Le choc est fort

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La révolution de la philosophie des coopératives françaises
Hubert Bonin, professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et à l’ UMR GRETHA-Université de
Bordeaux [www.hubertbonin.com]
On a appris à la fin de l’année 2013 que la société coopératrice 3A (Alliance agroalimentaire), qui a son siège à Toulouse, s’intègre au le groupe coopérateur SODIAAL.
L’historien de l’économie et des entreprises peut se saisir de ce fait pour mettre en valeur
une révolution dans l’histoire de l’économie coopérative. C’est cette évolution historique
récente qu’il faut rappeler afin que ces tournants structurels prennent tout leur sens dans
l’histoire « immédiate ». Les « chocs de compétitivité » touchent au plus au chef la
mouvance des coopératives, puisqu’elles ont réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de 84.3
milliards d’euros et emploient plus de 160 000 salariés permanents.
De l’esprit coopérateur à la prégnance de l’économie de marché
Sans remonter à la préhistoire des coopératives au sein du mouvement de l’économie
sociale, dans les années 1880-1930, après le règne des utopies du milieu du XIXe siècle, on
doit insister sur le tournant qu’on est en train de vivre dans l’univers coopérateur français.
C’est peut-être un mouvement vers l’équivalent que ce qui a été vécu par les Caisses
d’épargne, les Banques populaires, les caisses de Crédit mutuel ou les caisses de Crédit
agricole mutuel, voire les caisses Raiffeisen allemandes ou autrichiennes. En effet, le
monde coopérateur est confronté aux défis des restructurations qui marquent l’ensemble
des parties prenantes de l’économie sociale ou même solidaire. Le paradoxe est que
fleurissent les sociétés de micro-crédit, les SCOP (sociétés coopératives ouvrières de
production), les associations solidaires de production et vente, en un perpétuel
mouvement de recréation d’une économie de proximité sociale au profit de cohortes de
populations désireuses de s’affranchir quelque peu du poids du « grand capitalisme ».
Est-ce à dire que l’économie coopérative s’inscrit désormais dans une logique capitaliste ?
Indéniablement, elle est en tout cas soumise aux « règles darwiniennes » de l’économie de
marché, la nationale, l’européenne, mais aussi, de plus en plus, la mondiale. En effet, la
remise en cause de la PAC (Politique agricole commune) mise en place dans la seconde
moitié des années 1960 consiste sans ambages d’une logique d’ouverture progressive des
frontières de l’Europe verte. Cela va constituer un véritable « choc de compétitivité :
l’ensemble de l’économie agricole et en son sein l’économie coopératrice doivent s’adapter !
1. Un environnement de la compétition
À l’échelle européenne, des groupes capitalistes se sont affirmés avec une puissance
irréfragable : Unilever, Nestlé, Lactalis, Bel, Bongrain, Danone, pour ne parler que de notre
monde tout proche. En France, la stratégie de croissance des trois groupes familiaux
Lactalis/Besnier (5,6 milliards en 2004; 15,7 milliards CA et 54 000 collaborateurs en
2012), Bongrain (4 milliards €), Bel/Fiévet (2,6 milliards CA) a été efficace, même si
d’autres sociétés ont dû baisser pavillon (comme toutes celles acquises par Lactalis dans les
années 1980/90 (comme Bridel). S’y ajoute une offensive de groupes américains, tels
General Mills (Géant vert, Yoplait), Kraft Foods (Philadelphia) ou Mondelez (Lu).
Or, face aux tensions provoquées par la nouvelle configuration de l’économie de marché
fortement concurrentielle, le modèle coopérateur a parfois connu un fort tangage. On se
rappelle l’effondrement de l’ULN (Union laitière normande jadis), en parfait contremodèle stratégique et managérial, marqué par un fort essor en 1962-1992, puis la chute et
la reprise par Bongrain). La crise de SODIAAL, au tournant des années 2000, résultait d’une
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crise financière provoquée par une trop forte dispersion du portefeuille d’activités
stratégiques et une fragmentation du mode de gestion et de la production. Il a fallu opérer
un recentrage drastique, conclure une alliance avec General Mills pour Yoplait (aux ÉtatsUnis, puis, après un portage effectué par une société d’investissement, ailleurs) et avec
Bongrain pour les fromages. Les limites du modèle économique de 3A (Alliance agroalimentaire, à Toulouse) ont là aussi été touchées : après la réussite de l’unification contre
le « patriotisme de clocher » à l’échelle du grand Sud-Ouest, une première crise a été
causée par une offensive espagnole réussie mais trop coûteuse ; et un plafond de verre
aurait atteint en 2012/13, d’où l’intégration dans Sodiaal, faute de pouvoir porter les
énormes frais de modernisation, de marketing et de distribution en restant isolé.
