Bernard GAZIER - Council of Europe

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DGIII/DCS (2005)
FORUM 2005
RECONCILING LABOUR FLEXIBILITY WITH SOCIAL COHESION
CONCILIER FLEXIBILITE DU TRAVAIL ET COHESION SOCIALE
17 & 18 November – novembre 2005
Conseil de l’Europe/Council of Europe
Strasbourg, Palais des Droits de l’Homme
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SESSION II
The effects of labour flexibility and possibilities for reconciliation
Effets de la flexibilité et enjeux de la conciliation
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Réflexions pour les discussions de l’atelier n°1
Restructurations : jalons vers une gestion « transitionnelle »
Bernard GAZIER
Professeur d’économie à l’Université Paris I
Introduction
Le contraste est grand en France, entre l’ampleur et la complexité des dispositifs collectifs mis en
place lors des restructurations, et la minceur de leurs résultats. Les travailleurs qui sont pris dans
un processus massif de licenciements peinent à retrouver un travail équivalent à celui qu’ils ont
perdu, le plus souvent leurs revenus se contractent fortement et une bonne part d’entre eux se
retrouvent inexorablement poussés vers la préretraite. L’événement est ainsi non seulement
traumatique en lui-même, car c’est la sécurité découlant d’un horizon d’attachement durable à
une entreprise qui s’écroule, mais ses conséquences s’avèrent in fine négatives voire
destructrices pour la majorité des salariés concernés. La seule sécurité accessible aux salariés
de plus de cinquante ans est celle de la relégation en préretraite, ce qui explique dans de
nombreux pays la persistance de ces dispositifs pourtant amplement critiqués par ailleurs pour
leur coût et leur irréversibilité.
Pourtant les efforts d’organisation et d’accompagnement de ces processus de destruction
massive d’emploi ont indéniablement évolué depuis quelques années, et reflètent un souci
d’apprentissage et de généralisation de « bonnes pratiques », plus respectueuses des
trajectoires des travailleurs et cherchant à mobiliser leurs capacités de rebond. Cette contribution
entend partir de l’une de ces « bonnes pratiques » et s’interroger sur les conditions et
conséquences de sa généralisation. Elle prendra principalement appui sur une double série de
travaux. Les uns portent sur les transformations qui affectent de nos jours les processus de
restructurations en Europe (Carabelli et Tronti 1999 ; Gazier 2005b). Les autres portent sur les
« Marchés Transitionnels du Travail » (MTT désormais) qui constituent une vaste perspective à la
fois positive et normative d’étude et de réforme du marché du travail et de la protection sociale
(Schmid et Gazier 2002, Gazier 2003b).
Une première étape consistera à présenter et analyser une opposition simple et délibérément
tranchée entre un ensemble de pratiques peu satisfaisantes souvent constatées - et critiquées dans notre pays en dépit des efforts qui y sont accomplis, et une démarche nationale bien
affermie qui semble s’affranchir assez largement de ces difficultés : les « fondations de travail »
en Autriche (1). On montrera en un second temps qu’avancer, dans la configuration nationale
française, vers un meilleur contrôle collectif de l’employabilité suppose non d’exporter
directement une « bonne pratique » mais de combiner les apports d’une contextualisation et d’un
changement de paradigme pour redéfinir les responsabilités autour de nouveaux objets de
négociation (2).
Section 1. A la recherche de « bonnes transitions »
Nous commencerons par préciser les termes d’une opposition, à vocation pédagogique, entre
des pratiques souvent observées en France, et souvent critiquées, et d’autres pratiques
observées en Autriche, considérées comme vertueuses. La démarche ici adoptée est
délibérément provocatrice. L’expérience française a connu et connaît des exemples de
restructurations jugées plutôt réussies ou socialement acceptables. Elle connaît aussi, et c’est le
point sur lequel nous souhaitons insister, de multiples exemples de gestion calamiteuse y
compris dans le passé le plus récent. Le contre-exemple autrichien a l’intérêt non seulement
d’être aux antipodes de ces processus négatifs, mais aussi de condenser les choix faits par les
pouvoirs publics et les partenaires sociaux dans une institution originale aisée à identifier et
décortiquer : la « fondation de travail ». Pour approfondir le contenu et la signification de cette
opposition, nous présenterons ensuite brièvement le point de vue « transitionnel » et
appliquerons cette grille d’analyse aux « transitions » organisées par les « fondations de travail »
autrichiennes.
1.1. D’un « scénario catastrophe » français à une « bonne pratique » autrichienne ?
On peut décomposer en cinq éléments le « scénario catastrophe » qui trop souvent se joue en
France à l’occasion d’un licenciement collectif conduisant à un « plan social » (Gazier 2005a).
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1. L’annonce aux syndicats et au public, différée au maximum, est brusque et instaure un
climat d’urgence et d’angoisse. Le chiffrage des effectifs concernés et les modalités
proposées de séparation sont tenus secrets le plus longtemps possible avant d’être
révélés en bloc.
2. La procédure du « plan social » est lancée, elle est complexe, formalisée et lente. La
loi impute à l’entreprise une « obligation de reclassement » qui est une obligation de
moyens, non de résultat, et le plan social est de sa responsabilité – sous la surveillance
des syndicats et des pouvoirs publics -. Une antenne de reclassement est instaurée pour
un an ou deux.
3. Le choix des « partants » est effectué par l’entreprise ou un cabinet conseil qui
sélectionne les moins adaptables, les moins qualifiés et les plus âgés pouvant bénéficier
d’une mesure d’âge, au cours d’entretiens « à la chaîne ». Ce processus génère un
climat social exécrable où les « partants » se sentent condamnés cependant que les
« restants » se sentent en sursis et rasent les murs. Avant même d’avoir quitté
l’entreprise, les « partants » ont mauvaise réputation, ils sont stigmatisés comme les
« perdants ».
