Droit, éthique et responsabilité. Jean-Louis Genard La tradition juridique occidentale admet généralement comme un acquis l’hypothèse de la séparation de la morale et du droit. Et c’est sur cette base que les interférences pouvant survenir entre les deux domaines paraissent à chaque fois problématiques. Comme le rappelle J. Habermas1, sans doute est-ce la philosophie kantienne qui a, à cet égard, posé avec le plus de netteté les termes de cette disjonction au travers de la distinction bien connue entre « agir par devoir » et « agir conformément au devoir ». L’objet spécifique de la morale étant donc l’évaluation des intentions et de la bonne volonté, le droit ne s’intéressant quant à lui qu’à la positivité des faits. Contre ce qui apparaît comme un acquis incontestable de la modernité, des tendances récentes laissent penser à l’accentuation croissante des chevauchements entre les deux disciplines et, notamment, à la multiplication d’attentes adressées au droit en vue de « dire » la morale. Plusieurs événements qu’a connus la Belgique ces dernières années semblent aller dans ce sens, mais le phénomène paraît bien avoir une portée générale. Dès lors qu’est posée la question des rapports entre droit et morale, voilà très certainement l’hypothèse le plus souvent assumée. Or, les choses ne sont à mon sens pas si simples et, en tout cas, pas si évidemment univoques. Tout d’abord, pour bien saisir l’évolution des relations entre droit et morale, il me semble nécessaire de distinguer deux niveaux où peuvent se jouer ces interactions. Le premier serait celui des références normatives, le second celui des formes d’interprétation de l’action, qui est d’ailleurs celui sur lequel s’appuie la distinction kantienne puisque ce qui fait question chez Kant c’est bien la possibilité d’opérer deux lectures de l’activité, l’une morale et l’autre juridique. Un acte peut ainsi être juridiquement conforme tout en étant guidé par de mauvaises intentions et donc moralement douteux. Au premier niveau des chevauchements entre droit et morale seraient en jeu des contenus moraux substantiels comme par exemple lorsqu’est mise en évidence une discrimination dont serait l’objet telle ou telle catégorie sociale, le droit étant appelé à la condamner. Au second niveau seraient en jeu les formes dans lesquelles est interprété l’acte litigieux, objet du recours juridique. Dans ce second cas, il s’agit bien aussi de relations entre droit et morale dans la mesure où l’enjeu de l’interprétation juridique est de savoir si l’acte incriminé sera ou non interprété selon une grille de lecture faisant appel aux catégories morales, intention, responsabilité, volonté, faute, culpabilité,… En reprenant l’hypothèse aujourd’hui classique de M. Villey, on peut admettre que le droit moderne s’est construit autour d’un processus de « subjectivisation du droit », c’est-à-dire d’un processus au terme duquel les notions morales d’intention, de volonté… mais aussi de faute et de culpabilité sont devenues constitutives du droit. Ce qui différencie fortement le droit moderne du droit romain par exemple. D’une certaine façon, il serait d’ailleurs possible de suivre l’évolution du droit moderne –et bien sûr particulièrement du droit pénal moderneau travers des évolutions des formes de problématisations de l’intention. Il faut d’ailleurs se rappeler que l’expérience du droit que connaît Kant est en réalité dominée par une perception de la faute dans laquelle l’objectivité de la « faute » conduit très naturellement les juges à 1 J. HABERMAS, Droit et démocratie, Gallimard, Paris, p. « présumer » l’intention ; ce qui explique par exemple qu’à l’époque les « fous » soient condamnés à l’égal des « normaux », parce que la folie est présumée résulter d’un abandon volontaire aux « passions ». L’histoire ultérieure du droit se caractérisera par une problématisation plus complexe des intentions. Que cela soit au travers par exemple de la prise en compte des circonstances atténuantes (intégrées en général dans les corpus juridiques durant la première moitié du 19e siècle) ou au travers des divers discours produits par les sciences humaines à propos de l’autonomie de la volonté et, en particulier, le discours psychopathologique. Ces dernières remarques invitent d’ailleurs à une reconsidération des positions kantiennes qui se situent très certainement en-deçà des pratiques juridiques effectives. Le droit, loin de ne s’occuper que de la conformité externe des actions au devoir, comme le suggère Kant, s’emploie