Conclusion

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Summary new book on the Batavian Revolution
La nation en discorde et l’aspiration à la paix
Plusieurs décennies durant, alors qu’éclatent en Occident les révolutions du 18e siècle et que
se construisent les nations modernes, Amérique, Hollande et France ont communiqué plus
intensément encore que sous les Lumières. C’est ce qui découle d’une étude pointilliste des
bouleversements subis par les trois pays pendant ces années tumultueuses. Bouleversements
divers et variés selon leur intensité, leur impact, les oppositions ou obstacles qu’ils
rencontrent et les mesures mises en œuvre, mais dont l’objectif apparaît sensiblement
similaire : reconstruire le gouvernement sur des bases plus équitables et plus rationnelles et,
partant, reconstituer des sociétés sur des fondements mieux appropriés avec l’esprit des
Lumières et des droits naturels de l’homme.
Après une période de flottement qui va dans le sens d’un fédéralisme ou d’une
décentralisation, l’Etat tend peu à peu à se raffermir au détriment des libertés locales et
provinciales, de sorte à fonctionner plus efficacement1. Devient alors manifeste la déception
vécue par les citoyens desdits Etats, qui ne se retrouvent plus dans ce qu’ils voient comme une
violation de leurs libertés, sauf à être eux-mêmes directement impliqués dans l’entreprise de
centralisation et d’uniformisation. Désordres ; séditions ; pétitions ; résistances en témoignent
éloquemment. L’étatisation devient un ferment de dissolution du lien social, alors qu’elle
visait justement à le resserrer. Car tout partait d’un bon sentiment et sous couvert d’utilité
publique ; de bien général ; d’humanité, de liberté et d’égalité. L’uniformisation se donne
pour conforme à la démocratie représentative et aux droits de l’homme, tout comme la
centralisation le serait à l’efficacité et à la raison. Ces mesures centripètes impliquent un
peuple homogène ou pour le moins uniforme. Et si le peuple est un, il est soumis aux mêmes
lois et doté des mêmes droits et il constitue ce que les hommes de l’époque nomment une
nation. Ou pour reprendre les termes du Federalist : « le gouvernement est institué de sorte …
à favoriser l’intérêt du peuple …si bien que dans tous les domaines il forme une nation . »: à
savoir « un peuple descendant des mêmes ancêtres ; parlant la même langue ; professant la
même religion ; attaché aux mêmes principes de gouvernement ; très similaire dans ses
manières et ses coutumes, et qui, ayant joint ses forces et ses armes, s’est battu côte à côte
pour la liberté générale et l’indépendance »2. Or, cette nation n’est pas toujours perceptible en
tant que telle et les législateurs américains, néerlandais ou français n’ont de cesse de vouloir
la former ; l’éclairer sur les changements en cours; lui conférer des traits concrets et lui
assigner un caractère républicain.
L’étatisation va donc de pair avec une volonté de « nationalisation » des citoyens dans
une perspective qui se veut démocratique, et même si les moyens pour parvenir à ces fins font
parfois bien peu de cas des libertés individuelles. Dans les fédérations, il va de soi que
l’entreprise est freinée par les forces centrifuges des provinces, des villes, des corporations ou
des sectes religieuses. L’Etat a beau légiférer, provinces ou Etats ne suivent pas à la lettre les
injonctions venues d’en haut. Aux Pays-Bas, notamment, villes et provinces se refusent
discrètement mais opiniâtrement à mettre en oeuvre les lois édictées à La Haye. Durant la
révolution, le corporatisme ne sera jamais aboli3 ; l’Eglise officielle et ses structures
caritatives jamais entièrement démantelées ; la justice jamais entièrement réformée et
1
Les désordres populaires ; les initiatives des sociétés révolutionnaires et les dangers extérieurs accentuent cette
ambition. La centralisation et l’étatisation sont aussi une voie vers le retour à l’ordre.
2
Le texte, plutôt étonnant dans un pays doté de la devise E Pluribus Unum, est de Jay. Federalist, no.2., p.5-6.
Il aurait tout aussi bien pu être écrit en France.
3
Il ne le sera réellement et définitivement qu’en 1818.
2
rationalisée. En Amérique, la codification du droit civil et du droit pénal est vouée à l’échec,
faute d’appui des Etats et des tribunaux. De même est paralysée la « nationalisation » de
l’enseignement primaire, tandis que les lois fédérales de 1798 ne sont pas forcément
appliquées dans tous les Etats. Inversement diverses réformes sont bel et bien acceptées et
introduites, mais progressivement. En vérité, c’est dans ce qui touche à la politique que
l’étatisation révolutionnaire a obtenu les plus grands succès : constitution écrite, démocratie
représentative, déclaration des droits de l’homme ou contrat social, justice humanisée et
équitable, tout cela s’est imposé plus ou moins fortement dans les trois pays ici impliqués et a
modifié partiellement les pratiques des gens ordinaires, en attendant de s’imprégner dans les
mentalités.
Du point de vue culturel, chaque nation a elle aussi connu des avancées diversifiées
mais réelles. Certes, seule la Hollande est parvenue à réformer et à moderniser son système
scolaire primaire et a offert ainsi à tous ses enfants des chances réelles. La France et
l’Amérique ont préféré se concentrer sur les universités et les sociétés ou académies
scientifiques, sans oublier les musées qui seraient autant d’écoles républicaines. La France de
façon centralisatrice ; l’Amérique de façon étatiste, avant que ne soit achevé le grand projet de
capitale politique à Washington. Des manuels n’en ont pas moins été écrits, qui devaient
enseigner aux enfants les beaux principes de leur révolution et « républicaniser » les
générations futures - comme on disait à l’époque. La langue a été épurée ; des manuels de
grammaire et d’orthographe ont été rédigés ; l’idiome courant s’est nationalisé, tandis que se
diffusaient des histoires destinées à remémorer à l’école le récit de l’épopée révolutionnaire.
Une esquisse d’uniformisation nationale s’est ainsi dessinée auprès des élites – en France et
en Amérique – et auprès des enfants – en Hollande.
