En savoir plus - Chaire Raoul-Dandurand

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ANALYSE OBSERVATOIRE DE GÉOPOLITIQUE
3 FÉVRIER 2015
Déclaration d’Émancipation et abolition de l’esclavage
150 ans plus tard
I can’t breathe, brother, I can’t breathe
MARC-ANDRÉ LAFERRIÈRE
Chercheur, Observatoire de géopolitique, Chaire Raoul-Dandurand et
candidat à la maîtrise en analyse politique, UQAM
« Dans presque tous les États où l'esclavage est aboli, on a donné au Nègre des
droits électoraux ; mais s'il se présente pour voter, il court le risque de perdre la vie.
Opprimé, il peut se plaindre, mais il ne trouve que des Blancs parmi ses juges. La loi
cependant lui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l'en repousse. Son fils est exclu de
l'école où vient s'instruire le descendant des Européens. Dans les théâtres, il ne saurait,
au prix de l'or, acheter le droit de se placer à côté de celui qui fut son maître ; dans les
hôpitaux, il gît à part. On permet au Noir d'implorer le même Dieu que les Blancs, mais
non de le prier au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. On ne lui ferme point les
portes du Ciel : à peine cependant si l'inégalité s'arrête au bord de l'autre monde. Quand
le Nègre n'est plus, on jette ses os à l'écart, et la différence des conditions se retrouve
jusque dans l'égalité de la mort. » - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
18351
« La question des inégalités raciales est un vaste projet, notre pays y travaille
depuis deux siècles. » - Barack Obama, en réponse aux émeutes à Ferguson, Missouri, 18
août 20142
1
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Volume 2 (C. Gosselin, 1840), p.294. Laure Mandeville, « Les émeutes de Ferguson confrontent Obama à la question raciale aux États-­‐Unis », Le Figaro, 20 août 2014, http://www.lefigaro.fr/international/2014/08/20/01003-­‐20140820ARTFIG00001-­‐les-­‐emeutes-­‐de-­‐
ferguson-­‐confrontent-­‐obama-­‐a-­‐la-­‐question-­‐raciale-­‐aux-­‐etats-­‐unis.php. 2
1 Dans l’Amérique de Barack Obama, le 9 août 2014, un fait divers : à Ferguson au Missouri, un
policier blanc abat de six coups de feu un jeune Afro-Américain non armé. L’histoire aurait dû s’arrêter là,
aucune caméra n’a capté la scène, et ils sont environ 400 citoyens par année à périr sous les balles des
policiers dans les villes américaines.3 Et encore. Le chiffre avancé par le FBI est mis en doute, personne
ne peut affirmer avec exactitude le nombre annuel de décès relatifs à une intervention policière aux ÉtatsUnis,4 ni déterminer le ratio des victimes selon la couleur de leur peau. On peut seulement constater que
dans l’indifférence générale, cela arrive tous les jours. Et que personne n’en fait une émeute.
Mais, la mort de Michael Brown aura la particularité de jeter un pavé dans cette mare
d’indifférence. Soudain, ce qui normalement aurait dû faire l’objet d’un entrefilet dans le journal local
soulève d’emblée les passions dans tout le pays et provoque des soulèvements dont l’ampleur, aussi
surprenante qu’inédite, attire l’attention de la presse internationale. À la grande surprise du peuple
américain, 150 ans après l’abolition de l’esclavage, le grand dilemme de la question raciale reprend le
devant de la scène et impose son ordre du jour.
Le policier Darren Wilson, exonéré le 24 novembre par un Grand Jury (à majorité blanche) de toute responsabilité
criminelle dans la mort de Michael Brown. De nouvelles émeutes embraseront la ville, justifiant de nouveau l’état
d’urgence et l’intervention de la Garde nationale. Source photo : Dave Schwartz, « Darren Wilson Will Not Be
Charged in Ferguson Case », Viral Global News, 24 novembre 2014, http://www.viralglobalnews.com/u-sstories/darren-wilson-will-not-charged-ferguson-case/24262/.
Trois jours seulement après les événements, le président Obama promet une enquête fédérale,
deux jours plus tard il critique les interventions violentes de la police du comté de Saint-Louis ; le 16 août,
après des jours et des nuits d’émeutes et de pillage, le gouverneur du Missouri annonce l’état d’urgence,
impose le couvre-feu et obtient l’intervention de la Garde nationale. Les Américains sont alors confrontés
à des enjeux non pas nouveaux, mais qui soudain sont propulsés à la une des médias nationaux : la
3
« Expanded Homicide Data Table 14 », FBI, consulté le 22 janvier 2015, http://www.fbi.gov/about-­‐
us/cjis/ucr/crime-­‐in-­‐the-­‐u.s/2012/crime-­‐in-­‐the-­‐u.s.-­‐2012/offenses-­‐known-­‐to-­‐law-­‐enforcement/expanded-­‐
homicide/expanded_homicide_data_table_14_justifiable_homicide_by_weapon_law_enforcement_2008-­‐2012.xls. 4
Reuben Fischer-­‐Baum, « Nobody Knows How Many Americans The Police Kill Each Year », FiveThirtyEight, 19 août 2014, http://fivethirtyeight.com/features/how-­‐many-­‐americans-­‐the-­‐police-­‐kill-­‐each-­‐year/. 2 question de la militarisation de la police et de sa brutalité, celle de l’incarcération de masse qui vise les
minorités, les appels à la haine raciale sur les réseaux sociaux, la diabolisation des Noirs à travers le
discours dominant, et même à la présence décomplexée du Ku Klux Klan qui voit là une occasion rêvée
d’accroitre sa légitimité. Lorsque Darren Wilson a ouvert le feu sur Michael Brown, un après-midi d’été, il
ne s’attendait certainement pas à entrainer son pays au cœur d’une telle tourmente.
Émeutes et protestations raciales à Ferguson. Photo : Daniel Bastien et Elisabeth Beyeklian, « Ferguson  : émeutes et
protestations
raciales
aux
Etats-Unis »,
lesechos.fr,
consulté
le
24
janvier
2015,
http://www.lesechos.fr/monde/diaporamas/DIAP1212141603_8240BA-ferguson-emeutes-et-protestations-racialesaux-etats-unis-1078103.php#Xtor=AD-6000.
Le 18 août 2014, à Ferguson, des policiers pointent leurs armes en direction des manifestants. Source : Stephanie
Schüler, « A la Une: nouvelle nuit de violentes émeutes à Ferguson », RFI, 19 août 2014,
http://www.rfi.fr/ameriques/20140819-une-nouvelle-nuit-violentes-emeutes-ferguson/.
3 Hands Up, Don’t Shoot
Des témoins ayant affirmé que Michael Brown avait les mains en l’air lorsqu’il a été abattu,
l’expression « Hands Up, Don’t Shoot » (J’ai les mains levées, ne tirez pas) sera reprise partout : des
manifestants aux membres du Congrès, en passant par des joueurs de football professionnels5 jusqu’aux
fabricants de t-shirts.6
Source photo : Leslie Robinson, « So What if it Wasn’t Hands Up Don’t Shoot?? », Tea & Breakfast, 22 octobre
2014, http://www.teabreakfast.com/if-it-wasnt-hands-dont-shoot-mike-brown-autopsy/.
Néanmoins, l’Amérique était divisée : le cas Michael Brown restait tout de même assez nébuleux
quant au déroulement exact des événements pour qu’une bonne partie de la population choisisse de
prendre parti pour le policier.7
5
Philip Caulfield, « WATCH: Redskins take field with hands up in support of Michael Brown », NY Daily News, 19 août 2014, http://www.nydailynews.com/sports/football/washington-­‐redskins-­‐field-­‐hands-­‐support-­‐michael-­‐
brown-­‐ferguson-­‐protesters-­‐article-­‐1.1909010. 6
« Michael Brown Mike T-­‐Shirt. Ferguson Hands Up Don’t Shoot Justice Peace Protest », eBay, consulté le 24 janvier 2015, http://www.ebay.com/itm/Michael-­‐Brown-­‐Mike-­‐T-­‐Shirt-­‐Ferguson-­‐Hands-­‐Up-­‐Dont-­‐Shoot-­‐Justice-­‐
Peace-­‐Protest-­‐/111437671893. 7
Aaron Blake, « Why Eric Garner Is the Turning Point Ferguson Never Was », The Washington Post, 8 décembre 2014, http://www.washingtonpost.com/blogs/the-­‐fix/wp/2014/12/08/why-­‐eric-­‐garner-­‐is-­‐the-­‐turning-­‐point-­‐
ferguson-­‐never-­‐was/?tid=sm_fb. 4 L’Amérique divisée : des manifestants expriment leur soutien à Darren Wilson, victime selon eux d’accusations
injustes de racisme alors qu’il n’aurait fait qu’accomplir son devoir. Source : David Harris-Gershon, « Large Protest
in Support of Darren Wilson Policed by Five Cops on Bikes », Daily Kos, 17 août 2014,
http://www.dailykos.com/story/2014/08/17/1322439/-Large-Protest-in-Support-of-Darren-Wilson-Policed-by-FiveCops-on-Bikes.
Ainsi, les événements de Ferguson provoqueront une réaction en chaîne qui catapultera en
première ligne chaque intervention policière associée à la mort d’un Afro-Américain. C’est ainsi que le
cas Eric Garner viendra ajouter au désarroi général et à la colère ambiante.
I can’t breathe
Survenu près de trois semaines avant celui de Michael Brown, le cas Eric Garner aurait pu
sombrer dans l’oubli. Mais des images de l’intervention policière existaient, et ont été rendues publiques :
combinées aux dernières paroles d’Eric Garner, « I can’t breathe! » (Je ne peux pas respirer!), ainsi qu’à
l’étranglement illégal (chokehold) pratiqué par le policier, elles auront eu pour effet cette fois de mobiliser
aussi l’indignation des Américains plus conservateurs. Ainsi, l’expression « I can’t breathe! » connaitra
un succès semblable à « Hands Up, Don’t Shoot » et sera elle aussi reprise par les politiciens, les athlètes
professionnels et les fabricants de t-shirts.
Dans la tourmente, l’assassinat gratuit de deux policiers new yorkais par un homme désaxé
ébranlera la ville au point où le maire Bill de Blasio, pour une prise de position qui aurait mérité une
réflexion approfondie sur le malaise racial, sera accusé par le président du syndicat policier d’avoir du
sang sur les mains.8 De Blasio, dont le fils est mulâtre, avait auparavant relaté une conversation qu’il avait
eue avec celui-ci sur la façon dont un jeune noir de son âge devait se comporter si jamais il était interpellé
par un policier : pas de mouvements brusques, politesse en toute circonstance, les deux mains toujours
8
Douglas Ernst, « De Blasio has ‘blood on the hands’ after NYPD shooting, says Pat Lynch, police union president », The Washingtion Times, 21 décembre 2014, http://www.washingtontimes.com/news/2014/dec/21/de-­‐blasio-­‐has-­‐
blood-­‐hands-­‐after-­‐nypd-­‐shooting-­‐says/. 5 bien en vue, etc. Une mise en garde répandue lorsqu’on est parent d’un adolescent noir aux États-Unis,
mais qui choquera les esprits lorsque livrée par un politicien à la tête de la plus grande métropole du pays.
Aux funérailles des deux agents, des centaines de policiers présents tourneront le dos au maire lorsque
celui-ci s’adressera à la foule.9
Eric Garner, avant et pendant l’intervention policière qui mènera à sa mort. Source : « Eric Garner », Abagond, 23
juillet 2014, https://abagond.wordpress.com/2014/07/23/eric-garner/.
Le réveil soudain de vieux démons
Pour la plupart des citoyens, le Ku Klux Klan est une organisation passéiste disparue des écrans
radars. Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, il existerait 27 organisations se réclamant du KKK, et ils
compteraient environ 6000 membres.10 Les événements de Ferguson leur ont donné une nouvelle occasion
de s’afficher sans complexes et de clamer leur légitimité. Ainsi, des individus cagoulés se réclamant de
l’organisation ont distribués des tracts à Ferguson pour annoncer des représailles mortelles envers les
émeutiers.11 Sautant dans la mêlée, le groupe Anonymus s’est aussi fait remarquer en piratant les comptes
internet des membres du Klan et en diffusant leurs noms et photos personnelles sur la toile.12
Le racisme systémique, une question prétendument réglée
9
Larry Celona, Shawn Cohen, et Bruce Golding, « Cops ignore Bratton, turn backs on de Blasio at officer’s funeral », New York Post, 4 janvier 2015, http://nypost.com/2015/01/04/cops-­‐again-­‐turn-­‐their-­‐backs-­‐on-­‐de-­‐blasio-­‐at-­‐nypd-­‐
officers-­‐funeral/. 10
Carol Robinson, « Adamsville Ku Klux Klan rally announced for this weekend appears to be hoax, police say », AL.com, 24 octobre 2014, http://www.al.com/news/birmingham/index.ssf/2014/10/adamsville_ku_klux_klan_rally.html. 11
Bruno Odent, « Le Ku Klux Klan en embuscade à Ferguson », L’Humanité, 19 novembre 2014, http://www.humanite.fr/le-­‐ku-­‐klux-­‐klan-­‐en-­‐embuscade-­‐ferguson-­‐558116. 12
Tiffany Willis, « Anonymous Reveals Photos, Names Of St. Louis Klansmen After Threats On Ferguson Protesters », LiberalAmerica.org, 15 novembre 2014, http://www.liberalamerica.org/2014/11/15/anonymous-­‐kkk-­‐
ferguson/. 6 Lorsque la tempête déclenchée par le mouvement des droits civiques des années 1960 s’est
essoufflée, les forces progressistes portées par la gauche américaine furent marginalisées par un
phénomène qu’on allait nommer « la Révolution conservatrice américaine »,13 phénomène dont le résultat
le plus significatif fut sans doute le triomphe du candidat républicain Ronald Reagan aux élections
présidentielles de 1980. Face à la montée en puissance des idées conservatrices, on assiste du même
souffle à l’avènement d’un nouveau courant dont les prémisses s’appuient sur une révision complète de
l’histoire des Noirs américains.