aussi très certainement à percer les intentions des acteurs. Bref, la question de la surcharge du droit par la morale mérite sans doute quelques nuances et problématisations. Je souhaiterais situer principalement mon propos sur les interférences entre droit et morale au niveau des formes d’interprétation de l’action. Mais avant cela, je proposerai une brève remarque sur l’autre niveau, celui des références normatives par rapport auquel il me paraît nécessaire de nuancer le diagnostic d’une surcharge morale croissante du droit. (1) Là où le droit dit la morale. Lorsque nous envisageons les actuelles interférences du droit et de la morale, nous avons généralement en vue le processus par lequel les magistrats se trouvent de plus en plus souvent appelés à se prononcer sur des questions qui paraissaient auparavant relever du seul domaine de l’éthique ou de la morale. Sans minimiser cette nouvelle tendance, il faut sans doute insister sur ses liens avec l’émergence de sociétés fondées sur un pluralisme moral bien plus accusé qu’il ne l’était auparavant, un pluralisme dans lequel bon nombre d’analystes ont cru pouvoir diagnostiquer une « perte de repères », voire une « perte de sens ». sans doute le partage entre droit et éthique n’était-il auparavant rendu possible que parce que les choix moraux qui constituaient l’arrière-plan des normes juridiques faisaient l’objet d’un relatif consensus social, consensus sans doute illusoire mais qu’à tout le moins le droit n’était pas appelé à interroger. Il serait en effet particulièrement trompeur de croire que les normes juridiques ne possèdent pas d’arrière-plan moral. Sans doute n’est-ce pas vrai de l’ensemble des normes, et notamment des normes techniques qui ne cessent aujourd’hui de se multiplier, mais il faut rappeler ici à quel point le droit pénal par exemple supporte une telle charge morale. Par ailleurs, on a de bonnes raisons de penser que nombre de mouvements sociaux contemporains (féminisme, homosexualité…) ou de mouvements d’opinion liés à des questions plus ponctuelles (euthanasie ou avortement par exemple), témoins du développement du pluralisme, mettent simplement en évidence le fait que le libéralisme politique, tel qu’il est aujourd’hui institué, est loin de demeurer neutre par rapport aux choix de vie de chacun, comme il en professe pourtant la revendication. Autrement dit, le libéralisme se trouve pris entre des principes constitutifs formels (illustrés par les droits de l’homme) qui s’appuient sur la constitution d’une sphère éthique relevant de l’autonomie de chacun (à la réserve près que celle-ci n’empiète pas sur celle d’autrui) et des normes juridiques dont le contenu ne cesse de se révéler bien plus substantiel qu’il n’y paraît. Il n’est dès lors pas étonnant de voir surgir, à l’intérieur même du droit, nombre de conflits d’interprétation dont l’enjeu est en fait l’articulation de ces deux niveaux de normativités. Autrement dit, nombre de litiges juridiques dont l’objet est manifestement éthique apparaîtraient rapidement, à un examen un tant soit peu approfondi, comme le résultat d’attentes de conformité du droit positif à des principes juridiques ouvertement revendiqués. A cela s’ajoute par ailleurs un retour global de l’éthique2 qui fait porter sur le droit, souvent aidées en cela par des pressions médiatiques, des attentes qui étaient inscrites à l’arrière-plan de normes qui n’étaient tout simplement pas activées dans ces cas. C’est ce qu’illustrent par exemple les procès dont sont l’objet certains hommes politiques pour des faits s’apparentant de près ou de loin à de la corruption. Il peut paraître là que le droit est appelé à remoraliser le politique, mais somme toute, si l’on regarde l’objet de ces procès souvent très médiatisés, ce n’est là que l’activation d’une fonction traditionnelle du droit. Toutefois, au-delà de ces questions, j’inviterais volontiers à poser la question des nouvelles relations entre droit et morale au travers des évolutions du concept qui me semble être précisément commun aux deux domaines, celui de responsabilité. Concept constitutif à la fois de la morale et du droit et dont le processus de subjectivisation est précisément, à suivre M. Villey, à l’origine du droit moderne. Il faut en effet rappeler ici que l’hypothèse de M. Villey à propos de cette origine consiste à montrer (pour le regretter mais tel n’est pas l’objet de notre interrogation) à quel point le droit moderne est lié à un processus de moralisation au travers de ce que