Nationaliser le peuple dans son ensemble est une tout autre affaire. Les révolutions
débouchent en effet non sur l’union et la concorde si vivement souhaitées des législateurs,
mais sur la division et la discorde. Difficile alors de voir dans les factions qui se combattent
ou dans les ennemis intérieurs qui menacent la stabilité des nouveaux régimes un ferment de
cohésion sociale. Là, le tout qui s’appelle la nation, est introuvable. L’Amérique a certes eu la
chance de perdre ses loyalistes, qui soit s’exilent au Canada ou en Angleterre, soit se rallient
peu à peu au nouvel ordre républicain4. En France et aux Pays-Bas, en revanche, les ennemis
émigrés demeurent aux frontières et oeuvrent pendant longtemps à la chute de leurs
adversaires. La situation est donc plus risquée, d’autant que le continent est en proie à une
guerre qui se poursuivra jusqu’en 1815. Au lieu de la nationalisation espérée, c’est la
dissension qui domine. Mais, à la différence de la France, qui dans sa quête de l’unité situe le
conflit dans le registre de l’ennemi à abattre ou à convertir et dont le légicentrisme a tendance
à plier le collectif à la norme, la République batave, grâce à son héritage et à sa culture de la
dissension5, accepte en somme le désaccord et montre une aptitude au compromis. Seule la
période qui va de janvier à novembre 1798 fait dissonance dans le chœur consensuel cher aux
Hollandais. Durant ces quelques mois en effet se succèdent les lois d’exception ; les mesures
répressives contre les adversaires politiques et les arrestations. Que celles-ci ne mènent pas à
la suppression pure et simple de l’adversaire comme il en va en France durant la Terreur, peut
être interprété comme une conséquence de cette culture de la dissension, qui fait que celui qui
n’est pas du même avis n’est pas forcément perçu comme un ennemi, mais comme un
Sur la chance de l’Amérique qui n’a pas eu à subir « les contraintes de la naissance » et le « joug général de
l’autorité politique », M. Gauchet, La condition politique, op.cit., p.341 et p.383.
5
En anglais, je dirais « dissenting culture ». Disons que l’acceptation néerlandaise de la dissidence (religieuse,
tout d’abord) – et donc de la dissension - est à la base de sa culture. Aux Pays-Bas, ceux qui pensent
différemment ne sont pas vus comme des « ennemis substantiels » - à la Carl Schmitt – mais comme des gens
qui pensent autrement. Or, durant la révolution, on les a vus devenir pour le moins des « ennemis
occasionnels ».
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3
dissident qui pense tout simplement autrement. A la différence de l’Amérique, qui
décidément tient compte de la diversité des opinions – E Pluribus Unum – et dont les fêtes et
cérémonies républicaines laissent transparaître sur le mode festif leur pluralité, voire leur
incompatibilité, la République batave a et aura du mal à accepter le retour du refoulé. Car,
c’est bien à un retour du refoulé qu’assistent les patriotes, stupéfaits des tumultes et des
querelles qui freinent leurs travaux. Ils croyaient le désaccord, voire le conflit définitivement
toléré ; les enjeux non incompatibles ; leurs compatriotes soucieux du bien général et pour ce
prêts à jeter du lest sur leurs opinions personnelles6. Or, que se passe-t-il ? D’un bout à l’autre
de la république, chacun poursuit sa marotte sans se soucier de celle d’autrui. La révolution ici
aussi a libéré la parole et démontré que les prises de position des acteurs étaient aussi diverses
que le sont les provinces ou les municipalités. Leurs représentants respectifs se donnent
chacun pour les mandataires du peuple, ce qui rend impossible toute tentative de
nationalisation. Seule, la violence d’un coup d’Etat a permis d’imposer une république une et
indivisible. Or, c’était là emprunter un itinéraire proche de celui des Français, que ne
pouvaient accepter tous ceux qui rêvaient de restituer à leur patrie sa respectabilité et par suite
son crédit et sa prospérité. De là le second coup d’Etat de juin 1798, qui dans un premier
temps a tendance à suivre les traces des prédécesseurs et met en place des lois répressives
elles aussi peu compatibles avec la culture de la dissension qui avait fait la gloire de la
république des Provinces-Unies. La concorde ne se rétablira que progressivement quand
divers patriotes véritables entreprennent de réconcilier les amis d’autrefois et les adversaires
d’hier. En 1801, l’emporte définitivement la tentation du compromis, quand Guillaume V
invite ses partisans à se rallier au nouveau régime et à travailler à la sauvegarde de la patrie.
Patriotes, orangistes et fédéralistes oeuvrent à nouveau de concert dans une patrie réconciliée,
mais déçue par une révolution ratée – en ce qu’elle a dévoilé ce qui couvait sous l’écorce
consensuelle et combien étaient fragiles les bases à l’origine de la nation7.
Si l’idée politique de nation s’impose définitivement durant les troubles
révolutionnaires, à la fois chez les Américains qui aspirent à former un seul et même peuple ;
chez les Français, avides de substituer au pouvoir monarchique celui de la nation Une et
Indivisible; et chez les Bataves, forts de leurs efforts ancestraux pour croire mieux faire
encore et consolider leur « chère petite patrie », l’Etat a donc eu beaucoup à faire afin de
s’imposer auprès de tous les citoyens. A la fin du 18e siècle et en dépit des tentatives
officielles, la « nationalisation » n’en est encore qu’à ses débuts. Sans doute une plus grande
stabilité dans le flot des événements auraient-elles accéléré l’entreprise, mais les révolutions
ne vont pas seulement de l’avant ; elles subissent des revers ou empruntent des chemins de
traverse. Il n’en reste pas moins que les succès remportés à la longue par l’Amérique et la
France ont accru leur sentiment national. Reprise économique, stabilité constitutionnelle, paix
relative, agrandissement du territoire et isolement bénéfique, tout cela a persuadé bien des
Américains de la supériorité de leur révolution et de leur grandiose destinée, en tant que
nation de l’avenir. Sous le Directoire, les succès remportés par les armées françaises ont
quelque peu voilé les infractions faites aux lois et les querelles intestines. Ils ont donné
naissance au mythe valorisant de la Grande Nation, libératrice des peuples opprimés et
garante de l’universalité des droits8. Aux Pays-Bas, la déception due aux dissensions
intestines et aux ingérences françaises n’a certes pas amplifié le sentiment d’appartenir à une
Et d’autant plus que le stadhouder, considéré depuis plus longtemps comme motif premier de la discorde,
s’était exilé.
7
Chantal Mouffe dirait qu’ils ont découvert la dimension antagoniste du politique, et ce à leur grand
désappointement. « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism ? », Social Research, 66, 3, 1999.
8
La politique directoriale pourrait se lire comme une entreprise pour rendre à la France sa respectabilité et sa
gloire: notamment par sa politique de spoliation des chefs-d’œuvre de l’humanité. Voir le discours du directoire
exécutif du 14 brumaire an IV, Le Moniteur, 26, p.386.