4. Les protestations des « partants », groupe souvent composé de salariés à forte
ancienneté et forte syndicalisation, leur permettent d’obtenir l’appui des pouvoirs publics
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locaux et nationaux. Outre l’aide au reclassement initialement prévue, ils obtiennent
d’autres ressources, parfois massives mais ponctuelles. Les actions de formation
demeurent limitées, compte tenu notamment de l’âge moyen des personnes concernées.
5. Il en résulte de fortes difficultés de reclassement. Typiquement, au bout de deux ans,
la moitié des « partants » ont retrouvé un emploi, souvent précaire, et les autres sont en
préretraite ou en inactivité.
On observe ici l’enchaînement de deux injustices. La première est celle qui consiste à isoler des
« perdants » pour les stigmatiser. La seconde consiste à surcompenser cette première injustice
en accordant au groupe des « partants » des aides supplémentaires massives auxquelles les
autres chômeurs, n’ayant pas été pris dans le processus de licenciement collectif, n’auront pas
droit. Deux injustices en sens inverse l’une de l’autre ne rétablissent pas la justice, génèrent des
tensions qui ne s’annulent pas et sont probablement gage d’inefficacité parce qu’elles
démobilisent les salariés en reclassement.
Ce scénario noir de la déchirure et de l’impasse peut ainsi se produire en dépit d’efforts intenses
accomplis par les pouvoirs publics et les collectivités locales, par les « partants » eux-mêmes
voire par les firmes. Parmi les points d’appui offerts au nom de la solidarité, on doit mentionner le
recours systématique aux préretraites totales, censées fournir une porte de sortie honorable à
des « seniors » jugés peu adaptables et excédentaires, et les tentatives, au moins verbales, de
s’engager dans une gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences, censée permettre
d’éviter dans le futur les situations de rejet massif des salariés. On sait toutefois de plus en plus
que les préretraites ne se justifient que dans des cas bien précis qui en font une mesure
« sociale » destinée à certaines catégories de travailleurs prématurément « usés », et sont
porteuses d’inconvénients multiples. Et que la « gestion prévisionnelle » n’a guère dépassé le
stade des vœux pieux. Il y a donc un écart systématique entre les discours et les faits, qui
entretient la défiance et le pessimisme.
L’expérience autrichienne des « Fondations de travail » Voest – Alpine Stahlstifstung date de
1987 et remonte aux initiatives prises par les partenaires sociaux à l’occasion de licenciements
effectués par la grande entreprise sidérurgique Voest - Alpine. Elle a été attentivement étudiée et
évaluée (Winter – Ebmer 2001). Reprenons terme à terme les éléments du scénario précédent.
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1. L’annonce de la restructuration est faite au moins six mois à l’avance, de manière à
laisser de la place aux concertations collectives et aux initiatives individuelles.
2. L’antenne de reclassement est une fondation d’entreprise, ce qui veut dire qu’elle
repose sur un capital immobilisé pour elle par l’entreprise qui licencie. Elle est donc
indépendante et stable, et subsistera autant que de besoin. Outre les revenus de son
capital, elle bénéficie de trois apports de ressources : des fonds publics des politiques de
l’emploi, une partie significative de l’indemnité de reclassement touchée par les
« partants » (de l’ordre du tiers des sommes perçues), et une très faible cotisation payée
par les salariés qui restent en emploi (de l’ordre de 0,2 % de la masse
salariale), destinée à payer les actions de formation de ceux qui partent.
3. Dans ce contexte, les « partants » sont des volontaires, qui peuvent être d’âge et de
qualification très variés (reflétant la composition moyenne de l’établissement concerné),
et sont identifiés comme des salariés dynamiques saisissant une occasion de progresser
dans leur carrière ou de diversifier leur expérience. Il en résulte que le climat social est
bien meilleur, et que notamment la solidarité est maintenue entre les « partants » et les
« restants ».
4. Le traitement des « partants » se fait en privilégiant les actions de formation et
d’accompagnement personnalisé, qui sont perçues comme une composante centrale de
la démarche de reclassement.
5. Il en résulte des effets extrêmement positifs sur le reclassement des salariés passant
par la fondation et ses programmes de formation. Winter – Ebmer (op. cit) a été en
mesure de comparer, entre 1987 et 1998, sur cinq années les trajectoires des salariés
bénéficiaires et celles de salariés issus des mêmes entreprises et ayant connu un
épisode de chômage suite à un licenciement pendant la période considérée. Ces
trajectoires sont nettement plus favorables, tant en termes de probabilités d’être
durablement en emploi qu’en termes de salaires probables 1. Il procède aussi à une
analyse coûts-avantages qui montre la rentabilité à long terme de la démarche.
Il importe de ne pas « rosir » à l’excès ce second scénario. Rien dans ce qu’il articule ne crée des
emplois. En revanche il ne détruit pas l’employabilité des travailleurs en reconversion, et mieux, il
la renforce. Le fait que la fondation subsiste en tant que de besoin introduit un horizon stable
soumis à la sanction du résultat, et l’investissement massif des travailleurs licenciés en euxmêmes va dans le même sens. Le partage des responsabilités entre l’entreprise et les autres
acteurs n’introduit donc pas l’obligation de reclassement qui se résume, en France, par
l’obligation de proposer à chaque « client » de l’antenne de reclassement un nombre
prédéterminé d’ « offres valables d’emploi », sans se soucier de sa trajectoire par la suite. Mais il
engage chacun dans la voie d’une collaboration exigeante et active.
1.2. Une lecture « transitionnelle »
Ces pratiques vertueuses consistent, on le voit, à mieux anticiper et mieux gérer les trajectoires
des travailleurs tout en leur fournissant des points d’appui collectifs et en entretenant la
confiance. On se propose ici d’en préciser la portée en se référant à une perspective de
recherche et d’action centrée sur le terme « transitions » : les « Marchés Transitionnels du
Travail ». Les MTT ont fait l’objet de présentations relativement nombreuses (cf les références
mentionnées dans l’introduction, auxquelles on peut ajouter, pour une synthèse rapide, Gazier
2003a), c’est pourquoi nous nous bornerons ici à un rappel succinct de la démarche et des
principes auxquels elle conduit, avant de les appliquer aux Fondations de travail autrichiennes.