Les ténors intellectuels de cette nouvelle droite comparent alors ces derniers aux autres groupes
d’immigrants dont l’intégration à la société américaine se fait sans difficulté majeure. Leur argument
principal s’appuie sur les gains réalisés par les Noirs lors de leur lutte des années 1960 pour l’égalité
raciale. Dès lors, le système politique et judiciaire serait soudainement devenu aveugle à la couleur de la
peau. Selon cette théorie dite « color blindness », les disparités raciales toujours existantes s’expliquerait
par l’échec individuel des Noirs à prendre leur vie en main.14 Aussi, les Noirs auraient été piégés dans une
sous-culture de la pauvreté découlant des programmes d’aide mis en place par l’establishment libéral.
Rappelons que Barack Obama a fait sienne cette école, et qu’avec sa venue à la tête du pays, la théorie
color blindness s’est vue consolidée au point de laisser penser qu’il existait véritablement une Amérique
post-raciale. Pour les partisans de cette théorie, cela ne veut pas dire que le racisme n’existe pas, mais
qu’il est l’œuvre d’individus isolés, et non pas d’un système dysfonctionnel. Ainsi, tout événement à
caractère raciste ne peut justifier la remise en cause des structures, mais doit plutôt être traité au cas par
cas. Dans ces conditions, il est facile d’imaginer le réveil brutal des Américains face aux événements de
Ferguson et New York.
Des actes racistes sous les projecteurs
Suite à ces événements, les médias s’emparent de chaque cas à connotation raciste, et une
multitude de « cas isolés » se retrouvent dès lors à la une des journaux nationaux. Le racisme s’exprime
autant qu’il est dénoncé. Le 25 novembre, un hashtag raciste fait une apparition fulgurante sur Twitter et
se répand comme une trainée de poudre. Il s’agit de l’expression #chimpout (chimp pour chimpanzé) qui
dresse un parallèle entre le comportement des Noirs lors des émeutes à celui des singes. Les internautes
seront nombreux à s’emparer du hashtag pour déverser leur haine raciale, et les allusions à l’avènement de
la planète des singes y seront nombreuses. Voir un exemple ici : http://www.vocativ.com/usa/uspolitics/ferguson-riots-racist-hashtag/
13
Guy Sorman, La révolution conservatrice américaine (Paris: Fayard, 1983). R. M. Brewer et N. A. Heitzeg, « The Racialization of Crime and Punishment: Criminal Justice, Color-­‐Blind Racism, o
and the Political Economy of the Prison Industrial Complex », American Behavioral Scientist 51, n 5 (1 janvier 2008): pp.625‑644, doi:10.1177/0002764207307745. 14
7 En décembre dernier, des policiers de Miami se sont fait prendre à utiliser des cibles représentants
des Afro-Américains lors de leurs exercices de tir :
Source photo : Fred Barbash, « Florida Police Department Caught Using African American Mug Shots for Target
Practice », The Washington Post, 16 janvier 2015, http://www.washingtonpost.com/news/morningmix/wp/2015/01/16/florida-police-department-caught-using-african-american-mug-shots-for-targetpractice/?tid=sm_fb.
Ici : (http://gawker.com/lapd-investigates-racist-dead-michael-brown-song-at-e-1674917691), on
peut entendre un policier de Los Angeles se réjouir de la mort de Michael Brown en chantant des paroles
où il le compare tantôt à King Kong, tantôt à un chien errant :
And he's bad, bad Michael Brown, baddest thug in the whole damn town
Badder than old King Kong, meaner than a junkyard dog
Two men took to fightin', and Michael punched in through the door
And Michael looked like some old Swiss cheese, his brain was splattered on the floor
And he's dead, dead Michael Brown, deadest man in the whole damn town
His whole life's long gone, deader than a roadkill dog15
Il serait irréaliste de vouloir répertorier tous les actes de violence (physique ou symbolique)
commis envers des Noirs par des Blancs, policiers ou civils, mais il s’agit d’un nombre accablant, et qui
n’a rien à voir avec le nombre d’actes violents commis par des Noirs envers des Blancs. Il suffit d’une
rapide
recherche
sur
Internet
pour
en
mesurer
l’ampleur.
Là :
(http://www.motherjones.com/mojo/2015/01/jerame-reid-police-shot-video), un vidéo où un Noir les
mains
levées
est
abattu
à
bout
portant
par
un
policier
du
New
Jersey
;
ici :
(http://www.huffingtonpost.com/2014/11/26/tamir-rice-video-shows-
15
Andy Cush, « LAPD Investigates Racist “Dead Michael Brown” Song at Ex-­‐Cop’s Party », Gawker, 24 décembre 2014, http://gawker.com/lapd-­‐investigates-­‐racist-­‐dead-­‐michael-­‐brown-­‐song-­‐at-­‐e-­‐1674917691. 8 co_n_6227552.html?utm_source=motherjones.com&utm_medium=referral&utm_campaign=pubexchang
e_facebook), un jeune noir de 12 ans abattu sans sommation alors qu’il jouait dans un parc avec un
pistolet jouet… La liste est sans fin.
Abolition de l’esclavage : en route vers l’Émancipation
Il y a 150 ans, en 1865, le 13e amendement de la Constitution des États-Unis abolissait l’esclavage
dans tous les États de l’Union et laissait entrevoir aux Noirs un accès à l’égalité raciale. Pour les affranchis
de l’époque et leurs descendants, débutait alors une longue marche vers ce qu’on allait nommer «
l’Émancipation ». Une marche qui, en 2015, semble interminable : dans toutes les sphères de la société,
les Noirs semblent condamnés à une exclusion systémique dont il est difficile d’entrevoir la fin.
De la guerre civile à la guerre contre la drogue des années 1980-1990-2000, en passant par
Hollywood, Marc-André Laferrière, de la Chaire Raoul-Dandurand, profite de ce 150e anniversaire du 13e
amendement pour présenter un dossier relatant cette marche des Afro-Américains vers l’Émancipation,
ainsi que leur condition actuelle.
Bonne lecture!
9 Émancipation et guerre civile : la deuxième Révolution américaine
« Mon objectif ultime dans ce combat est de sauver l’Union et pas de maintenir ou
de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer aucun esclave, je le
ferais. Et si je pouvais la sauver en libérant tous les esclaves, je le ferais; si je pouvais
également le faire en libérant certains esclaves et pas d’autres, je le ferais pareillement. »
- Abraham Lincoln, 22 août 186216
« La guerre est pure cruauté. Inutile de l’adoucir. Plus cruelle elle est, plus vite
elle se termine. » - William Tecumseh Sherman, général de l’Armée de l’Union et ardent
promoteur de la politique de la terre brûlée17
Le Grand Émancipateur, tel est le qualificatif retenu par l’Histoire pour idéaliser celui qui aura
affranchi les esclaves noirs aux États-Unis. Mais pour ses détracteurs, Abraham Lincoln n’aura été qu’un
va-t’en-guerre opportuniste à la remorque du mouvement abolitionniste. La vérité, comme c’est
généralement le cas, est beaucoup plus nuancée et complexe que ces affirmations aussi réductrices
qu’irréconciliables.
D’abord, Abraham Lincoln restait un homme de son époque, il ne croyait pas à la coexistence de
deux « races » au sein d’une même société et favorisait d’emblée le retour des Noirs en Afrique,
notamment au Liberia, une colonie créée justement à cette fin par l’American Colonization Society.18 Mais,
il restait aussi un être pragmatique, parfois contradictoire, et doté d’un esprit d’analyse lui permettant
d’aborder le monde avec ouverture et empathie. Et si au début de sa vie il croyait sans conteste à la
supériorité des Blancs sur les Noirs, il est indéniable qu’à la fin il en était beaucoup moins certain.
Néanmoins, Abraham Lincoln était bel et bien abolitionniste, et il tenait l’esclavagisme pour ce
qu’il était : une institution immorale, sans avenir et vouée à une disparition certaine. Mais il savait aussi
que les principes abolitionnistes ne pourraient triompher du jour au lendemain, et qu’ils finiraient par
s’appliquer de façon progressive, au rythme de négociations difficiles, du contexte politique, ainsi que de
16
« A LETTER FROM PRESIDENT LINCOLN.; Reply to Horace Greeley. Slavery and the Union The Restoration of the Union the Paramount Object. », The New York Times, 24 août 1862, sect. News, http://www.nytimes.com/1862/08/24/news/letter-­‐president-­‐lincoln-­‐reply-­‐horace-­‐greeley-­‐slavery-­‐union-­‐
restoration-­‐union.html. 17
Logan Dooms, « La campagne présidentielle de 1860 et l’élection de Lincoln », La Guerre de Sécession, 22 octobre 2012, https://laguerredesecession.wordpress.com/2012/10/22/la-­‐campagne-­‐presidentielle-­‐de-­‐1860-­‐et-­‐lelection-­‐
de-­‐lincoln/. 18
« American Colonization Society | abolitionist organization », Encyclopedia Britannica, 24 avril 2014, http://www.britannica.com/EBchecked/topic/19587/American-­‐Colonization-­‐Society. 10 l’évolution des mentalités. Abraham Lincoln n’était pas destiné à mener un mouvement révolutionnaire, il
était un homme politique rompu à l’art du possible et du compromis.19
Quoi qu’il en soit, sa campagne de 1860 pour la course à la présidence se déroula fortement sous
le thème de l’abolition des esclaves, avec en trame de fond la menace sécessionniste implicite de certains
États, de sorte que lorsqu’il fut élu le 6 novembre, ce fut sans l’appui d’aucun des Grands Électeurs des
États sudistes.20
Ainsi, six semaines après sa victoire électorale, la Caroline du Sud proclamait le 20 décembre son
retrait de l’Union. Elle est rejointe au début de février 1861 par l’Alabama, le Texas, la Georgie, la Floride,
la Louisiane et le Mississippi. Les sept États séditieux adoptent alors une Constitution semblable à celle de
l’Union, mais à la différence que l’esclavage y est protégé. Un mois plus tard, le 4 mars, le président
Lincoln entre en fonction à Washington et réaffirme l’illégalité de la sécession, ainsi que sa volonté de
maintenir et défendre les institutions fédérales situées au Sud.
Si, pour le Nord, l’enjeu majeur du conflit qui s’annonce est le maintien de l’Union, pour les États
du Sud il s’agit plutôt de la sauvegarde de leur mode de vie. Pour la Caroline du Sud, colonne vertébrale
du mouvement sécessionniste, une éventuelle émancipation des Noirs ferait des Blancs de cet État un
groupe minoritaire : plus de 400 000 esclaves noirs pour environ 300 000 hommes libres (et blancs).21 Il
en va de même pour le Mississipi, où les Blancs sont moins nombreux que les Noirs. Les autres États
comptent une majorité de Blancs, mais dans bien des cas une majorité si faible qu’elle pourrait basculer à
tout moment.
Ainsi, le 12 avril 1861, les forces confédérées ouvrent les hostilités lorsque, pour empêcher son
ravitaillement, ils bombardent et prennent d’assaut Fort Sumter, une installation fédérale située dans la
baie de Charleston en Caroline du Sud et dont la garnison était restée fidèle à l’Union. Trois jours plus
tard, le président Lincoln ordonne à ses troupes d’étouffer la rébellion. C’est le début de la guerre civile,22
un conflit dont la fureur dévastera le pays pour de longues années : plus de 600 000 hommes y perdront la
vie, soit d’avantage qu’aucune des autres guerres menées par le pays, incluant les deux guerres
mondiales.23 Entre le casus belli de Fort Sumter d’avril 1861 et la campagne d’Appomattox qui mènera à
19
James M. McPherson et Alfred Whital Stern Collection of Lincolniana (Library of Congress), Abraham Lincoln and the second American Revolution (New York: Oxford University Press, 1990). 20
Dooms, « La campagne présidentielle de 1860 et l’élection de Lincoln ». 21
Robin. Blackburn, Karl Marx, et Abraham Lincoln, Une révolution inachevée: Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-­‐Unis (Mont-­‐Royal, Québec: M éditeur, 2012), pp.160-­‐161. 22
La littérature francophone utilise le terme « guerre de sécession », mais cela enlève au conflit son caractère fratricide. Il s’agit d’une lutte à mort entre deux nations qui n’en faisaient jusqu’alors une seule, c’est pourquoi le terme « guerre civile » utilisé dans le monde anglophone sera préféré ici. 23
« 1861-­‐1865 -­‐ La guerre de Sécession », Herodote, consulté le 31 janvier 2015, http://www.herodote.net/1861_1865-­‐synthese-­‐626.php. 11 la reddition du général Lee le 9 avril 1865, il y aura eu près de 10 000 affrontements, dont 391 grandes
batailles terrestres et 17 batailles navales.24
Source image : Olivier Millet, « L’attaque du fort Sumter 12 et 13 avril 1861 », Les uniformes de la guerre de
Sécession, 4 juillet 2013, http://civil-war-uniforms.over-blog.com/l-attaque-du-fort-sumter-12-et-13-avril-1861.