6
4
nation spécifiquement exceptionnelle. Et seul l’enseignement primaire a pu amorcer son
entreprise de « nationalisation », ce qui, il est vrai, promettait à terme une génération de bons
patriotes et de vrais républicains. Pour le reste, la communauté nationale désagrégée ne s’est
sentie liée que par des sentiments négatifs : après 1800, elle s’est repliée sur soi et sur le foyer
domestique ou s’est tournée vers un passé dont elle pouvait se féliciter : le Siècle d’Or9. Le
patriotisme alors s’est orienté vers la petite patrie où seraient cultivées les vertus privées, dans
l’attente de la résurrection de la grande. Ce repli sur soi et cette mélancolie ne sont certes pas
l’apanage de tous les peuples déçus par la Révolution : ainsi, sur la rive droite du Rhin, Fichte
adopte dès 1806 un ton illuminé pour chanter la résurgence prochaine du grand peuple
allemand : la Teutsche Nation. A cette date, il est pourtant encore seul à y croire.10
Si la nationalisation a été pour une grande part un échec et l’étatisation une réussite
certaine, mais limitée - puisqu’elle n’est pas parvenue à subtiliser toutes leurs prérogatives
aux Etats ou aux provinces -, les révolutions ont inventé et pratiqué durant plusieurs années
une culture républicaine et démocratique, qui laissera des traces dans l’imaginaire des
peuples. Que ce soit la participation populaire, perceptible dans les clubs et les sociétés ou
dans les assemblées primaires; que ce soient les élections fréquentes et tumultueuses ; la
presse et l’imprimé politiques ; les fêtes et les cérémonies ; les monuments et les musées ; les
manifestations et les insurrections : l’école de la révolution est un apprentissage à la fois
républicain et démocratique. Mais ces avancées sont-elles semblables d’un bord à l’autre de
l’Atlantique ?
Républicanisme ou constitutionnalisme ?
Alors que se raffermit la grande république américaine, dans les années 1800, c’est un
mouvement inverse qui se produit sur le continent – Suisse excepté, ce qui dit bien dans
quelle estime elle est tenue par les grandes puissances. La France donne le ton en 1804 quand
elle adopte une monarchie héréditaire et confère le titre d’empereur à Napoléon Bonaparte ; la
Hollande suit en 1806 quand, sur les instances du même Napoléon, est proclamé dans une des
plus anciennes républiques modernes le royaume de Hollande. Qu’en 1813, il ne soit
aucunement question de restaurer la république des Provinces-Unies suggère que le système
monarchique avait eu le temps de s’implanter et de séduire les esprits. Le républicanisme
batave était-il définitivement mort et enterré ? Et s’il l’était, quelle pouvait en être la raison ?
L’idée républicaine ne date pas de la révolution, mais la précède. En 1750, le marquis
d’Argenson se plaignait déjà du « républicanisme » qui hantait les esprits et qui discréditait le
« monarchisme »11. Dès lors, on a vu Européens et Américains défendre les principes qui en
auraient été à la base : liberté; égalité; vertu civique, amour de la patrie et souci du bien
général ; gouvernement des lois et non des hommes. Les Lumières en vérité étaient toutes
imprégnées d’un républicanisme classique, enrichi par l’apport des philosophes écossais, dont
on a dit l’impact chez des hommes comme Roederer et Sieyès12. Contre les abus constatés
9
N.C.F. van Sas, De metamorfose van Nederland… Après Waterloo, il en ira autrement. Les Pays-Bas rejettent
en bloc toutes les institutions étrangères et se flattent de tout reconstruire, conformément au « génie national » ce qui ne veut pas dire que ne subsistent des emprunts étrangers. Voir M. van der Burg, ouvrage cité.
10
Sur les frustrations vécues dans le présent et le mythe de l’âge d’or à venir, M. Levinger & P.F. Lytle, « Myth
and Mobilisation : the triadic structure of nationalist rhetoric », Nations and Nationalism, 7, 2001, pp. 175-194.
11
R. Monnier, « Républicanisme et Révolution française », French Historical Studies, 26, 1, 2003 et K.M.
Baker, « Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth Century France », The Journal of Modern
History, 73, 2001, pp. 32-53. Pour Baker, le langage républicain sous l’Ancien Régime est oppositionnel. Ce
n’est pas un modèle à imiter, mais un diagnostic critique. Cela se peut, mais la création de la république
américaine met fin à cet état de chose. Elle démontre qu’une république moderne est possible.
12
Rodgers, op.cit., p.36 et J. Isaac, « Republicanism vs. Liberalism : A reconsideration», op.cit., p. 359 et
article cité de Kloppenberg.
5
dans leur patrie respective, les acteurs de l’époque se plaisaient à revêtir la toge des Anciens.
Tout cela est désormais bien connu, de même que le discrédit qu’il en résultait pour les
monarchies et leurs cours princières, dont certains membres cultivaient du reste ces valeurs
républicaines ou plaidaient pour une politique méritocratique qui allait dans le même sens13.
Les révolutions ont poursuivi dans ce sens. On leur doit la création de nouvelles républiques :
en Amérique ; en France, en Italie, en Allemagne, tandis que la Suisse et la Hollande se
flattaient de moderniser les leurs. Dans les années 1790, il n’est pourtant pas certain que tous
savaient exactement ce qu’ils entendaient par le terme : était-ce une forme de gouvernement
ou un principe de légitimité politique14 ? Et quel rapport entretenait-il avec la démocratie ?
Madison avait réfléchi au problème et en 1787 il formule la distinction de la façon suivante :
dans une démocratie, le peuple s’assemble et exerce lui-même le pouvoir ; dans une
république, le peuple assemblé élit ses représentants qui exercent le pouvoir en son nom.
République devenait synonyme de démocratie représentative. Et les déclarations des Etats
rappelaient les conditions indispensables à la survie d’un gouvernement libre : justice,
modération, tempérance, économie, frugalité, industrie, c’en étaient là les vertus
inséparables15. En France, les avis différaient sur les détails, mais en général, la république
était perçue comme ayant un pouvoir collégial nommé ou élu – et par suite amovible; comme
étant garante des libertés civiles ; comme un gouvernement des lois, fondé sur les vertus
civiques et civiles et sur l’amour de la patrie en vue de l’intérêt public. La république des
Provinces-Unies qui connaissait ce régime depuis 1579 partageait pour une grande part cette
perception. Sa république idéale possédait un pouvoir polyarchique ; respectait les libertés ;
stimulait la modération ; la sobriété et la simplicité – toutes des vertus fondamentalement
républicaines, qui figurent du reste dans les premières constitutions américaines. Durant les
années lumières de sa révolution, la République batave invoque régulièrement ces vertus et
cherche à les ressusciter dans le cœur des citoyens. Elles resurgiront également en France à la
suite du 9 Thermidor. L’idée prédominante est bien entendu de créer une démocratie non pas
directe, mais représentative et d’œuvrer parallèlement à former les mœurs et à faire progresser
la civilisation.
