La mutation européenne du système bancaire français des années 1980-90 :
des financements administrés à la régulation par les fonds propres*
Dominique Lacoue-Labarthe**
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* Cet article se situe dans un ensemble d'études sur le fonctionnement économique des systèmes bancaires.
Voir notamment nos ouvrages, Les banques en France privatisation, restructuration, consolidation, Paris,
Economica, 2001, 434 p., ainsi que F.S. Mishkin, C. Bordes, D. Lacoue-Labarthe, N. Leboisne et J-C. Poutineau,
Monnaie, banque et marchés financiers, adaptation européenne de F.S. Mishkin, The Economics of Money,
Banking and Financial Markets, 10e édition augmentée, Pearson 2013, 1041 p. et notamment nos chapitres
originaux: 14 L'industrie bancaire de l'Union européenne: structure et régulation, et 15 Le système bancaire
français: rénovation et crises.
** Professeur émérite de l'Université de Bordeaux, LAREFI Laboratoire d'analyse et de recherche en Économie
et finance internationales, 16 Avenue Léon Duguit, CS 50057, 33608 Pessac Cedex .
dominique.lacoue-labarthe@u-bordeaux.fr
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Résumé
Le système de financement administré instauré en France dans l'après-guerre s'est effondré dans les
années 1970 sous l'effet conjugué de la croissance, de l'inflation et de l'ouverture aux mouvements de
capitaux internationaux. Le présent article cherche à expliquer le système bancaire qui s'est substitué à
celui du crédit dirigé.
La première directive européenne de 1977 sur l'accès à l'activité des établissements de crédit et son
exercice, en prélude au marché unique des services financiers fin 1992, a obligé les pouvoirs publics à
réformer en profondeur l'organisation et le fonctionnement du système bancaire et financier désormais
fondés sur la banalisation des statuts et la concurrence. En transposant dans la loi bancaire de 1984 les
directives européennes, les pouvoirs publics ont suggéré aux banques un système ingénieux et subtil de
"banque universelle à la française", dont Michel Pébereau fut l'un des principaux inspirateurs,
susceptible d'abriter les établissements des rigueurs de la concurrence et du décloisonnement des
circuits. Les banques ont pu multiplier leurs ressources au-delà des dépôts grâce à des circuits
complexes de collecte par des fonds d'investissement et des compagnies d'assurances captifs seuls
capables de fournir les liquidités et les titres nécessaires pour maintenir des marges de profit
suffisantes.
Malgré son ingéniosité ce système sous estimait l'impact des exigences du modèle européen de
régulation par les fonds propres et la gestion des risques. La rénovation de modèles d'affaires devenus
obsolètes a aussi été retardée par la succession des nationalisations (1982) puis des privatisations
(1987, 1993) des banques. Les établissements de crédit, refusant d'ouvrir suffisamment leur capital et
d'en payer le coût, n'ont pu faire face à l'échéance de 1992 que grâce aux renflouements par l'État et à
la concentration des banques défaillantes par adossement aux établissements à caractère mutualiste ou
coopératif mieux dotés en capitaux par leurs réseaux propres. Ces conglomérats bancaires de trop
grande taille pour leur insuffisante capitalisation allaient pourtant choisir, sans objection majeure de
leurs régulateurs, de faire encore grandir leur bilan par un endettement accru et des risques croissants
pour réaliser les rentabilités financières "exigées" par les marchés pour "tenir leur rang" au grand jeu
de la finance structurée. Le retournement conjoncturel de 2006-2007 et les prises de risque excessives
des filiales dans la finance structurée américaine ont fait remonter des pertes écrasantes aux maisons
mères. Le système bancaire français n'a dû une fois de plus son salut qu'aux renflouements par l'État ne
commençant à réduire son levier d'endettement qu'à partir de 2012.
Introduction
L’harmonisation européenne de la réglementation bancaire en vue de l’ouverture du marché unique des
services financiers à l'échéance du 31 décembre 1992, a été préparée de longue date par un vaste
programme législatif novateur de la régulation prudentielle des banques qui en constitue le socle.