Issus d’une réflexion pragmatique menée au début des années 1990 par les économistes du
Wissenschaftzentrum Berlin Günther Schmid et Peter Auer, les MTT ont constitué d’abord une
perspective de réforme des politiques de l’emploi. Prenant acte du brouillage croissant des
frontières entre travail rémunéré, activités personnelles et activités socialement utiles, leurs
promoteurs se sont centrés sur les « transitions » qu’une personne peut accomplir au sein du
marché du travail et autour de celui-ci, pour identifier les « transitions » souhaitables et leur
associer de nouveaux droits. Les MTT ont été définis comme l’aménagement systématique et
négocié des « transitions », ces dernières correspondant à l’ensemble des mobilités
(changement d’emploi ou de statut, congés divers, promotions…). Systématique parce que les
« transitions » sont vues dans leurs interactions ; négocié parce que les politiques publiques de
l’emploi sont trop souvent unilatérales et doivent être réinsérées dans la gestion, par les acteurs
eux-mêmes, de leurs trajectoires professionnelles et personnelles. Pratiquement, il s’agit de lutter
contre l’exclusion en multipliant les opportunités disponibles pour les travailleurs, et en mettant
par là même sous pression les entreprises.
Une seconde perspective de recherche et d’action, complémentaire de la première, est apparue
dès le tournant du siècle (voir Gazier et Schmid (2001), qui prône une réforme de la relation
salariale modifiant la répartition des risques et des opportunités découlant des activités
productives. En particulier, les MTT préconisent un accroissement des droits et des options à la
disposition des salariés, leur permettant de rééquilibrer un partage du pouvoir indûment
déséquilibré en faveur des actionnaires.
Si l’on considère ensemble les propositions de réforme tant des politiques publiques de l’emploi
que de la relation salariale, un troisième élargissement se dessine, qui ne sera que mentionné
Il est à noter que le choix d’un groupe de comparaison n’a pas pu consister, faute
de données, à retenir les trajectoires de travailleurs équivalents ayant subi un
licenciement de masse dans un autre pays européen. Cette comparaison reste à
faire.
1
ici : les MTT peuvent constituer le noyau central d’un nouveau modèle social, alternatif au modèle
social libéral tel qu’il a été par exemple élaboré par A. Giddens (1998). A grands traits, ce modèle
« social – démocrate renouvelé » cherche non seulement à « équiper les gens pour le marché »,
mot d’ordre caractéristique du social – libéralisme, mais aussi à « équiper le marché pour les
gens » (voir Gautié et Gazier (2003)). En effet, il s’agit de compléter la protection sociale
classique fournie par l’ Etat – Providence traditionnel, par de nouveaux droits, sous la forme de
Droits de Tirage Sociaux, dont la mise en œuvre est contrôlée collectivement.
Cette dynamique de recherche et d’intervention une fois posée, on peut revenir brièvement sur
quelques traits distinctifs des MTT. Les principaux champs des « transitions » sont bien connus :
au sein de l’emploi, entre emploi et formation, entre emploi et inactivité (retraite, handicap), entre
emploi et chômage, entre emploi et activités sociales utiles (activités domestiques, bénévoles,
militantes).
Quatre principes permettent de définir les “bonnes transitions”.
(1) Le premier principe est d’accroître la liberté individuelle (ou l’autonomie), en donnant aux
personnes plus de pouvoir, non seulement en termes financier via des transferts mais aussi
en termes de participation aux décisions d’emploi et d’affectation qui les concernent. En
échange de quoi les participants au marché du travail pourront accepter d’assumer plus de
risques, plus de devoirs et d’obligations.
(2) Un second principe est de promouvoir la solidarité dans la gestion des risques sociaux et des
risques associés au marché du travail. Ceci implique l’inclusion, dans les programmes de
redistribution, des travailleurs les plus favorisés, qui courent moins de risques ou sont mieux
à même de les assurer.
(3) Le troisième principe consiste à rechercher l’efficacité des mesures accompagnant les
transitions, à travers un processus de spécialisation, coordination et coopération. Celui-ci
prend le plus souvent la forme d’un mélange de contributions publiques et privées dans la
formulation et la mise en œuvre des politiques correspondantes, et suppose des modalités
négociées de prise de décision.
(4) Enfin, le dernier principe consiste à mobiliser l’arsenal des techniques de gestion des risques
: contrôle, évaluation et auto-régulation, par le biais d’une démarche largement décentralisée
ou par le management par objectifs. Ce principe requiert la recherche d’une meilleure
codétermination des acteurs concernés, que ce soit au niveau de la firme, au niveau local ou
au niveau régional.
La démarche des MTT est une démarche d’ensemble : ma mobilité dépend de la vôtre. Il en
résulte l’insistance mise sur des négociations locales associant de multiples acteurs susceptibles
d’être co-financeurs. Une série de questions de mise en œuvre surgit alors, portant notamment
sur le coût et la cohérence de ces arrangements locaux. En ce qui concerne le coût, les MTT
consistent d’abord en réaménagement des mesures existantes, et prennent appui sur les
avantages des co-financements y compris en provenance du travailleur bénéficiaire de la
« transition », situations dans lesquelles chaque participant a intérêt au succès de la
« transition ». Plus que des dépenses nouvelles, il s’agit plutôt de la réappropriation par les
acteurs locaux des sommes souvent très importantes consacrées par l’Etat aux politiques de
l’emploi. On peut donc établir des conditions de maîtrise des coûts. La question de la cohérence
apparaît par exemple lorsque l’on envisage des régions riches qui pourraient proposer un
ensemble sophistiqué de « transitions » pendant que des régions pauvres en sont réduites à une
offre minimale. Le moyen de combattre cette incohérence est une politique de transferts assurée
par l’Etat-nation (ou l’Europe), qui suppose d’élaborer et d’utiliser des critères de besoins locaux
en termes de « transitions ».