2. Le modèle européen de concentration et de pluri-activité
Heureusement, un « modèle économique » a pris corps hors de France, de façon précoce.
Les principaux groupes coopérateurs européens ont entamé un puissant mouvement
d’adaptation à la pression concurrentielle provoquée par la diffusion d’une économie de
marché impitoyable. De grandes coopératives laitières se sont constituées aux Pays-Bas
(Friesland Campina) et au Danemark (Arla). Dans tout secteur d’activité fleurissent des
modes, des mouvements moutonniers, des « modèles » de stratégie, au nom des
économies d’échelle : aussi notre propos ne veut pas paraître présomptueux. Mais, en
tenant compte de la remise en cause de la PAC et des quotas laitiers, on peut prétendre
qu’un modèle de l’Europe du Nord-Ouest s’impose à nos réflexions.
Le modèle scandinave ?
Aujourd’hui, 99 % des agriculteurs danois sont membres de coopératives (dans la viande
de porc : Danish Crown, TiCan ; dans la fourrure : Kopenhagen Fur). Une forte stratégie
exportatrice a été définie, qui a imposé une intensification de la production et de grandes
usines rationalisées (abattoirs, etc.). Des « holdings coopératifs », dès le tournant du XXIe
siècle, ont débouché sur un véritable « capitalisme coopérateur ». Alors que, en 1945,
tournaient quelque 1 650 laiteries coopératives, un mouvement de fusions a bâti des
groupes nationaux. Il a été couronné en 2000 par la fusion de la Suédoise Arla (fondée en
1881) et de la Danoise MD Foods (fondée en 1970) pour créer Arla Foods, devenue le
premier groupe laitier européen et le septième mondial. Ce groupe a procédé à une solide
intégration verticale en Scandinavie, Allemagne et en Grande-Bretagne, puis aussi aux
États-Unis.
Le modèle hollandais?
Les Pays-bas ont entre-temps vécu la même aventure. Dès 1989 ont fusionné deux grosses
coopératives régionales, d’où Campina Melkunie ; puis celle-ci s’est unie avec Royal
Friesland Foods en 2008. Friesland-Campina est ainsi le troisième groupe laitier et la
première coopérative à l’échelle mondiale, riche de 20 000 salariés et d’établissements en
Allemagne, Thaïlande, Russie, etc.
Une double culture ? Le grand débat philosophique
Au terme de cette convergence capitalistique, il est clair que des coopérateurs dans un ou
deux pays d’origine sont devenus indirectement des « capitalistes » hors de leur terroir, là
où leur groupe a développé sa collecte de productions agricoles et ses fabrications
industrielles. De même, la banque autrichienne Raiffeisen dispose d’un double profil : elle
s’appuie sur ses sociétaires dans ses sections en Autriche et elle gère des filiales capitalistes
classiques en Europe orientale. Or une solution a été dénichée par les Scandinaves : ainsi,
670 paysans allemands sont devenus membres coopérateurs de la filiale constituée après
achat de la coopérative Hansa Milch par Arla en 2012. La philosophie coopérative aura
donc essaimé : les racines sont préservées, mais des rhizomes ont poussé. Avant son
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mouvement de rachats/fusions, Arla rassemblait 8 024 sociétaires au Danemark, en Suède
et en Allemagne ; et elle en mobilise 12 300 sociétaires dans six pays en 2012, grâce à un
essaimage de la culture sociale coopérative, ce qui pourrait constituer un réel modèle
socio-financier, ou, en tout cas, nourrir le débat. En effet, la question clé est bel et bien :
Comment concilier histoire/racines/mentalités du mouvement coopérateur
et mouvement de concentration capitalistique et industrielle ?
Arla Foods a dû réinventer son modèle de gestion démocratique, en un cas d’étude
révélateur ; la pyramide de décision est complexe, avec :
 24 districts suédois,
 25 districts danois,
 tous avec une assemblée générale annuelle et un conseil de district ;
 trois régions suédoises et quatre régions danoises accueillent des assemblées de
débats ;
 un conseil des délégués regroupe 179 élus dont dix représentant les salariés, avec en sus
des représentants des sociétés sœurs étrangères (Allemagne, UK) ;
 le conseil d’administration est fort de 24 membres dont quatre issus des salariés.