Nos trois révolutions ont donc adopté le système républicain, mais l’ont renouvelé à
l’aune des avancées du siècle. En lieu et place d’un monarque ou d’une oligarchie héréditaire,
elles en sont venues à privilégier la représentation ; l’amovibilité et la séparation des pouvoirs
en place ; les collèges ou les comités ; la souveraineté populaire qui trouve à s’exprimer dans
ses assemblées primaires, ses conventions, ses sociétés fraternelles ou durant les élections. Là
où l’Amérique reliait vertu civique et vertus civiles ; participation politique et poursuite du
bonheur privé, les Pays-Bas tentaient de corriger leur républicanisme qui s’était corrompu et
détérioré, mais innovaient en centralisant les pouvoirs et ils n’en négligeaient pas pour autant
les mœurs et la civilité. La France se distancie de ces deux modèles en ce qu’elle a opté en
l’an II pour un républicanisme classique et célébré la seule vertu civique. A peine Robespierre
est-il tombé qu’elle renoue pourtant avec 1788-1789 pour défendre tout à la fois le patriotisme
et le commerce. Elle restitue aux Français leur double identité : de citoyen (domaine public) et
d’individu (domaine privé). Le Directoire poursuivra sur cette voie politique et morale16,
certes pas méconnue par les deux autres révolutions.
13
Voir par exemple, G. Wood, The Radicalism of the American Revolution, New York, 1991, pp. 98-103.
C’est ce qu’avoue encore en 1807 John Adams. Cité par Rodgers, op.cit., p.37.
15
Ce sont là les vertus prônées par la Pennsylvanie. Le Massachusetts y ajoutait la piété; la Virginie, la vertu.
16
L’idée d’une double identité est de J. Isaac – article cité. De la 4e sansculottide de l’an II à la fin du Directoire,
les discussions à la tribune sont légion sur l’urgence à mettre en place des institutions politiques et morales ; de
ranimer le commerce et l’industrie ; de raviver les arts utiles ; de rétablir le crédit public ; etc… mais aussi de
servir la république et la cause sacrée de la liberté et de l’égalité. Entre autres, Le Moniteur (vol. 22 à 29) et les
Proclamations ministérielles de Neufchâteau et de Quinette (AN F 21-527 et AN F 17-1232).
14
6
Quelques années plus tard, France et Hollande choisissent pourtant de renoncer à leur
rêve républicain et se félicitent de recouvrer un exécutif fort et stable, voire autoritaire. Les
discussions ou les réactions à ces changements permettent de comprendre le pourquoi d’un tel
revirement : en France, notamment, quand le Tribunat et le Sénat décident de conférer à
Napoléon le titre d’empereur des Français. Devient alors évident ce qui les a désorientés ou
déçus durant les années précédentes : les divisions et les brigues ; le provisoire ; la course au
pouvoir ; la corruption qui va de pair ; les déchirements internes; la faiblesse du
gouvernement ; bref le désordre et l’instabilité. Les Tribuns en viennent à la conclusion qu’est
impossible l’affermissement en France du régime républicain, sauf à le modifier et à « fondre
dans la république la force de la monarchie ». C’est que, avouent-ils, « la doctrine de
l’hérédité est nationale ». Elle a pour atout de renforcer la stabilité et de rendre aux Français
leur tranquillité. L’empire ainsi conçu promettait de consolider les acquis de 1789 et de
conserver les principes libéraux de 1791 et il protégeait la France contre un retour des
Bourbons et de leur « monarchie féodale ». Napoléon se voyait doté du titre de « chef de la
nation », d’une nation prestigieuse ; d’un vaste empire et d’un grand peuple. La république se
perpétuait – en tant que « chose du peuple », lui-même encore et toujours souverain suprême,
mais c’était une république, « adaptée au pouvoir d’un seul ». Napoléon devenait empereur
par la volonté de la nation et concluait avec elle un pacte social, qui garantirait ses droits et
libertés17.
L’argumentation des Tribuns focalise sur les traumatismes vécus lors des élections
tumultueuses; des manifestations populaires ; des changements de personnel ; des coups
d’Etat ou des coups d’éclat. Les maîtres mots sont ici stabilité ; tranquillité, respectabilité,
mais aussi puissance et grandeur nationales. Il n’empêche, les garanties exigées demeurent
semblables à elles-mêmes : l’indépendance des grandes autorités ; la sanction des lois ; le
consentement annuel de l’impôt ; la responsabilité des ministres ; la liberté individuelle ; la
liberté de la presse, sans oublier la participation de la nation au pouvoir électif. Le 2 décembre
1804, dans le second volet du Sacre, Napoléon jure de respecter ce pacte social18.
La République batave suit une trajectoire similaire, avec quelques différences notoires. En
1806, alors qu’est annoncé l’incroyable – l’implantation d’une monarchie dans une république
séculaire – les patriotes outrés brandissent les arguments républicains par excellence : le
peuple batave ne saurait accepter l’hérédité, car un pouvoir à une tête serait incompatible avec
le caractère national et contraire à ce que désire une opinion publique avide de liberté. Qui
plus est, chez ce peuple depuis si longtemps républicain et engoué de simplicité, une cour
royale et le luxe afférent seraient inacceptables et inacceptés. Non qu’un pouvoir central fort
soit en soi néfaste, mais il ne saurait porter le titre de roi. Il doit être et rester « indéterminé »
et ne pas résider dans un individu seul et unique, quel qu’il soit et sous quelque nom qu’il
porte. Une monarchie, cela veut dire non seulement une cour princière, se lamente le Grand
Pensionnaire Schimmelpenninck, mais encore une culture inappropriée en république, des
dépenses somptuaires et un militarisme qui ne l’est pas moins. Voilà qui épuisera les dernières
ressources de la république. Et, puis qu’en sera-t-il de la liberté ? Nombreux furent les
républicains à protester de la sorte. En vain. Louis Bonaparte fit son entrée en juin 1806 et ne
tarda pas à convaincre ses sujets des avantages de ce qu’il appelait une monarchie
« tempérée », « libre et constitutionnelle », dont l’unité de mouvement contribuerait à
l’énergie et à l’efficacité. Inversement, le roi critiquait à loisir le fédéralisme ; le défaut
17
Cf. A. Jourdan, « Le Premier Empire: un nouveau pacte social », Cités 20, 2004, pp.51-64.
Le pacte du 2 décembre est moins républicain. Cf. notre article. Notons encore qu’en 1814, le projet
constitutionnel du Sénat veut imposer un pacte réciproque à Louis XVIII qui comporte les mêmes exigences.
Notre article pour Madrid.