Les deux premières directives de coordination bancaire de 1977 et de 1989 concernant l'accès à l'activité
des établissements de crédit et son exercice incitent chaque État membre de la CEE à refondre son
système bancaire national en abandonnant le carcan du crédit dirigé et des financements administrés
hérités de l'après-guerre. Les nouveaux moyens sont la banalisation des statuts des établissements,
3
l'égalisation des conditions concurrentielles, la recherche de l’efficience et de la rentabilité, la maîtrise
des risques. Dans le marché unique des services financiers, les banques sont soumises à une régulation
inédite par le ratio européen de solvabilité, inspiré des recommandations en 1988 du Comité de Bâle sur
la supervision bancaire. Chaque banque, pour protéger ses déposants du risque de défaut sur ses prêts et
autres actifs, doit respecter un ratio minimum de fonds propres réglementaires fixé à 8% de ses actifs
qui sont eux-mêmes soumis à une pondération forfaitaire selon la nature de la contrepartie (100% pour
une entreprise, 20% pour une banque, 0% pour un État appartenant à l'OCDE etc.) En 1996, le risque de
variabilité du prix de marché et de dépréciation des actifs financiers est lui aussi englobé dans le calcul
de la couverture en capital. À partir de 1997, la réglementation prudentielle européenne accepte que les
banques utilisent des modèles de mesure probabiliste des risques qui en réduisent la pondération et ainsi
diminuent la couverture en fonds propres des actifs. Jamais les banques n'ont connu dans le passé une
telle mutation de leur modèle d'activité et de contrôle. Elle s'accompagne inévitablement de bien des
vicissitudes et de crises.
L'action des gouvernements conduit, dès 1979, à procéder à des réformes préparant l'ouverture des
marchés financiers, la formation de structures cohérentes des taux d'intérêt, et la mise en concurrence
des institutions financières quel que soit leur statut juridique. Le gouvernement de Mrs Thatcher
procède au big bang de la dérégulation financière intégrale, la France tisse une réforme moins agressive
à partir de la loi bancaire de 1984, d'autres pays transposent a minima les directives européennes et
tardent à faire évoluer leur système financier. Nous essayons ici de comprendre comment le système
bancaire français s'adapte au changement.
Le moment est favorable car il coïncide avec le désir de l'État de se désengager d'un système financier
en déclin. La spécialisation des banques, les financements administrés par le Trésor et le contrôle du
crédit bancaire par le système de l'escompte de la Banque de France, ne sont plus en mesure de
satisfaire les besoins de financement de l'investissement des entreprises en pleine croissance et
l'ouverture sur l'étranger. Le Trésor et la Banque de France construisent alors de concert avec les
banquiers un nouveau modèle d'activité bancaire conforme aux exigences des directives européennes de
contrôle prudentiel par la solvabilité des établissements. Une nouvelle architecture de la régulation
formée d'instances autonomes veille au bon fonctionnement du système bancaire, c'est-à-dire à la
stabilité financière.
Cependant, les banques s'efforcent d'atténuer les coûteuses contraintes de couverture en capital
réglementaire, préférant développer un modèle original d'activité de banque universelle à la française.
La banque y est à la fois intermédiaire bancaire classique transformant les dépôts en prêts,
bancassurance, banque à réseau parallèle de collecte sur titres, banque de financement et
d'investissement et société de gestion d'actifs. Ce modèle d'activité complexe vise à augmenter les gains
d'efficience par des économies d'échelle et de gamme, des subventions croisées entre les diverses
activités et la centralisation des fonds propres à la tête du conglomérat. Inspirée des bank holding
companies américaines, cette organisation produit une forte rentabilité mais elle expose le conglomérat
à des risques absents de la banque classique qui ne s'expose qu'à l'excès de transformation et au risque
de liquidité qu'il engendre. Désormais, afin de compenser la diminution des marges d'intérêt due à la
concurrence, les titres sont placés au cœur de l'activité pour produire des gains en capital et des
commissions, mais ils exposent la banque au risque de dépréciation de leur valeur de marché.