Des débats sur la contradiction entre esprit coopérateur
et développement capitaliste
Pourtant, bien entendu, ces fusions capitalistiques, transfrontalières ou non, ont
provoqués de chauds débats, évoqués notamment dans publication European Milk Board
de mai 2012 [www.europeanmilkboard.org], à propos des « possibilités restreintes pour le
coopérateur individuel désireux d’exercer son influence lors de l’AG » : « la concentration
croissante affaiblit les possibilités d’influence des coopérateurs » en Allemagne. On perçoit
l’enjeu de l’accès à l’information et de sa compréhension car il faut du temps, une certaine
culture, et aimer les réflexions collectives)
En allant plus encore au cœur des sujets « chauds », le débat sur la réalité des liens entre
l’esprit coopérateur/mutualiste et la gestion transnationalisée de filiales et de flux
d’exportation ne peut manquer d’être placé au coeur des réflexions du monde coopérateur.
Ainsi, Friesland-Campina développe un chiffre d’affaires de 3,35 milliards € en Asie en
2012 et vise un 1 milliard en Chine en 2015. C’est une nécessité à l’échelle de l’économie
globalisée dès lors que le marché laitier hollandais ne pèse que 2 % marché mondial. Mais
que reste-t-il du lien de proximité entre le coopérateur de base et cette ouverture à l’Asie ?
Une telle coopérative va-t-elle aller jusqu’à créer des associations incitant des paysans
chinois à développer l’esprit coopérateur face à l’individualisme ayant succédé au
démantèlement des « communes populaires » ? Le mutualisme va-t-il remplacer le défunt
communisme ? La même question peut être soulevée à propos de la chaîne de contrôle au
sein de la filière constituée au sein du groupe SODIAAL : SODIAAL Union/Groupe SODIAAL
SA/SODIAAL International SA/filiales de transformation, où il est évident que les
coopérateurs de base n’ont guère droit au chapitre, si ce n’est en lisant les brochures, les
rapports annuels et les analyses du site internet. Un tel débat a d’ailleurs été déjà abordé
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par rapport de la Fédération nationale des coopératives laitières: « Le sociétaire est
informé de la politique de sa coopérative. Mais il n’est pas informé de la politique des
filiales, alors que ce sont elles qui transforment le lait et que la valorisation du lait est donc
en grande partie dans leurs mains » [www.cniel.com/site.asp?where=quifait/maison]. Cela
explique que des sociétaires aient exprimé leur inquiétude, tel Xavier Taloud (producteur
de lait en Isère) dans son texte : « Les changements de structure des coopératives laitières
et les conséquences en résultant pour les producteurs » [Coopératives. Entre mythe et
réalité].
Est-ce à dire que l’économie coopérative s’inscrit désormais dans une logique capitaliste ?
Indéniablement, elle est en tout cas soumise aux « règles darwiniennes » de l’économie de
marché, la nationale, l’européenne, mais aussi, de plus en plus, la mondiale. En effet, la
remise en cause de la PAC (Politique agricole commune) mise en place à partir de 1962
consiste sans ambages dans une logique d’ouverture progressive des frontières de l’Europe
verte. Cela va constituer un véritable « choc de compétitivité », peu ou prou identique au
démantèlement des chasses gardées coloniales dans les années 1960/70. L’ensemble de
l’économie agricole et, en son sein, l’économie coopératrice doivent s’adapter !
3. De l’esprit coopérateur à la prégnance de l’économie de marché
Heureusement, l’héritage de la « révolution silencieuse » prônée par l’Auvergnat Michel
Debatisse aura permis à cet effort d’adaptation de se réaliser sans trop de vagues dans les
années 1980-2000. Dans les années 1950/70, le développement du bloc coopérateur avait
été l’œuvre des chrétiens-sociaux qui prônaient l’esprit mutualiste, dans le crédit agricole,
les assurances, les coopératives d’approvisionnement et de distribution, avec le soutien des
chambres d’agriculture, de la Jeunesse agricole chrétienne et de la FNSEA. Dans l’Ouest,
notamment, ne dizaine de grosses coopératives (Coopagri, Even, Terrena, Coopérative
laitière de la région nantaise, Cooperl Arc Atlantique) ont fédéré leurs consœurs et se sont
structurées pour transformer localement le lait et la viande, promouvoir la génétique
animale autour de la « pie noire frisonne bretonne », capable de produire beaucoup de lait
chaque année, apporter aux sociétaires des conseils techniques et leur fournir engrais et
aliments du bétail, moderniser la filière des légumes (artichaut, chou-fleur), produire du
lait en poudre, des fromages, du lait de marque, assimiler elles aussi les techniques du
marketing et se doter de réseaux de commercialisation auprès des groupes de distribution
français. On sait que les « paysans entrepreneurs » rêvés par Debatisse et Alexis
Gourvennec avaient conquis la JAC, la FNSEA, les Chambres d’agriculture et nombre
d’institutions coopératives, et noué un pacte avec les dirigeants politiques et les experts
français et européens. Or chacun sait que la révolution en cours est portée par une nouvelle
génération et un pacte renouvelé, où la FNSEA, la FNCC et la FNCL et les institutions
agricoles œuvrent de concert afin de révolutionner l’agrobusiness coopérateur. Un modèle
français de concentration et de pluri-activité s’affirme face aux enjeux de la compétition
dans le sillage des « modèles » de l’Europe du Nord-Ouest.