18
7
d’homogénéité et d’unité ; les particularismes et leurs lenteurs ; sans oublier les divisions
partisanes. Louis avait pour atout d’être « neutre » en quelque sorte, ce qui lui permit
d’apaiser la discorde et de parachever la réconciliation dont rêvaient des Bataves épuisés. Il
eut le talent de savoir rallier tout à la fois des patriotes (radicaux et modérés) et des orangistes,
qui désormais travaillaient de concert au sommet de l’Etat à la régénération de la nation.
Nombreux reconnurent plus tard qu’il avait gagné son pari. Mieux. II avait su « monarchiser »
les farouches républicains d’antan. Le jeune Anton Falck, un de ses collaborateurs, le
félicitera d’avoir mis fin aux dissensions, responsables du déclin néerlandais. Dès 1809. le
démocrate Wiselius en arrivait à la même conclusion – fut-ce sous un autre étendard : il
prônait une alliance entre la démocratie et le prince d’Orange, doté d’un grand pouvoir. La
fameuse crise qui avait ruiné la république serait due à la lutte que se livraient depuis des
siècles l’aristocratie des régents et le prince d’Orange. Comme en France, donc, la lassitude
des années tumultueuses de la révolution ; des querelles et des conflits entre factions mène les
Bataves à sacrifier le régime républicain sur l’autel d’une monarchie constitutionnelle, à
condition que soient garantis les libertés civiles; l’égalité ; la justice et le pacte social19.
De l’autre côté de l’Atlantique, la république se maintint et se raffermit, mais les pères
fondateurs étaient inquiets ou déçus. Eux non plus ne se retrouvaient pas dans le brouhaha
général ; les brigues et les troubles. Rares étaient ceux qui percevaient dans leur patrie les
résultats pour lesquels ils avaient œuvré. L’esprit de faction leur semblait l’emporter ; la
constitution leur paraissait méprisée ; le caractère national encore invisible ; la superstition
toujours vivace. Benjamin Rush se voyait devant une nation « bebanked, bewhiskied and
bedollared », bien loin de celle qu’il aurait voulu fonder. Même désillusion chez Washington
ou chez Adams20. Et pourtant, ce que constatent les pères fondateurs, ce sont tout simplement
les signes du bon fonctionnement de leur système - et le décalage entre la réalité –
tumultueuse - et leur rêve – de tranquillité et de concorde. Au gré des ans, la république avait
de fait changé de visage et délaissé l’héroïsme antique au profit du bonheur terrestre, de
l’individualisme et de la vertu domestique. En Europe, en revanche, la république
représentative et démocratique n’a effectué que ses premiers pas. Ses tumultes ont tant effrayé
les législateurs qu’ils se sont empressés de confier le gouvernail de la république à un homme
fort, seul et unique, quitte à lui imposer un pacte social et une constitution écrite – qu’il
respecterait ou ne respecterait pas21.
Transferts en révolution
En temps de révolution, tous les peuples se ressemblent, affirmait le pasteur Ockerse en 1797,
mais quelques mois plus tard, il revient sur cette assertion pour contester le projet de
Delacroix et rejeter des lois qui, selon lui, ne conviennent pas au peuple hollandais,
flegmatique et jaloux de ses libertés. Dès lors, il oppose le Français, enthousiaste, fiévreux,
précipité au Batave, réfléchi, posé, raisonnable. A voir les événements que vit Amsterdam
durant les temps forts de la Révolution, l’analyse fait bon marché des réalités. Mais cette
conviction en l’existence de caractères nationaux explique que les transferts ne soient jamais
fidèles à la lettre du modèle. Si l’on excepte les cas où la nation dominante impose à ses
alliées telle ou telle mesure, ainsi que le feront le Directoire en 1798 et Napoléon, à partir de
19
W. Velema, « Lodewijk Napoleon en het einde van de republikeinse politiek”, Negentiende Eeuw, 30, 2006,
pp. 147-158. Nos arguments diffèrent quelque peu de ceux de Velema, mais nos conclusions se rejoignent.
20
G. Wood, op.cit., pp.365-367.
21
Louis avait tendance à agir comme un véritable roi constitutionnel, respectueux du serment qu’il avait prêté,
car dépourvu de véritable légitimité, il pensait la mériter en faisant le plus de bien possible à « son » peuple.
Napoléon avait d’autres idées sur le sujet. Cf. notre L’empire de Napoléon, Paris, 2000.
8
1810, il s’en trouve pour le moins quatre types22 qui se décomposent en une dizaine de cas de
figure. Le pays regardant peut ainsi emprunter à son voisin le principe ou l’institution en bloc,
parce qu’il répond entièrement à ses attentes. C’est le cas du devoir mentionné dans la
Constitution française de l’an III qui implique qu’un citoyen est aussi et surtout un bon père ;
un bon frère ; un bon époux ou un bon fils. Article moral qui peut surprendre dans une
constitution politique, mais qui démontre que dans une république moderne les vertus privées
contribuent aux vertus publiques – ou en d’autres termes, que la vertu se domestique23. Tant le
Directoire français que le gouvernement batave étaient persuadés du bien-fondé de ce
décalage. De même, les radicaux hollandais s’inspirent des fêtes nationales françaises et
tentent de les « acclimater » dans leur patrie. Ce sera un échec notoire : le peuple les boudera
ou les transformera en beuveries. Transfert voulu par les autorités, mais qui manque par
conséquent sa cible.
Le pays emprunteur peut aussi s’inspirer du voisin mais introduire l’élément étranger
dans un tout autre contexte, ce qui en modifie la forme et la signification. Ainsi les sociétés
populaires ou les assemblées primaires diffèrent les unes des autres par leurs actions et leurs
fonctions du fait même de la structure initiale d’une nation fédérale. En Hollande, les clubs
n’ont jamais pu se coaliser de sorte à former un danger véritable pour l’Assemblée nationale,
tandis que les assemblées primaires se sont vues confier une multitude de tâches municipales.
L’emprunt peut aussi être partiel et être réinterprété à la lumière des certitudes nationales :
ainsi la priorité donnée au contrat ou au pacte par les Hollandais qui refusent de proclamer
une simple déclaration des droits. Un quatrième cas de figure consiste à améliorer le modèle
national suite aux expériences vécues. Les patriotes exilés en France comparent implicitement
ou explicitement ce qu’ils vivent durant la Révolution française avec ce qu’ils se souviennent
de leur propre passé et de leur échec : l’unité notamment commence à s’imposer dans leurs
esprits. Le modèle peut encore être repris et adapté au contexte de telle sorte qu’il s’y
« nationalise ». L’architecture républicaine des Etats-Unis n’a ainsi plus grand-chose à voir
avec l’original romain, même si elle en découle – via l’intermédiaire qu’est la France. Il en va
de même des reproductions des gravures françaises des Tableaux historiques relues et
corrigées par le graveur Reinier Vinkeles24 : soit il y supprime des détails incongrus ou des
groupes d’hommes; soit il y ajoute une lune ou une ombre. La vraisemblance de l’un n’est pas
celle de l’autre : la monumentalité parisienne notamment est incomprise et incompréhensible
aux Pays-Bas. Non moins importants sont les faux transferts. A savoir des éléments qui
ressemblent à ce qui se fait à l’étranger – en France et en Amérique surtout – mais qui
proviennent en réalité de la culture regardante. L’égalité en tant que principe premier, les
droits dits sociaux et la référence à l’Etre suprême sont des priorités néerlandaises bien avant
que n’éclate la Révolution française. Qu’elles émanent du protestantisme ou de Locke ne fait
rien à l’affaire, si ce n’est qu’on peut leur contester une origine ou une tonalité jacobine.