Entre avril et mai, quatre autres États sudistes quitteront l’Union pour se joindre aux Confédérés :
la Virginie, l’Arkansas, le Tennessee et la Caroline du Nord. Ainsi, la sécession avait été décidée par les
Sudistes désireux de non seulement sauvegarder l’Institution, mais aussi de la propager aux territoires de
l’Ouest et aux États frontaliers. 25 Outre l’Oregon, la Californie, l’Utah et le Nouveau-Mexique, le
Kentucky le constata de façon brutale lorsque sa neutralité fut mise à l’épreuve par les canons des
Confédérés.26
24
« American Battlefield Protection Program », National Park Service, consulté le 31 janvier 2015, http://www.nps.gov/abpp/civil.htm. 25
Blackburn, Marx, et Lincoln, Une révolution inachevée, 163. 26
Ibid., p.161. 12 La campagne du Nouveau-Mexique, épisode peu connu du conflit, servit de trame de fond au fameux
western de Sergio Leone : The good, the bad and the ugly. Le Nouveau-Mexique, qui n’était pas encore un
État mais un Territoire, fut victime de la volonté expansionniste des États esclavagistes lorsque des
troupes venues du Texas l’obligèrent à faire appel à l’Union pour le défendre de ces envahisseurs.
Source image : « The Good, The Bad, & The Ugly? », consulté le 29 janvier 2015,
http://www.rottentomatoes.com/quiz/the-good-the-bad-the-ugly-963576.
Dans cette guerre qui commençait, les Noirs ne pouvaient rien espérer de la part des hommes
politiques qui la menaient : les uns voulaient les maintenir en esclavage, les autres ne pensaient qu’à
sauver l’Union. Néanmoins, ils allaient y jouer un rôle déterminant.
Affranchir les Noirs ou perdre la guerre
La guerre est régie par ses propres lois. En elle-même, elle allait mettre en branle un processus
irrémédiable qui allait faire de l’affranchissement des Noirs son enjeu premier. Au début du conflit,
désireux de ne pas contrarier les États esclavagistes qui sont restés fidèles à l’Union, Lincoln écarte
d’emblée les Noirs des troupes nordistes.27 Mais les Sudistes, qui estimaient avoir beaucoup à perdre
d’une défaite finale, ont investi dès le début des hostilités la quasi-totalité de leurs ressources dans l’effort
de guerre. Les dividendes seront aussi rapides que spectaculaires, de sorte qu’après la déconfiture des
troupes de l’Union lors de la bataille de Bull Run en juillet 1861, le Nord sera confronté à des difficultés
que beaucoup prédiront insurmontables : pertes considérables d’effectifs, moral des troupes à la baisse,
recrutement difficile, critiques virulentes de la presse, généraux récalcitrants, etc.
De plus, la population des États esclavagistes restés neutres exprimait une plus grande sympathie
pour les rebelles qu’envers l’Union, dont les visées centralisatrices attiraient l’hostilité. Ainsi, plus la
guerre avançait, plus il devenait évident que le Nord aurait besoin d’un appui idéologique pour la gagner.
Et comme tout accord de paix avec le Sud était impossible sans l’abolition préalable de l’esclavage (sinon
ce n’aurait été dans les faits qu’un suspens des hostilités, vu le caractère expansionniste du système
esclavagiste),28 la question de l’affranchissement des Noirs devenait peu à peu impossible à contourner.
Et si certains officiers étaient ouvertement abolitionnistes, la majorité ne l’était pas nécessairement,
mais tous comprenaient que la politique de Lincoln incitant le retour des esclaves en fuite à leurs
propriétaires renforçait les forces confédérées. D’autant plus que ces dernières obligeaient les esclaves à
participer à leur propre effort de guerre. Mais, comme le rappelle W.E.B. Dubois, les troupes de l’Union
étaient témoins d’un phénomène spontané dont personne au Nord n’avait prévu l’avènement :
« […] en entrant en territoire confédéré, les armées de l’Union devinrent
immédiatement des armées d’émancipation, la dernière chose qu’ils avaient prévue. Les
27
Claude Fohlen, Histoire de l’esclavage aux Etats-­‐Unis (Paris: Perrin, 1998), pp.280‑281. Blackburn, Marx, et Lincoln, Une révolution inachevée, 209‑228. 28
13 Noirs désertaient les plantations, et par familles entières, se précipitaient vers les lignes
yankees. Face à cet afflux de fugitifs, chaque général nordiste était livré à sa propre
initiative. »29
Ainsi, l’arrivée massive des Noirs fugitifs dans les camps militaires de l’Union faisait dès lors de
l’esclavage la question centrale du conflit. Si la Confédération tirait une grande part de sa puissance par
l’exploitation de ses esclaves, la politique défendue par Lincoln ne pouvait plus tenir, il fallait priver
l’ennemi de cette précieuse ressource. Ainsi, au printemps 1861, par une déclaration du général Butler, les
esclaves devinrent de la contrebande de guerre.30 Puis, au mois d’août, l’Acte de Confiscation permit de
s’emparer de toute propriété utilisée par les rebelles pour soutenir leur effort de guerre.31 Les Noirs étaient
alors des biens que l’on confisquait à l’ennemi. Il ne restait qu’un pas à franchir avant qu’on se décide à
les intégrer aux troupes.
Mais, l’idée de l’enrôlement des Noirs et de leur participation aux combats ne s’impose pas
seulement par le prolongement inattendu du conflit ni par l’ampleur grandissante des pertes de l’Union (à
l’été 1862, les Sudistes ont l’avantage sur tous les fronts), elle émane aussi des efforts des premiers leaders
noirs tel l’ancien esclave Frederick Douglass, qui envisage le recrutement de soldats noirs comme une
opportunité d’intégration.32
« Notre Président, nos gouverneurs, nos généraux, nos ministres, clament pour
avoir plus d'hommes : "Des hommes, des hommes, des hommes, crient-ils, ou la cause de
l'Union est perdue !". Et pourtant toutes ces autorités, qui représentent le peuple et le
gouvernement, refusent obstinément d'enrôler ces hommes qui justement ont le plus intérêt
à lutter pour obtenir la défaite et l'humiliation des rebelles » – Frederick Douglass33
On est loin des projets – soutenus par Lincoln jusque dans la dernière année de la guerre34 – de
retourner les Noirs en Afrique ou dans les Caraïbes coloniser d’autres terres. Néanmoins, les Noirs
devront attendre avant de pouvoir s’enrôler dans l’armée fédérale. Lincoln reste prudent, il cherche à ne
29
Nicole Bacharan, Histoire des noirs américains, Questions au XXe siècle 68 (Bruxelles: Editions Complexe, 1994), p.39. 30
« Benjamin Butler », Civil War Trust, consulté le 31 janvier 2015, http://www.civilwar.org/education/history/biographies/benjamin-­‐butler.html. 31
« The First Confiscation Act, August 6, 1861 », Freedmen & Southern Society Project, consulté le 31 janvier 2015, http://www.freedmen.umd.edu/conact1.htm. 32
David Diallo, Histoire des Noirs aux Etats-­‐Unis, Ellipses (Paris: Ellipses, 2012), pp.29‑30. 33
James M. McPherson, The Negro’s Civil War: How American Blacks Felt and Acted During the War for the Union (Knopf Doubleday Publishing Group, 2008). 34
Eric Foner, « Lincoln and colonization », dans Eric Foner (dir.), Our Lincoln : New Perspectives on Lincoln and His World, New York, WW Norton and Co, 2008. 14 pas importuner les États esclavagistes dont la fidélité à l’Union lui semble fragile. Particulièrement le
Kentucky, pièce centrale de l’échiquier.
Conscription et proclamation d’émancipation, prélude au 13e amendement
Mais l’année 1863 marquera un tournant dans la conduite de la guerre : face à une armée sudiste
qui menace maintenant l’intégrité même du territoire de l’Union, Lincoln se résout finalement à instaurer
une mesure qu’il avait jusque-là rejetée, soit l’affranchissement des esclaves des États rebelles :
« Que le premier janvier de l’année mille huit cent soixante-trois de Notre
Seigneur, toutes les personnes possédées comme esclaves, dans un État ou une partie
désignée d’un État, dont la population se trouvera en rébellion contre les États-Unis,
seront, à partir de ce moment, et pour toujours, libres […]. Par cet acte, je crois
sincèrement accomplir un acte de justice garanti par la Constitution, obéir aux nécessités
militaires, et j’invoque le jugement réfléchi du genre humain et l’indulgence gracieuse du
Dieu Tout Puissant. En foi de quoi, je signe la présente de ma main, et j’y fais apposer le
sceau des États-Unis. » - Abraham Lincoln, Proclamation de l’émancipation35
L’effet immédiat de cette proclamation, qui deviendra à la fin de la guerre le 13e amendement dont
nous célébrons aujourd’hui le 150e anniversaire, fut l’enrôlement massif et volontaire des Noirs dans les
rangs de l’Union, de sorte qu’environ 200 000 d’entre eux, répartis dans 163 unités, prennent alors part au
conflit.36 En mars, outre l’avènement de la conscription pour les hommes âgés de 20 à 40 ans, le 54e
régiment d’infanterie du Massachusetts voit le jour. Bien qu’en Louisiane des milices composées de Noirs
avaient déjà été plus ou moins officieusement créées, le 54e est le premier régiment de l’armée fédérale
entièrement composé de Noirs. Toutefois, il reste dirigé par des officiers blancs. Et malgré un salaire
inférieur aux soldats blancs (10 dollars par mois pour les Noirs, 16 pour les Blancs), les volontaires noirs
s’enrôlent en si grand nombre qu’il faut rapidement créer un 55e régiment.37 Ils seront environ trente-huit
mille Noirs à trouver la mort sur les champs de bataille.38
35
Blackburn, Marx, et Lincoln, Une révolution inachevée, p.117. Diallo, Op. cit., p.31. 37
« Guerre de Sécession : la proclamation d’émancipation (1/3) », Histoire Pour Tous, 2 janvier 2013, http://www.histoire-­‐pour-­‐tous.fr/dossiers/241-­‐la-­‐guerre-­‐de-­‐secession/4418-­‐guerre-­‐de-­‐secession-­‐la-­‐proclamation-­‐
demancipation-­‐13.html. 38
Blackburn, Marx, et Lincoln, Op. Cit., p.47. 36
15 Le 54e régiment d’infanterie du Massachusetts lors de la bataille de Fort Wagner (juillet 1863), qui marque le début
du siège de Charleston en Caroline du Sud, et qui inspirera le film Glory (1989) du réalisateur noir Edward Zwick.
Source image : « The_Storming_of_Ft_Wagner-lithograph_by_Kurz_and_Allison_1890.jpg (Image JPEG,
1520 × 1135
pixels)
Redimensionnée
(33%) »,
consulté
le
30
janvier
2015,
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/86/The_Storming_of_Ft_Wagnerlithograph_by_Kurz_and_Allison_1890.jpg.
Mais la Déclaration d’émancipation, dont les États esclavagistes restés fidèles à l’Union étaient
exonérés (Delaware, Maryland, Missouri et Kentucky), servait aussi un autre but : en faisant de l’abolition
de l’esclavage un enjeu idéologique de la guerre, Lincoln empêchait du même souffle la Grande-Bretagne
et la France, qui fournissaient une aide discrète aux troupes sudistes, de reconnaitre officiellement
l’indépendance de la Confédération.39 Dorénavant, l’opinion publique européenne allait considérer les
rebelles confédérés non pas comme les défenseurs d’une nation qui lutte pour son indépendance, mais
comme un groupe d’envahisseurs dont le but est d’étendre la pratique de l’esclavage.
Néanmoins, la guerre poursuit son cours avec une résistance sudiste toujours aussi féroce, alors
qu’au Nord, la conscription peine à remplir son rôle : pour 300$, on pouvait en être exonéré, et la plupart
des conscrits, tirés au sort, parvenaient souvent à réunir cette somme.40 Malgré l’éclatante victoire des
troupes de l’Union lors de la bataille de Gettysburg en Pennsylvanie, en juillet 1863, il faudra attendre
39
« Guerre de Sécession : la proclamation d’émancipation (2/3) », 2 janvier 2013, http://www.histoire-­‐pour-­‐
tous.fr/dossiers/241-­‐la-­‐guerre-­‐de-­‐secession/4419-­‐guerre-­‐de-­‐secession-­‐la-­‐proclamation-­‐demancipation-­‐23.html. 40
Olivier Millet, « La conscription », les uniformes de la guerre de Sécession, 28 février 2014, http://civil-­‐war-­‐
uniforms.over-­‐blog.com/2014/02/la-­‐conscription.html. 16 celle de Franklin au Tennessee, le 30 novembre 1864, pour infliger une défaite irréversible à l’armée
sudiste. Dès lors, la victoire de l’Union est inéluctable, et le coup fatal sera porté deux semaines plus tard
à Nashville, dernière bataille du théâtre des opérations ouest. Dans l’est, les combats se poursuivront
malgré tout jusqu’en avril.