Dans chaque région et dans chaque secteur, les groupes coopérateurs ont peu à peu pris
conscience de la nécessité de la mutualisation des moyens : les années 1990/2010 ont vu
partout une remise en question du modèle économique des coopératives, en vue de mettre
en commun des branches d’activité, ou en vue de cessions réciproques et de mouvements
de recentrage. L’enjeu est devenue capitalistique : tandis que les firmes dites capitalistes, à
base familiale (Lactalis, Bel, Bongrain, Bonduelle, Soufflet), ou non (Danone, quelle que
soit l’emprise des dirigeants Riboud) fédéraient de plus en plus d’ex-PME en difficulté
autour de leur puissante organisation, sans parler ici de leur internationalisation, les
coopérateurs ont constaté que le mouvement de « modernisation » permanent, y compris
au niveau des normes d’hygiène et de santé, souvent imposées par l’Union européenne, et
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le mouvement d’investissement imposé par la guerre nationale et européenne de la
productivité, requéraient de plus en plus d’intensité capitalistique, donc de « capital ».
Un nouveau capitalisme coopérateur dans le grand Ouest
On sait combien, depuis le tournant du siècle, le Grand Ouest est un pionnier des
mutualisations. Le libre jeu des forces du capitalisme y reste contesté par les coopératives.
L’expression de« paysans entrepreneurs » est passée de mode, mais les entrepreneurs
agriculteurs constituent bel et bien une (heureuse) réalité économique. Des processus de
fusion se sont accélérés, d’abord autour de forces fédératrices, comme Coopagri Bretagne
(1911/66), Even (1930), Terrena (Val d’Ancenis, 1938), Cooperl. Ces groupes ont monté des
pôles de mutualisation en aval, comme l’UCLAB (1973 ; séchage de lait, lactosérum, beurre),
ou, en 1991, Laïta, pour la commercialisation des beurres et fromages.
Toutefois, l’accélération récente est révélatrice de la prise de conscience de
l’environnement concurrentiel, comme quand, en 2009, une nouvelle structure Laïta a
résulté de la fusion des activités laitières d’Even, Coopagri et Terrena (avec une base de 3
750 fermes). Laïta pèse désormais quelque 2 370 salariés, avec des marques comme
Mamie Nova, Régilait, Even, Paysan breton, etc. De leur côté, Eurial et Agrial ont monté
une union laitière en 2012, avec une base de 6 000 éleveurs, tandis qu’est préservée la
filière fromages d’Eurial ; le chiffre d’affaires de la seule Agrial (Basse-Normandie) pèse 3,6
milliards € en 2013, avec une base de 10 000 adhérents.
Des groupes coopérateurs milti-métiers se sont ainsi édifiés en quelques lustres. Even en
est une figure emblématique, riche en direct de 5 200 salariés au total et d’une base de
1 500 sociétaires ; ils parrainent sa stratégie multi-métiers : agro-fournitures, nutrition
animale, génétique porcine, viande (association avec Socopa en 2007), pôle de distribution
alimentaire (CHR, particuliers, avec 2 500 salariés). La surenchère aura gagné ensuite
Triskalia, créée en 2010 par l’union de Coopagri, Unicopa-Eolys et Cam56, avec une base
de 20 000 adhérents et environ 6 000 salariés, et Terrena, avec une base de 22 000
adhérents, un chiffre d’affaires de 4,5 milliards € et 11 000 salariés. Et SODIAAL garde sa
puissance historique, dorénavant élargie au grand Sud-Ouest par le biais de 3A, on l’a
indiqué.
La diffusion nationale d’un modèle de concentration
D’autres cheminements similaires ont bouleversé l’économie agricole bien au-delà de
l’économie de l’élevage et du lait. Dans l’univers des céréales, de la nutrition animale et des
fournitures agricoles, InVivo (2001) constitue l’aboutissement de la fusion des deux unions
nationales de coopératives de collecte et d’approvisionnement, SIGMA (1990, par fusion de
l’UNCAC, née en 1945, et des activités céréalières de l’UGCAF, née en 1948) et l’UNCAA (1945,
avec reprise ensuite de UCANOR en 1999), d’où ses 6 700 salariés et son chiffre d’affaires de
6,1 milliards € en 2012/13. Dans le grand Nord, Champagne céréales (1982) a rejoint
Nouricia en 2012 pour établir Vivescia (8 200 salariés pour 8 500 adhérents agriculteurs).
