pouvoir autonome, droit subjectif absolu, comment éviter l’anarchie sociale, le désordre qu’il recèle ? En effet, si « le droit de nature est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre » (Hobbes), si chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit si « le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (Spinoza), comment assurer la coexistence de ces libertés illimitées, multiformes et souvent contradictoires ? Par un curieux renversement, les premières réponses apportées par la philosophie politique à l’anarchie possible qui résulte de la souveraineté « naturelle » du popolo grasso, c’est tout simplement – comment faire autrement ? – le transfert du pouvoir du peuple au prince, mais attention, un transfert « définitif ». Étonnant paradoxe que ce contrat social total, définitif et sans retour que l’on retrouve chez Hobbes et Spinoza comme chez Suarez, Bodin, Grotius ou Burlamaqui. Ce caractère irréversible implique – André de Muralt y insiste – un esclavage volontaire qui confère au Prince un pouvoir illimité et le transforme de manière essentielle en despote que les faibles Lumières du 18ème auront bien du mal à rendre « éclairé ». Et voilà comment, refusant le principe d’une souveraineté fondée sur le droit divin, la philosophie du droit naturel moderne détermine la souveraineté illimitée et « démocratique » du Prince, car nous dit Suarez : « de même qu’un homme privé se vend et se donne à un autre en esclave, de même la puissance (potestas) ayant été transférée au roi, celui-ci est fait par elle supérieur même au royaume qui la lui a donnée, parce que le royaume, la donnant, s’est soumis au roi et s’est privé de sa liberté antérieure, comme il est évident dans l’exemple de l’esclave, toutes proportions gardées ». Bref, partant d’une démocratie originelle naturelle, celle de Suarez, le peuple souverain se donne nécessairement au tyran. Toute la période qui voit s’agiter les idées qui triompheront dans la philosophie politique moderne, le libéralisme en particulier, est essentiellement affectée par la sécularisation, mouvement aujourd’hui achevé, qui sort définitivement les sociétés de leur structuration religieuse, passées de l’hétéronomie à l’autonomie, de la transcendance à l’immanence absolue. Inutile de revenir sur ce phénomène qui en deux siècles environ verra le monde occidental passer du culte de Dieu à celui de la raison et de la science, à l’abandon de tout principe d’adoration et à toute prétention de trouver des fondements à la morale, la connaissance ou la politique. Sous des formes diverses, « les Lumières ont décliné l’idée d’un Dieu si lointain, dilué et pâle qu’Il ne générait plus la cité des hommes par sa présence, qu’Il ne la troublerait plus par ses co- Classement : 2Br31d 10/2016 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 14/20 lères, qu’Il ne l’offusquerait plus par ses gloires. » (3) La raison, oui mais laquelle ? « L'hypothèse simple sur laquelle se fonde toute théorie de l'action humaine, c'est évidemment que l'homme est doté de raison, c'est-àdire qu'il est capable de déterminer ses propres fins et aussi les meilleurs moyens à ses yeux de les atteindre. » « Si l'on part d'une proposition conforme à la réalité, l'hypothèse de rationalité humaine et si l'on en tire les conséquences logiques, on aboutit nécessairement à des propositions scientifiquement fondées, même s'il n'y a pas moyen de les vérifier (!) » (4) Avec l'autonomie du sujet, la Raison constitue le pilier essentiel du système qui doit permettre, en théorie du moins la réconciliation de l'universel et du particulier. Car, comme le disait Mme de Lambert en 1715, « rendons à la raison toute sa dignité et faisons la rentrer dans ses droits. Ainsi sera secoué le joug de l'opinion (assimilée pour elle à la tradition) et de l'autorité. » Mais, ici encore, la raison des modernes est une raison bien particulière, qui ne reconnaît aucun principe qui la surplombe. En ce sens, elle réalise une rupture radicale avec la raison classique où c'est un même principe, logos pour les Grecs, Dieu pour les chrétiens, qui fonde et régit l'esprit, de la même manière qu'il fonde et régit le monde. C'est ainsi, que la raison connaissante peut découvrir et reconnaître dans un même acte les phénomènes et leur raison d'être. Rompant avec toute forme de finalisme religieux, la modernité nous invite à vivre une existence conforme à la Raison en agissant selon ses lois, ce qui permettra enfin à l'unanimité de marcher vers l'abondance, la liberté, et le bonheur. Mais, qu'est-ce que la Raison ? « ² Puissance de bien juger et discerner le vrai du faux » disait Descartes. Oui, mais la raison moderne, comme la philosophie des lumières d'après Hegel, n'a de contenu que négatif. Elle est pour l'essentiel un pari sur la capacité émancipatrice et libératrice de l'esprit humain assez éloigné des brouillards de l'irrationnel et à s'arracher aux pesanteurs de l'appartenance et des traditions. Très vite après Bayle, d’Holbach et Kant, le doute libérateur de la raison s'étendra à la morale, puis à la raison elle-même de sorte que ce doute, de méthodique qu'il était devient universel. Ne reste alors que la raison