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Mathématiques et physique
(Roger Balian et Jean Zinn-Justin)
Les rapports entre mathématiques et physique ont toujours été
étroits, et floue la frontière qui les sépare. Il n’existe aucun domaine de la
physique qui ne fasse appel, sous une forme ou sous une autre, aux
mathématiques. En sens inverse, les progrès de celles-ci ont souvent été, et
sont encore stimulés par des difficultés rencontrées par des physiciens.
Aujourd’hui, les relations entre physique et mathématiques ont atteint un tel
degré d’intensité, une telle diversité, et ont un caractère si évidemment
fructueux qu’il est impensable de leur consacrer dans le présent rapport une
place proportionnelle à leur importance, malgré la longueur de ce chapitre ;
si l’on souhaitait ne serait-ce que les recenser, il faudrait passer en revue les
deux sciences en quasi-totalité (voir rapport de conjoncture des Sections 01
et 02 du CNRS).
On se borne donc dans ce chapitre à des indications générales,
précisées par quelques exemples. La physique est un vaste domaine, aux
frontières floues. On laisse ici de côté l’astrophysique, la géophysique
interne et externe, la physico-chimie, la biophysique, ainsi que la physique
appliquée ; on aborde certains aspects de la mécanique, bien que cette
science soit souvent considérée en France comme extérieure à la physique.
La première section décrit la nature et la complexité des interactions
existant entre physique et mathématiques. La deuxième section est
consacrée à la théorie quantique des champs, dont le rapide développement
au cours des cinquante dernières années illustre l’influence mutuelle des
deux disciplines dans les recherches de pointe ; cette section présente un
caractère technique qui était inévitable, et un glossaire est inclus. La
troisième section présente un autre exemple contemporain, la turbulence. La
quatrième section met en évidence des bénéfices variés que l’on pourrait
retirer d’une intensification des interactions, tant dans l’enseignement que
dans la recherche.
1 Des relations étroites, multiformes et fécondes.
Le but de cette section est de mettre en évidence ce qui rapproche
physique et mathématiques, ce qui les distingue, et de montrer la variété de
leurs interactions.
1.1 Omniprésence des mathématiques en physique.
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1.1.1 Les mathématiques, langage de la physique.
Parmi toutes les sciences, la physique est la plus proche des
mathématiques. L’une des raisons de cette parenté tient à un caractère
spécifique de la physique : elle ne peut être pensée et véritablement
comprise sans faire appel à un langage précis relevant des mathématiques.
Celles-ci ne fournissent pas seulement des outils à la physique, comme elles
le font pour d’autres disciplines ; elles en constituent le langage même,
comme Galilée l’affirmait déjà avec force : « On ne peut comprendre ce
livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux, l’Univers, si l’on
n’apprend pas d’abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il
est écrit : il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des
figures géométriques sans l’intermédiaire desquelles il est impossible d’en
comprendre un mot ».
Le fait que l’on ne puisse penser la physique qu’en termes
mathématiques s’est imposé finitivement vers le début du XIXème siècle,
l’on a constaté que les mots ne suffisaient plus. Le mémoire Carnot
énonce en 1824 le deuxième principe de la thermodynamique est l’un des
derniers ouvrages importants de physique ne comportant pas de formule. Un
an auparavant, J.-B. Biot écrivait dans la préface de son « Précis élémentaire
de physique expérimentale » destiné à fournir une culture générale à des
étudiants d’autres disciplines : « Ce nest pas sans regrets que je me suis
résolu à présenter aux élèves un ouvrage la physique est dépouillée de ce
qui fait sa principale utilité et sa certitude, je veux dire les expressions et
méthodes mathématiques. En renonçant aux secours du langage algébrique,
on abandonne avec lui les conséquences les plus éloignées des théories, et
leurs vérifications les plus sûres. »
Cette imprégnation de la physique par les mathématiques n’a cessé
depuis lors de se renforcer. La nécessité croissante d’exprimer les lois de la
physique en termes mathématiques les rend malheureusement de plus en
plus difficiles d’accès au grand public. Elle continue à émerveiller le
physicien, qui pense comme Heisenberg que « l’idée que les mathématiques
peuvent s’adapter aux objets de notre expérience est remarquable et
passionnante ; notre connaissance de la nature est représentée par des
formules ». En effet, les équations de Maxwell, de Boltzmann ou de
Schrödinger, les relations de Heisenberg ou d’Onsager, les formules de
Newton ou d’Einstein, résument chacune une loi fondamentale de la
physique, qu’il serait fastidieux, imprécis ou même impossible de traduire
en mots.