Tereos est devenue un géant de l’économie du sucre, après avoir même dévoré les vestiges
de la si forte société Beghin-Say des années 1960/70 ; « les betteraviers » et sucriers ont
très tôt pris conscience de la nécessité de se doter de groupes robustes, aptes à affronter la
concurrence. Le processus est donc étonnant, puisque des coopérateurs ont acquis des
symboles du capitalisme historique français ! Tereos constitue ainsi une sorte de
« modèle » des mutations en cours, avec des implantations au Brésil, une base de 12 000
sociétaires pour 26 000 salariés permanents et saisonniers.
On connaît la puissance du groupe Limagrains (1942/65), dont le cœur se situe en
Auvergne ; c’est que le Massif central a été l’un des pôles de l’histoire de la coopération
agricole, autour de Debatisse et de Richemonts (puis de SODIAAL). Limagrains a mêlé
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croissance coopérative et achat de sociétés capitalistes (Clause, Vilmorin, Jacquet, donc en
passant des semences au pain). Dans le grand Sud-Ouest, plusieurs groupes forts ont
émergé : dans les céréales (Maïsadour, Euralis, Lur Berri), la distribution coopératrice de
produits d’approvisionnement (Terres du Sud), etc. – même si l’économie viticole ne
parvient pas véritablement à voir apparaître un mouvement coopérateur orienté vers des
fortes fusions. Et toutes se sont orientées elles aussi vers une stratégie multi-métiers, en
diversifiant leur portefeuille d’activités stratégiques et en achetant des sociétés privées
(comme Labeyrie et Delpeyrat, dans les produits alimentaires de haut de gamme).
Les coopératives en Aquitaine en 2012
Euralis
Maïs Adour
Terres du Sud
Lur Berri
Les quatre coopératives
CA en millions €
1 289
895
455
412
3 051
Effectifs salariés
5 000
3 200
1 200
900
Sociétaires
12 000
8 000
6 000
3 500
4. Les débats autour du risque d’affaiblissement
de l’enracinement de proximité
Conçue comme une solution alternative au capitalisme, l’économie coopérative voulait
œuvrer plus avec du « capital humain » – les producteurs, sinon les salariés, souvent issus
à l’origine du monde agricole et rural lui-même – qu’avec du capital-argent. Or plusieurs
groupes coopérateurs ou mutualistes se sont effondrés, faute de tenir suffisamment
compte de ces nouvelles exigences, en particulier dans le domaine de la transformation du
bétail, dans le yaourt (Nova), le lait en général comme à l’ULN, ou au-dehors du monde
rural, telle la CAMIF pour la grande distribution par correspondance. Une sorte de
« plafond de verre » s’est dessiné insensiblement, comme cela avait déjà été le cas dans
l’industrie coopérative dès les années 1970, dans la branche des télécommunications dès la
fin des années 1970, avec l’AOIP.
Or le risque évident de ces restructurations capitalistiques est la rupture avec son
« terroir » ! Généralement, l’efficacité des groupes coopérateurs a débouché sur une forte
centralisation de la gestion, sur Paris ou dans une capitale régionale. Or la fragmentation
des coopératives avait reposé sur un esprit coopérateur enraciné dans un canton, une
communauté de paysans, sur un « patriotisme de clocher » par conséquent. Déjà, comme
dans les banques mutualistes, on avait débouché sur des entités pluricantonales,
départementales ou pluridépartementales. Le refus du groupe 3A de rejoindre
SODIMA/SODIAAL a exprimé jadis cette volonté des « parpaillots » de la Montagne noire,
donc du Sud du Massif central, de rejeter l’emprise des Auvergnats qui, autour du grand
syndicaliste de la FNSEA Debatisse (un temps secrétaire d’État en 1974/75), ont conçu le
concept de fédération laitière. Cette double bivalence coopération/groupe et
collecte/industrie a d’ailleurs renforcé l’ambigüité sur le positionnement global ; on
pourrait aller par exemple jusqu’à distinguer avec mal les groupes coopérateurs contrôlant
de fortes filières industrielles et un groupe comme Sofiprotéol (1983, 8 000 salariés), qui a
émergé comme pôle d’animation financier et industriel de la filière des huiles et protéines
végétales (oléagineux et protéagineux) et qui se veut « un modèle économique de filière
fondé sur un actionnariat pérenne ancré dans le monde agricole », puisqu’il est parrainé
par les producteurs d’oléagineux (Fédération française des producteurs d’oléagineux et de
protéagineux) et les représentants des interprofessions…
On peut suggérer qu’on pressent désormais le délitement du « lien de proximité », comme
cela a été le cas souvent lors de la fusion des caisses régionales du Crédit agricole mutuel et
des Banques populaires ou des Caisses d’épargne (conquérant un statut coopérateur lors
de leur « privatisation » sous forme de mutualisation). Certes, des assemblées générales
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d’entités localisées peuvent se tenir ; l’assemblée générale nationale peut garder toute sa
puissance, comme c’est le cas au Crédit agricole par le biais de la Fédération nationale du
Crédit agricole. Mais il est inéluctable que les équipes de manageurs deviennent les
rouages clés de ces fédérations. L’esprit coopérateur historique reposera dès lors sur les
épaules du président (non exécutif) qui représentera les « mandants » de la base, les
groupes de pression et de relation issus du syndicalisme agricole généralement, donc très
proches de la FNSEA – comme c’est le cas chez Sofiproteol, l’émanation du monde paysan
dans les oléagineux à usage industriel, présidée par le président de la FNSEA.
