Une femme. Anne Delbée Anne Delbée a choisi de narrer la vie de Camille Claudel, célèbre artiste du XIXe siècle dans le roman : Une femme. Cette jeune femme assouvit son rêve d'être sculpteur auprès d'Auguste Rodin. L'extrait suivant nous montre ses débuts alors qu'elle prépare, pour un de ses premiers Salons, des sculptures dont une de son frère. Camille regarde le buste. L'atelier s'est assombri. Camille ne peut plus travailler. La lumière noyée de l'entre-deux jours mélange tous les contours. Trop dangereux pour le modelé. Elle risque de faire des modifications grotesques. La brume maintenant. Camille se réfléchit, seule, dans le miroir, étrangement dédoublée... « L'atelier, les modèles, les matériaux, tu n'y arriveras jamais ! » Elle entend la voix bougonnante de sa mère. « Que de dépenses inutiles ! Ton père nous aide, mais si tu arrêtais tout ça, nous vivrions beaucoup mieux. Je n'ai même pas acheté une robe de printemps pour Louise. » Camille veut entrer dans un vrai atelier. Ici elle ne s'en sortira pas. Alfred Boucher vient régulièrement donner des conseils mais, Dieu ! qu'elle voudrait pénétrer dans un vrai atelier de sculpteur. Toute seule elle ne peut pas. On la prendrait pour un modèle ou une « femme de mauvaise vie », comme dit la vieille Hélène. « Attention, mademoiselle Camille, fermez bien votre col. On est vite pris pour ce que l'on n'est pas. La conscience pour soi, ça ne suffit pas dans ce bas monde. » Comme si elle avait du temps à perdre ! Aujourd'hui encore un modèle les a abandonnées. Camille travaillait sur son torse depuis plusieurs semaines. Tout est à recommencer. Jane lui a conseillé de continuer avec un autre. Camille repense encore avec colère à la proposition de son amie. Elle ne transige pas. Si elle commence à augmenter les modèles dès qu'ils rechignent, elles n'arriveront jamais à payer l'atelier. Il est vrai que ses amies ont beaucoup plus d'argent qu'elle. Quant à continuer une même sculpture en prenant un autre modèle, il faudrait être un piètre artiste, un immonde copieur, un gredin, un filou ! ... « Mais arrête, Camille, arrête ! C'était pour toi ? Si tu veux une fois de plus tout recommencer.. mais tu n'y arriveras jamais. Regarde. Nous avons déjà chacune trois sculptures finies pour le Salon et toi, tu n'as plus que le buste de ta vieille Hélène sur lequel tu t'acharnes. Le seul modèle qui te soit resté fidèle ! » Les voilà toutes parties à rire. Elles ne sont pas méchantes. Camille se sent incapable d'ajouter le bras d'un nouveau modèle au torse du précédent. Comme elle se sent lasse ! A croire qu'elle s'effrite elle-même. S'il n'y avait pas le buste de la vieille Hélène, elle n'aurait plus qu'à se couvrir de terre et à s afficher au Salon dans quelques semaines. Camille sourit et se passe de la terre grise sur le visage, elle se couvre d'un chiffon : buste d'une artiste sans modèles. Une femme, Anne Delbée aux éditions du Livre de Poche ( 10-2000 ) pages 68 et 69 Commentaire de l’extrait. Camille Claudel et son amie Jessie Lipscomb. 1886, photographie Lipscomb musée Rodin, Paris.