La reddition sudiste
Face à l’imminence d’une défaite militaire, les dirigeants sudistes préférèrent négocier une
reddition plutôt que de poursuivre la guerre par des opérations de type guérilla. Pourtant, ils connaissaient
les succès de différentes guérillas dans des conflits comme la résistance espagnole à Napoléon, la victoire
de Toussaint Louverture sur les Anglais, ainsi que la déroute des militaires français face à la République
haïtienne. Mais en choisissant la reddition après la bataille d’Appomattox, les officiers sudistes
choisissaient du même souffle de sauver leur statut militaire en conservant leurs chevaux et leurs armes,
en plus d’avoir l’occasion de reconstruire leur pouvoir local et leurs alliances.41
Toile de Thomas Nast : Ulysse S. Grant (à gauche) accepte la reddition du général sudiste Robert E. Lee (à droite).
Source :
« Appomattox
Battle
and
Surrender »,
War
and
tactics,
17
novembre
2008,
http://www.warandtactics.com/smf/american-civil-war/appomattox-battle-and-surrender/.
À la fin de la guerre, les États-Unis vivent une situation chaotique : assassinat de Lincoln,
industrialisation effrénée, profonde corruption des profiteurs de guerre, affranchissement de quatre
millions d’esclaves noirs, démobilisation de trois millions de soldats, ainsi qu’une vague d’émigrants
venus d’Europe dont le déferlement continu ajoutait au désordre ambiant.42 Le Sud se trouve alors bien
41
Blackburn, Marx, et Lincoln, Op. Cit., p.61. John Hope Franklin, De l’esclavage à la liberté: histoire des Afro-­‐américains (Paris: Éditions Caribéennes, 1984), p.267. 42
17 placé pour gagner la paix. Les Noirs sont libres, mais le 13e Amendement s’applique de façon disparate,
et les États sudistes trouvent le moyen d'appliquer les lois selon leur bon vouloir.43 De plus, le nouveau
président, Andrew Johnson, se montre moins sensible que son prédécesseur à la cause des Noirs. En fait, il
partage la réaction sudiste devant la nouvelle liberté des Noirs et voit d’un mauvais œil les mesures prises
par certains officiers de l’Union qui, après avoir saisi les propriétés abandonnées par certains dirigeants
confédérés, les avaient distribuées aux esclaves libérés. Ainsi, deux mois après la publication du décret
spécial no 15 sur la Terre par le général William T. Sherman le 16 janvier 1865, et qui destinait la totalité
de la côte sud jusqu’à 50 kilomètres à l’intérieur des terres à l’intention exclusive des Noirs, le président
Johnson, qui soutient sans réserve les codes noirs, rendit ces terres à leurs propriétaires confédérés, et les
affranchis qui en avaient pris possession furent expulsés par la force.44
Les suprématistes blancs, un obstacle à l’émancipation
Sous la présidence d’Andrew Johnson, les États sudistes instituèrent des codes noirs qui avaient
pour effet de transformer les esclaves affranchis en véritables serfs et les obligeaient à rester sur les
plantations pour y travailler. Entre autres interdictions énoncées par ces codes, il y avait celle, pour les
affranchis, de devenir propriétaires, ou encore d’épouser un conjoint blanc.45 Aussi, les Noirs étaient
obligés de travailler selon des contrats – le métayage – qu’ils ne pouvaient rompre sans risquer une peine
de prison. Toujours à la merci des planteurs, le sort des Noirs restait lié à celui des Blancs.
Suite aux nombreux vetos présidentiels qui annulaient les initiatives du Congrès en faveur des
Noirs, ce dernier entreprit des procédures de destitution. Entre le législatif et l’exécutif, c’était maintenant
la guerre ouverte.46 Les républicains firent alors adopter une série de dispositions – Reconstruction Acts –
qui, grâce à une imposante majorité, furent mis à l’abri du veto présidentiel.47 Mais la tentative pour
destituer le président Johnson fut un échec.
La haine des suprématistes blancs envers les Noirs s’était décuplée suite à la défaite sudiste. Avec
l’arrivée des affranchis sur le marché du travail – concurrence nouvelle pour les ouvriers blancs –, les
salaires subirent une pression à la baisse, et les Noirs jouèrent souvent le rôle ingrat de briseurs de grève.48
Colère, mépris, rancune… tous les éléments étaient réunis pour la naissance du Ku Klux Klan le 20
décembre 1865, soit deux semaines après la ratification définitive du 13e amendement qui abolissait
l’esclavage. S’ensuivit une multitude de raids meurtriers, d’Églises noires incendiées et de lynchages
43
Fohlen, Op. Cit., p.295. Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-­‐Unis d’Amérique: de 1492 à nos jours (Marseille: Agone éditeur, 2002), 228. 45
Fohlen, Op. Cit., p.299. 46
Franklin, Op. Cit., p272. 47
Blackburn, Marx, et Lincoln, Op. Cit., p.69. 48
Franklin, Op. Cit., p.281. 44
18 spontanés. Pour les suprématistes blancs, c’était l’heure de rétablir l’ordre. Mais leurs actions allaient
provoquer une réaction : la majorité républicaine au Congrès, frappée d’indignation, soutiendra des
mesures plus radicales et proposera dès lors le droit de vote pour les anciens esclaves du Sud.49 Ainsi est
né le 14e Amendement, qui, en plus d’interdire aux États d’appliquer des lois qui limiteraient les droits de
tout citoyen américain, rendait inopérante la décision Dred Scott en décrétant que tous les individus nés ou
naturalisés aux États-Unis avaient le statut de citoyens.50
En 1869, un nouvel Amendement – le 15e – précisait que le droit de vote des citoyens américains
ne pouvait être ni refusé ni limité par des critères de race, de couleur de la peau ou pour servitude
antérieure.51 Mais les États du sud allaient résister. Déjà en Géorgie, la Chambre des représentants avait,
l’année précédente, expulsé tous ses membres noirs, c’est-à-dire deux sénateurs et vingt-cinq représentants.
Et, si après 1869 le vote des Noirs porta deux membres de leur communauté au Sénat et vingt au Congrès,
cette liste diminua à partir de 1876 pour atteindre… zéro en 1901.52
Ainsi, le Sud se livre à un activisme politico-juridique dont les efforts continus mèneront la Cour
Suprême à diluer la portée du 14e Amendement en lui donnant l’interprétation qu’il n’engage que les États
(1883). Puis, en 1896, cette même Cour Suprême confirme la légalité d’une loi de la Louisiane (Separate
Car Act, 1890) qui oblige les compagnies de chemin de fer à fournir des espaces séparés afin que les
Blancs ne se mélangent pas aux Noirs. Ainsi, l’arrêt Plessy vs Ferguson53 légalisera la ségrégation au nom
du fameux principe Separate but equal (Séparés mais égaux) qui légitimera les lois Jim Crow jusqu’au
milieu des années 1950, début de la lutte des Noirs pour les droits civiques.
Certains, comme Lincoln, croyaient que la Constitution était de nature à contenir et limiter le
système de l’esclavage pour permettre d’en finir avec lui d’une façon graduelle et sans heurt.54 L’histoire
leur donne en partie raison. Mais, s’ils furent libérés de l’esclavage, les Noirs furent aussi tenus à l’écart
de la vie économique, politique et culturelle de leur pays. Ainsi, un arsenal de lois ségrégationnistes fit des
Noirs des citoyens de seconde catégorie. On avait aboli l’Institution, mais les mentalités, elles, restaient
les mêmes.
Vidéo du déroulement chronologique de la guerre civile en 8 minutes :
https://www.youtube.com/watch?v=EV9jLlZIbdw
49
Blackburn, Marx, et Lincoln, Op. Cit., p.69. « The Constitution of the United States: Amendments 11-­‐27 », Archives.gov, consulté le 18 janvier 2015, http://www.archives.gov/exhibits/charters/constitution_amendments_11-­‐27.html. 51
Zinn, Op. Cit., p.230. 52
Ibid., 232. 53
« Plessy v. Ferguson 163 U.S. 537 (1896) », Justia Law, consulté le 18 janvier 2015, https://supreme.justia.com/cases/federal/us/163/537/case.html. 54
Blackburn, Marx, et Lincoln, Op. Cit., p.14. 50
19 Fin de l’esclavage en Amérique : de la plantation à la prison
Dès après la guerre civile, les anciens États esclavagistes se sont livrés à des réformes législatives
qui allaient régir le comportement des Noirs affranchis. Ainsi, dans la foulée des lois Jim Crow qui
institutionnalisaient la ségrégation – séparés mais égaux – , les « codes noirs » proscrivaient le
vagabondage, l’absence au travail, l’ivresse, l’oisiveté, les propos vulgaires, les gestes insultants, etc. Dès
lors, les prisons du Sud, jusqu’alors peuplées majoritairement de Blancs, devinrent peu à peu
majoritairement noires. Ainsi, avant l’affranchissement des quatre cent mille esclaves noirs de l’Alabama,
99% de la population carcérale de cet État était blanche. Avec l’instauration des codes noirs, le tableau
s’inverse et les Afro-Américains représentent dès lors la majorité des détenus.55
Aujourd’hui, qui emprisonne-t-on aux États-Unis?
Le premier groupe d’importance à être incarcéré est celui des hommes. Ceux-ci restent largement
majoritaires à connaitre un séjour en prison, et cela peu importe leur âge.
Nombre de détenus par genre selon l'âge États-­‐Unis 2013 Nombre de détenus 250 000 200 000 150 000 100 000 Hommes 50 000 Femmes 0 Tranche d'âge Source : « Corrections Statistical Analysis Tool (CSAT) - Prisoners », Bureau of Justice Statistics (BJS), consulté le
26 janvier 2015, http://www.bjs.gov/index.cfm?ty=nps.
55
Mary Ellen Curten, « Black Prisoners and Their World, Alabama, 1865-­‐1900 », University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 2000, p.6 20 Incarcération et disparité raciale
On estime qu’environ 9% des hommes américains connaîtront la prison au cours de leur vie. Pour
les Noirs, ce taux est de 28,5% alors que pour les blancs, il est de 4,4%.56 Parmi les hommes nés entre
1965 et 1969, 3% des blancs et 20% des noirs de moins de 30 ans ont connu la prison.57 Au cours de sa vie,
un Noir aura 2,5 fois plus de risques d’être incarcéré qu’un hispanique, et six fois plus qu’un blanc.58 Ce
taux monte à neuf fois pour les Noirs âgés de 18-19 ans.59
Pour le même crime commis, la Commission des sentences des États-Unis en vient à la conclusion
qu’un Noir écopera d’une sentence un cinquième plus longue que celle d’un Blanc.60 En Louisiane, un
condamné aura 97% plus de risques d’être condamné à la peine capitale si sa victime est blanche plutôt
que noire.61
Nombre d'hommes blancs versus non-­‐blancs détenus par tranche d'âge États-­‐Unis 2013 Nombre de détenus 250 000 200 000 150 000 100 000 Total hommes 50 000 Hommes blancs 0 Tranche d'âge Source : « Corrections Statistical Analysis Tool (CSAT) - Prisoners », Bureau of Justice Statistics (BJS), consulté le
26 janvier 2015, http://www.bjs.gov/index.cfm?ty=nps.
56
Becky Pettit et Bruce Western, « Mass Imprisonment and the Life Course: Race and Class Inequality in U.S. o
Incarceration », American Sociological Review 69, n 2 (1 avril 2004): p.156. 57
Ibid., p.151. 58
Bruce Drake, « Incarceration gap widens between whites and blacks », Pew Research Center, 6 septembre 2013, http://www.pewresearch.org/fact-­‐tank/2013/09/06/incarceration-­‐gap-­‐between-­‐whites-­‐and-­‐blacks-­‐widens/. 59
o
R. D. Lee, X. Fang, et F. Luo, « Race and Prison », PEDIATRICS 131, n 4 (1 avril 2013): e1188‑95, doi:10.1542/peds.2012-­‐0627. 60
« Booker Report 2012: Part E -­‐ Demographic Differences in Sentencing -­‐ Part_E.pdf », consulté le 26 janvier 2015, http://www.ussc.gov/sites/default/files/pdf/news/congressional-­‐testimony-­‐and-­‐reports/booker-­‐reports/2012-­‐
booker/Part_E.pdf#page=1. 61
« NEWFactSheet -­‐ FactSheet.pdf », consulté le 26 janvier 2015, http://www.deathpenaltyinfo.org/FactSheet.pdf. 21 Chez les femmes, la disparité raciale atteint sensiblement les mêmes proportions. Les femmes
noires, qui représentent 13% de la population générale féminine, forment 48% des détenues dans les
prisons d’État, et 35% dans les centres de détention fédéraux. En Californie, les 13% de femmes
hispaniques forment 25% des prisonnières de cet État.62
Nombre de femmes blanches versus non-­‐blanches détenues par tranche d'âge États-­‐Unis 2013 Nombre de détenues 25 000 20 000 15 000 Total Femmes 10 000 Femmes blanches 5 000 0 Tranche d'âge Source : « Corrections Statistical Analysis Tool (CSAT) - Prisoners », Bureau of Justice Statistics (BJS), consulté le
26 janvier 2015, http://www.bjs.gov/index.cfm?ty=nps.