Les groupes poursuivent leur croissance externe et s'adjoignent de nouveaux métiers, tout en se
contentant d'une couverture en fonds propres globale par la holding tête de groupe au lieu d'une
couverture de chaque ligne d'actifs. Les banques françaises apparaissent ainsi sous-capitalisées et très
exposées aux risques en cas de chocs conjoncturels comme la récession de 1993 et celle de 2007.
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La banque universelle à la française en réponse au modèle de banque européenne est-elle plus efficace
pour financer la croissance que l'aurait été la banque européenne en France? Le modèle français
prépare-t-il bien à absorber les chocs et à résister aux crises? La régulation bancaire en France est-t-elle
capturée par les banques? Est-elle capable d'assurer de manière optimale la stabilité financière?
Nous montrerons que de facteurs puissants d'inefficacité comme la rigidité des taux créditeurs, la
monopolisation du financement des entreprises par les banques, l'insuffisance de fonds propres par
rapport au volume de leurs actifs, des expositions malencontreuses, une mauvaise gestion des risques
ont rendu difficile le contrôle prudentiel et l'exercice d'une régulation efficace. Le soutien de l'État au
modèle des banques plutôt qu'au modèle européen confine à la capture des régulateurs. Pendant la crise
bancaire des années 1990, les renflouements systématiques par l'État de tous les établissements
financiers publics défaillants se multiplient, souvent sans justification ni projet, au prix de dépenses
publiques inopportunes et d'une aggravation de la dette publique. La même réaction se produira en 2008
avec, cette fois, des conséquences financières très graves. Un long chemin resterait à parcourir avant
que les acteurs assimilent les principes de fonctionnement et les bonnes pratiques d'un système de
régulation bancaire efficace.
1. La fin du système de financement administré
Le dirigisme financier date en France de 1941, une date tardive par rapport aux autres pays
industrialisés. Il organise avec une certaine efficacité le financement de l’activité sous l'Occupation et il
accompagne à la Libération la fin des rationnements et la reconstruction. À part la fin du corporatisme,
l'organisation du système bancaire change peu et reste, sous la mainmise étatique, strictement
cloisonnée, hiérarchisée et abritée de l’extérieur. Le système de financement administré qui en découle à
la fin de la guerre persiste plus de 40 ans, laissant proliférer les rentes de situation, figeant les parts de
marché, et étouffant de rares tentatives d’évolution (décrets Debré-Haberer de 1966-67, formation de la
BNP). L’affectation des ressources aux possibilités d’investissement et, partant, les potentialités de
croissance de l’économie, perdent en efficacité lorsque que l’économie européenne s’ouvre à la
concurrence et à l’intégration internationale.
1.1 L'organisation du contrôle bancaire
Les actes dits lois de 1941
1
et les textes de 1945 et 1946
2
marquent encore profondément au début des
années 1980 l'organisation de l'industrie et de l'activité bancaires. Le Trésor, et dans sa mouvance, les
banques nationalisées, les établissements financiers du secteur public à statut légal spécial, les réseaux
coopératifs ou mutualistes, ont un rôle prépondérant dans le système de financement administré de
l'investissement. L'organisation et la réglementation du système bancaire ont trois caractéristiques
principales: un statut spécial de la profession de banquier qui limite relativement le rôle des banques,
une réglementation dirigiste du crédit qui tient lieu de réglementation prudentielle, et des circuits de
financement administrés par des établissements cloisonnés sous le contrôle du Trésor.
1
"Lois" 2532 du 13 juin 1941 relative à l'organisation de la profession bancaire et 2533 du 14 juin 1941 portant
réglementation et organisation des professions se rattachant à la profession de banquier.
2
Loi 45-015 du 2 décembre 1945 (nationalisation de la Banque de France et des grandes banques, Société générale,
Comptoir national d’escompte de Paris, Banque nationale du commerce et de l’industrie et Crédit lyonnais). Loi du 17 mai
1946 (organisation du crédit) et décrets du 28 mai 1946 (règles de fonctionnement des banques nationalisées et des banques
de dépôt du secteur privé).