Au regard de cette grille d’analyse et de propositions, les « Fondations de travail » autrichiennes
restent un outil partiel, local, là où la logique d’ensemble présuppose une action plus globale. On
peut toutefois facilement montrer que, même prises isolément et avec cette limite, elles satisfont
les quatre principes de gestion des MTT.
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tout d’abord elles instaurent plus de choix pour les salariés, et leur donnent un certain
pouvoir de choisir (« empowerment »).
ensuite elles construisent la solidarité entre les différentes catégories de travailleurs, ici
les « partants » et les « restants ».
la recherche de l’efficacité est elle aussi visible. Tout le monde a intérêt à ce que le
reclassement se termine vite et bien : l’entreprise, qui pourra à terme récupérer son
capital, les « restants » qui payent une cotisation, les « partants » eux-mêmes qui
abandonnent une part de leurs indemnités dans un processus de co-investissement.
enfin, la gestion du processus est décentralisée, et la Voest – Alpine Stahlstifstung a
servi d’organisation – ombrelle pour accueillir les antennes de reclassement d’autres
entreprises.
On perçoit donc ici la dimension systématique de la démarche autrichienne. S’agit-il d’une
« bonne pratique » sophistiquée, pas reproductible hors de son contexte ?
Section 2. Vers la construction collective de l’employabilité
L’interrogation précédente peut apparaître bien naïve. On est doublement fondé à vouloir
radicalement dépasser voire minorer le point de vue circonscrit à la gestion, même anticipée et
négociée, des restructurations. D’une part de nombreux travaux (dont ceux de R. Beaujolin 1999
et F. Noël 2004) ont mis en évidence à quel point l’identification et la gestion des sureffectifs sont
des construits sociaux, dépendant de conventions elles-mêmes arbitraires et notamment
répercutant la domination actuelle de la sphère financière sur les choix « réels ». D’autre part, en
amont et en quelque sorte au dessus des processus en cause, on trouve bien évidemment les
choix stratégiques effectués par les firmes (choix des produits, des techniques, de la localisation
des investissements…) et le cadre macro-économique puis régional dans lequel ils sont effectués
(croissance, taux de change, fiscalité, infrastructures, initiatives de ré - développement…).
Sans récuser l’importance de ces construits et de ces déterminants, nous voudrions ici plaider
pour l’utilité d’un point de vue intermédiaire : celui des transitions, qui reste centré sur le terrain
des ajustements de l’emploi et des trajectoires. En effet deux risques symétriques apparaissent
ici. Le premier est de se désintéresser des trajectoires et des conditions de leur gestion, au motif
que, pour partie (mais jusqu’à quel point ?) le diagnostic et l’action doivent se situer en amont ou
au dessus. Symétriquement, s’en tenir aux mouvements affichés de l’emploi conduit à ignorer les
dimensions de construit social et les déterminants stratégiques et macroéconomiques, ce qui est
susceptible de contraindre indûment les options auxquelles doivent se résigner les acteurs
concernés. Il convient donc d’explorer la dynamique de gestion collective des trajectoires dans
une perspective ouverte.
De ce point de vue, deux pistes valent d’être empruntées successivement. La première se centre
en quelque sorte sur les trajectoires des restructurations elles-mêmes, et vise à apprécier
l’originalité des restructurations et des mesures qui les aménagent dans le contexte actuel des
pays développés, pour mieux préciser le type de défis qu’elles rencontrent (2.1), et la seconde
cherche à préciser l’idée selon laquelle les restructurations doivent désormais explicitement gérer
des trajectoires et non des situations : donner un contenu, notamment dans le cas français, à des
pratiques de restructuration des trajectoires (2.2).
2.1. La « mutation génétique » des restructurations et de leur traitement : vers l’impasse ?
Une idée simple fournit ici le point de départ. Si les restructurations sont aussi vieilles que le
capitalisme, elles ont très longtemps été considérées comme des événements ponctuels qui
relevaient de procédures d’urgence, ad hoc et ponctuelles elles aussi. Les tendances actuelles
de la « globalisation », soit de l’interconnection accrue des marchés à l’échelle du monde,
conduisent à envisager désormais les restructurations sinon comme un processus continu, elles
ont leurs vagues, leurs pics et leurs creux, du moins comme un risque permanent.
Un bref regard rétrospectif permet d’abord de se rendre compte que les pratiques que nous
connaissons se situent dans un espace intermédiaire entre deux options. La première consiste à
ne rien faire et à laisser l’entreprise licencier comme elle l’entend, les travailleurs concernés
bénéficiant simplement des dispositifs existant d’assurance chômage et des éventuelles
politiques publiques d’aide à la mobilité et au placement. La seconde consiste à retarder voire
empêcher le processus de destruction d’emplois. L’accompagnement actuel des restructurations
consiste à ne pas les entraver mais à les aménager en combinant des aides publiques et des
actions menées par l’entreprise qui licencie. Cette position de va pas de soi et a été adoptée à la
suite d’expériences historiques précises. C’est ainsi que durant les années 1960 la Communauté
Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) a d’abord, dans le cas français et sous la pression
des autorités françaises, choisi de retarder la fermeture de puits miniers avant de se résoudre à
l’accompagnement d’un processus jugé inéluctable.
Cette stratégie « intermédiaire » a trouvé son déploiement majeur en Europe durant les années
1980 dans le contexte de contraction de l’emploi industriel (métallurgie, chantiers navals). C’est à
cette époque qu’est apparue la pratique de recours massif et souvent majoritaire aux préretraites,
face aux difficultés de reconversion d’un personnel vieillissant aux qualifications limitées ou
faiblement transférables. Une autre série d’acteurs et d’interventions est désormais passé au
premier plan : les pouvoirs publics, nationaux ou locaux, peuvent mobiliser une batterie de
mesures, notamment de « politiques actives de l’emploi » visant à faciliter la réinsertion des
travailleurs licenciés. La multiplicité des intervenants et des mesures envisagées conduit à un
risque d’incohérence ou de dispersion des actions, c’est pourquoi on observe durant la même
période à une présentation de plus en plus intégrée des traitements accompagnant les
restructurations : des « packages » en quelque sorte rassemblent les outils, les intervenants, les
financements.
