A.-F. Schmid : Natures Sciences Sociétés 15, 280-284 (2007) 281
Le créationnisme contre Darwin : quels arguments?
Comment procèdent les créationnistes dans leur at-
taque contre Darwin ? Leur premier geste est de mettre
sur le même plan la Genèse et l’ouvrage de Darwin De
l’origine des espèces par sélection naturelle ou Des lois de
transformation des êtres organisés (1866). Deux méthodes
concourent à cet effet. En premier lieu, ils tentent de
donner une apparence scientifique à la Genèse, en ras-
semblant tous les faits, archéologiques, paléontologiques,
qui peuvent, selon eux, accréditer certaines phrases de ce
livre. Leur problème est de faire de la Genèse un texte des-
criptif. Les faits qu’ils évoquent n’ont aucun lien entre
eux, si ce n’est justement d’être présentés comme faits.
Mais ce n’est en aucune façon une démarche véritable-
ment scientifique, les créationnistes mettant simplement
en relation des fragments de texte avec quelques faits
ou hypothèses archéologiques ou paléontologiques trai-
tées comme faits. En second lieu, ils cherchent à montrer
que le texte de Darwin n’est pas une théorie scientifique,
mais une théorie philosophique. Les arguments utilisés
pour le démontrer viennent directement de Karl Popper,
l’un des rares épistémologues connus des scientifiques,
et à qui ils font confiance. Popper avance comme critère
de scientificité d’une proposition scientifique la possibi-
lité de la réfuter, s’opposant ainsi aux vérificationnistes
du cercle de Vienne. La proposition des philosophes des
sciences de qualifier de scientifique toute proposition dès
lors qu’elle est vérifiable lui paraissait trop simple, et
surtout ne pas pouvoir traiter les problèmes épistémolo-
giques posés par les théories de la relativité. Mais Popper
a voulu faire d’une pierre deux coups, il a généralisé son
critère pour montrer que les théories de Freud et de Marx
n’étaient pas scientifiques, parce que non réfutables. Les
créationnistes ont vu rapidement ce qu’ils pouvaient ti-
rer de cet argument. Ils en concluent que la théorie de
l’évolution n’est pas réfutable, la mettant par là même
au niveau d’une théorie philosophique. Or, on notera
avec amusement que les scientifiques les mieux armés
admettent la démarche poppérienne, ce qui rend plus
pervers encore les arguments créationnistes. Pour résu-
mer ces méthodes, on peut dire que les créationnistes
sont « vérificationnistes » quand ils parlent de la Genèse,
mais qu’ils sont « réfutationnistes » quand ils s’attaquent
à Darwin. À partir de cette double méthode, de « vérifica-
tion » de la Genèse par référence à quelques faits admis
et de réduction de la théorie de Darwin à une théorie
philosophique, il leur est possible de dire qu’il y a deux
façons d’expliquer l’apparition de la vie et ses transfor-
mations : celle qui relève de la Bible et celle qui relève de
Darwin, et que chacun est libre de choisir. Cela donne aux
créationnistes une apparence de libéralisme qui trompe
lesétudiants,parcequ’ilsnesontpasassezformésà
l’épistémologie. Tout ce qu’ils écrivent par ailleurs sur les
démarches scientifiques semble vraisemblable, lorsqu’ils
sont dans la droite ligne des propositions de Popper.
Ainsi la mécanique et la physique sont-elles acceptées
par eux comme sciences à part entière, mais la biologie
estconsidéréecommeunedemi-sciencereposantsurune
théorie philosophique. De fait, la biologie est une science
plus récente que la mécanique. Mais l’argument n’en ré-
vèle pas moins une profonde ignorance de l’histoire de
cette dernière et de son inventivité pour mettre en place
sesconceptsfondamentaux.Lesétudiantsrestenttrès
mal armés devant de tels raisonnements.
Un autre argument des créationnistes est d’introduire
des nuances dans leur refus de l’évolution. Il y a des do-
maines où elle est admise – par exemple, la microévolu-
tion plutôt que la macroévolution. Ils admettent qu’un
individu puisse être modifié par son histoire et son en-
vironnement, mais ils excluent les modifications d’une
espèce à une autre. Ou encore, ils admettent l’évolution
dansledomainedecequel’onpeutobserver,maisla
considèrent inacceptable en biologie moléculaire. Tout y
est, selon eux, trop complexe pour que l’« émergence » de
nouvelles propriétés puisse être l’effet du hasard. C’est
l’idée de Behe, dont parle Ruse dans l’article qui suit1.
La critique de Darwin est massive, pourtant elle se fait
avec des nuances et des distinctions qui rendent plus dé-
licate la critique du créationnisme. L’un des problèmes
est que les échelles de temps sont finalement rapportées
au présent – à ce que nous pouvons observer – et que
l’on suppose que l’évolution a des effetssurdes«indi-
vidus » plutôt que sur des populations, ou sur de très
larges échelles de temps. Le créationnisme est une posi-
tion anthropocentrée – c’est l’homme qui est au centre –
et même individu-centrée – c’est chaque individu qui
est concerné –, même si le concept de population peut
y être connu. Les arguments contre l’évolution reposent
sur l’idée que Dieu prend soin des personnes et des indi-
vidus, et s’opposent à celle que la science doit les prendre
pour objet. Le concept d’évolution ne porte pas sur les
individus, ni sur leur filiation proche. Par contre, le mé-
lange instable de religion et de morceaux d’évolution
proposé par le créationnisme, sans distinction d’échelles,
finit par identifier les hommes tels que nous les voyons
et sentons comme les objets donnés de l’évolution.
Enfin, le créationnisme peut prendre une allure poli-
tique. Les laboratoires de biologie ainsi que de nombreux
lycées ont été récemment inondés2par l’envoi, depuis
l’Allemagne, d’un livre de luxe intitulé Atlasdelacréation,
grand et lourd comme un incunable, écrit par un auteur
turc, Haroun Yahya. Cet ouvrage,qui est annoncé comme
le premier d’une série de sept volumes, met en parallèle
1Voir, dans ce numéro, le texte de Michael Ruse, « Intelligent
Design Theory ». Par ailleurs, un compte rendu de son ouvrage
The Evolution-Creation Struggle, par Jean-Claude Mounolou, fi-
gure dans la rubrique « Lectures – Ouvrages en débat ».
2Par exemple, le laboratoire Biométrie et biologie évolutive
de l’université de Lyon 1 en a reçu dix exemplaires!