2. La vérité dans l’amour Gérard THORIS Août 2009 Le titre de l’encyclique peut paraître surprenant, surtout pour les Occidentaux. La charité, en effet, est de l’ordre de l’action tandis que la vérité paraît relever de la démarche rationnelle et scientifique. Certes, le chrétien ne cesse de s’interroger sur ce paradoxe que la vérité soit une personne, et une personne divine. En ce sens, proposer la charité dans la vérité, c’est déjà proposer que les actes de charité soient davantage que des actes de justice ou d’amour humain ; c’est proposer que « l’amour de Dieu répandu dans les cœurs par le Saint Esprit » (St Paul, Rom. 5, 5) soit le véritable moteur de nos actes. Mais Benoît XVI nous propose d’aller plus loin à travers une proposition élégante mais mystérieuse, au moins au premier abord, sur la nécessité « de conjuguer l’amour avec la vérité non seulement selon la direction indiquée par saint Paul : celle de la ‘veritas in caritate’ (Ep 4, 15), mais aussi, dans celle inverse et complémentaire, de la ‘caritas in veritate’ » (§ 2). On ne peut comprendre l’intention de l’encyclique sans s’attarder longuement sur cette opposition des complémentaires et l’on commencera par sonder la formule de saint Paul en s’appuyant sur son contexte. Il n’est pas sûr que les hommes s’accordent aujourd’hui sur une définition universelle de la vérité. En Occident au moins, on peut penser qu’elle relève de la réflexion intellectuelle, débouchant sur un savoir scientifique. Cette réflexion est conçue comme indépendante des convictions personnelles, voire de toute foi. En ce sens, elle est un facteur de réconciliation des hommes de bonne volonté. C’est vrai des sciences dures (physique, mécanique, etc.), c’est considéré comme vrai des sciences humaines lorsqu’elles veulent saisir l’homme dans ses actes, indépendamment voire au-delà de ses motivations conscientes. Or, c’est le cœur du message de saint Paul que reprend Benoît XVI : il y a une intelligence de l’amour (§ 30). C’est évidemment mystérieux car il n’est pas question ici de révélation spirituelle dans l’ordre scientifique mais, en même temps, force est de reconnaître que nombre de chercheurs ont puisé chez leurs « bonnes fées »1 les pistes de découvertes fécondes. Pour dépasser le mystère que cela représente pour notre intelligence cartésienne, il est possible de regrouper des éléments d’une preuve négative. Dans le domaine des sciences dures, où la démonstration scientifique repose sur la capacité à reproduire la même expérience quelles que soient les circonstances de temps et de lieu et quel que soit l’opérateur, la preuve négative, c’est l’échec pur et simple de l’expérience. Dans le domaine des sciences molles, au demeurant de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que s’affine notre connaissance du monde matériel, la preuve négative peut se faire attendre. Ainsi, Karl Popper a pu défendre l’idée qu’une théorie était juste aussi longtemps qu’elle n’avait pas été montrée fausse. Dans le domaine des sciences humaines, il n’est pas déraisonnable de prendre comme indicateur de l’erreur la souffrance humaine et sociale. Cela suppose que l’erreur blesse le cœur avant d’avoir été identifiée par l’intelligence. Sur cette base, on peut dire que l’intelligence sans amour aboutit à des systèmes politiques qui blessent l’homme. L’imaginaire occidental est plein de ces êtres surdoués qui ont voué leurs découvertes scientifiques à l’asservissement de l’homme et, pour ne prendre qu’un exemple, la plupart des James Bond sont construits sur ce principe. Mais le réel n’est pas en retard sur l’imaginaire et l’on peut lire l’histoire de deux siècles de conflits aujourd’hui dépassés comme celle de deux siècles où la charité a été exclue des principes de gouvernement et de construction sociale. Au XIX° siècle, le libéralisme philosophique a dégénéré en lutte des classes parce qu’il n’a pas tenu ses promesses d’égalité des chances et des situations mais son fondement est bien l’individu dégagé de toute allégeance, spirituelle ou même sociale. Selon le mot de Jean Jaurès, « dans le socialisme, l'individu se proclame le centre et le but, il ne se subordonne à rien et il subordonne toute chose... »2. Au XX° siècle, le nationalisme – qui absolutise un regroupement partiel de peuples, le fascisme 1 « Toute sa vie, le chercheur reprend, développe et refond un ensemble d’hypothèses semi-conscientes, de pistes de recherche personnelles qui sont ses bonnes fées pour avancer vers la maîtrise de son sujet », Michaël Polanyi (1951), La logique de la liberté, Paris, PUF, 1985 2 (1896), La Revue de Paris – qui veut instaurer un ordre moral sans le consentement des personnes, le socialisme soviétique – qui fait du bouc émissaire (l’ennemi de classe) le fondement de sa construction, ont ensanglanté le monde au nom de vérités partielles absolutisées. Or, l’amour peut-il être enfermé dans une nation ? L’amour peut-il être exclu des relations sociales au point que l’ordre moral s’identifie à l’ordre légal ? L’amour peut-il justifier la relégation ? Comme le dit saint Paul, sans amour, les hommes sont « ballottés, menés à la dérive, à tout vent de doctrine, joués par les hommes et leur astuce à fourvoyer dans l’erreur » (Ep 4, 14). Le même constat peut être fait en ce qui concerne les systèmes économiques. La force centripète de l’intérêt fonctionne, comme on le dit d’une machine mais, A. Smith le regrettait déjà, au prix d’abord d’une certaine froideur des relations sociales, au prix ensuite d’un certain nombre de ratés. Il y a d’ailleurs un consensus assez large parmi les économistes pour dire que la compréhension de la société sur la base de la seule rationalité est gravement défaillante. Mais le consensus éclate lorsqu’il s’agit de savoir par quoi la remplacer. La multiplication des lois et règlements qui est nécessaire pour compenser les ratés ou pour éviter leur reproduction entre en contraction même avec le principe de la liberté créatrice, qui féconde l’économie de marché. Il est difficile de dépasser cette antinomie sans faire appel, hier au devoir d’état, aujourd’hui à quelque principe éthique. Le chrétien sait que l’on ne peut dépasser cette notion de devoir que dans l’amour, selon le mot de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux ». On comprend donc facilement la ligne directrice proposée par Benoît XVI : « la vérité doit être découverte et exprimée dans l’‘économie de l’amour’ » (§ 2).