Et puis, il y a les transferts qui sont non pas spatiaux, mais temporels et partant issus
parfois d’un fond national. Le musée de Gogel est à cette image : il se réfère avant tout au
Siècle d’Or et tend à métamorphoser la nostalgie du présent en leçon de gloire pour le futur.
Le modèle ici est tout national. Le Directoire suit en un sens cette trajectoire, quand il décore
les temples décadaires des effigies des grands hommes de l’Ancien Régime, faute de pouvoir
s’accorder sur les contemporains ou bien quand il « transfère » littéralement les chefs-d’œuvre
de l’humanité à Paris, où ils sont censés retrouver leur véritable patrie. L’Amérique n’avait
pas ce problème : chez elle s’imposent une seule référence et un seul modèle : celui de sa
22
Les quatre types seraient les suivants : emprunt volontaire ; rejet ; parallélisme ; influences autres.
Le terme est de Gordon Wood, op.cit., p.218.
24
A ce sujet, mon article, « Les Tableaux de la Révolution française en Hollande »
23
9
Grande Révolution qui, à force de compromis, n’avait jusque-là été souillée par aucun drame
véritable.
Enfin, il n’y a pas un modèle par excellence. Selon les urgences et les réformes, le
pays en révolution jette son regard sur tel ou tel voisin. En matière d’enseignement, par
exemple, ce sont la Prusse et la Suisse qui inspirent les Bataves ; quand il s’agit de droit
pénal, ce sont les Italiens qui sont convoqués ; quand il s’agit de droit civil, c’est la Prusse et
l’héritage national qui reprennent les devants. Et pour ce qui est de la politique, les Hollandais
ne demeurent pas non plus les yeux fixés sur la France, mais invoquent tout à la fois les EtatsUnis d’Amérique ; leur passé patriote et les trois constitutions successives de la « République
mère ». L’Amérique elle-même suit craintive l’ouragan qui bouleverse l’Europe ; partage ou
rejette selon son radicalisme l’idéologie prétendue jacobine ; suit les exploits de Bonaparte et
fonde sur lui ses espoirs d’un retour à la paix générale ou admire mais en vain le Code civil.
Tout cela démontre que l’Occident a longuement dialogué, mais aussi que ces dialogues ont
débouché sur des créations pour une grande part originales. Marcel Gauchet n’a pas tort de
dire que le modèle n’engendre pas l’imitation mais l’émulation, et ce d’autant plus que ces
pays en révolution viennent de découvrir la nation et le patriotisme et qu’ils se flattent de
surpasser tout ce qui les a précédés25. Une fois encore, l’universalisme révolutionnaire se
double d’un nationalisme qui ne se donne toujours pas pour tel. Et là peu de différence entre
l’Amérique, la France et la Hollande.
Mais c’est dire malgré tout que la nation s’est construite pour une part à partir de
références et d’emprunts exogènes, aussitôt « nationalisés » ou « naturalisés ». L’histoire
nationale et nationaliste qui va prendre une ampleur inégalée au cours des 19e et 20e siècles
fera tout pour oublier que l’Europe et l’Amérique se sont sans cesse regardées ; examinées ;
comparées ; et copiées sans pour autant renoncer à leurs rivalités ou à faire preuve
d’inventivité. Le nationalisme qui va naître dans ce sillage recèle donc une altérité indicible.
Le reconnaître aujourd’hui pourrait signifier que celui-là n’est plus ce qu’il était.
A ce stade, force est de se demander si la Révolution française elle-même n’est pas tributaire
de bien des idées républicaines et démocratiques que lui ont léguées ses éminents voyageurs
et dans quelle mesure elle aurait ou non mis à profit leurs expériences 26. Depuis la révocation
de l’Edit de Nantes et le Second Refuge, les Français en effet avaient fait le voyage de
Hollande et s’étaient souvent enthousiasmés devant l’ordre, la simplicité, la tolérance, la
propreté et l’égalité d’un pays aux mille vertus, qu’ils attribuaient au républicanisme en
vigueur dans le plat pays. Le marquis d’Argenson en était féru et aurait souhaité un
gouvernement mixte qui entremêle monarchie tempérée, organisation sociale démocratique et
libertés municipales – telles celles des Provinces-Unies. Voltaire et Raynal y appréciaient
également la liberté, l’égalité et la justice toutes républicaines qu’ils eussent souhaité
introduire dans leur pays, ne fut-ce que celui-ci leur paraissait trop vaste pour prospérer sous
un régime républicain. Jusqu’à la révolution américaine, les modèles hollandais et suisse
avaient reçu un écho certain dans la monarchie des Bourbons, dont les sujets philosophes
célébraient la liberté et l’égalité qui faisaient défaut à leur patrie. Et, on l’a vu, il n’y avait pas
De même, il faut accepter l’idée du géographe J.M. Blaut que toute communauté possède une capacité de
création et d’inventivité. La théorie diffusionniste revue et corrigée en tient compte. Et elle est d’un apport
certain dans l’étude des transferts. Contre une vision eurocentriste, cf. J.M. Blaut, « Diffusionism : A
Uniformitarian Critique », Annals of the Association of American Geographers, vol.77, no.1, 1987, pp.30-47.
26
On réfère bien souvent à la Grande Révolution anglaise et aux textes fondateurs des radicaux britanniques.
Fort bien, mais le voyage en Hollande a une portée tout aussi vaste: là les voyageurs voient la république en
action, comme on disait à l’époque. Cf. M. van Strien-Chardonneau, Le voyage de Hollande, op.cit. Pour une
vue plus ample et plus nuancée, mon article, « The Alien Origins of the French Revolution : American, Scottish,
Genevan and Dutch Influences”, Albuquerque, 2007.
25
10
jusqu’à la constitution polonaise qui ne fasse figure de parangon de liberté. Après 1776, ces
modèles ou références sont définitivement dépassés, bien que, grâce à Mirabeau et à son
atelier cosmopolite, la Hollande demeure à l’ordre du jour jusqu’en 1789. Tout change alors.
