Des entreprises vraiment citoyennes - Inter

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Des entreprises vraiment citoyennes
Henri Rouillé d'Orfeuil
article paru dans Le Monde diplomatique, novembre 2002
(avec l'aimable autorisation de l'éditeur)
Entre le secteur marchand et les entreprises et services publics, un vaste domaine, connu sous
le nom d'économie sociale et solidaire, regroupe des milliers d'organisations à but non lucratif
: associations, coopératives, mutuelles et fondations. Elles représentent 10% de l'emploi total
en Europe, et c'est en leur sein que sont menées des expériences innovantes qui, mieux
valorisées par les intéressés, pourraient faire école. Or ce secteur commence à revendiquer
une rupture avec les dogmes libéraux : on peut entreprendre sans être mu par la seule logique
du profit.
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La citoyenneté ne s'arrête pas aux portes de l'économie
Expérimentation et nouvelles méthodes
Définir "l'entreprise citoyenne"
Développer l'économie citoyenne
Réorienter l'économie existante
La citoyenneté ne s'arrête pas aux portes de l'économie
sommaire
On veut nous faire croire que la citoyenneté s'arrête aux portes de
l'économie. Entrer dans une banque pour y déposer quelque épargne
ou dans un magasin pour y faire ses achats, ce serait pénétrer dans un
monde régi par une logique ne souffrant aucune discussion. Pourtant,
nombre de citoyens refusent de considérer l'économie comme un
monde à part dans lequel les règles du jeu seraient intangibles et les
comportements obligés. Ils veulent exprimer leur citoyenneté dans
leurs actes économiques de consommation, de production, d'épargne
et d'investissement. Les plus militants d'entre eux expriment déjà cet
engagement dans l'économie.
Ainsi, en France, près de 30.000 épargnants sont engagés dans la
"finance solidaire" et ont placé quelque argent sur l'un des vingt-sept
produits financiers labellisés par l'association Finansol. Ces épargnants
ont canalisé vers des entreprises solidaires près de 300 millions
d'euros. Ils ont ainsi pu financer, en 2001, la naissance de plus de 6
000 sociétés et contribuer à la création de 12.000 emplois. Ils ont
permis de loger près de 3 000 familles précarisées. Ils ont aussi promu
dans leurs villages ou leurs quartiers des dynamiques de
développement local. Ils ont enfin soutenu des démarches concrètes
de développement durable en aidant les entrepreneurs à transformer
leur mode de production et à passer, par exemple, à des méthodes
plus biologiques (agriculture) ou plus économes en énergie.
Certains investisseurs privés commencent eux aussi à prendre en
compte des critères sociaux ou environnementaux dans le choix des
entreprises cotées qui composeront leurs portefeuilles. Ce mouvement,
récent en France, plus ancien dans les pays anglosaxons, s'exprime
par le succès des fonds éthiques. On peut certes s'interroger sur la
fiabilité des méthodes de notation des entreprises, qui sont le coeur de
la construction de ces produits financiers, mais il y a là une manière
nouvelle de considérer l'usage fait de son argent.
Expérimentation et nouvelles méthodes
sommaire
Dans le même temps, des consommateurs se sont intéressés à la
valeur sociale et environnementale des produits qui leur sont proposés
par la distribution petite ou grande. Cette valeur n'est pas toujours
apparente et, pour pouvoir être choisis par les consommateurs
engagés, les produits à haute valeur sociale et/ou environnementale
doivent être "tracés" et labellisés. C'est le cas des produits bio et des
produits de terroir. A plus long cours, c'est aussi le cas des produits
agricoles et artisanaux du commerce équitable ou des produits
industriels du commerce éthique. Dans le cas du commerce éthique, le
collectif de l'éthique sur l'étiquette organise des chaînes d'associations
et de syndicats qui suivent les produits depuis le sous-traitant asiatique
jusqu'à l'hypermarché des portes de nos villes.
Ces pionniers ont ouvert des voies, expérimenté de nouvelles
méthodes, de nouveaux circuits et produits économiques et financiers.
De fait, dans toutes les régions du monde, nous disposons aujourd'hui
de références convaincantes permettant d'envisager de donner une
dimension nouvelle à des solutions de rechange aux circuits
classiques. Autre facteur favorable à un changement d'échelle,
quelques incitations nouvelles montrent l'intérêt des pouvoirs publics et
des collectivités territoriales pour cette manière de concevoir les actes
économiques. Il en va ainsi de l'apparition de critères sociaux ou
environnementaux dans les appels d'offres (nouveau code des
marchés publics adopté en mars 2001), de la reconnaissance de la
notion d'entreprise solidaire (loi sur l'épargne salariale de septembre
2000), de l'obligation pour les entreprises d'établir un bilan social et
environnemental annuel (loi sur la modernisation économique de
janvier 2002), d'une déduction fiscale de 25% des participations prises
par des contribuables dans des entreprises solidaires (loi de finances
2002).