Une interrogation majeure surgit alors, qui n’est pas encore tranchée de nos jours. Faut-il
élaborer et mettre en œuvre des politiques strictement réservées aux travailleurs en voie de
reconversion, ou suffit-il de leur ouvrir un accès, éventuellement facilité, aux dispositifs utilisés
par l’ensemble des chômeurs ? De ce point de vue l’expérience nord-américaine en faveur des
« displaced workers » illustre la première option. Dès les années soixante, le TAA, Trade
Adjustment Act, réservait aux travailleurs victimes de la libéralisation du commerce extérieur (et à
eux seuls) un ensemble de mesures spécifiques. On doit noter du reste le caractère extrêmement
restrictif des conditions d’éligibilité à ce dispositif. Les pays européens, qui souvent ont développé
des politiques de l’emploi à une échelle très supérieure à celle des E.U., ont la plupart du temps
choisi la seconde option. Il y a donc une intervention collective avec éventuellement des
financements spécifiques, mais les travailleurs victimes de licenciements collectifs ne relèvent
pas, le plus souvent, d’un programme spécifique et séparé.
Face aux évolutions récentes qui tendent, comme on l’a dit, à faire des restructurations des
risques permanents, deux tendances majeures s’affirment aujourd’hui, et trouvent un terrain
d’expression spectaculaire en France. L’une est la tendance à la « procéduralisation », l’autre est
la tendance à l’ « activation ».
Deux composantes définissent la « procéduralisation ». La première est la tendance à définir par
la loi ou par des arrangements conventionnels contraignants, dans le processus de licenciement
collectif, une séquence d’obligations et d’étapes à respecter. La seconde est le recours
grandissant à l’appréciation d’un juge en matière d’emploi et de rupture du contrat de travail. Ces
deux éléments peuvent se combiner de manière plus ou moins étroite, avec des conséquences
qui font de la « procéduralisation » un processus plus ou moins « hard » ou « soft »
Le cas français peut ici utilement être opposé, mais aussi, et paradoxalement, rapproché du cas
des Etats- Unis. Les obligations françaises auxquelles sont soumises les entreprises sont
définies de manière très précise dans ce document formel et sophistiqué qu’est un « plan
social ». Celui-ci précise une série d’étapes contraignantes, dont le non respect peut entraîner
l’annulation de la procédure entière. Le contenu du plan, qui est de la responsabilité de
l’entreprise, doit être soumis à l’appréciation des syndicats et plus encore à celle des pouvoirs
publics qui peuvent contraindre l’entreprise à effectuer d’autres propositions. On a déjà
évoqué l’obligation de moyens qui en sous-tend l’élaboration puis la mise en œuvre. Cette
logique correspond sans aucun doute à une version « hard » de la « procéduralisation ».
Toutefois la représentation de la situation nord-américaine comme simplement plus permissive
serait inexacte, pour deux raisons. Tout d’abord l’arsenal de la législation anti-discrimination
s’applique à plein dans le cas des licenciements, et les chefs d’entreprise américains doivent
attentivement justifier le choix des personnes qu’ils entendent licencier : s’agit-il d’un travailleur
vieillissant, celui-ci peut plaider la discrimination anti-« senior », etc. Ensuite, dans le cas
français, on doit noter l’arsenal sans cesse accru de législation visant à flexibiliser les contrats de
travail (horaires, rémunérations, termes raccourcis) et alléger les conditions de leur rupture. On
ne peut certes dire que ceci compense cela. Mais on doit considérer que l’emprise de la
« procéduralisation » est très générale et débouche, aux E.U. comme en France et en Europe, à
un recours croissant au pouvoir du juge, en substitution ou en complément au pouvoir des
syndicats.
La tendance à l’ « activation » consiste quant à elle à déplacer les priorités des politiques
publiques de l’emploi, de l’indemnisation à l’initiative des chercheurs d’emploi. Elle peut
s’exprimer de manière très diverse. L’une consiste à maintenir ou même accroître les dépenses
d’indemnisation, dites « passives » selon la terminologie de l’OCDE, et à accroître les dépenses
de placement, subvention à l’emploi et formation des chômeurs, dites « actives ». Une autre
option consiste à diminuer les premières au profit des secondes, voire à convertir tout ou partie
des dépenses dites « passives » en dépenses « actives ». Au delà de ces inflexions dans les
politiques publiques de l’emploi, qui ont des répercussions directes sur le niveau de vie des
chômeurs, l’ « activation » consiste à organiser les itinéraires des chômeurs de manière à les
pousser en permanence vers l’emploi, par des entretiens périodiques, des conseils, des
sanctions en cas de fléchissement de l’effort de recherche… On en trouve plus généralement
une expression dans l’ensemble des aménagements de la fiscalité et de la protection sociale qui
visent à rendre « payant » le fait de reprendre en emploi même si celui-ci est mal payé et sans
perspective de promotion. C’est alors le slogan « making work pay », ou encore « rendre le
travail rentable », popularisé lui aussi par l’OCDE.
Les conséquences de cette orientation sont très claires en ce qui concerne les restructurations.
D’une part les préconisations en faveur d’une mobilisation accrue des travailleurs en recherche
de reclassement sont immédiates. D’autre part et surtout, la démarche d’ « activation » conduit à
une critique frontale des préretraites et à la préconisation de leur abandon pur et simple. En effet,
le recours massif à celles-ci est considéré comme doublement pervers. D’une part elles
neutralisent, à grand frais, tout un potentiel productif dans un contexte (le vieillissement des
populations) où l’allongement de la vie active est perçu comme une nécessité tant pour le
financement des retraites que pour le maintien de la croissance . D’autre part l’existence à vaste
échelle des préretraites, souvent considérées comme des droits par les travailleurs menacés de
restructurations, démobilise les autres travailleurs vieillissants et dissuade les entreprises de les
embaucher.