62
E. Ann Carson et William J. Sabol, « Prisoners in 2011 », U.S. Department of Justice, Office of Justice Programs, Bureau of Justice Statistics, Décembre 2012, en ligne : http://www.bjs.gov/content/pub/pdf/p11.pdf, [page consultée le 02 octobre 2014]. 22 Taux d'incarcération selon l'origine ethnique (Détenus par 100 000 habitants) États-­‐unis 2010 5 4,5 4,347 4 3,5 3 Hommes 2,5 1,775 2 Femmes 1,5 0,678 1 0,5 0 0,26 Noirs 0,091 0,133 Blancs Hispaniques Source : Bruce Drake, « Incarceration gap widens between whites and blacks », Pew Research Center, 6 septembre
2013, http://www.pewresearch.org/fact-tank/2013/09/06/incarceration-gap-between-whites-and-blacks-widens/.
Répartition ethnique des hommes détenus États-­‐Unis 2013 Autres 9% Blancs 32% Hispaniques 22% Noirs 37% Source : « Race and Prison », Drug War Facts, 2013,
http://www.drugwarfacts.org/cms/Race_and_Prison#sthash.MeZjUmgW.rxqQJFEL.dpbs.
23 Répartition ethnique des femmes détenues États-­‐Unis 2013 Autres 12% Hispaniques 17% Blanches 49% Noires 22% Source : « Race and Prison », Drug War Facts, 2013,
http://www.drugwarfacts.org/cms/Race_and_Prison#sthash.MeZjUmgW.rxqQJFEL.dpbs.
Incarcération, richesse et niveau de scolarité
En général, les nombreuses recherches qui se sont penchées sur la corrélation entre pauvreté et
emprisonnement en arrivent à l’évidence que comparé au riche, le pauvre est en général soumis par les
autorités policières et judiciaires à une attention largement disproportionnée.63 Si l’on ajoute à la couleur
de la peau le facteur « pauvreté », les risques d’emprisonnement pour un Noir ou un Hispanique
s’accentuent de manière vertigineuse.
Richesse moyenne d'une famille américaine (en dollars de 2010) 800 000 $ 600 000 $ Blancs 400 000 $ Noirs Hispaniques 200 000 $ 0 $ 1983 1989 1992 1995 1998 2001 2004 2007 2010 Source : « The Racial Wealth Gap Is Three Times Greater Than the Racial Income Gap », The Urban Institute, 2014,
http://www.urban.org/changing-wealth-americans/lost-generations-interactive-race.cfm.
63
Pettit et Western, « Mass Imprisonment and the Life Course », p.153. 24 En 1999, les jeunes noirs sans études collégiales étaient 30% à connaitre la prison avant d’avoir 30
ans. Dans le cas des jeunes noirs sans études secondaires (high school) le pourcentage atteignait 60%.
Avant 1980, ces mêmes Noirs risquaient trois fois moins la prison.64 De sorte que chez les récentes
cohortes d’Américains noirs, les risques d’emprisonnement (22,4%) surpassent les chances d’un service
militaire (17,4%) ou celles d’une graduation collégiale (12,5%).65
Chez les décrocheurs détenus dans une prison fédérale à la fin des années 1990, il y avait 21% de
noirs comparativement à 2,9% de blancs.66
Taux d'incarcération des 20-­‐24 ans selon le niveau de scolarité États-­‐Unis 1999 25% Pourcentage 20% 15% 10% Hommes blancs 5% Hommes noirs 0% Sans études secondaires Études secondaires Études collégiales Niveau d'études Source : Becky Pettit et Bruce Western, « Mass Imprisonment and the Life Course: Race and Class Inequality in U.S.
Incarceration », American Sociological Review, Vol. 69, No. 2 (Avril 2004), p.162.
Expansion majeure du parc carcéral
À partir des années 1980, le parc carcéral américain allait connaitre une période d’expansion sans
précédent, de sorte que 20 ans plus tard, le champ pénal était marqué par un (relatif) consensus autant
criminologique que politique. D’une « nouvelle donne culturelle » (new cultural disposition), émerge une
terminologie nouvelle : les expressions « virage punitif »67 (punitive turn) et « nouvelle punitivité »68 (new
punitiveness) s’ajoutent au champ lexical des sciences juridiques. De leur côté, les sciences sociales sont
64
Ibid., p.164. Ibid. 66
Ibid., p.160. 67
o
Nicolas Carrier, « Sociologies anglo-­‐saxonnes du virage punitif », Champ pénal/Penal field, n Vol. VII (23 janvier 2010), doi:10.4000/champpenal.7818. 68
Ibid. 65
25 saisies par les termes comme « boom carcéral »69 (carceral boom), « complexe carcéro-industriel »70
(prison-industrial complex) et « incarcération de masse » (mass incarceration).71
Entre 1982 et 2003, les dépenses fédérales en justice criminelle ont augmenté de 692%, tandis que
celles des États ont connu une hausse de 470% (de 11,6 milliards à 66 milliards).72 Si, pour la période
comprise entre 1925 et 1986, le nombre de prisonniers a connu une augmentation moyenne de 2,8% par
année, celle comprise entre 1980 et 1986 était de 8,8% par année.73 En 1986, il y avait un peu plus de 500
000 détenus aux États-Unis. Moins de 20 ans plus tard, ce nombre allait dépasser les deux millions.
Nombre de détenus aux États-­‐Unis (1925-­‐2012) Nombre de détenus 2500000 2000000 1500000 1000000 500000 0 1925 1933 1941 1949 1957 1965 1973 1980 1982 1984 1986 1995 2001 2007 2012 Sources : « World Prison Brief  : United States of America », International Centre for Prison Studies (ICPS),
consulté le 27 janvier 2015, http://www.prisonstudies.org/country/united-states-america. Et :
Patrick A. Langan, Jolut V. Fundis, Lawrence A. Greenfeld et Victoria W. Schneider, « Historical Statistics on
Prisoners in State and Federal Institutions, Yearend 1925-86 », U.S. Department of Justice, Bureau of Justice
Statistics, 1988, pp.5-13.
De la guerre contre la drogue en Amérique
Au début des années 1980, l’approche dure envers le crime (Get Tough on Crime), qui valorisait
l’idée de « guerre contre la drogue » et « guerre contre le crime » (War on drugs, War on crime), était
69
Ibid. Ibid. 71
Heather Schoenfeld, « The War on Drugs, The Politics of Crime, and Mass Incarceration in the United States », Academia.edu, 2012, p.319, http://www.academia.edu/1823518/The_War_on_Drugs_The_Politics_of_Crime_and_Mass_Incarceration_in_the
_United_States. 72
Devon Johnson, « Racial prejudice, perceived injustice, and the Black-­‐White gap in punitive attitudes », Journal of Criminal Justice, 36.2, 2008, p.198. 73
Patrick A. Langan, Jolut V. Fundis, Lawrence A. Greenfeld et Victoria W. Schneider, « Historical Statistics on Prisoners in State and Federal Institutions, Yearend 1925-­‐86 », U.S. Department of Justice, Bureau of Justice Statistics, 1988, pp.5-­‐13. 70
26 soutenue par une majorité d’Américains.74 Répétés par les politiciens, relayés par les médias, ces termes
ont marqué la venue d’un changement philosophique fondamental dans la prévention du crime.
Jusqu’alors, la criminologie avait fait de la réhabilitation et la réinsertion sociale une approche
consensuelle au sein du système pénal américain. Malgré une baisse généralisée de la criminalité, on allait
dorénavant aborder la question de la prévention du crime par la répression.
À prime abord, la guerre contre la drogue ne devrait en théorie exercer aucune incidence sur le
ratio d’incarcération des Noirs ou des Hispaniques par rapport aux Blancs : différentes études démontrent
que la consommation ou la revente de drogue est pratiquée par un taux sensiblement égal de Blancs, de
Noirs ou d’Hispaniques.75 En pratique pourtant, cette guerre s’accompagne d’un durcissement de la
législation ayant pour effet de transformer les menus larcins en crimes. On assiste dès lors à une
incarcération disproportionnée de criminels non violents, dont plus de 65% sont Noirs ou Hispaniques. Et
si on observe les statistiques concernant les femmes, on constate qu’entre 1990 et 1996, parmi les
nouvelles prisonnières dont la vaste majorité est noire ou hispanique, 84% d’entre elles avaient été
condamnées pour un délit relié à la drogue.76
Une guerre contre les minorités?
L’idée générale veut que la guerre contre la drogue fût déclarée en réponse à une crise causée par
l’arrivée d’une vague de crack dans les banlieues et les villes américaines. Cette vue de l’esprit débouche
sur l’idée selon laquelle les disparités raciales dans les taux d’incarcération et les sentences, comme
l’explosion rapide de la population carcérale, soit simplement le reflet d’un zèle des autorités dans
l’application de la loi. Les médias ont largement promu cette optique au cours de leur couverture de la
guerre contre la drogue lors des années 1980 et 1990.77
Seulement, le président Reagan a officiellement déclaré la guerre contre la drogue en 1982, avant
même de voir l’apparition d’une crise concernant le crack. C’est seulement quelques années après la
déclaration de guerre contre la drogue qu’on a pu voir le crack s’étendre rapidement dans les quartiers
noirs de Los Angeles, avant de gagner ensuite les autres villes. Et ce n’est qu’en 1985, soit trois ans plus
tard, que l’administration Reagan a commencé à médiatiser l’émergence du crack afin de développer une
législation facilitant la guerre contre la drogue. Une extraordinaire campagne publicitaire s’était alors
évertuée à saturer les médias d’images stéréotypées de Noirs associés au crack : prostituées noires ou
bébés noirs intoxiqués au crack (Black crack whores et Black crack babies), revendeurs de crack noirs
74
Devon Johnson, « Racial prejudice, perceived injustice, and the Black-­‐White gap in punitive attitudes », p.198. Michelle Alexander, « The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness », The New Press, New York, 2010, p.3. 76
Angela Y. Davis et Cassandra Shaylor, « Race, Gender, and the Prison Industrial Complex: California and Beyond », Meridians, 2.1 (2001), p.6. 77
Michelle Alexander, « The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness », p.3. 75
27 (Black crack dealers), etc.78 L’effervescence médiatique entourant la « nouvelle drogue du démon » eut
pour effet de faire passer la guerre contre la drogue du statut d’ambitieux projet à celui de guerre
véritable.79
Three Strikes and You’re Out
Au cours des années 1990, plusieurs États adoptent la législation « three strikes » issue du
Clinton’s Crime Bill80 : à la troisième condamnation, que ce soit pour un crime violent ou pour un délit
mineur, l'accusé est de facto condamné à une peine minimale d'au moins 20 ans sans possibilité de
libération conditionnelle. L’idée derrière ces lois découle des principes de la théorie de la « mise à l’écart
sélective » (selective incapacitation), 81 théorie selon laquelle un faible nombre d’individus étant
responsables de la majorité des crimes, il suffit de les exclure de la société pour réduire le crime d’une
manière significative.
Censées viser un nombre restreint d’interpellés, cette législation transforme en fait des délits
autrefois jugés mineurs – par exemple la possession de drogue – en crimes relevant du système pénal. De
sorte qu’entre 1990 et 2000, les États doivent prendre en charge 351 nouveaux établissements
pénitenciers. Il s’agit d’une augmentation de 81% du nombre de lits.82 Et si, pour la même période, le taux
de crimes violents baissait de 20% par année, le nombre de détenus augmentait de 50%.83
En 2012, les contribuables américains avaient déboursé pour la guerre contre la drogue au-delà de
2 500 milliards de dollars.84 En 2009, l’État de New York dépensait 525 millions de dollars par année pour
garder emprisonnés 12 000 toxicomanes.85 Depuis 1980, 84% des nouvelles admissions dans les prisons
fédérales ou d’États sont liées à des crimes non violents.86
Un parc carcéral en expansion
78
Michelle Alexander, « The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness », p.3. Voir aussi : Retro Report, « Crack Babies: A Tale From the Drug Wars », The New York Times, 20 mai 2013, http://www.nytimes.com/video/booming/100000002226828/crack-­‐babies-­‐a-­‐tale-­‐from-­‐the-­‐drug-­‐wars.html. 79
Michelle Alexander, « The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness », p.3. 80
Violent Crime Control and Law Enforcement Act of 1994. 81
Janet Chan, « The Limits of Incapacitation as a Crime Control Strategy », School of Social Science and Policy, University of New South Wales, Crime and Justice Bulletin, No 25, septembre 1995, p.1. 82
Allen J. Beck et Paige M. Harrison, « Prisoners in 2001 », Bureau of Justice Statistics Bulletin, United States Department of Justice, Office of Justice Programs, Washington DC, août 2001, 16p. 83
Eric Schlosser, « The Prison Industrial Complex », Atlantic Monthly, Décembre 1998, pp. 51-­‐77. 84
André Douglas, « "All Eyez on Me": America's War on Drugs and the Prison-­‐Industrial Complex », Journal of Gender, Race and Justice, Printemps 2012, Vol.15(2-­‐3), p.418. 85
Schoenfeld, « The War on Drugs, The Politics of Crime, and Mass Incarceration in the United States », pp.317‑
318. 86
Tara-­‐Jen Ambrosio et Vincent Schiraldi, «From Classrooms to Cell Blocks : A National Perspective », National Association of State Budget Officers, State Expenditures Report. Washington, D.C., février 1997, p.2. 28 Selon le Centre d’Études des États (Center for the Study of the States), l’éducation supérieure est
le plus grand perdant des changements budgétaires des années 1990 dus à l’expansion du parc carcéral.