La concentration : jusqu’où ?
L’historien se transforme ici en devin : jusqu’où le mouvement de concentration peut-il
aller ? On a constaté que, dans le domaine bancaire, le processus aura été national ; même
le Crédit mutuel (issu d’une loi à la fin des années 1950, qui enclenche le processus de
défragmentation qui avait prédominé depuis les caisses Raiffeisen du « Crédit libre » de la
fin du XIXe siècle) aura fini, dans ces années 2010, par ne plus comprendre presque que
trois ensembles (le Crédit mutuel de Strasbourg qui contrôle par surcroît le CIC ; Arkea,
depuis la Bretagne ; et le Crédit mutuel du Nord). On marche bel et bien vers une seule
grande fédération laitière et fromagère – encore que de petites poches subsistent ici et là,
sur des produits de niche et des AOP et IGP. Mais, dans les autres branches, ce sont des
ensembles plurirégionaux qui ont été édifiés, et on les a déjà cités, avec des pôles issus du
christianisme social (Ouest, Massif central, Sud-Ouest, Nord, essentiellement).
Une autre question concernant cette territorialisation porte sur les alliances
internationales. Le Crédit agricole et le Crédit mutuel ont entamé, modestement, un
processus de stratégie « multidomestique ». Peut-on envisager d’abord une expansion
internationale par le biais de filiales ou de sociétés sœurs ? Cela est déjà le cas de Tereos,
devenu un géant du sucre au Brésil. En allant encore plus loin, peut-on envisager des
rapprochements entre des coopératives européennes ? Cela exigerait la cristallisation d’un
véritable (et vénérable) « esprit européen » et la dilution de la crainte de la domination de
pans de l’agriculture française par des « rivaux » comme les Pays-Bas ou le Danemark – et
le monde capitaliste a vécu d’ores et déjà de tels dilemmes, comme dans l’informatique ou
électrotechnique. Bref, à quand un EADS/Airbus des produits agricoles ?
La poussée du désir de se justifier de cette croissance
mi mutualiste mi capitaliste
Partout, on constate un déséquilibre croissant entre nombre de sociétaires et nombre de
salariés, en France ou à l’étranger. De façon provocatrice, on peut dire que le
développement de ces « rapports sociaux de production » capitalistes (en utilisant cette
formule marxiste) pourrait bousculer la chaîne de valeurs mutualistes. En mobilisant un
second concept marxisant, l’élargissement de « l’accumulation de capital » pour financer
les investissements, le « développement » ou la croissance organique, et les opérations de
croissance externe et d’essaimage international intensifie les prélèvements sur les flux de
revenus destinés aux sociétaires, co-financeurs de base.