j’ai appelé ailleurs la sémantique de la responsabilité3, c’est-à-dire le vocabulaire –je le répète- moral, de l’intention, de la volonté, de la faute, de la culpabilité,... En portant notre attention sur cette hypothèse, nous serions rapidement conduits à observer que, somme toute, la surcharge morale du droit est un phénomène bien ancien puisqu’il remonte, à suivre toujours M. Villey, à des auteurs comme Jean Duns Scot ou Guillaume d’Occam. Tournant radical s’il en est puisque, pour Villey, avec la modernité, le droit pénal devint « l’auxiliaire de la règle de conduite, la sanction de règles de morale installées au sommet du droit », alors que « le droit civil a été refondu comme un prolongement de la morale »4. De telles remarques qu’il faut, à mon sens, mettre en balance avec l’hypothèse de la disjonction héritée de Kant, invitent évidemment à la prudence quant à l’affirmation d’une surcharge éthique qui serait portée aujourd’hui par le droit. En prenant la question des relations entre droit et morale sous l’angle de la responsabilité, je souhaiterais soulever brièvement quatre questions : celle tout d’abord du développement du modèle de la responsabilité sans faute et donc du retour d’une conception objectiviste de la responsabilité et, dans la continuité de cette hypothèse, celle d’un déplacement des formes d’évaluation de l’action donnant davantage d’importance à ce que j’appellerai les modalisations actualisantes de l’action ; celle ensuite des implications qu’a sur l’interprétation responsabilisante de l’action le recours de plus en plus fréquent aux dispositifs thérapeutiques comme complément des décisions judiciaires ; celle enfin de l’extension de l’usage de la responsabilité pour justifier une conditionnalisation accrue des droits, en particulier des droits sociaux. Dans chacun de ces cas où, de fait, se recomposent les relations entre droit et morale, je chercherai brièvement à montrer qu’il ne faut en tout cas pas conclure trop hâtivement à des incursions de la morale au sein d’un droit qui en aurait été auparavant bien plus exempt. Tout au contraire, il s’agit là plutôt de nouveaux infléchissements dont l’interprétation mérite d’être nuancée et qui, d’ailleurs, dans certains cas (en particulier dans le quatrième point), voient les pratiques judiciaires jouer plutôt le jeu d’une préservation de la sphère du droit d’incursions moralisatrices excessives. J.L. GENARD, « Le retour de l’éthique », dans G. GIROUX (éd), La pratique sociale de l’éthique, Bellarmin, Québec, 19 3 J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité, « Humanités », Cerf, Paris, 1999. 4 M. VILLEY, « Esquisse historique sur le mot « responsable » », dans Archives de philosophie du droit, n° 22, 1977, p. 55 2 (2) L’objectivation de la responsabilité et la sollicitude à l’égard des victimes. Qu’en est-il donc aujourd’hui de la tendance à la subjectivisation de la responsabilité qui serait le signe d’une moralisation du droit moderne ? En prenant les choses à grands traits, s’il est une tendance qui, sans doute, caractérise l’évolution du droit de la responsabilité, c’est ce qu’on pourrait appeler le retour d’une responsabilité objective, illustrée par l’extension du recours au principe de la responsabilité sans faute5. C’est-à-dire d’un usage de la responsabilité où celle-ci se trouve reconnue indépendamment de toute intention volontaire de provoquer les conséquences dommageables qui ont entraîné le litige. Si on suit les interprétations que Villey donne du processus de subjectivisation du droit moderne, auquel il reproche précisément d’avoir mêlé droit et morale au travers de l’usage de la sémantique de l’intention, de la volonté,… on pourrait être tenté de voir dans ce processus une distanciation entre droit et morale. Cette interprétation ne me semble toutefois pas extrêmement convaincante. En effet, ce que l’on entend par responsabilité peut en réalité recouvrir plusieurs dimensions6. Ainsi peut-on distinguer à la fois une responsabilité subjective liée à l’intention d’une responsabilité objective liée essentiellement à la considération des conséquences d’un acte commis par ailleurs, le cas échéant, sans aucune intention malveillante. Ainsi, la responsabilité peut-elle être considérée sous l’angle de l’auteur de l’acte aux conséquences litigieuses ou sous celui de la victime de ses conséquences. Bref, le droit peut centrer ses pratiques prioritairement sur la désignation de coupables ou sur la nécessaire sollicitude à l’égard des victimes. Ces