Entre 1990 et 1994, seulement sept États ont augmenté leurs dépenses en éducation supérieure
proportionnellement à leurs autres dépenses. Trente-six États ont préféré consacrer l’augmentation de
leurs dépenses pour le système carcéral.87
Tendance sur 20 ans : pourcentage d'augmentation des dépenses totales des États (1973-­‐1993) 1400% 1200% 1200% 1000% 800% 600% 400% 419% 200% 0% Éducation supérieure Système carcéral Source : Tara-Jen Ambrosio et Vincent Schiraldi, «From Classrooms to Cell Blocks : A National Perspective »,
National Association of State Budget Officers, State Expenditures Report. Washington, D.C., février 1997, p.8.
Face à une expansion aussi précipitée, le système carcéral américain s’est rapidement trouvé aux
prises avec un problème récurrent de surpopulation. En Californie par exemple, à la fin des années 2010,
les 33 prisons d’État accueillaient 156 000 détenus pour une capacité de 80 000 lits. Faute de soins
adéquats, une moyenne d’un détenu y mourrait tous les six jours, et le nombre de suicides y était 80 fois
plus élevé que dans les pénitenciers du reste du pays.88
La Cour suprême, de l’audace d’une décision
En mai 2011, la Cour suprême a donné deux ans à la Californie pour se départir de plus de 46 000
de ses détenus. Le choix était de soit les transférer dans un établissement capable de les accueillir, soit de
simplement les libérer. En effet, l’État le plus populeux des États-Unis contrevenait au 8e amendement de
la Constitution qui interdit les châtiments cruels et inhabituels.89 Selon le juge suprême Anthony Kennedy,
87
Ibid. Armelle Vincent, « USA : la Cour suprême oblige à libérer 46.000 prisonniers », Le Figaro, 24 mai 2011, http://www.lefigaro.fr/international/2011/05/24/01003-­‐20110524ARTFIG00754-­‐usa-­‐la-­‐cour-­‐supreme-­‐oblige-­‐a-­‐
liberer-­‐46000prisonniers.php. 89
Edmund G. Brown, Jr., Governor of California, et al., Appellants v. Marciano Plata, et al., No 09-­‐1233, 2011. 88
29 les conditions de détention en Californie étaient « incompatibles avec le concept de la dignité humaine »,
et entraînaient « des souffrances inutiles et la mort. »90
À l’origine de cette décision exceptionnelle : une plainte déposée par deux prisonniers qui avait
déjà conduit en 2009 la Cour fédérale à ordonner à l’État à réduire sa population carcérale.
90
Ibid. 30 Louage carcéral en Amérique : de la prison à la plantation
La fin de l’esclavage promise par le 13e Amendement (1865) – « Ni esclavage ni servitude
involontaire n'existeront aux États-Unis, ou en tout autre lieu soumis à leur juridiction. » –
restait
néanmoins assortit d’une habile échappatoire : « sauf à titre de punition pour un crime dont le coupable
aura été dûment condamné ».91
Selon Forbes magazine, pour l’investisseur à la recherche d’une sécurité financière à long terme
couplée d’un excellent potentiel de profits, l’industrie carcérale offre d’excellentes perspectives.92
Nombre de détenus Nombre de détenus dans un établissement privé États-­‐Unis 1999-­‐2013 160 000 140 000 120 000 100 000 80 000 60 000 40 000 20 000 0 Année Source : « Corrections Statistical Analysis Tool (CSAT) - Prisoners », Bureau of Justice Statistics (BJS), consulté le
26 janvier 2015, http://www.bjs.gov/index.cfm?ty=nps.
En plus de tirer d’énormes profits des contrats de construction et d’entretien des prisons publiques
et privées, l’industrie carcérale, qui reçoit un forfait pour chaque prisonnier à sa charge, offre aussi une
abondante main-d’œuvre à peu de frais. 93 Microsoft, IBM, Compaq, Boeing et divers fabricants de
vêtements comme J.C. Penney ou Victoria’s Secret, ont en commun d’avoir couramment recours à la
main-d’œuvre carcérale. En Californie, les universités publiques sont équipées de meubles fabriqués par
des détenus.94 Les prisons sont pour de nombreux comtés l’employeur le plus important. À Imperial
91
« 13th Amendment to the U.S. Constitution », webpage, The Library of Congress, consulté le 27 janvier 2015, http://www.loc.gov/rr/program/bib/ourdocs/13thamendment.html. 92
André Douglas, « "All Eyez on Me": America's War on Drugs and the Prison-­‐Industrial Complex », Journal of Gender, Race and Justice, Printemps 2012, Vol.15(2-­‐3), p.440. . 93
Ibid., pp.419-­‐420. 94
Angela Davis, « La Prison est-­‐elle obsolète? », Au Diable Vauvert, France, 2014, p.43. 31 County où est située Calapatria State Prison, un résident sur douze est prisonnier.95 Le salaire offert à un
détenu peut varier de zéro à 1,50$ l’heure, la moyenne étant de 0,40$ l’heure.96
Des prisonniers californiens doivent s’attaquer à des feux de forêt. Source photo : Norris McDonald, « California
Inmates Fight The Rim Wildfire », African American Environmentalist Association, 31 août 2013,
http://aaenvironment.blogspot.ca/2013/08/california-inmates-fight-rim-wildfire.html.
Sur la photo ci-haut, le louage carcéral pratiqué selon les termes du CCCP (California’s
Conservation Camp Program). Dans le cas présent – août 2013 – ils sont 673 détenus dont le travail
consiste à empêcher l’avancée des feux de forêt dans le parc national de Yosemite en Californie.
Disponibles 24h sur 24, ils touchent un salaire de 1$ l’heure. La pratique d’utiliser des prisonniers pour
combattre les feux de forêt existe depuis le milieu des années 1940.97
Parce que l’industrie carcérale engrange des profits selon le nombre de prisonniers, ses efforts de
lobbying portent entre autres à promouvoir une législation favorable à l’incarcération et au renforcement
de la loi. Aussi, elle s’approprie et exploite les thèmes habituellement portés par le Homeland Security
(Département de la sécurité intérieure). Par exemple, le renforcement de la frontière, le durcissement des
lois migratoires et l’incarcération des immigrants illégaux.98 Parmi les plus importants bailleurs de fonds
95
Mike Davis, « A Prison Industrial Complex – Hell Factories in the Field », Nation, 1995, Vol.260(7), p.231. Douglas, « "All Eyez on Me": America's War on Drugs and the Prison-­‐Industrial Complex », p.422. 97
Norris McDonald, « California Inmates Fight The Rim Wildfire », African American Environmentalist Association, 31 août 2013, http://aaenvironment.blogspot.ca/2013/08/california-­‐inmates-­‐fight-­‐rim-­‐wildfire.html. 98
Douglas, « "All Eyez on Me": America's War on Drugs and the Prison-­‐Industrial Complex », p.438. 96
32 des partis politiques et des candidats aux élections, l’entreprise carcérale occupe une place de premier
plan.99
Ainsi, élu au poste de Gouverneur de la Californie en 1990, Pete Wilson s’évertuera à durcir la
législation, notamment envers les immigrés illégaux. Sa campagne électorale avait été grandement
financée par la CCPOA (California Correctional Officers Peace Association), l’une des plus importantes
associations de la Californie. Aussi, lors de la campagne référendaire de 2008 sur la proposition 5 visant à
promouvoir la réhabilitation des prisonniers, la même association avait investi un million dans le camp
(vainqueur) des opposants.
Droits civiques retirés et mesures de réinsertion abolies
Si 48 États interdisent le droit de vote aux détenus, 28 d’entre eux l’interdisent aussi aux
condamnés en liberté provisoire. En Alabama et en Floride, toute personne condamnée une fois dans sa
vie n’a plus jamais le droit de vote. Pour les ex-détenus à la recherche d’un emploi, l’accès à la fonction
publique leur est refusé dans la majorité des États, et de nouveaux moyens technologiques permettant de
retracer le passé d’un candidat sont mis à la disposition des entreprises. La possession ou la revente de
drogue sont les seuls crimes ayant pour conséquence une mise à l’écart permanente des services fédéraux.
En plus de se voir retirer son permis de conduire, celui dont la condamnation est en lien quelconque avec
les stupéfiants perd son droit à Medicaid, aux food stamps, à l’assistance pour familles dans le besoin, à
l’aide financière aux études, etc.100
Et dans la foulée du Clinton’s Crime Bill, l’éducation des prisonniers, facteur d’émancipation et
de réinsertion sociale, a été abolie. On a supprimé les Pell Grants (bourses d’études pour prisonniers), mis
fin au financement des ateliers d’écriture et révoqué la formation universitaire.
Un processus juridique défavorable aux Noirs?
Si l’on en croit les conclusions d’Alex Lichtenstein, dont les recherches ont porté sur le rôle du
louage carcéral dans l’industrialisation du Sud, cette pratique serait la « clé de voûte institutionnelle »
permettant l’instauration d’un État racial.101 Industriels et propriétaires de plantation ne pouvant plus
compter sur l’esclavage, une main-d’œuvre tout aussi docile et bon marché leur était offerte via un
système de location de pelotons entiers de détenus. Destinés du matin au soir aux travaux forcés, le
péonage (servitude pour dettes) et le louage carcéral offraient aux Noirs des conditions souvent pires que
l’esclavage, et déjà en 1883, Frederick Douglass avait remarqué la tendance des États du sud à relier des
comportements criminels à la couleur de la peau.102 Aujourd’hui, les Noirs sont plus souvent interceptés,
99
Mike Davis, « A Prison Industrial Complex – Hell Factories in the Field », p.233. Rose M. Brewer et Nancy A. Heitzeg, « The Racialization of Crime and Punishment Criminal Justice, Color-­‐Blind o
Racism, and the Political Economy of the Prison Industrial Complex », American Behavioral Scientist 51, n 5 (1 janvier 2008): pp.628‑629, doi:10.1177/0002764207307745. 101
Alex Lichtenstein, « Twice the Work of Free Labor : The Political Economy of Convict Labor in the New South », Verso, New York et Londres, 1996, XIX. 102
Angela Davis, « La Prison est-­‐elle obsolète? », p.35. 100
33 contrôlés, arrêtés, jugés et condamnés que les blancs. Ils purgent aussi des peines plus sévères.103 Il s’agit
de la même dynamique qui était en vigueur à l’époque des codes noirs et des lois Jim Crow.
103
Becky Pettit et Bruce Western, « Mass Imprisonment and the Life Course: Race and Class Inequality in U.S. o
Incarceration », American Sociological Review 69, n 2 (1 avril 2004): p.153. 34 Les Noirs et Hollywood
Une actrice noire arrêtée et détenue sous motif de prostitution après avoir été vue en public en
train d’embrasser son mari blanc104 ; des cadres de Sony Pictures qui se font surprendre à s’échanger des
courriels à connotation raciste sur le président Obama105 ; un acteur noir victime de commentaires haineux
sur Internet après avoir été vu dans une bande-annonce du dernier Star Wars106… Hollywood semble en
phase autant avec son époque qu’avec la société qui l’a vue naitre.
Lorsque le cinéma faisait son apparition, l’Émancipation des Noirs aux États-Unis ne leur assurait
aucunement le statut de citoyen. Au Sud, les lois Jim Crow légalisaient la ségrégation, tandis qu’au Nord,
les villes industrielles offraient aux Noirs des conditions de vie où le racisme, moins affiché, les oppressait
tout autant. L’industrie du cinéma restait à l’image de la société : dominée par les Blancs.
À l’exception de Thomas Edison qui, en 1898, immortalise des Noirs armés, en uniforme et qui
montent des chevaux107, les Noirs au cinéma sont stéréotypés selon le cadre imposé par l’imagerie raciste
du Sud. Le premier personnage noir de l’histoire est joué par un Blanc au visage grimé. Il s’agit de l’oncle
Tom, aussi loyal que soumis à l’homme blanc et conforme au mythe du « bon nègre » véhiculé par les
Sudistes. L’oncle Tom sera omniprésent au cinéma.
104
Zachary Davies Boren, « Daniele Watts: Django Unchained actress detained by Los Angeles police after being mistaken for a prostitute », The Independent, 14 septembre 2014, http://www.independent.co.uk/news/people/daniele-­‐watts-­‐arrested-­‐django-­‐unchained-­‐actress-­‐detained-­‐in-­‐los-­‐
angeles-­‐after-­‐being-­‐mistaken-­‐for-­‐a-­‐prostitute-­‐9731871.html. 105
Nia-­‐Malika Henderson, « Hollywood Has a Race Problem. Just Read Sony Exec’s E-­‐Mails about President Obama. », The Washington Post, 11 décembre 2014, http://www.washingtonpost.com/blogs/the-­‐
fix/wp/2014/12/11/sony-­‐executive-­‐on-­‐obama-­‐should-­‐i-­‐ask-­‐him-­‐if-­‐he-­‐liked-­‐django/?tid=sm_fb. 106
Wilfred Chan, « “Star Wars Episode VII” actor John Boyega takes aim at “black Stormtrooper” racism », CNN, 1 décembre 2014, http://www.cnn.com/2014/12/01/showbiz/star-­‐wars-­‐stormtrooper-­‐racism-­‐john-­‐
boyega/index.html. 107
Il s’agit des films The Colored Troops Disembarking et The Ninth Negro Cavalry Watering Horses. Voir Régis Dubois, Le cinéma des noirs américains entre intégration et contestation, 7e art 124 (Paris : Condé-­‐sur-­‐Noireau: Cerf ; Corlet, 2005), p.13. 35 Dans Django Unchained, de Quentin Tarantino (2012), l’oncle tom est joué par Samuel L. Jackson. Source : MTV
News, « Quentin Tarantino », MTV News, consulté le 19 janvier 2015, http://news.mtv.ca/tag/quentin-tarantino/.