Nous sommes maintenant en mesure de caractériser la situation actuelle, en Europe et
notamment en France, des politiques de traitement des restructurations. Elles témoignent d’abord
d’une forte logique apparente qui organise sur une base très normée la mise en mouvement des
travailleurs concernés. Toutefois, pour la majorité d’entre eux, elles se rapprochent tous les jours
davantage d’un défi qui risque de devenir une impasse. En effet, la majorité des victimes des
restructurations est issue d’un monde industriel qui n’a pas su ou pas voulu les adapter aux
conditions actuelles : ces travailleurs sont donc peu mobiles, leurs qualifications sont pu
transférables, et c’est pourtant sur eux que vont s’exercer les pressions de l’ « activation »,
cependant que la voie de sortie des préretraites est globalement condamnée et en train de se
fermer. Ils risquent donc d’être enfermés dans un dilemme singulièrement négatif : ou prendre le
double risque d’une formation à laquelle ils ne sont pas préparés, puis d’une reconversion dans
un monde désormais hostile, ou accepter d’être relégué dans une position non protégée
d’inactivité, et probablement renvoyés vers le dernier filet que constitue l’assistance (en France le
RMI).
On comprend dans un tel contexte la convergence d’anticipations pessimistes qui gouverne
parfois les choix des acteurs dans le cas de travailleurs aux qualifications faibles et difficilement
transférables, pourtant censés être protégés par l’obligation officielle de reclassement et la
mobilisation collective en leur faveur. Dans le nouveau contexte de restructurations permanentes
et de pression continue en faveur d’une adaptation immédiate, les aides traditionnelles à leur
disposition ne sont plus adaptées, et les exigences des nouveaux traitements reviennent trop
souvent d’abord à les décourager, puis à les éliminer.
2.2. Comment construire les conditions d’une mobilité protégée
Afin d’examiner quelques une des conditions de construction d’une employabilité collective, il est
possible de partir les obstacles directs à l’importation des « bonnes pratiques » autrichiennes.
Celles-ci reposent avant tout, comme on l’a vu, sur la mise en mouvement négociée des
partenaires sociaux, facilitée par l’annonce précoce et le recours au volontariat dans le choix de
quitter ou non l’entreprise.
La difficulté sur le premier point est sans aucun doute le faible taux de syndicalisation et la faible
qualité du dialogue social en France, qui rendent difficile d’engager des négociations crédibles
sur les restructurations et contraignent les pouvoirs publics à codifier puis surveiller une
procédure détaillée censée protéger les plus faibles.
Sur le second point, les employeurs ont souvent exprimé la crainte qu’une annonce précoce
mette en cause la légitimité de l’entreprise à effectuer les licenciements qu’elle a décidés. Mieux
encore, dans d’éventuelles démarches d’anticipation auxquelles certaines entreprises consentent
en France, ces dernières souhaitent garder le secret et en font le garant d’une action efficace
préservant leur bonne réputation tout comme la qualité des itinéraires de reconversion.
Le troisième point achoppe sur la crainte que le volontariat permette aux travailleurs les plus
qualifiés et les plus mobiles de quitter l’entreprise alors qu’elle désire précisément les garder.
Cette crainte se retrouve dès l’annonce précoce et vient renforcer le rejet de celle-ci. Volontariat
comme annonce précoce sont ainsi suspectés de jouer au détriment de la firme contrainte de
conserver les travailleurs les moins qualifiés et les moins mobiles.
Plus généralement, une question reste pendante, celle de l’imputation des responsabilités en cas
de difficultés de reclassement. Dans le cas autrichien, la Fondation émane de l’entreprise mais
elle en est indépendante et c’est elle, non l’entreprise, qui est comptable des résultats et prolonge
son action tant que cela s’avère nécessaire. Elle peut le faire parce qu’un réseau d’engagements
réciproques impliquant l’entreprise crédibilise son action : les salariés étant volontaires (et
l’entreprise l’ayant accepté et en ayant tiré les conséquences) ne souffrent pas de mauvaise
réputation, ils investissent massivement en eux mêmes cependant que l’appui de la collectivité
provient à la fois des salariés restants (ce n’est donc pas si confortable de rester) et des autorités
publiques nationales et locales.
On peut contextualiser ces difficultés en explicitant davantage les conditions de mobilité ou
d’immobilisme des salariés concernés. Dans le cas français, elles résident dans l’importance
structurante prise depuis fort longtemps par les « marchés internes » par rapport à des relations
d’emploi davantage soumises aux évaluations du marché externe, mais aussi par rapport aux
« marchés professionnels » qui sont prééminents dans le cas autrichien (voir Gazier 2003a pour
une brève présentation de ces concepts). Même si chaque marché du travail national réserve
évidemment une place à chacun des trois dispositifs de gestion de la mobilité de la main –
d’œuvre, le recours aux « marchés internes » pour stabiliser les salariés est central en France et
a longtemps permis à des grandes firmes d’accueillir en masse des salariés initialement peu
formés, pour leur assurer une formation professionnelle « sur le tas » en interne et leur permettre
une certaine progression de carrière. Il en résulte une main –d’œuvre stabilisée mais aux
qualifications validées en interne, pas toujours objectivées et donc faiblement transférables. Ces
salariés voient souvent leurs rémunérations évoluer progressivement en fonction de l’ancienneté
et au sein de grilles salariales relativement égalitaires parce que privilégiant la performance
collective du groupe des travailleurs et récompensant la fidélité. Quitter l’entreprise oblige ainsi à
recommencer au point de départ une seconde carrière dans l’entreprise suivante. Ces difficultés
n’apparaissent pas dans la configuration des « marchés professionnels » puisque ceux-ci
reposent sur la formation préalable, par un système d’apprentissage à grande échelle, d’une
main – d’œuvre aux qualifications clairement objectivées et transférables. Les salariés ainsi
formés, et c’est largement le cas dans le monde germanique, peuvent ainsi quitter une entreprise
et continuer dans une autre leur carrière (notamment salariale) au point exact où ils l’ont laissée
dans la première. Le recours plus systématique aux évaluations du marché externe est lui
dominant dans le monde anglo – saxon, qui certes admet l’existence de « marchés internes » et
de « marchés professionnels » mais se caractérise par un éventail de salaires nettement plus
ouvert censé refléter la variété des aptitudes et des contributions individuelles.