Quelque peu soucieux de ce dualisme croissant, les responsables des groupes coopérateurs
ont de plus en plus pris conscience de la nécessité de nourrir des débats sur ces nœuds de
contradiction. Comme partout, l’esprit coopérateur est revivifié par la nouvelle génération
de dirigeants élus, qui succède aux fondateurs au tournant du siècle. Nombre de
publications et de sites internet institutionnels invoquent par conséquent les codes de
valeurs « humanistes » au cœur de la guerre économique. C’est le cas chez Laïta (groupe
Even) : « Les valeurs cultivées par Laïta sont celles que ses fondateurs revendiquent et
partagent depuis de très nombreuses années. Intimement liées au caractère coopératif des
trois partenaires, elles traduisent la dimension humaine et l’ancrage régional fort de la
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société au service d’un développement durable du Grand Ouest. » « La responsabilité : La
force de l’engagement de Laïta est déterminée par l'intense esprit de coopération qui anime
ses fondateurs. Nos équipes œuvrent quotidiennement avec ténacité et rigueur afin de
valoriser durablement le lait des agriculteurs adhérents des maisons mères, tout en ayant à
cœur de créer une richesse économique et sociale dans le Grand Ouest. » On retrouve les
mêmes préoccupations chez Even : « Notre actionnariat coopératif nous permet de
privilégier une construction de long terme pour servir positivement la génération
actuellement en activité sans jamais oublier la jeunesse en devenir […]. Nous sommes là
pour servir une construction utile, fabriquant de la richesse économique mais aussi de la
richesse sociale, autrement. » Even a d’ailleurs explicité l’identification de ses valeurs :
De naissance toute récente, le groupe Triskalia a aussitôt proclamé son enracinement dans
une histoire et une philosophie : « « Promouvoir une agriculture moderne, compétitive et
durable. La finalité de Triskalia, en tant que coopérative agricole, est de pérenniser la
rentabilité des exploitations agricoles sur son territoire. Pour cela, la coopérative
accompagne ses adhérents dans la conduite de leurs productions, qu'elle valorise ensuite
sur les marchés agroalimentaires. Par sa forte présence sur l'ensemble de la Bretagne,
Triskalia contribue également à la vitalité économique de toute la région. » Comme chez
ses consœurs de l’Europe du Nord-Ouest, la coopérative exprime sa volonté d’ancrage de
proximité par le jeu de l’architecture de consultation, débat, décision – et, in fine,
d’élection –, dans un cadre territorial pluridépartemental :
La quadrature du cercle : quelles mentalités productivistes ?
Reste qu’il faut concilier des contraintes incontournables (croissance forte, productivité,
intensification, concentration) et le respect de critères et valeurs historiques, dignes du
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mutualisme rural ; les exigences environnementales, la préservation du territoire rural, les
exigences de la qualité, des grilles de conformité aux normes techniques et sanitaires dans
les pays émergents, le respect des normes sociales. « L’agriculture, le cœur du métier de la
coopérative. Triskalia accompagne les agriculteurs sur les plans techniques, économiques
et environnementaux pour toutes leurs productions (lait, porc, volailles, bovins, œufs,
légumes, céréales). Grâce à son organisation décentralisée, son réseau dense de magasins
et ses équipes terrain performantes, Triskalia privilégie la proximité et la réactivité auprès
de tous ses adhérents. À travers sa démarche Planète Positive, son ambition est de
promouvoir une agriculture moderne, conciliant productivité et préservation de
l’environnement. »
Cela explique le bond des préoccupations énergéticiennes et environnementales (biomasse,
méthanisation, gestion des déchets, gestion des lisiers, etc.), la promotion de « l’économie
circulaire » – comme l’indiquent par exemple les initiatives de Terrena depuis 2008. Un
courant se cristallise afin de régénérer les valeurs des coopératives dans ce sens, comme
l’exprime Vivescia : « Notre mission : Bâtir un modèle économique agri-industriel durable
créateur de valeur. Être un modèle gagnant pour toutes les parties : l’agriculteur, le
transformateur, le consommateur, le citoyen, le collaborateur. Les adhérents bénéficient
de la performance du groupe coopératif agri-industriel par sa capacité à organiser une
relation créatrice de valeur de l’assiette au champ, entre les producteurs et les clients
consommateurs. Innover dans l’agriculture durable : le projet agricole développe une
agriculture durable productive dont les productions végétales sont valorisées notamment
par les filières du groupe agri-industriel. Organiser la recherche & innovation de façon à
relier constamment l’utilisateur final et le producteur, offrant ainsi des perspectives de
futur à l’ensemble de nos parties prenantes. »
D’autre part, face au défi de la poussée quelque peu échevelée et quasiment néo-libérale de
l’agrobusiness allemand (avec 555 000 salariés ou paysans), des débats se sont noués
autour des règles sociales impliquant les salariés, en France et ailleurs, le modèle
d’agriculture productiviste à déployer et renouveler. Des nœuds de contestation ont surgi
au fil des ans, quand les méthodes de management entretenues par des groupes ont pu
s’avérer faillibles. S’est d’abord posé le défi des filiales industrielles, du contrôle de leurs
processus de production et de qualité, comme l’a révélé brutalement « l’affaire
Spanghero » pour Lur-Berri, groupe coopérateur actif dans quatre départements depuis le
Pays basque. De même a surgi le risque chinois et de fraudes sur la qualité de la part de
distributeurs de produits laitiers et alimentaires. Il a fallu réfléchir en urgence sur la
nécessité de la promotion des « bonnes pratiques », sur le risque d’angélisme de la part de
dirigeants coopérateurs élus face aux réalités d’une économie de marché par trop
déréglementée ou mal contrôlée. Partout fleurissent donc des programmes d’éducation des
agriculteurs sociétaires, de formation des dirigeants élus, de la définition de corpus de
préceptes pour les dirigeants managériaux.