Ensuite, on trouve le coon, personnage insouciant, pleutre, naïf et bon enfant. En un mot,
inoffensif, comme la mammy, omniprésente, bourrue et affectueuse, dotée d’une autorité implicite que les
Blancs tolèrent. Puis, le Brutal Black Buck, ce grand Noir aux allures sauvages et aux gestes barbares,
dont la violence aveugle doit être réprimée par les Blancs. Et enfin, la tragic mulatto, qui souffre de sa
double identité. Tous ces personnages serviront de modèle pour la majorité des rôles accordés à des
Noirs.108 Serviteurs, barbares ou bouffons, telle est l’image des Noirs véhiculée alors par Hollywood.
Les « race movies »
Suite à la déchirure laissée par la guerre civile, le film The Birth of a Nation109 se veut une ode à la
suprématie blanche et fait l’apologie du Ku Klux Klan. Le film, qui présente les Noirs comme la cause de
la désunion ayant provoqué la guerre civile, propose la terreur comme solution à leur présence indésirable
aux États-Unis.110
108
Ibid., pp.14‑15. Réalisé par David Wark Griffith, « The Birth of a Nation (1915) », Filmsite Movie Review, consulté le 19 janvier 2015, http://www.filmsite.org/birt.html. 110
Anne Crémieux, Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien, Collection Images plurielles (Paris: Harmattan, 2004), p.14. 109
36 Source : « BIRTH OF A NATION Poster », Movieposter.com,
http://www.movieposter.com/poster/MPW-47841/Birth_of_a_Nation.html.
consulté
le
19
janvier
2015,
Mais l’idéologie ouvertement raciste du film suscitera une polémique qui poussera la NAACP à
organiser de gigantesques manifestations dans les grandes villes du pays. Le mouvement sera tel, qu’il
motivera une génération de cinéastes noirs à produire leurs propres films : les races movies.
Films indépendants, tournés avec des budgets minimes et s’adressant à un public noir par un
casting noir111 , les race movies sont des films de série B qui reprennent les genres ayant fait la fortune
d’Hollywood : films d’aventures, westerns, films de gangsters, comédies burlesques qui mettent en scène
des coons, comédies dramatiques, musicales ou romantiques… tous font l’apologie de l’american way of
life. Ils reproduisent les mêmes schémas et modèles des productions hollywoodiennes : happy end,
individualisme, manichéisme et même racisme. En effet, les race movies ne remettent pas en cause les
stéréotypes raciaux dont les noirs sont victimes : le héros se démarque même des autres par la couleur plus
111
Certaines pancartes promotionnelles affichaient même : « All colored cast », Dubois, Op. Cit., p.43. 37 claire de sa peau. En fait, plus le personnage joue un rôle négatif, plus foncé est le teint de sa peau.112
Néanmoins, les race movies donnent une image valorisante des afro-américains : le héros, noir, est placé
au centre de l’intrigue et fait preuve de vertus morales et de qualités physiques exemplaires. Mais, à
l’exception des films produits par quelques cinéastes comme Oscar Micheaux, ce sont surtout des films
apolitiques et plutôt conservateurs.
Cinéaste noir indépendant, pionnier et résolument politique – il évoque sans détour la question raciale et n’hésite pas
à mettre en scène des lynchages – Oscar Micheaux se démarque par des films où blancs et noirs se côtoient, des bons
et des méchants des deux côtés, sans hiérarchie raciale selon la pigmentation. Évitant les stéréotypes et le
manichéisme propre à Hollywood, Micheaux offre une image positive des Noirs, sans condamner l’ensemble des
blancs. Source :
« Oscar Micheaux - Biography - Filmmaker, Screenwriter, Journalist », Biography, consulté le 19 janvier 2015,
http://www.biography.com/people/oscar-micheaux-9407584.
À la fin des années 1940, les race movies disparaissent des écrans de cinéma. Hollywood traverse
une période trouble : chasse aux communistes qui se transforme en paranoïa, loi antitrust de 1948 dont
Paramount est la première victime, concurrence de la télévision… Une combinaison parfaite pour une
baisse généralisée de la fréquentation des salles de cinéma. Aussi, la déségrégation porte un coup fatal aux
race movies : les salles réservées exclusivement aux Noirs sont abolies au profit de salles mixtes.
Hollywood, pour s’approprier la clientèle noire qui, au sortir de la guerre est de plus en plus prospère,
adapte ses productions pour présenter les Noirs sous des traits moins caricaturaux. L’enjeu de la cohésion
112
Ibid., pp.47‑48. 38 nationale face à la menace communiste, combiné aux efforts de la NAACP et des différents militants noirs,
force la main pour la production de personnages noirs intelligents et courageux.113
Mais il s’agira d’une production famélique qui n’échappera pas aux stéréotypes, et pendant les
trois décennies suivantes, le cinéma noir semblera quasiment inexistant.114 Ainsi, les derniers films de
Spencer Williams et d’Oscar Micheaux annoncent le déclin du cinéma noir indépendant. Il faudra dès lors
attendre la décennie 1970 pour le voir renaître sous l’impulsion de deux cinéastes noirs : Melvin Van
Peebles et Gordon Parks.
Melvin Van Peebles
« Si j’avais pensé que vendre des hot-dogs pouvait améliorer le sort des Afrosaméricains, je n’aurais plus jamais touché une caméra. J’aurais vendu des hot-dogs! » Melvin Van Peebles115
Même s’il avait déjà travaillé pour Hollywood avec Watermelon Mann (1970), Melvin Van
Peebles a toujours cultivé jalousement son indépendance. Sa vision du cinéma différait de celle de Gordon
Parks, et face aux producteurs qui pratiquent la censure et refusent les scénarios à teneur politique, ou qui
ne présentent pas les noirs en train de se battre entre eux, Van Peebles refuse le compromis. Il cherche et
trouve ailleurs son financement. Il faut dire qu’il a les moyens d’assumer son indépendance : avant son
premier tournage, il avait été soldat, astronome, musicien et écrivain. Il sera ensuite peintre, chanteur,
acteur et même agent de change à Wall Street.116
113
Ibid, p.92. Crémieux, Op. Cit., p.33. 115
Melvin Van Peebles et Jérôme Beauchez, « La fierté noire en images : une infra-­‐politique du film », Cultures & o
Conflits, n 89 (15 juin 2013): p.115, doi:10.4000/conflits.18674. 116
Crémieux, Op. Cit., p.35. 114
39 Melvin Van Peebles, père malgré lui du phénomène Blaxploitation Movies. Source : Jean-Philippe Renoult, « Melvin
Van Peebles revient sur ses mille et une vies », poptronics, 9 mars 2009, http://www.poptronics.fr/Melvin-VanPeebles-revient-sur-ses.
Suite à ses deux premiers succès comme indépendant, Van Peebles se trouve face à l’opportunité
de signer avec Columbia, mais on lui impose des conditions qu’il refuse et, grâce à ses contacts en Europe,
convainc une petite maison de production britannique de financer un film porno. L’histoire du cinéma noir
américain est à l’image même de l’histoire générale des Noirs aux États-Unis : un perpétuel combat. Et
ceux qui réussissent à imposer leurs vues malgré la résistance institutionnelle le doivent souvent à une
imagination qui les pousse à emprunter de singuliers chemins. Van Peebles tourna son film dans le
quartier noir de Watts à Los Angeles où personne ne le dérangerait, pas même la police (des Black
Panthers en armes patrouillaient le quartier). Sous le couvert de la pornographie, il engage une équipe non
syndiquée composée presque uniquement de Noirs, écrit le scénario et entame le tournage de Sweet
Sweetback’s Baadasssss Song.
Van Peebles s’occupa autant du financement que de la production, il joua le rôle principal,
composa la musique, et vendit le film grâce à une campagne de marketing appuyée par des slogans-chocs.
Classé X pour ses scènes de sexualité explicite, Van Peebles crie au racisme d’un jury blanc. D’emblée,
les Black Panthers cautionnent le film et encouragent les militants à aller le voir. Dès lors, Sweet
Sweetback’s se hisse à la première position au box-office du journal Variety.
40 Le film relève du militantisme radical tout en s’accordant à la mouvance du cinéma américain
politisé de la fin des années 1960 – Bonnie and Clyde (1967), Easy Rider (1969), etc. – des œuvres qui
font l’apologie du marginal et de la contre-culture. Avec Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, Van
Peebles offre un discours similaire aux idées défendues par les Black Panthers : un message politique
révolutionnaire et nationaliste d’inspiration marxiste. Sweetback n’est pas seulement noir, il est aussi
prolétarien.117
Le synopsis reste de nature classique. Le héros, témoin d’une injustice, en vient à une prise de
conscience politique et se rebelle contre l’oppression, dans ce cas-ci l’oppression blanche sur la
communauté noire. Mais le film se veut résolument anti-Hollywood, et la violence et le sexe y occupent
une place centrale.
Lors d’une émeute dans un ghetto, Sweetback passe à tabac et achève deux policiers blancs qui
s’apprêtaient à abattre un jeune Noir. Protégé par sa communauté, aidé de ses prouesses sexuelles,
Sweetback réussit à échapper à ses poursuivants, laissant derrière lui des cadavres en uniforme. Le film
frappe fort. Autant la narration que l’esthétique traduisent un militantisme dénué de concession. Van
Peebles impose de longs silences, suivis d’une musique qui annonçait le rap.118
117
Dubois, Op. Cit., p.123. Crémieux, Op. Cit., p.35. 118
41 Source : « Sweet Sweetback’s Baadasssss Song », The Movie Database, consulté le 19 janvier 2015,
https://www.themoviedb.org/movie/5822-sweet-sweetback-s-baadasssss-song.
De la violence et du sexe
La violence, comme la sexualité, fait partie intégrante du discours promulgué par Sweet
Sweetback’s. Dans la lignée de Franz Fanon, la violence du colonisé envers le colonisateur occupe une
fonction purificatrice, elle brise le sentiment d’infériorité pour le remplacer par celui de la fierté et de la
dignité.119 Le message véhiculé par le film de Van Peebles va exactement dans ce sens.
119
Dubois, Op. Cit., p.115. 42 Source : Jens Takle, « 1001 Movies You Must See Before You Die: “A Baad Asssss Nigger is Coming Back to
Collect Some Dues...” », consulté le 19 janvier 2015, http://1001moovees.blogspot.ca/2012/06/baad-asssss-nigger-iscoming-back-to.html.
Quant à la place de la sexualité, sa mise de l’avant va de pair avec la fonction idéologique du
sexe.
120
Le Noir étant historiquement perçu comme une menace à la virilité du blanc, Sweetback choque
les esprits en séduisant autant les femmes noires que blanches, et cela sans effort. Il malmène ainsi le
mythe sudiste de la femme blanche pure et chaste. Van Peebles joue à la fois sur les stéréotypes et les
contre-stéréotypes pour faire éclater « l’imagerie institutionnelle façonnée par soixante-quinze ans de
cinéma »121 et redonner ainsi la fierté raciale à ses semblables. Mais du même souffle, il offre une image
valorisante surtout aux hommes : les femmes noires, comme dans l’écrasante majorité des productions
hollywoodiennes, servent de faire-valoir au héros masculin. Femmes-objet, elles jouent dans des rôles
subalternes où on leur demande une passivité proche de la soumission. Et dans le cas rarissime où
l’héroïne fait preuve d’indépendance ou d’audace, elle a pour seule arme sa nudité et son charme.
Si le sexe et la violence participent au succès commercial du film, c’est le talent de la réalisation
technique combiné à un message politique percutant qui en fait un tournant dans l’histoire du cinéma noir
américain. Car jusqu’alors, le sentiment de colère des Noirs avait toujours été évacué du cinéma américain.
Avec Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, Melvin Van Peebles devient père malgré lui d’un phénomène
120
Ibid., p.116. Ibid., p.119. 121
43 qu’il aura vu naître et mourir, mais sans jamais y prendre part : les blaxploitation movies.122 Il s’agit de
films qui reprendront les éléments ayant fait le succès de Sweet Sweetback’s, mais qui en évacueront tout
message contestataire de l’ordre établi.
Les blaxploitation movies
Cinéma avilissant pour les uns, émancipateur pour les autres, les blaxploitation movies –
association entre les mots black et exploitation – relèvent d’un phénomène cinématographique issu du plus
chaud de la lutte des Noirs américains pour le respect de leurs droits civiques.123 Il s’agit de l’époque des
Black Panthers et de la diffusion grandissante de l’idée séparatiste dans la communauté noire. Si la loi
considérait maintenant les afro-américains comme des citoyens à part entière, celle-ci restait souvent
appliquée de façon arbitraire. Et parfois avec une rare violence. À un point tel que dans certains ghettos
noirs comme Watts à L.A., des corps policiers pouvaient instaurer de véritables régimes de terreur par une
répression aussi sanglante qu’impitoyable. Le rejet de l’intégration à la société blanche et les mouvements
radicaux comme les Black Panthers sont nés de ce sentiment d’insécurité des Noirs face aux forces de
l’ordre.