distinctions sont d’ailleurs au cœur de l’opposition que l’on fait traditionnellement entre droits pénal et civil, le droit pénal s’employant essentiellement à déterminer et punir un coupable, en cherchant à préciser le degré de responsabilité intentionnelle de son acte ; alors que le droit civil s’emploie au contraire à organiser la juste réparation des conséquences de l’acte litigieux. Une juste réparation qui, dans le droit civil classique, demeurait essentiellement tributaire de décisions pénales attestant d’une responsabilité intentionnelle. Et c’est précisément ce lien que problématise la notion de responsabilité sans faute. Est-ce à dire pour autant, comme le suggérerait une lecture de l’évolution du droit s’inscrivant dans la ligne des travaux de M. Villey, que nous assistons à ce niveau à un recul du processus de moralisation du droit caractéristique de la modernité ? Si de nombreux indices plaident aujourd’hui en faveur de l’hypothèse d’une avancée d’un droit qui serait davantage soucieux de juste réparation et de sollicitude à l’égard des victimes au prix, éventuellement, d’un glissement de l’acception de la responsabilité vers le modèle de la responsabilité objective dont la reconnaissance juridique autorise la réparation, il ne faudrait pas, me semble-t-il, en tirer trop rapidement de telles conclusions. Dans ce cas, il me semble en effet que ce qui serait en cause serait plus de l’ordre d’un nouvel infléchissement moral du droit. Là où, classiquement, prévalait l’impératif moral de punition du coupable, semble s’imposer davantage (sans que cela exclue bien entendu le premier infléchissement) Pour une analyse détaillée de cette tendance, du moins à partir de l’exemple français, voir L.ENGEL, La responsabilité en crise, Questions de société, Hachette, Paris, 1995. 6 Pour une analyse historique de l’émergence de ces différentes dimensions, voir J.L.GENARD, La Grammaire de la responsabilité, op. cit. 5 l’impératif –également moral- de sollicitude à l’égard des victimes. Bref, le concept de responsabilité peut connaître plusieurs accentuations. La responsabilité est, par exemple, à la fois « faculté de commencer » et « obligation de répondre », sans qu’il soit possible de la définir par l’une à l’exclusion de l’autre. Or, si la punition du coupable semble interpréter avant tout la responsabilité comme « faculté de commencer », l’extension du modèle de la responsabilité sans faute, traduisant une sollicitude accrue à l’égard de la victime, fait quant à elle la part belle à la responsabilité comme obligation de répondre. Bref, plutôt que d’une responsabilité entendue à la première personne (Je), il s’agit ici d’une responsabilité centrée sur la deuxième personne (Tu). Nous ne serions donc pas ici face à un retrait du processus de moralisation du droit, mais plutôt face à un nouvel infléchissement moral pour lequel la question de la détermination des intentions voit son importance s’atténuer au profit de l’impératif de réparation des dommages. Mais ce processus s’accompagne également d’une révision des éléments en fonction desquels s’opère l’évaluation de l’acte, et, en particulier, des éléments constitutifs de ce que j’ai appelé la grammaire des modalités. (3) Vers une évolution des modalisations de l’action. En suivant le travail des linguistes, on peut rappeler que l’évaluation des responsabilités, et donc l’évaluation morale d’un acte, s’opère en mettent en œuvre les quatre auxiliaires de modalités : vouloir, devoir, savoir et pouvoir. En effet, lorsque nous cherchons à déterminer des responsabilités, nous sommes inévitablement conduits à nous poser des questions comme « que devait-il faire ? » ; « qu’a-t-il voulu faire ? » ou « voulait-il réellement ce qu’il a fait ? » ; « savait-il ce qu’il faisait ? » ; « pouvait-il faire autrement ? »… Ces auxiliaires de modalités peuvent d’ailleurs être spécifiés en distinguant d’une part ceux qui portent sur les dimensions virtualisantes ou intentionnelles des actes (devoir et vouloir) de ceux qui portent sur leurs dimensions actualisantes (savoir, pouvoir) et, d’autre part, ceux qui portent sur les dimensions subjectivantes des actes (vouloir et pouvoir) de ceux qui portent sur leurs dimensions objectivantes (devoir et savoir). Dimension Virtualisante Actualisante Objectivante Devoir Savoir Subjectivante Vouloir Pouvoir Si nous observons à ce niveau l’évolution du droit, nous pourrions faire l’hypothèse que nous assistons aujourd’hui, dans l’évaluation juridique des actes