expérimentale, la raison pratique appliquée à la physique, aux sciences exactes et à la nature, et plutôt qu'au triomphe de la raison, on assiste au triomphe du langage de la raison. Bref, plus on n'en parle moins il y en a. Dynamique et prophétique, cette raison affirme que la vérité n'est plus de l'ordre de l'essence, mais du devenir et son dogme central c'est la confiance en l'homme et en ses propres forces. Optimisme, oui mais en quoi ? « Et si le libéralisme… était le véritable humanisme, la seule vraie utopie réaliste qui autorise la plus belle espérance pour notre temps : la confiance optimiste dans l'individu. » (5) Frédéric Bastiat a certainement foi dans l'homme, en dépit de ses imperfections et il estime que les sociétés humaines sont perfectibles. Mais seule la liberté peut y conduire. C’est cet optimisme réaliste qui inspire ce beau texte de Frédéric Bastiat : « l'unité doit résulter de l'universel assentiment de convictions libres et de la naturelle attraction que la vérité exerce sur les hommes. Tout ce qu'on peut donc demander à la loi, c'est la liberté pour toutes les croyances, quelle qu'anarchie qui doit en résulter dans le monde pensant. Car, qu'est-ce que c'est anarchie prouve ? Que l'unité n'est pas à l'origine, mais à la fin de l'évolution intellectuelle. » Bref, par un étrange tour de passepasse, l’anarchie s’achèvera nécessairement en une unité retrouvée, résultat du simple déploiement de la liberté. Classement : 2Br31d 10/2016 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 15/20 Difficile de ne pas penser ici à Benjamin Constant « La prétendue anarchie morale que vous dénoncez, n’est en réalité que l’état naturel, désirable, heureux, d’une société dans laquelle chacun, suivant ses lumières, ses loisirs, sa disposition d’esprit, croit ou examine, conserve ou améliore, fait en un mot un usage libre et indépendant de ses facultés » (6) Individualisme et subjectivisme. « Les bases de la science économique et même de toute science sociale ne peuvent être qu'individualistes. Il est même frappant de constater que l'approche du comportement de l'individu en économie est non seulement individualiste, mais subjectiviste, en ce sens qu'elle reconnaît à juste titre que les seules réalités sont les satisfactions perçues par les individus et non les objets matériels qui n'ont eux-mêmes d'existence économique que par rapport aux projets humains.» (7) Nous croyons simplement que nous sommes fidèles à l’inspiration fondamentale de toute la science économique en développant une théorie sociale dont la base est non pas matérielle et/ou collective, mais individualiste, intellectuelle et subjectiviste. Le fondement de la science économique est subjectiviste. (8) « Le miracle occidental, c'est le miracle de l'émergence de l'individualisme. Il doit être défendu contre toutes les entreprises destructrices. » « Le libéralisme respecte la personnalité unique de chacun, sa dignité, sa liberté, dans le choix de ses objectifs et il récuse par conséquent toute vision globale. » Opposants les deux approches méthodologiques des phénomènes sociaux : positivisme et individualisme méthodologique il précise : « la deuxième approche peut être dite subjectiviste, en ce sens qu'elle considère que les seules réalités sont d’ordre subjectif, c'est-à-dire que les phénomènes humains sont constitués uniquement par les perceptions et les besoins des individus qui sont par nature non mesurables et imparfaitement communicables ». À partir du moment où l'on reconnaît la diversité des buts individuels et où l'on conçoit effectivement l'individu comme un acteur, c'est-àdire quelqu'un qui agit, il est normal de considérer qu'une société libre est une société où chacun est libre de poursuivre ses propres objectifs. Et si l'on veut se placer sur le plan des prescriptions normatives, on est forcé d'admettre qu'on doit s'interdire de juger des buts d'autrui : voilà qui ressemble fort à une suspension du jugement qui nous renvoie aux philosophes sceptiques de la Grèce ancienne (épochê). Et contrairement à l'idée de Bastiat qui voyait se réaliser l'unité dans le futur, cette attitude a conduit très naturellement à détruire tout jugement de valeur et finalement à les supprimer. Il ajoute d'ailleurs, « le libéral, est, selon les propres termes de Friedrich Hayek celui qui laisse faire le changement, même si on ne peut pas prévoir où il conduira. Il implique par conséquent, une confiance dans les capacités des personnes à s'adapter continuellement à des conditions changeantes et toujours imprévisibles » ! À propos de Bastiat et dans son éloge, il reprend son idée fondamentale : toute réalité est d'origine individuelle. Antoine de Crémiers (à suivre) (1) Marcel Gauchet, La condition historique, Stock 2 003. (2) Jean Rouvier, Les grandes idées politiques, Bordas. 1 973. (3) Paul Hazard, La crise de la conscience européenne. (4) Pascal Salin, Libéralisme, Page 40. (5) Pascal Salin, Libéralisme, 4ème de couverture. (6) Benjamin Constant, Ecrits politiques. (7) Pascal Salin, Libéralisme, Page 53. (8) Pascal Salin, Libéralisme, Page 15. Classement : 2Br31d 10/2016 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 16/20