1.1.2 Les mathématiques, outil quotidien du théoricien.
Depuis plusieurs siècles, la physique progresse grâce à des outils
fournis par les mathématiques. Les théories physiques reposent sur de
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nombreux concepts et techniques appartenant à la plupart des branches des
mathématiques : analyse, géométrie, algèbre, topologie, probabilités ou
arithmétique. Ainsi, la théorie des groupes sert de fondement à la
classification des états de la matière (cristaux, quasi-cristaux, mésophases),
à celle des configurations des édifices nucléaires, atomiques ou moléculaires
et à celle des particules élémentaires. L’algèbre linéaire, la théorie des
distributions, sont consubstantielles à la physique quantique. Les milieux
continus, à toute échelle, sont caractérisés par des équations aux dérivées
partielles. Leurs défauts structurels s’analysent à l’aide de la topologie. Des
phénomènes dynamiques divers, qu’ils soient mécaniques ou
électromagnétiques, thermiques ou associés à une diffusion de particules,
font intervenir la réponse d’un système à une sollicitation extérieure ; en
régime linéaire, la propriété physique de causalité s’exprime par
l’analyticité en termes dune variable complexe des fonctions de réponse.
Deux branches fondamentales de la physique du XXème siècle, la
mécanique quantique et la physique statistique, sont basées sur les
probabilités. Même larithmétique est présente : leffet Hall quantique, par
exemple, fait intervenir de façon inattendue des entiers et des fractions
rationnelles simples ; il en est de même pour les quasi-cristaux, et pour la
stabilité des orbites dans les systèmes dynamiques.
Les mathématiques utilisées par le physicien peuvent selon le cas
être aussi bien traditionnelles qu’avancées. Il lui arrive d’exhumer certaines
mathématiques considérées comme désuètes. Qu’il soit chercheur ou
ingénieur, il a besoin de disposer d’un vaste arsenal mathématique. Le
théoricien crée même parfois les mathématiques qui lui sont nécessaires.
1.1.3 L’informatique.
Un aspect encore plus évident de l’emploi des mathématiques en
physique est l’analyse numérique et le calcul. Les progrès de la physique,
tant théorique qu’expérimentale, lui permettent de décrire ou de prévoir de
nombreux phénomènes avec une précision considérable. Contrôler des
résultats exprimés avec de nombreux chiffres significatifs, typiquement une
dizaine en métrologie atomique, suppose une maîtrise de méthodes
numériques avancées, recouvrant aussi bien le maniement ou la résolution
algébrique des équations qui gouvernent les phénomènes en jeu que leur
mise en œuvre informatique. Théoriciens et expérimentateurs sont ainsi de
gros consommateurs de mathématiques appliquées et de calcul sur
ordinateur, dans toutes les branches de la physique.
Un autre type d’emploi de l’ordinateur par des physiciens sest
considérablement développé depuis un demi-siècle, la simulation. Lune des
caractéristiques de la physique, parmi les diverses sciences de la nature, est
la mise en évidence de phénomènes aussi généraux que possible, cachés
sous la complexité des choses qui nous entourent. Afin d’isoler de tels
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phénomènes, l’expérimentateur contrôle autant que faire se peut les
paramètres des objets qu’il étudie. Cependant, les résultats cherchés sont
susceptibles de ressortir plus clairement gce à une simulation numérique :
il s’agit d’une étude sur ordinateur de modèles, objets abstraits, simplifiés,
régis par les seules lois de comportement supposées pertinentes pour le
phénomène étudié. La simulation se pratique dans les domaines les plus
divers de la physique. Selon le cas, elle peut servir à préparer ou guider une
expérience, à recouper ou valider ses résultats. Elle peut même s’ y
substituer, au risque de se couper de la réalité au cas le modèle
mathématique étudié serait trop éloigné de celle-ci.
Mentionnons aussi le calcul algébrique formel sur ordinateur. Il a été
introduit en physique théorique, bien avant l’existence de logiciels de calcul,
afin d’engendrer des termes d’ordre de plus en plus élevé dans les séries
perturbatives de la théorie des champs (section 2.2.1). Ces termes,
représentés par des diagrammes, sont dénombrés et construits de façon
automatique, puis calculés sous forme d’intégrales multiples. Le physicien a
de plus en plus souvent besoin d’élaborer des algorithmes lui permettant
d’adapter ses problèmes à l’ordinateur.