En 1971, les Noirs forment plus de 30% des cinéphiles urbains alors qu’ils ne représentent que 10
à 15% de la population des grandes villes.124 Hollywood, qui traverse alors un contexte économique
difficile, se montre avide de conquérir le marché noir dominé jusque-là par les productions indépendantes.
La communauté noire étant encline à bien accueillir les films qui présentent des héros noirs, les films
d’action à petit budget se montrent rentables. Ainsi, les blaxploitation movies reprendront tous les
éléments qui ont fait le succès de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song : sexe, violence, héros noir viril et
musique du ghetto.125 Seulement, le sexe et la violence y seront gratuits, ou du moins seront dénués de
toute portée subversive ou politique. Et non seulement la question du racisme sera évacuée, mais les
blaxploitation movies changeront de façon radicale la représentation des hommes et des femmes noires à
l’écran. Les stéréotypes précédents seront remplacés par des nouveaux : toxicomanes, chômeurs,
revendeurs de drogue, criminels endurcis, jeunes mères monoparentales, proxénètes et prostituées.126
122
Crémieux, Op. Cit., p.36. David Walker, Andrew J. Rausch, et Christopher Watson, éd., Reflections on blaxploitation: actors and directors speak (Lanham, Md: The Scarecrow Press, Inc, 2009). 124
Ed Guerrero, « Framing Blackness : the African American Image in Film », Philadelphia Temple University Press, 1993, p.83. 125
Crémieux, Op. Cit., p.38. 126
Walker, Rausch, et Watson, Op. Cit. 123
44 Gordon Parks
Premier réalisateur noir à travailler pour un studio hollywoodien avec The Learning Tree (1969),
Gordon Parks reste critique d’Hollywood, mais accepte les compromis nécessaires pour y travailler. Son
principal argument était celui des intégrationnistes : malgré les limites imposées par la censure, le cinéma
institutionnel des blancs lui offrait tout de même l’ « accès à un moyen d’expression puissant ».127 Ses
films de gangsters comme Shaft (1971), à ce jour considéré comme le premier film du genre blaxploitation,
présentent des policiers blancs corrompus et dont le héros, Noir, viril et sûr de lui, finit par triompher de
l’injustice. Mais ses personnages ne s’attaquent jamais à la police, Parks ne produit ni des films
révolutionnaires ni trop subversifs, mais plutôt des œuvres issus d’un sens du compromis. Gordon Parks
assume le cinéma mainstream : être afro tout en plaisant à tous les Américains.
Gordon Parks, un réalisateur intégrationniste. Source : « Given a Chance: An Ode to Gordon Parks », Urban Cusp, 3
janvier 2015, http://www.urbancusp.com/2015/01/given-chance-ode-gordon-parks/.
Shaft : the American way of life
Si Gordon Parks s’empresse de reprendre la formule de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, il en
atténue considérablement la dimension politique : Shaft tue des trafiquants de drogue, pas des policiers.
Néanmoins, le succès de Shaft est instantané, et on assiste dès lors au fulgurant début d’une mode, celle
des bloixplatation movies.
127
Crémieux, Op. Cit., p.37. 45 Source : Shaft (1971), consulté le 19 janvier 2015, http://www.imdb.com/media/rm22059264/tt0067741.
Si les blaxploitation movies véhiculent les valeurs consensuelles du pouvoir dominant,128 c’est
qu’à Hollywood, le maccarthysme des années 1950 a marqué les esprits et laissé de profondes séquelles.
Dans le contexte de la guerre froide, hors de question pour l’establishment hollywoodien de sanctionner
des œuvres qui remettent en cause le système. Non seulement Shaft est du côté de la loi et l’ordre, mais
contrairement à Sweetback, enfant de la rue élevé dans un bordel, il n’a rien d’un prolétaire et exerce une
profession libérale. Middle class and American dream. Le message de Shaft est donc intégrationniste et
s’adresse à un public apolitique blanc et noir.
Mais pour vendre le film au public noir, les distributeurs utilisent la rhétorique du Black Power en
décrivant le héros comme un adversaire du système et en insistant sur le nombre de Noirs à avoir travaillé
derrière la caméra. La vérité est que tous les postes clés décisionnels de la production sont allés à des
Blancs.129
Difficile de trancher si les blaxploitation movies ont été pour la communauté noire un phénomène
positif ou négatif. Pour les uns, ils ont entre autres permis à des Noirs de travailler dans le milieu du
128
Dubois, Op. Cit., p.141. Ibid., p.142. 129
46 cinéma et d’y développer une expertise qui reflète la culture noire ; pour les autres, ils ont remplacé les
vieux stéréotypes par des nouveaux tout aussi nocifs, sinon plus. Mais les blaxploitation movies ont ceci
de consensuel qu’ils choquent autant les milieux conservateurs blancs que noirs. Les critiques de la
NAACP à propos des blaxploitation movies sont aussi cinglantes qu’incisives.
A degraded cinema
Pour ses détracteurs, les blaxploitation movies représentent un cinéma qui s’est prostitué pour
répondre aux exigences politiques et économiques du pouvoir blanc. Dans cette optique, il s’agit d’un
cinéma ayant dégradé les acteurs, les scénaristes et les réalisateurs noirs qui ont choisi l’argent en échange
de la représentation à grande échelle d’une sous-classe caricaturale de Noirs. Il aurait aussi dégradé le
public à qui on a fait consommer la subjectivation de la moquerie des aspirations des Noirs.130
Aussi, la majorité des blaxploitation movies ont été réalisés par des Blancs. Les studios avaient
comme politique qu’un film mettant en scène un ou des héros noirs devait s’adresser à la fois au public
noir et au public blanc. Dès lors, on a misé principalement sur l’action, favorisant de facto les films qui
finissent par réunir tous les stéréotypes associés aux Noirs : femmes prostituées, hommes dealers,
hypersexualisation, violence, Noirs antisociaux qui vivent dans des ghettos où règnent le vice et le chaos,
etc.
Black is beautiful
Pour ses défenseurs, il existe un lien solide entre les blaxploittion movies et le nationalisme noir.131
La rhétorique du Black Power, portée entre autres par les Black Panthers, affirme l’idée
d’autodétermination de la communauté noire basée sur la solidarité raciale et la promotion de la culture
noire. Les promoteurs des blaxploittion movies soulignent la satisfaction de voir enfin des Noirs qui
triomphent des Blancs. Et même s’ils reprennent les genres cinématographiques mainstream, c’est avec le
meilleur de la sous-culture afro émanant de Harlem que sont tournés ces films. Si les race movies
illustraient la ségrégation sans prendre position contre elle, les blaxploitation movies célèbrent la négritude
sans détour tout en dénonçant le racisme d’un système politique et policier.
Aussi, le cinéma de blaxploitation créé un univers esthétique propre à son genre : mouvements
rapides de caméra, décors urbains naturels, décadrages, sous-exposition et obscurité qui permettent
d’illustrer comme jamais auparavant l’univers distinct du ghetto.
130
o
Cedric J. Robinson, « Blaxploitation and the Misrepresentation of Liberation », Race & Class 40, n 1 (1 juillet 1998): p.1, doi:10.1177/030639689804000101. 131
Jon Kraszewski, « Recontextualizing the Historical Reception of Blaxploitation: Articulations of Class, Black o
Nationalism, and Anxiety in the Genre’s Advertisements. », The Velvet Light Trap, n 50 (2002): p.48. 47 Une mort subite
Mais l’univers des baxploitation movies n’a pas su se renouveler, et son succès fut stoppé par la
montée de la droite à la fin des années 1970. Dès lors, les blaxploitation movies font place aux buddy
movies, ces comédies inoffensives qui mettent en scène un duo composé d’un acteur noir et d’un acteur
blanc. Jusqu’à l’arrivée de Spike Lee avec Do the right thing en 1989, les cinéastes noirs sont dès lors
cantonnés à la comédie ou au film urbain.
Mel Gibson et Danny Glover dans une scène de Lethal Weapon (1987), film emblématique des buddy movies.
Source : « Lethal Weapon [hpholidays Day 13] », Half Popped Reviews, 6 décembre 2013,
http://www.halfpoppedreviews.com/lethal-weapon-hpholidays-day-13.
La production noire, historiquement tenue par quelques cinéastes isolés, marquée par de longues
périodes de stagnation, a connu une avancée inégale avant d’exploser dans le sillage laissé par Spike Lee à
la fin des années 1980. Rappelons que le cinéaste avait alors immortalisé le décès de Michael Stewart,
victime lui-aussi d’un étranglement de type « chokehold » par un policier new yorkais en 1983.132
Mais, malgré la solidité de ce succès, l’image des Noirs véhiculée par Hollywood reflète toujours
les préjugés racistes de la société. Et c’est toujours le degré d’indépendance face aux producteurs blancs
qui détermine en grande partie le contenu des films réalisés par les Noirs. Car malgré les succès de Spike
Lee, il existe encore une hiérarchie raciste institutionnalisée : si on examine les organisations des studios
ou des agences, on ne trouve qu’environ 1% de cadres noirs.133 Dans ces conditions, il n’est pas surprenant
que le succès de Do the right thing ait finalement eu le même effet structurel que Sweet Sweetback’s
132
« Eric Garner », Abagond, 23 juillet 2014, https://abagond.wordpress.com/2014/07/23/eric-­‐garner/. Georges Privet et Thierry Horguelin, « Images noires : du ghetto au studio : Entretien avec Charles Burnett », 24 o
images, n 53 (1991): p.19. 133
48 Baadasssss Song : il aura incité les réalisateurs noirs de la nouvelle génération à produire des films qui
s’apparentent à une deuxième vague de blaxploitation.134
En mars 2014, l’acteur noir Chris Rock prenait la plume et affirmait qu’Hollywood était une
industrie essentiellement blanche.135 Ses détracteurs ont été nombreux à réagir et contester cette vue de
l’esprit. Peut-être en effet avait-il tort. Mais sur une base empirique, les faits laissent tout de même
entendre qu’à Hollywood, le cinéma noir est condamné à une constante marginalisation.
Le mot de la fin
« Vous êtes Américain? Vous êtes patriotes? Nous le sommes aussi. Allez-vous
rejeter votre absurde, votre inopportune et impudente proposition de colonisation d’un
autre pays? Pour notre part, nous la rejetons. »136 - Edward Thomas, dirigeant noir chargé
de convaincre Abraham Lincoln d’affranchir les esclaves lors de la guerre civile.
Épique. Face à l’option de l’exil, les Noirs ont choisi l’intégration. Le pays qu’ils habitent, ils ne
l’ont peut-être pas choisi, mais ils l’ont bâti de leurs mains. Ils ont participé à chacune de ses guerres, l’ont
prié et l’ont chanté. C’est eux qui lui ont donné sa musique. Son beat, incarné ici par Rosetta Tharpe :
https://www.youtube.com/watch?v=SR2gR6SZC2M. Les Noirs américains sont avant tout Américains, et
non des immigrants.
Pour les cinéphiles désireux d’en savoir plus sur leur lutte pour leurs droits civiques – une lutte
pour la dignité et la reconnaissance, voici « Panther » (1995), de Mario Van Peebles (le fils de Melvin),
un film qui raconte la naissance et la mort des Black Panthers, de sa création par Bobby Seale et Huey
Newton en 1966, jusqu’à sa déstructuration par le programme COINTELPRO du FBI.137 Les Black
Panthers se sont éteints en 1982 suite à une longue agonie.
Disponible ici en accès libre sur Youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=YWJM0JYI4vA
Bon visionnement !
134
Valérie Bonnet et Patrick Mpondo-­‐Dicka, « Spike Lee et la seconde Blaxploitation. Parabole ou naturalisme : o
deux stratégies testimoniales », Mots. Les langages du politique, n 99 (15 septembre 2012): pp.29‑44, doi:10.4000/mots.20687. 135
Chris Rock, « Chris Rock Pens Blistering Essay on Hollywood’s Race Problem: “It’s a White Industry” », The Hollywood Reporter, 12 mars 2014, http://www.hollywoodreporter.com/news/top-­‐five-­‐filmmaker-­‐chris-­‐rock-­‐
753223. 136
Allen C. Guelzo, Lincoln’s Emancipation Proclamation: the end of slavery in America (New York: Simon & Schuster, 2004), p.19.
137
http://vault.fbi.gov/cointel-pro
49 Source de l’image : « Panther - film 1995 », Fan de Cinéma, consulté le 26 janvier 2015, http://www.fan-decinema.com/films/panther.html.
L’auteur tient à remercier Greg Robinson, professeur d’histoire à l’UQAM, pour lui avoir transmis sa
passion pour l’histoire des Noirs en Amérique, ainsi qu’Élisabeth Vallet, directrice scientifique de la
Chaire Raoul-Dandurand et professeure associée au département de géographie, pour son support et son
aide sans lesquels se projet serait resté lettre morte. Merci.
Marc-André Laferrière
Chercheur, Observatoire de géopolitique, Chaire Raoul-Dandurand et
candidat à la maîtrise en analyse politique, UQAM
www.dandurand.uqam.ca 50 
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