C’est la France désormais qui illumine pour un temps le continent. Pour un temps seulement,
puisque la mort du roi ébranle l’admiration qu’avaient provoquée les décrets de la
Constituante. Sur la Convention, l’Europe est moins élogieuse et se demande craintive ce
qu’il va résulter d’une révolution vue comme anarchique et par trop violente. Bien des
patriotes étrangers imputent certes les violences à la Cour, au catholicisme et aux émigrés,
mais sont inquiets sur la suite des événements. Malgré ses succès extérieurs, le Directoire ne
les tranquillise pas outre mesure et c’est le Consulat qui ranimera l’espoir d’une pacification
et d’un retour aux principes de 1789. Espoir bientôt trompé.
L’impact inédit de la Révolution française ne veut pas dire que l’étranger n’ait rien
d’intéressant à léguer : ainsi l’enseignement primaire hollandais deviendra lui-même un
exemple à suivre – plus tard, il est vrai, quand il aura fait ses preuves -, tandis que l’art
républicain hollandais ridiculisé durant deux siècles par les sujets très aristocrates d’une
monarchie très absolue sera réhabilité par la république thermidorienne et le Directoire, lequel
ressort de cette étude comme étant tant républicain que libéral, n’en déplaise aux
interprétations classiques – qui le décrivent comme « bourgeois » ou exclusivement
« libéral »27. C’est dire qu’une étude des transferts et une histoire transnationale sont à même
de redresser des clichés qui ne le sauraient l’être sans une perspective comparatiste. Les
programmes républicains d’enseignement dans les écoles centrales ; le code des délits et des
peines ; les discussions constitutionnelles et le suffrage ouvert au premier degré ; les Salons et
les commandes en matière de beaux-arts ; la « domestication de la vertu » au détriment de
l’héroïsme antique; la revalorisation du portrait comme expression artistique digne de vrais
républicains; les idées de Bénézech sur le financement de l’instruction élémentaire : bien des
détails retrouvés dans le contexte de cette recherche dévoilent un directoire tout à la fois
libéral et républicain.
Des découvertes indéniables
Outre les divergences susmentionnées sur les cultures politiques et religieuses et les affinités
plusieurs fois invoquées, les trois révolutions diffèrent quant aux priorités et aux voies
empruntées. Amérique et Hollande témoignent ainsi d’un plus grand respect des droits et
rejettent le légicentrisme à la française. Les discussions constitutionnelles nous ont montré
combien importaient aux Bataves la liberté et l’égalité. Que l’égalité soit première à leurs
yeux comme à ceux de la plupart des Etats américains n’implique pas un partage égalitaire
des biens, mais une équivalence fondamentale entre les hommes, aptes selon leurs talents et
leurs vertus à remplir les postes éminents. La liberté leur est tout aussi chère, sinon plus que
les autres principes : ce serait l’essence même du républicanisme. De là leur souci de
conserver dans la société les droits naturels qui n’empiètent pas sur ceux des autres membres.
De là aussi leur désir de protéger les minorités contre la règle de la majorité28. Dans cette
volonté de préservation des libertés individuelles contre la règle de la pluralité, Américains et
Hollandais rencontrent des hommes comme Condorcet, lui-même influencé par le modèle
d’outre Atlantique. Les révolutions d’Occident ont des traits en commun avec le « Jeu de
Paume » - d’un camp à l’autre s’échangent les balles.
Howard Brown (livre cité) n’a donc pas tort de parler d’autoritarisme libéral à ce propos, mais il focalise trop
sur l’autoritarisme et la répression au détriment du républicanisme moderne – qui accepte donc le commerce et la
modernité, sans renoncer pour autant au patriotisme et à la participation « populaire ».
28
Ce qui ne sera pas une raison pour émanciper les femmes et les noirs.
27
11
Mieux que l’Amérique, qui connaissait peu à l’époque de problèmes sociaux ou
économiques structurels et où les miséreux se comptaient sur les doigts de la main, la
République batave a souhaité assister les pauvres et éduquer les orphelins ; procuré du travail
et des secours aux indigents et encourager les artistes, les fabricants et les artisans.
Parallèlement, elle a introduit la liberté du commerce et nationalisé les banques d’emprunt
provinciales. Et par suite, elle a su marier droits individuels et droits sociaux - sans que le
Directoire parisien n’intervienne ou ne s’y oppose29. De même, et plus qu’en France, elle est
parvenue à conserver au peuple souverain une influence certaine dans la révision de la
Constitution et dans le système électoral. L’Amérique elle-même n’avait pas osé aller si loin
dans sa Constitution fédérale de 1787 : le suffrage y était certes ouvert, mais la révision était
réservée aux deux chambres ou aux législatures des deux tiers des divers Etats. Exit les
conventions périodiques au niveau fédéral. Restait, il est vrai, un pouvoir judiciaire puissant,
chargé de toutes les affaires en droit et en équité. La République batave avait désiré tel corps
judiciaire, susceptible de contrôler les autres corps du gouvernement, mais la France était
intervenue pour limiter ses prérogatives. Contrairement aux Etats-Unis et à la Hollande, la
justice y était soupçonnée d’arbitraire, juste conséquence de la mauvaise réputation des
Parlements. Inversement la Hollande avait une telle confiance en ses juges qu’elle avait
tendance à leur conférer les plus grandes responsabilités, au détriment du peuple et de ses
représentants. C’est particulièrement visible dans les projets de Code civil et de Code pénal.
Aussi a-t-elle refusé tout à la fois le jury, les tribunaux de famille et la justice de paix. La
justice y est restée professionnelle.