Les mécanismes qui rendent difficiles les ajustements d’emploi dans une configuration nationale
dominée par les « marchés internes » se renforcent et se condensent en quelque sorte dans le
cas des restructurations. On peut admettre (c’est la théorie de l’appariement) que la relation
d’emploi est faite de la rencontre de deux calculs intertemporels, celui de l’entreprise et celui du
salarié, qui évaluent régulièrement l’intérêt à conclure puis prolonger le contrat de travail. Dans le
cas des « marchés internes », on a suggéré plus haut que cet intérêt est apprécié globalement
par l’entreprise qui considère un collectif de travail dans son efficacité et son potentiel d’évolution.
La décision de se séparer de tout ou partie de ce collectif est ainsi une décision qui sanctionne (à
la suite d’un processus complexe que nous ne discutons pas ici) une chute dans l’évaluation des
gains futurs résultant de la poursuite de l’association. Il s’agit en quelque sorte d’une brusque
dévalorisation de l’employabilité du groupe concerné, qui se manifestera ensuite par la levée du
voile de la performance collective. Ceci est de nature à favoriser, toujours dans ce cas des
« marchés internes », un processus de tri des moins employables ou supposés tels que
l’entreprise va seule engager, le combinant ou non à des critères de type « social ». Les
syndicats ne voudront pas assumer ni même tenter d’infléchir ce tri car ce serait nier le collectif
antérieur qui leur a donné assise et mandat. L’effondrement de l’employabilité collective
débouche ainsi sur un processus vu comme arbitraire par les salariés dont le potentiel est
brutalement individualisé et disjoint du groupe dans lequel il s’exprimait plus ou moins bien, et
perçu comme une sorte de règlement de comptes inévitable par l’entreprise.
L’effet de génération joue ici à plein. Les plus anciens des travailleurs sont aussi les moins
formés, d’autant plus que les « marchés internes » ont longtemps autorisé le recrutement de
jeunes sortis de l’Ecole sans qualifications et donc formés en interne. Les dispositifs de
préretraites vont donc apparaître comme particulièrement attractifs et légitimes pour ces
catégories priées de laisser la place aux plus jeunes eux mêmes plus diplômés. Un véritable effet
de « verrouillage » apparaît ici, les anticipations des travailleurs rencontrant celles des
entreprises et générant des attitudes et des situations où les trajectoires antérieures convergent
sur le retrait précoce d’activité (Courtioux 2001).
Un aspect positif existe toutefois : les plus adaptables de ces salariés aux compétences
largement implicites et « maison » peuvent admettre la possibilité d’une réorientation radicale
hors de leur métier antérieur, tandis que la plupart des salariés des « marchés professionnels »,
aux qualifications transférables objectivées par l’apprentissage, peuvent trouver difficile et peu
justifiable de changer de métier voire d’identité professionnelle. Une forme de maximalisme
apparaît ainsi dans le cas des « marchés internes » : ou on vous garde dans le réseau de la firme
qui licencie, par exemple dans un autre établissement, alors la carrière peut continuer presque
comme avant (parfois avec des pertes de salaires et/ou une intensification du travail), ou le
départ conduit à soit des perspectives de ré-emploi très difficiles, soit à des reconversions
radicales.
Ce sont ainsi des facteurs profonds qui viennent entraver ou rendre irréaliste l’adoption de
pratiques telles que les « fondations de travail » autrichiennes. On peut esquisser ici le type de
solution à long terme qu’il convient de rechercher : agir sur les transformations en cours des
« marchés internes » pour changer les profils des trajectoires en s’appuyant sur les qualifications
croissantes des jeunes. Ceci peut consister à stabiliser les salariés sur une base plus vaste que
le seul collectif de l’établissement, en prévoyant d’emblée une évolution de carrière séquentielle
et au sein d’un réseau d’établissements; en investissant massivement dans la formation des
travailleurs « seniors » (l’usure des « marchés internes » à la française se voit dans l’absence
d’efforts de formation des salariés âgés de plus de quarante ans), en ne récompensant
l’ancienneté que si elle se combine à des acquis de compétences identifiées. Cette semiouverture et cette flexibilisation des « marchés internes » peuvent aussi passer par l’extension du
rôle joué par les « marchés professionnels ».
A moyen terme, il est possible de mieux équiper les travailleurs, en objectivant leurs
compétences pour les rendre transférables, et aussi en organisant des processus collectifs
d’évaluation et de renforcement de l’employabilité. Ces pratiques préventives de moyen terme
sont illustrées par l’exemple de négociations sur l’employabilité telles que les ont instaurées les
Chemins de fer hollandais depuis quelques années (Gazier et Schmid 2001). Un accord entre la
direction et les syndicats a rendu obligatoire, une fois tous les trois ans, pour tous les salariés de
l’entreprise, la réalisation d’un bilan de compétence par un cabinet indépendant choisi d’un
commun accord par les deux parties. Si ce bilan fait apparaître un déficit au regard de ce que
rémunèrent d’autres entreprises comparables (ce qui est de nature à mettre le travailleur en
difficulté lors d’une éventuelle mobilité), il en résulte deux obligations : obligation pour l’entreprise
d’organiser et de payer la formation correspondante, et obligation pour le salarié de la suivre. Il
s’agit ainsi d’une pratique de veille exigeante qui ne préjuge pas du choix de partir ou de licencier
mais rend possible la gestion des conséquences d’une telle décision.
