Fiche de lecture L’Église n’a pas dit son dernier mot Père Matthieu Rougé, Robert Laffont, fév. 2014 S’appuyant sur deux expériences ministérielles particulièrement riches, l’une comme secrétaire particulier du cardinal Jean-Marie Lustiger (trois ans) et l’autre comme aumônier des parlementaires français (neuf ans), le père Rougé a soustitré son dernier livre « Petit traité d’antidéfaitisme catholique ». Son double objectif est de mettre en lumière les signes de vitalité et les promesses de renouveau de l’Église de France d’une part, et de relever les exigences de purification et de réforme d’autre part. Ses réflexions s’articulent en sept chapitres intitulés : 1 - Politique d’abord ? Matthieu Rougé évoque tout d’abord les relations entre responsables religieux et politiques dans le contexte d’un État laïc. Il rappelle notamment que : - « La politique n’instaure pas le Royaume de Dieu mais doit se préoccuper d’assurer un règne de l’homme juste pour que tous puissent mener une vie calme et paisible » ; - « L’Église tire une vision cohérente de la personne humaine en toutes ses dimensions et sa vision peut servir de guide et de mesure aux projets qu’une société doit se donner » ; elle est donc « légitime » à apporter sa contribution aux réflexions anthropologiques, bioéthiques, sociétales, économiques et sociales ; - Face à la crise morale que nous traversons (manque de désir d’innover, d’entreprendre, de vivre ensemble, d’amour du prochain…), nous devons agir dans la cité, non pas d’abord « en tant que chrétiens » mais « en chrétiens ». Il cite Jacques Maritain : « Agir en chrétien n’est pas renoncer à son appartenance spirituelle mais bien plutôt y puiser ardemment les ressources intellectuelles et morales qui permettent de participer de manière juste, courageuse et féconde au consensus éthique partageable avec d’autres. » Il cite également Jürgen Habermas s’adressant au futur pape Benoît XVI : « La contribution des religions est essentielle à la survie des sociétés sécularisées » et « les faux prophètes renoncent à la richesse de l’interrogation proprement spirituelle. » 2 - Contre-culture ? Dans ce second chapitre, Matthieu Rougé examine le recul de la présence culturelle et de la pratique religieuse des catholiques, mais aussi les signes de leur vitalité au-delà de leur mort apparente (communautés nouvelles, mouvements de jeunes « engagés », œuvres caritatives, livres, radios, chaînes de télévision, internet…) et la richesse persistante d’un patrimoine religieux français exceptionnel auquel la grande majorité de nos concitoyens reste très attachée… Il cite le pape Benoît XVI qui affirmait en 2010 : « Dans le contexte de la société européenne, les valeurs évangéliques deviennent une contre-culture, comme au temps de saint Paul… il nous faut approfondir notre enracinement dans le Christ et les conséquences qui en découlent pour chacune de nos existences… et faire rayonner sans crainte la puissance subversive du Christ et des valeurs évangéliques. » Si les catholiques sont largement minoritaires en termes de pratique religieuse, ils sont « culturellement » encore largement majoritaires. Le relatif « désert culturel français » ne doit donc pas leur faire peur ! 1 3 - Une Église qui se trompe de siècle ? Matthieu Rougé affirme que l’Église n’est pas condamnée à n’être que « la gardienne de musée » des racines chrétiennes de la France mais que sa mission est de répondre aux besoins de spiritualité et de vérité, face à l’athéisme, au relativisme ambiant et aux mensonges… L’Église n’est pas « d’un autre siècle » ; elle est « dans le monde sans être du monde » et « elle doit accepter, comme le Christ, par amour même du monde et du temps, d’être signe de contradiction ». Menacée par le risque de tomber dans la « mondanité » (pape François), l’Église est appelée à être « séculière » mais pas « sécularisée ». Le problème n’est pas qu’elle se trompe de siècle mais plutôt qu’elle se laisse tromper par la part d’ombre de ce siècle tout en n’accueillant pas assez sa part de lumière et… tous ceux qui frappent à sa porte (pape François). Elle doit également contribuer à valoriser ce qu’il y a de positif dans l’homme comme « don de Dieu » (saint Jean-Paul II). Le chrétien doit préserver sa profondeur et sa liberté ; certains chrétiens ne voient pas que le siècle réel a besoin de nourriture spirituelle, parce qu’eux-mêmes ont cessé d’en vivre : « Ce ne sont pas les attaques du dehors mais les abandons du dedans qui constituent le plus grand danger pour l’avenir de la Foi. » Matthieu Rougé invite donc l’Église à ne pas brader les trésors séculaires de la foi et de la liturgie. 