Il y a un temps pour l'expérimentation et un autre pour une diffusion
large des propositions. Ce temps est maintenant venu. Depuis les
années 1970, qui ont vu les "trente glorieuses" s'essouffler et le modèle
économique patiner, plusieurs fronts ont été ouverts dans le champ
économique : celui de l'économie solidaire (centrée principalement sur
la réinsertion des personnes en difficulté), celui du développement local
(centré sur la création d'activités économiques et de circuits locaux particulièrement dans les territoires en difficulté que les investisseurs et
les entrepreneurs ont tendance à fuir), enfin, celui du développement
durable (centré sur l'évolution vers des modes de consommation et de
production respectueux des ressources naturelles).
Après trois décennies d'expérimentation, nous nous trouvons
aujourd'hui face à un bric-à-brac juridique, administratif et fiscal qui
provient de décisions prises au fil des convictions partagées, des
occasions ou des pressions. Cette manière de faire pourrait être
dépassée, si les promoteurs, les législateurs et les pouvoirs publics
voulaient, ensemble, donner de cité à ces nouvelles approches de
l'économie et appuyer leur changement d'échelle. Cela pourrait se
traduire par une prise en considération de l'ensemble de ces domaines
et par la construction d'un outillage juridique, administratif et financier
simple et commun. S'agissant d'économie, le premier acte sera d'établir
l'entreprise citoyenne, c'est-à-dire une entreprise qui, outre sa fonction
économique classique, a le souci de produire des "externalités"
positives.
Définir "l'entreprise
"l'entreprise citoyenne"
sommaire
Dans chacun des domaines retenus, la définition de l'entreprise
citoyenne pourra s'appuyer sur les acquis des expériences passées
tout en s'inspirant d'une vision commune :
Dans le domaine de l'économie solidaire, l'entreprise
citoyenne contribuera à la réinsertion des personnes en
difficulté par une offre d'emplois, de logements ou de
services sociaux (cf. la définition de la "personne en
difficulté" dans la loi sur l'exclusion sociale, et de
"l'entreprise solidaire" dans la loi sur l'épargne salariale).
Dans le domaine du développement local, l'entreprise
citoyenne contribuera à créer de l'activité économique
dans des territoires déprimés (et il est facile de déterminer
quelques critères et de délimiter ces zones sur une carte)
Dans le domaine du développement durable, l'entreprise citoyenne
sera définie par un projet de transformation de son système de
production destiné à réduire les "externalités" environnementales
négatives et à promouvoir les "externalités" positives. Ce projet se
traduit le plus souvent par un programme d'investissement (formation
des ressources humaines, évolution des équipements).
A ces trois familles d'entreprises citoyennes pourraient être ajoutées les
sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC), ce qui permettrait de
prendre en compte les entreprises de l'économie sociale soucieuses
des "externalités" de leurs activités économiques. Remarquons au
passage que, excepté les SCIC, les entreprises ainsi définies ne sont
citoyennes que le temps, ou un peu plus, d'assurer la réinsertion des
personnes, de s'implanter dans des zones difficiles ou de se
transformer pour être positives du point de vue de l'environnement. Il
ne s'agit donc pas de créer un secteur économique figé mais d'inciter
les entreprises et, avec elles, l'économie, à produire de l'intérêt général,
c'est-à-dire du progrès social, de l'aménagement du territoire et de la
gestion durable du patrimoine commun.
Développer l'économie
l'économie citoyenne
sommaire
Une fois définie "l'entreprise citoyenne", il devient possible de l'aider à
naître et à se développer. D'où la nécessité d'une réflexion sur les
politiques publiques, mais aussi sur l'engagement des citoyens dans
ces économies nouvelles. Le consommateur doit pouvoir reconnaître
les produits de ces entreprises. Les épargnants-investisseurs doivent
pouvoir trouver des produits financiers drainant des ressources vers les
entreprises citoyennes. Enfin, tout au long de ces chaînes qui vont,
côté financement, de l'épargnant à l'entreprenant, et, côté projets, de
l'idée d'une activité économique à la création d'une entreprise, de
nombreux acteurs assument des fonctions d'appui ou d'intermédiation.
Ils jouent un rôle capital dans les développements de ces économies
citoyennes ; ils doivent être, eux aussi, encouragés.