L’informatique est également devenue un outil quotidien pour le
physicien expérimentateur, qui s’en sert tant pour piloter ses appareils que
pour recueillir et manipuler ses résultats. Il fait souvent appel dans ce cas
simultanément aux mathématiques et à l’informatique. Ainsi, les utilisateurs
les plus précoces des gros ordinateurs ont été les expérimentateurs des
particules, qui ont besoin non seulement de très grands instruments de
physique mais aussi de programmes informatiques extrêmement élaborés.
La préparation des expériences, qui peut prendre des années, repose sur des
simulations aussi réalistes que possible, sont contrôlés systématiquement
les multiples paramètres des détecteurs. La prise des données, le
dépouillement et l’analyse des résultats, nécessitent le maniement d’une
quantité d’information gigantesque. Il a fallu par exemple, pour découvrir
les particules W et Z, responsables de l’interaction dite faible, faire un tri
quasi instantané de quelques événements rares lors de l’enregistrement de
milliards de collisions ; la probabilité de produire ces particules étant
extrêmement faible, le tri ne peut qu’être automatique. En pareil cas on doit
allier une programmation de pointe à une analyse statistique subtile d’une
masse de données considérable. Il n’est donc pas surprenant que certains
expérimentateurs des particules, habitués à manipuler d’aussi énormes
quantités de données, se soient reconvertis vers d’autres domaines, comme
l’astrophysique, l’imagerie ou l’informatique, ils ont apporté leurs
compétences.
Notons en passant que le réseau mondial de communication et de
publication scientifiques par voie électronique est également né dans la
communauté, fortement structurée, des physiciens des particules. Chaque
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expérience rassemble en effet un très grand nombre de chercheurs, basés
dans des laboratoires géographiquement dispersés, et il est vital pour eux
d’être reliés en permanence ; il leur était naturel d’employer à cet usage les
gros ordinateurs nécessaires par ailleurs à leurs observations.
La variété d’emploi de l’informatique en physique est donc grande :
calculs numériques de précision, résolution d’équations, simulations,
algorithmique, pour le théoricien ; simulations en vue de tester les
performances des appareils, prise et traitement des données pour
l’expérimentateur ; échanges scientifiques pour tous.
1.2 Synergie entre mathématiques et physique.
Tous les physiciens ont donc crucialement besoin de mathématiques.
Il faut souligner qu’il leur suffit, dans la majorité des cas, de s’appuyer sur
des mathématiques existantes, de grande importance pratique pour eux mais
n’ayant plus guère d’intérêt pour les mathématiciens. Cependant, les
problèmes de pointe de la physique théorique butent souvent sur des
questions de nature mathématique. De pareilles difficultés constituent un
puissant stimulant et une source de progrès pour les mathématiques. Tantôt,
le problème est déjà connu, mais non résolu ; son importance pour la
physique incite des chercheurs des deux disciplines à y travailler, avec une
imagination aiguisée par léclairage nouveau apporté par la physique.
Tantôt, la question n’a encore jamais été posée. La physique suscite alors
l’intérêt des mathématiciens pour tel ou tel domaine encore en friche et
contribue à la création de nouvelles branches des mathématiques. Elle peut
aussi inspirer de nouvelles voies d’approche, car des méthodes heuristiques
ou empiriques basées sur l’expérience ou la simulation peuvent apporter des
éléments de solution à des problèmes ouverts de mathématiques.
C’est ainsi que le calcul différentiel et intégral a progressé grâce à
des échanges avec la mécanique et la thermodynamique, que la résolution
des équations aux dérivées partielles a été stimulée par l’étude de la
propagation d’ondes, la théorie des groupes par des questions de
classification signalées ci-dessus. La théorie mathématique de la résurgence,
initialement inspirée par les systèmes dynamiques classiques non linéaires,
est parvenue à maturité vers 1980 en liaison étroite avec des progrès dans la
compréhension de la limite classique de la physique quantique. Certaines
équations non linéaires aux dérivées partielles issues de la physique, comme
les équations de Boltzmann, de Navier-Stokes ou de Yang-Mills, posent des
problèmes qui continuent à susciter un intérêt soutenu chez les
mathématiciens.
Le plus souvent, les deux disciplines progressent alternativement
grâce à un va-et-vient qui s’instaure entre elles. Ainsi, Fourier s’est d’abord
attaqué en physicien au problème de la propagation de la chaleur : il en a
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