5
Une certaine supervision des banques est traditionnellement exercée par la Banque de France sans
qu’elle n’en ait jamais été légalement chargée. Cette surveillance ne concerne toutefois que la liquidité
des banques. La politique du crédit dirigé s'appuie sur un système complexe de financements par des
réseaux bancaires cloisonnés. Le marché monétaire, les marchés des dépôts, du crédit et des changes
sont parés les uns des autres et soumis à une réglementation propre. Par rapport aux institutions de
crédit publiques et semi publiques, les banques se voient assigner dans les orientations du Commissariat
général au Plan un rôle relativement secondaire dans le nouveau système de financement de l’économie.
En matière de supervision bancaire, pour la première fois, l’inscription des institutions financières sur
les listes du Conseil national du crédit devient obligatoire. Les banques doivent choisir leur statut entre
banque de dépôt, banque d’affaires ou banque de crédit à moyen et long terme. Chaque catégorie se voit
imposer des restrictions sur sa collecte de ressources et ses emplois et un système complexe de
coefficients de liquidité, de fonds propres, de planchers d’effets publics, de coefficients de
transformation, etc. Les banques, établissements financiers, établissements à statut légal spécial et autres
sociétés financières voient leur compétence directement liée à leur statut juridique, et chacun doit
respecter une réglementation prudentielle spécifique.
Le principal organe de supervision bancaire est le Conseil national du crédit, assemblée représentative
des intérêts économiques de la nation dont une forte représentation des syndicats. Le Trésor et le CNC
relèguent à l'arrière-plan la Banque de France dont on ne souhaite pas exposer trop facilement le crédit
de l’institution nouvellement nationalisée. Bientôt, sous la forte personnalité du gouverneur Wilfrid
Baumgartner
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, la Banque de France trouve sa place et elle exerce de plus en plus le rôle pivot de banque
des banques, c’est-à-dire de fournisseur ordinaire de la liquidité de place. Ces instances sont complétées
par la Commission de contrôle des banques, chargée d’un pouvoir de sanction des contrevenants aux
dispositions du contrôle prudentiel nouvellement mis en œuvre.
1.2. Le déclin des financements administrés
4
Jusqu’aux années 1970, le cloisonnement des circuits bancaires et financiers est organisé sous l’égide
du Trésor qui distribue à chaque secteur économique son enveloppe de crédits bonifiés en fonction des
priorités désignées par les plans d’équipement de la nation. Chacun de ces secteurs est financé par un
organisme spécialisé sous tutelle de l’État. Les banques jouent un rôle auxiliaire, se contentant de
drainer vers les organismes spécialisés des effets commerciaux éligibles au réescompte et de participer
aux syndicats de prêts orchestrés par les pouvoirs publics.
Le rapport Lorain
5
(1963) montre les obstacles au développement du secteur bancaire, soulignant
notamment que les banques pourraient jouer un rôle plus actif pour participer au financement des
investissements des entreprises. Il conviendrait, pour ce faire, d’autoriser les banques à pratiquer plus
activement la transformation de ressources liquides et à court terme en crédits à long terme, c'est-à-dire
3
Voir Olivier Feiertag, Wilfrid Baumgartner Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978), Comité
pour l’histoire économique et financière de la France, ministère des Finances, de l’Économie et de l’Industrie, Paris, 2006 ,
786 p.
4
Les grandes entreprises nationales étaient financées par le Crédit national, l’agriculture par le Crédit agricole mutuel, le
logement par le Crédit foncier, le Comptoir des entrepreneurs et la Caisse de prêts aux organismes de HLM (une filiale de la
Caisse des dépôts), les collectivités territoriales par la Caisse d’aide aux collectivités locales, le secteur public par la Caisse
nationale des marchés de l’État, le tourisme par la Caisse de crédit hôtelier, etc.
5
Cf. notamment les rapports du groupe de l'équilibre de la commission de l'économie générale et du financement du Plan,
pour la préparation du IVe Plan, ainsi que les discussions concernant le financement du Ve Plan, et le rapport Lorain sur le
financement des investissements (mai 1963).
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