litigieux, à un accroissement de l’importance accordée aux modalisations actualisantes. De nombreux indices laissent en effet, à l’inverse, penser à l’actuel déclin d’évaluations qui seraient essentiellement basées sur les modalisations virtualisantes, c’est-à-dire sur le seul niveau intentionnel. Dans de nombreux procès, en particulier certains procès mettant en scène des détenteurs de responsabilités, s’imposent de plus en plus des impératifs de prudence qui influent , souvent rétrospectivement, sur l’évaluation des responsabilités. Certes l’acteur n’a pas voulu ce qui est arrivé, mais s’imposait à lui une obligation de savoir et de précaution, qui dessine en retour les contours d’une responsabilité sans faute intentionnelle. « Il aurait dû savoir, parce qu’il pouvait éviter ou minimiser les risques » : tels sont les impératifs qui voient aujourd’hui leur importance s’accuser. Encore une fois, l’imputation de responsabilité à défaut d’intention mauvaise pourrait laisser penser à un déclin de l’interprétation strictement morale des comportements. Mais ce serait là attacher trop unilatéralement la morale à sa définition kantienne, c’est-à-dire à une définition basée essentiellement sur l’intention. Encore une fois, il s’agit ici simplement d’un infléchissement des structures de l’évaluation morale donnant davantage d’importance à certaines modalisations, et cela sans doute, encore une fois, en raison de l’accroissement de la place prise par une obligation de réparer qui se déconnecte dès lors de la seule perspective de la faute volontaire. (4) Le recours au thérapeutique. La question des relations entre droit et morale mérite également d’être abordée sous l’angle de la réarticulation des relations entre champs judiciaire d’une part et thérapeutique de l’autre. Ces interférences remontent loin dans l’histoire du droit. Il n’est d’ailleurs que de citer les nombreuses querelles qui, déjà au 19e siècle, évoquaient les risques de déresponsabilisation liés à l’immixtion d’interprétations psycho-pathologiques au cœur des pratiques pénales. Une immixtion qui entraîna d’ailleurs une dualisation de la gestion des illégalismes : la prison d’un côté, l’hôpital psychiatrique de l’autre. Or, il me semble que ce partage est aujourd’hui en train d’évoluer, en même temps d’ailleurs que les savoirs et techniques psychologiques ou psycho-pathologiques connaissent une expansion tout à fait inédites7, et s’étendent de plus en plus à ce que Castel appelait, il y a plus de 20 ans, des « thérapies pour normaux ». Face notamment à l’échec des dispositifs pénitentiaires dont chacun sait qu’ils n’ont aucune vertu remoralisatrice, on voit de plus en plus se multiplier l’appel à de nouveaux dispositifs dont certains s’appuient sur le recours aux compétences du champ thérapeutique. Le savoir et les techniques psychologiques sont là mobilisés dans le but de reconstruire des personnalités susceptibles de s’adapter aux exigences du vivre-ensemble. Ces techniques sont extrêmement variées, allant de la psychanalyse, aux thérapies comportementales, en passant par les stratégies pharmacologiques ou celles s’apparentant à des formes de rééducation militaires. Quoi qu’il en soit, tous ces dispositifs sont clairement convoqués avec des finalités de remoralisation, ou de re-responsabilisation des acteurs, comme l’atteste d’ailleurs la forte présence du vocabulaire de la responsabilité au sein des discours cherchant à cerner les finalités de l’action thérapeutique. Ce processus est à ce point présent que se multiplient, parmi les associations représentatives du secteur de la santé mentale, des questionnements à la fois sur la redéfinition de leurs fonctions sociales et sur l’autonomie que leur réserve ce type de pratiques sous mandat judiciaire. Ces nouveaux processus ne sont pas aisément interprétables. On pourrait bien entendu associer la présence croissante des dispositifs psycho-pathologiques à une tendance à la déresponsabilisation, dans la mesure où, comme l’ont montré les travaux de M. Gauchet et Gl. Swain, historiquement, le recours aux dispositifs psycho-pathologiques s’appuie sur une neutralisation du jugement moral à l’égard de ce qui a été fait. Toutefois les choses ne sont sans doute pas aussi simples. En particulier, parce que, avec l’expansion, en particulier depuis les années 1960-1970, d’un individualisme qui fait du bien-être de la personnalité une de ses finalités essentielles, les dispositifs thérapeutiques n’ont plus pour fonction majoritaire d’assurer le