4 - Amour et vérité se rencontrent Le monde a peur de la vérité et de l’objectivité et affiche sa préférence apparente pour le « relativisme ». Mais, en réalité, il a soif de vérité ! Benoît XVI fustigeait la « dictature du relativisme » et déplorait que le fait de « posséder une foi claire » soit souvent défini comme du « fondamentalisme ». Il invitait donc, à la suite de Jean-Paul II, tous les hommes de bonne volonté, croyants et athées, à « pratiquer un dialogue exigeant au service de la recherche de la vérité », tout en soulignant que, pour les chrétiens, un tel dialogue est facile parce que « le christianisme est coïncidence de l’amour et de la vérité, unité de la Foi et de la charité ». Dans le Christ, vérité et charité se retrouvent ; si nous nous rapprochons de Lui, vérité et charité se confondront aussi dans nos vies… Ceci s’oppose à « l’intégrisme », qui consiste à vouloir imposer sa religion aux autres, si nécessaire par la force… Le génie du christianisme s’exprime dans la vérité objective des dogmes et dans la profondeur subjective de la conscience, centre le plus secret de l’homme. Jean-Paul II soulignait que, dans l’obéissance à la conscience, se trouvait la grandeur morale de l’homme et que le drame de l’humanité contemporaine était que ce dernier avait perdu le « code d’accès » de sa propre conscience. En cherchant à persévérer dans la prière, les chrétiens travaillent à leur survie spirituelle et rendent un témoignage en faveur de la conscience et de l’intériorité. En outre, « la recherche de la vérité est le chemin qui mène à l’amour de Jésus et de nos frères ». La vérité ne doit pas être « une réalité qui exclut et qui divise » ; elle est le creuset de la rencontre et du partage, « l’amour de la vérité et la vérité de l’amour étant les conditions du bonheur et de la paix » (Encyclique Caritas in Veritate). 5 - « Homme et Femme Il les créa » Dans ce cinquième chapitre, Matthieu Rougé se penche sur le mystère de l’homme et de la femme, mystère « d’unité dans la différence », et « vérité » que le monde contemporain tente de rejeter, car jugée archaïque et oppressive. Evoquant notamment la Lettre apostolique de Jean-Paul II sur « la dignité et la vocation de la femme », il rappelle que l’attention à la dignité des femmes, égale à celle des hommes, est née dans l’espace culturel chrétien et qu’elle a toujours tenu une place éminente dans l’histoire de l’Église. 2 Il constate pourtant que les mouvements féministes et les tenants de la théorie du genre s’évertuent à proclamer que la différence sexuelle est d’ordre « culturel » plus que « naturel », par crainte sans doute que sa valorisation soit la cause ou l’alibi de la domination masculine, qu’elle soit source d’iniquités et qu’elle rende impossible « la juste répartition des pouvoirs et des libertés entre les humains » (Marie Balmary). Matthieu Rougé rappelle donc toute la richesse, pour l’Église et pour le monde, de la complémentarité homme-femme, et invite tout particulièrement l’Église à la valoriser positivement dans son organisation et dans ses œuvres. Il rappelle aussi la beauté du mariage humain voulu par Dieu et l’approfondissement exceptionnel de la théologie du corps et de l’amour humain auquel s’est livré Jean-Paul II, qui affirmait notamment qu’il y avait « un pacte indestructible entre la vitalité profonde de la foi et le respect et la valorisation des femmes ». 6 - Une Église pour les pauvres Si l’Abbé Pierre, Mère Teresa, Sœur Emmanuelle, Jean Vanier, Marie-Hélène Mathieu… sont aujourd’hui, aux yeux du monde, les icônes contemporaines de l’exercice de la charité, Matthieu Rougé souligne qu’ils ont été, certes, « les témoins exceptionnels de notre époque de l’amour de prédilection du Christ pour les pauvres », mais qu’en réalité, leurs actions se sont inscrites dans l’histoire de l’engagement bimillénaire des chrétiens au service des plus pauvres. Il ajoute que le catholicisme français est encore très vivant aujourd’hui sur le service de la charité et rappelle le propos de Benoît XVI selon lequel « il n’y a aucun ordre juste de l’Etat qui puisse rendre superflu le service de l’amour ». Saint Jean-Paul II et le pape François n’ont eu de cesse de rappeler l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres, à l’exemple du Christ, option qui englobe toutes les formes de pauvreté (matérielles , morales, spirituelles…). Alors même qu’on a pu opposer, dans les années 1970, solidarité et charité, engagement social et souci éthique, professionnalisation et gratuité du service, l’expérience caritative chrétienne d’aujourd’hui parvient à unifier ces différentes dimensions d’une manière qui fait parfois école en dehors des cercles confessionnels. Par ailleurs, l’exercice de la charité envers les plus pauvres ne dispense pas les chrétiens de promouvoir la justice, tant les injustices sont souvent sources de situations de pauvreté : amour et vérité, justice et charité s’embrassent. 7 - La prière dans la cité « Le monde moderne est une immense conspiration contre la vie intérieure », écrivait George Bernanos. Persévérer dans la vie spirituelle est une question de vie ou de mort pour les chrétiens, dans une société où matérialisme athée, hédonisme et individualisme imprègnent la culture dominante et les modes de vie. La disposition à rencontrer Dieu fait partie de la nature humaine car la personne a été créée « corps, âme et esprit » (saint Paul) et « c’est de l’homme tout entier que Dieu prend soin » (cardinal Barbarin). Il faut donc « ouvrir sa vie finie à la vie infinie » et de nombreux chrétiens peuvent témoigner que, « lorsqu’un cœur s’ouvre, Dieu répond ». Philosophe orthodoxe, Bertrand Vergely a écrit : « Le monde a soif de vie intérieure… je pense que nous arrivons au bout de l’homme extérieur mais la vie de l’homme intérieur ne fait que commencer. Notre époque en a soif. Elle étouffe dans le matérialisme athée et la libération des mœurs. Elle a hâte de vivre debout en respirant. » Il rejoint en cela le discours d’Alexandre Soljenitsyne à Harvard en 1978 qui appelait à un « embrasement spirituel ». Chez sainte Thérèse, « la profondeur de sa vie spirituelle lui donnait une liberté et une autorité paisibles qui entraînait les cœurs en échappant aux rapports de force ». 3 Seul « un réveil spirituel des chrétiens », ferme et paisible, disponible à la rencontre et « enraciné dans la vérité du Christ », rendra témoignage à la joie et à la liberté de la foi d’une manière susceptible de toucher les cœurs. Le rapport des chrétiens à la société ne peut être considéré de façon vraiment pertinente que dans cette lumière spirituelle. Cardinal Suhard : « Être chrétien, c’est faire mystère, c’est vivre de telle façon que la vie soit inexplicable, si Dieu n’existe pas. » La prière permet aux chrétiens de donner un témoignage authentique, « mystique », de leur foi et de leur espérance. « La vie est un don, elle a un sens qui se dévoile au plus profond des cœurs qui acceptent de s’ouvrir à la grâce. » Conclusion L’auteur conclut son « traité d’antidéfaitisme catholique » par un « N’ayez pas peur, nous sommes au commencement de l’ère chrétienne » qui fait écho à l’appel de Jean-Paul II après son élection en 1978, mais aussi à la prédiction célèbre d’André Malraux selon laquelle « le monde du XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas ». Et il cite aussi le Cardinal Lustiger qui affirmait : « Les siècles n’ont pas épuisé la nouveauté irréductible du Christ. Le cours des temps commence seulement à manifester l’originalité singulière du christianisme… le développement culturel et l’interrogation éthique d’aujourd’hui ne signent pas l’obsolescence de l’Evangile ; ils mettent à nu leur acuité ». À nous, entrepreneurs et dirigeants chrétiens, ce livre pose les questions suivantes : Comment agissons-nous « en chrétiens » dans nos entreprises ? Sommes-nous « enracinés dans le Christ » ? Comment manifestons-nous que nous ne sommes pas « du monde » ? Exerçons-nous nos activités professionnelles « en vérité » et « dans l’amour » de nos collaborateurs et partenaires ? Quelle considération avons-nous pour les femmes qui nous entourent et quelle place leur faisons-nous dans notre entreprise ? Quelle considération avons-nous pour les salariés les plus modestes, pour ceux qui éprouvent des difficultés dans leur vie professionnelle ou familiale ? Quelle est l’intensité de notre vie spirituelle par rapport à nos engagements professionnels ? La première conditionne-t-elle les seconds ou l’inverse ? Bernard Thomas 4