Dans cette perspective, la réforme de la fiscalité prend une nouvelle
dimension, celle de la prise en compte des solidarités directes et des
productions privées de biens publics. Pour ce faire, il faudrait obtenir là
création d'un "intercalaire solidarité" où le citoyen-contribuable pourrait
inscrire ses dons à des associations, sa participation à des finances
solidaires, ses engagements bénévoles soit dans des associations, soit
au côté des pouvoirs publics ou des collectivités territoriales. L'impôt
permettant aux pouvoirs publics, d'une part, de produire des biens
publics, d'autre part, d'effectuer des transferts de solidarité, il est en
effet logique de considérer les engagements citoyens poursuivant les
mêmes buts comme un impôt payé en nature et sans l'intermédiation
des pouvoirs publics.
Bien sûr, il faut pouvoir mesurer et contrôler, vérifier au besoin, que ces
engagements correspondent bien à des économies de dépenses
publiques. Resterait enfin à définir des correspondances entre
solidarités directes et solidarités indirectes (intermédiées par les
pouvoirs publics), ainsi que des plafonds, car les pouvoirs publics
doivent disposer des moyens pour assumer leur mission, même si les
citoyens en font davantage. Une telle évolution de la fiscalité traduirait
une volonté véritable de construire une société d'initiative et de
solidarité. Deux valeurs, deux mots que l'on a eu bien tort d'opposer.
Réorienter l'économie existante
sommaire
Le développement de ces économies citoyennes ne saurait cependant
conduire à abandonner l'idée d'une réorientation de l'économie
existante. Par leurs actes de consommateurs ou d'actionnaires, les
citoyens doivent porter au coeur de toutes les entreprises des
préoccupations sociales, environnementales et territoriales. Ce
mouvement existe, et des pressions en faveur d'une responsabilité
sociale, environnementale et territoriale s'organisent au travers
d'associations de consommateurs ou d'actionnaires.
Les forums virtuels ou réels, comme le Forum social mondial de Porto
Alegre, où se retrouvent,
entre autres, les promoteurs de ces engagements citoyens dans
l'économie, montrent la richesse des expériences des uns et des
autres. Il n'existe pas, dans ces différentes économies citoyennes, des
pays avancés et des pays retardés, mais des manières infiniment
variées de répondre à des contextes extrêmement diversifiés. Bien
souvent d'ailleurs, les promoteurs des expériences menées au Nord ont
trouvé leur inspiration au Sud.
La mondialisation de ces économies passe par deux grandes familles
d'initiatives :
D'abord, les échanges d'informations sur les pratiques et
les expériences locales et décentralisées entre les
acteurs directs de ces économies citoyennes. De
nombreux réseaux existent sur Internet, des séminaires
s'organisent. Certaines institutions, comme la Fondation
Charles Léopold Mayer, contribuent à l'animation de ces
échanges entre régions, pays et continents.
Ensuite, la construction de circuits économiques,
financiers ou commerciaux internationaux, dont font partie
les expériences de commerce équitable ou de commerce
éthique. Elles nécessitent la constitution de chaînes
d'acteurs capables d'évaluer la succession des actes
économiques et leurs
valeurs sociales et environnementales, et de dénoncer les
abus.
Le but de ces exercices est bien d'arriver à définir et à faire respecter
des droits, des normes et/ou des clauses qui obligent les acteurs
économiques à tourner le dos à la terrible spirale du moins-disant
social et environnemental, spirale qui non seulement heurte toute
conscience citoyenne, mais aussi condamne tout développement
économique durable. La pauvreté et la dégradation des ressources
naturelles sont, à moyen terme, des causes imparables d'asphyxie de
la croissance économique.
Dans le domaine financier, a été lancée à Porto Alegre l'idée de
construire, sinon une banque mondiale solidaire, du moins un "réseau
bancaire mondial et solidaire". Il s'agit, en fait, de rapprocher quatre
composantes qui existent et qui, ensemble, peuvent faire système, en
l'occurrence faire système financier international solidaire. A savoir de
rapprocher la collecte d'une épargne solidaire (en général au Nord), le
transfert vers le Sud de ces crédits, via des produits financiers ou/et
des sociétés d'investissement solidaire, la promotion d'établissements
financiers solidaires dans les pays du Sud, et, enfin, l'appui à des
expériences locales de microfinance et à des micro-entrepreneurs.
il s'agit in fine, dans les régions et pays qui en ont besoin, au Nord
comme au Sud, de soutenir ces économies citoyennes héritières de
l'économie solidaire, du développement local, du développement
durable et de la forme solidaire de l'économie sociale. Réunir ces
composantes, ou leurs proches parentes nées dans différentes régions
du monde, construire un outillage juridique, administratif et financier
commun, cohérent et simple, donner à ces outils une dimension
internationale constituent certes un projet ambitieux, mais il peut être
porté par le puissant mouvement citoyen qui s'est levé ces dernières
années.
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