partage entre le normal et la pathologique et de fonder l’exclusion sociale de ceux qui entrent dans ses rêts. Comme le montrent les travaux de A. Ehrenberg8, ces dispositifs sont devenus des ressources de plus en plus banalement disponibles pour quiconque éprouve 7 8 Voir à ce propos les ouvrages de A. EHRENBERG, A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Paris quelque difficulté existentielle. Leur développement répond à l’expansion d’une véritable sensibilité thérapeutique et leur objectif est bien le recadrage de la personnalité, même si la méthodologie de l’intervention nécessite bien cette neutralisation morale dont le principal mérite réside peut-être dans sa vertu dédramatisante. En suggérant ou en imposant un accompagnant thérapeutique dans des cas qui s’apparentent bien moins clairement qu’auparavant à de véritables pathologies mentales, les procédures judiciaires participent donc, à leur manière, à ce processus général de psychologisation des difficultés existentielles et relationnelles. Ce faisant, elles réorientent les missions traditionnelles de la justice, en particulier en s’employant désormais à opérer un refaçonnement moral de la subjectivité. (4) Responsabilisation et conditionnalisation des droits sociaux. Le troisième point que je souhaiterais soulever est lié au retour de considérations morales, de type méritocratique, dans le cadre de l’octroi des droits sociaux. De plus en plus, cet octroi en vient à être conditionné à des comportements attestant la bonne volonté de l’ayant droit, en particulier par rapport aux efforts déployés en vue d’obtenir un emploi. Bref, c’est sous le couvert de responsabilisation que l’octroi de droits en vient de plus en plus à être associé à l’imposition de devoirs. A ce niveau, ce qui se passe c’est bien le retour à une conception moralisatrice de l’aide sociale que l’on croyait définitivement abandonnée. Là, le retour à l’usage de la notion morale de responsabilité (faire à nouveau de l’acteur le responsable de son sort) dans les procédures d’octroi des aides sociales, revient à réinjecter des considérations morales dans des pratiques que l’on croyait pouvoir considérer comme relevant de l’inconditionnalité du droit. Toutefois, il faut voir que, dans ce cas, cette tendance est avant tout portée par les évolutions du pouvoir politique et non pas par des décisions judiciaires qui porteraient cette évolution. Il s’agit en effet bien là d’une évolution de l’Etat, en particulier du lent passage de l’EtatProvidence à ce qu’on appelle de plus en plus l’Etat social actif. Et il s’agit donc bien d’abord d’une évolution politique bien plus que juridique. Au contraire, lorsque des litiges à ce propos ont été portés en justice (des ayants droits allant en justice en vue de recouvrer l’accès à des droits sociaux qui leur ont été ôté par des procédures administratives basées sur de telles considérations méritocratiques), les décisions tendent plutôt à aller dans le sens du recouvrement des droits, et donc de l’inconditionnalité de ceux-ci. Comme d’ailleurs certaines décisions politiques récentes tendent à atténuer les pouvoirs quasi inquisitoriaux que s’étaient octroyés certains services sociaux (par exemple des visites et inspections domiciliaires inopinées) pour chercher à évaluer l’adéquation des acteurs aux catégorisations et exigences fondant l’accès aux droits. (5) Conclusion. Comme on l’aura compris, les différents points traités ne vont pas tous dans le même sens. Si la tendance à l’objectivation de la responsabilité et le recours de plus en plus courant au modèle de la responsabilité sans faute plaident à première vue en faveur d’un retrait du processus de moralisation du droit tel que le décrit Villey, nous avons observé que ces mêmes processus pouvaient également être interprétés comme le signe d’un nouvel infléchissement moral du droit, un infléchissement davantage attentif à la sollicitude à l’égard de la victime qu’à la détermination de l’intention maligne du coupable. Dans le deuxième cas, le recours accru aux dispositifs thérapeutiques qui semblerait plaider en faveur d’un accroissement de la déresponsabilisation, peut apparaître également comme le signe d’une tendance accrue au refaçonnement moral de la subjectivité. Enfin, dans le troisième cas, il s’agissait bien là d’une surcharge morale pesant aujourd’hui sur des pratiques de redistribution que l’on croyait définitivement disjointe de considérations morales sur les mérites de ceux qui en sont les bénéficiaires.