Mais le défi se concentre évidemment sur l’urgence du court terme, caractéristique, comme on l’a
vu, de l’effondrement des anticipations de l’entreprise concernant la rentabilité et le maintien de
son « marché interne ». Comment gérer « à chaud » le rejet massif et soudain d’un groupe de
travailleurs vieillissants, aux qualifications faibles et faiblement objectivées ? Il faut ici revenir sur
les limites voire les effets pervers de la procéduralisation du « plan social » telle qu’elle est
organisée en France. Elle alimente, comme l’a observé F. Bruggeman (2005), une mécanique
particulière de dispersion qui série d’emblée les problèmes et les populations en distinguant, pour
les traiter séparément, les travailleurs susceptibles d’être relégués et ceux qui bénéficieront de
mesures de reclassement, et en mettant l’entreprise de grande taille en demeure de contribuer
au reclassement et/ou à la réindustrialisation du site atteint.
En dehors d’engagements militants de certaines personnalités, les obligations à l’égard des
salariés risquent de n’être respectées que formellement par les responsables de la firme tirant les
conséquences du tri des moins capables qui a été fait. De même, hors les grands groupes
soucieux de leur image sociale, les efforts de réindustrialisation risquent d’être gérés a minima
dans une perspective de court terme s’ils ne s’insèrent pas dans un projet collectif plus vaste et
délibéré associant les acteurs locaux.
Très typique de ce que l’on peut obtenir de positif dans le cas d’un grand groupe réduisant et
transformant peu à peu ses « marchés internes », on trouve l’expérience récente d’Arcelor
organisant sans licenciement le reclassement de 200 salariés en conservant le lien salarial avec
eux mais en leur permettant, par des délais et l’accès à des formations, de développer de
nouvelles activités qui n’ont rien à voir avec leur travail antérieur ni avec le savoir-faire du
sidérurgiste. Le processus se révèle moins cher qu’un plan social (Rousset 2005). Les limites à
sa généralisation sont évidentes : il s’agit d’un groupe mondial et d’un faible nombre de
travailleurs. Si de telles pratiques font partie d’une solution très adaptée à une situation résultant
de l’existence de « marchés internes », on voit tout de suite qu’elles demeurent luxueuses,
partielles et contingentes et s’apparentent, paradoxalement, à un reclassement en interne. La
question des travailleurs rejetés par des PME, ou encore celle des salariés sous CDD, est du
reste largement ignorée par une démarche combinant des « plans sociaux » et des initiatives
supplémentaires des grandes firmes .
Il y a donc lieu de prévoir une redistribution plus radicale des responsabilités. Elles passent
vraisemblablement par des négociations plus vastes, unifiées, se déroulant au plan
local/territorial, sur les mobilités conjointes des partants, des restants et d’une part significative du
reste de la population de la zone. Nous retrouvons ici la perspective des « Marchés
Transitionnels du Travail » qui insiste sur la nécessité de baliser des réseaux crédibles de
transitions permettant aux travailleurs de s’en saisir en confiance. Il s’agit en effet de générer et
organiser une série de positions temporaires crédibles en cas de décalage trop grand entre l’offre
et la demande d’emplois. Par exemple, on peut imaginer de laisser des travailleurs à mi-temps
dans leur entreprise d’origine (en dédommageant celle-ci des surcoûts occasionnés), l’autre mitemps se déroulant au sein d’une association et étant partiellement financé par celle-ci, et
partiellement par une municipalité. Le recours à des mesures de type préretraite ne doit pas être
exclu ici, pour les travailleurs les plus âgés aux qualifications les moins objectivées et les moins
valorisées. Mais il ne doit s’insérer dans le « paquet d’ensemble » et être dominé chaque fois que
c’est possible par la promotion vigoureuse de reconversions et la recherche de solutions non
irréversibles. L’instauration de préretraites progressives ou à temps partiel a été en France un
échec remarqué (Courtioux, op. cit), et on peut ici tenter de revenir, armé de ce regard, sur les
conditions du verrouillage pour discuter des conditions de sa levée. Elles ne peuvent attirer des
salariés victimes de contraction de « marchés internes » que si elles sont financièrement
attractives (ce qu’elles n’étaient pas dans les tentatives antérieures), et si elles s’insèrent dans
une gestion d’ensemble des transitions à l’échelle locale ou régionale de manière à être
soutenues par un réseau stable d’acteurs et d’engagements.
Au regard des pratiques françaises, les modifications à instaurer sont donc nombreuses de
manière à sortir du cercle vicieux de la défiance et des contrôles, et à réintroduire au cœur du jeu
des acteurs absents ou marginalisés tels que les responsables locaux et régionaux, les réseaux
associatifs. Elles peuvent impliquer des pratiques inspirées par les « fondations de travail mais
ne s’y réduisent pas. Ajoutons pour finir que les interventions européennes en faveur des régions
en difficulté sont probablement elles aussi à redéfinir : un choix collectif national et régional doit
pouvoir s’instaurer portant sur les pôles locaux qu’il est souhaitable de soutenir dans un
processus de re – développement, et ceux qui doivent surtout bénéficier de transferts monétaires
et d’aides à la mobilité géographique.
Conclusion
Nous espérons avoir montré que loin des solutions toutes faites et de l’importation telle quelle
d’une « bonne pratique » désormais assez reconnue, des éléments et des perspectives plus
généraux existent qui valent d’être explorés pour mieux comprendre les modalités actuelles des
destructions massives d’emploi, peser sur leur déclenchement et leur déroulement et mieux gérer
leurs conséquences. De plus en plus nombreux sont les acteurs, notamment en France, mais
aussi en Europe qui reconnaissent que certaines pratiques actuelles semblent à bout de souffle ;
une série d’innovations et de tâtonnements sont apparus depuis quelques temps, qui attendent
l’évaluation comparative et l’expérimentation à plus grande échelle. Ces deux considérations
incitent à tenter encore davantage de relever le défi, qui est à la fois pratique et théorique,
instrumental et politique.
Références
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