*
L’économie française et européenne est en pleine restructuration, confrontée à des défis
d’envergure ; aucune sérénité n’est possible, malgré le capital de confiance dont est riche le
monde coopérateur et mutualiste ; tout est remis sur le tapis de façon récurrente : les
certitudes stratégiques, managériales, commerciales, financières sont bousculées sans
cesse ! Or la production agricole ne peut se dissoudre dans l’économie numérique et ses
feux d’artifice… La réinvention des modèles économiques, comme on dit, se fait en roulant
et il faut absorber les chocs de la concurrence, de la conjoncture, des marchés, comme
vient de le montrer la crise de la filière Poulet. Les coopératives sont sur le front, pour leurs
propres affaires, mais aussi, on l’a vu récemment, afin de saisir l’occasion de reprendre des
actifs des firmes en difficulté, avec des soubresauts à cause des fermetures de sites et du
sort des salariés. La réactivité immédiate et les stratégies à long terme doivent être
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conciliées ; mais la chance de ces groupes est de ne pas dépendre d’actionnaires volatiles,
malgré quelques bouffées de mauvaise humeur chez les sociétaires, à condition
d’entretenir les flux d’autofinancement. En tout cas, grâce à l’esprit d’entreprise animé par
une cohorte de dirigeants élus et managériaux, la cartographie du « capitalisme
coopérateur » – car cette expression reflète bien la réalité – aura été révolutionnée en une
vingtaine d’années, et elle risque d’évoluer encore, à l’échelle interrégionale, voire à
l’échelle européenne, sous peine de laisser le champ libre au capitalisme actionnarial.
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QUELQUES REFERENCES EN HISTOIRE D’ENTREPRISE :
 Alain Baudoin et Louis-Roger Dautriat, Alexis Gourvennec : paysan-directeur général, Paris,
Fayard, 1977.
 André Gueslin, Le Crédit agricole, Paris, La Découverte, 1985.
 Gérard Deshayes, ULN. La mutation exemplaire d’une entreprise coopérative, l’Union laitière
normande, Paris, Skippers, 1990.
 André Gueslin (avec Pascal Dumoulin), Limagrain, de la Limagne à la Californie, 1942-1992.
Cinquantenaire, Clermont-Ferrand, Limagrain, 1992.
 Félix Torres, SODIAAL. Mémoires de lait. Une saga de la coopération laitière, Paris, Albin
Michel, 1994.
 Christian Bosseno, Crédit agricole, un siècle au présent, 1894-1994. Tome 1 : des origines aux
années 1950, Hervas, Paris, 1994.
 Fabienne Gambrelle, La coopération en mouvement. Mémoire de la coopération céréalière du
Berry-Nivernais, 1937-1997, Bourges, Épis-Centre & Public Histoire, 1997.
 Hubert Bonin, Un siècle de Crédit agricole mutuel en Lot-et-Garonne, Bordeaux, Crédit
agricole d’Aquitaine, 2002.
 Hubert Bonin, Un siècle de Crédit agricole mutuel en Gironde, Bordeaux, Crédit agricole
d’Aquitaine, 2002.
 Hubert Bonin, Les coopératives laitières du grand Sud-Ouest (1893-2005), Paris, PLAGE,
2005.
 Alexis Gourvennec et Fanch Elégoët, Alexis Gourvennec : entrepreneur collectif : entretiens
avec Fanch Elégoët, Rennes, Editions Apogée, 2005.
 Hubert Bonin, « French cooperative banks across crisis in the 1930s and in 2007-2013 », in
Joke Mooj & Wim Boonstra (dir.), Raiffeisen’s Footprint. The Cooperative Way of Banking,
Amsterdam, VU Press, 2012, pp. 139-160.
 Hubert Bonin, « Austrian Raiffeisen Zentralbank through the 2006-2012 crisis », in Joke Mooj
& Wim Boonstra (dir.), Raiffeisen’s Footprint. The Cooperative Way of Banking, Amsterdam, VU
Press, 2012, pp. 247-266.
 Boris Dänzer-Kantof, Véronique Lefebvre et Félix Torres, Le lait, tout le lait. Une histoire de
SODIAAL, le premier groupe coopératif laitier français, Paris, Félix Torres Éditeur, 2012.
 European Milk Board.org Coopératives. Entre mythe et réalité, site [europeanmilkboard.org],
mai 2012.
 Aurélie Trouvé, « Agro-industrie bretonne : l’heure de vérité », Le Monde, 19 novembre 2013.
 Historique de Lactalis : [www.lactalis.fr/francais/groupe/historique.htm].
 Historique d’InVivo : [www.invivo-group.com/notre-histoire.html].
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