Du point de vue constitutionnel, l’expérience française a pesé lourd sur les discussions
de l’Assemblée batave. De là le rejet par une majorité de législateurs d’une chambre unique,
perçue comme source de despotisme, de démagogie ou de précipitation. Mais le pouvoir
législatif demeurait le « pouvoir représentatif suprême », ce qui dit bien ce que cela veut dire :
à savoir que ni l’exécutif, ni le judiciaire ne représente réellement le peuple et qu’ils ne
sauraient avoir la prééminence ou la précédence sur les députés choisis par la nation. Quoi
qu’il en soit, le Directoire était peu enclin à laisser son alliée adopter un système qu’il
désavouait. Il intervint à ce sujet tout comme sur celui de l’exécutif, où les radicaux bataves
auraient souhaité introduire des comités – ce qui était depuis plus longtemps dans leurs
mœurs, ainsi qu’en témoigne la période patriote - et ne découle donc pas non plus d’un
jacobinisme diffus. Il leur fallut adopter un directoire de cinq membres et des ministres, sous
l’étiquette d’agents. Comme la France, en revanche, la plupart des Bataves étaient peu attirés
par le système américain des checks and balances et ont conçu la séparation des pouvoirs sur
le modèle de Sieyès ou sur celui de Boissy d’Anglas. Et même si des entrelacements judicieux
avaient été plus ou moins consciemment introduits pour être aussitôt censurés par le
spécialiste constitutionnel qu’était devenu Daunou. C’est dire que les Bataves étaient malgré
tout sensibles aux dangers que recelait une séparation trop stricte des pouvoirs, où chacun
effectue une action unique sans être freiné par un tiers. De là l’idée de quelques-uns d’entre
eux d’emprunter à Sieyès son « jurie constitutionnaire ». Ce fut en vain. La plus grande
novation de cette constitution batave réside sans nul doute dans l’unité et l’indivisibilité de
l’Etat et dans le redécoupage des provinces en départements que prônaient depuis plus
longtemps les radicaux, qui y voyaient la solution aux problèmes politiques et économiques
avec lesquels se débattait depuis plus longtemps la république. Le Directoire parisien n’a donc
pas eu à les imposer et avait tout lieu d’être satisfait sur ce point précis, puisque cela
Notons bien une fois encore que Daunou et Merlin n’ont apposé aucune observation sur les droits dits sociaux.
Ce qu’ils souhaitaient éviter, c’était un retour des mouvements populaires insurrectionnels et des sociétés
patriotiques trop actives.
29
12
promettait une alliée énergique et puissante30. Pour les Néerlandais, cela équivalait à
amalgamer les dettes et à restituer à la province de Hollande si gravement endettée un crédit
certain, mais cela voulait dire également que l’Etat allait se saisir de toutes les initiatives
autrefois confiées aux communautés diverses et aux sociétés particulières. A l’inverse de la
France, ces sociétés particulières – le Nut notamment, mais aussi Teylers de Haarlem – furent
pourtant appelées à participer à la régénération du peuple batave et devinrent quasi officielles,
sans pour autant être « nationalisées ». C’est là une spécificité toute néerlandaise qui se
retrouve en un sens aux Etats-Unis où les institutions étatiques sont bien souvent issues
d’initiatives individuelles ou d’associations collectives31. L’Etat néerlandais un et indivisible
dut lui-même s’accoutumer à une centralisation qui était si étrangère aux coutumes nationales.
Et cela explique bien des différences avec la France, entre autres pour ce qui est la politique
monumentale, muséale, artistique et scientifique, mais aussi pour ce qui touche à l’assistance
publique depuis toujours entre les mains des diverses sectes religieuses, réticentes à l’idée de
perdre leurs prérogatives. Il fallut l’opiniâtreté de Louis Napoléon pour recoller quelque peu
cet émiettement. Et encore ne réussit-il pas pleinement, faute de temps.
Le seul véritable succès de la République batave, on l’a dit, est remporté à l’école
primaire. Ici aussi se manifeste une grande divergence entre ces pays en révolution, où tous
les trois étaient pourtant persuadés de l’importance dans une république démocratique d’une
éducation publique destinée à tous les enfants. Le problème des coûts et des contraintes à
imposer aux parents a freiné l’entreprise en France et en Amérique, qui ont compensé cet
échec en mettant en œuvre une politique de prestige national, laquelle avait pour avantage de
légitimer la révolution et les nouveaux dirigeants qui en étaient issus. Aucun prestige en
revanche dans le plat pays, si ce n’est la victoire de Castricum de 1799. Encore cette victoire
dut-elle être partagée entre Brune qui l’avait menée à terme et les troupes bataves qui y
avaient contribué. Cette absence de vastes réalisations et de gros succès n’était pas propre à
engendrer une fierté nationale, d’autant moins qu’aux querelles intestines avaient succédé
trois à quatre coups d’Etat. La Constitution fut ainsi revue et corrigée par trois fois, tandis que
les droits de l’homme et le fameux contrat social s’amenuisaient et que l’influence de
Napoléon s’accroissait jusqu’à devenir impérieuse.
Entre-temps, les Bataves réalisaient leur codification et manifestaient une
indépendance évidente. Ils partaient de leur propre fond et rejetaient comme superficiels les
projets français. Bien qu’incomplètes, leurs réalisations permettent de tirer quelques
conclusions sur leur vision de la société hollandaise, que ce soit sur l’immaturité de la
jeunesse ; la faiblesse innée des femmes ; le risque des passions incontrôlées ; les priorités
commerciales et financières de leur patrie ; l’égalité de principe entre homme et femme ou
entre maître et serviteur ; la mince distinction entre enfants légitimes et enfants naturels ; et
last but not least la moralité des rapports sociaux, nécessaire à l’ordre des familles et à celui
de la communauté – et pleinement accordée avec l’esprit républicain. Malgré quelques
avancées dues aux Lumières, les juristes du comité de codification affichent leur couleur :
celle des traditions et des usages et leur crainte de dépayser leurs concitoyens par des
réformes novatrices qui n’ont pas fait leurs preuves. Contrairement aux Français, qui dès 1791
ont amorcé de vastes réformes ayant pour but de souder leurs compatriotes à la Révolution,
les juristes bataves de 1799-1804 ont cru s’aliéner les leurs, en leur subtilisant leurs habitudes
et coutumes. Et de ce point de vue, ils sont plus proches de Burke que de Paine. Leur
30
Alliée énergique et puissante mais sans danger pour la France en raison de ses superficie et démographie
restreintes. Inversement, les agents de séjour en Italie avertissent le Directoire de ne pas la réunir en une
république une et indivisible sous peine de créer un Etat rival de la Grande Nation. AN AF III 71.
31
On peut y voir un héritage de la culture britannique, où il en va de même, mais c’est aussi évidemment une
conséquence du fédéralisme. M. Gauchet les mentionne également, op.cit., p.383.
13
conservatisme est plus perceptible encore dans le projet de Code pénal, où ils tentent de
maintenir la plupart des lois en vigueur dans le pays. Seuls deux usages iniques sont
supprimés : la torture et l’exposition des corps. Demeurent en revanche les peines corporelles
ou les peines dissuasives. Sous cette perspective, ils restent bien en deçà des Français et des
Américains, qui ont aboli officiellement ce qui meurtrit et marque durablement les corps et
qui cherchent à favoriser la réhabilitation – la régénération – du délinquant et sa réinsertion
dans la société. Dans la République batave, le paysage pénal est donc resté semblable à luimême. Au cœur de cette société bien ordonnée, deux mondes coexistent : les bons patriotes
unis par les liens du mariage qui communient dans un même amour et, éloignés de ce nid
douillet, les méchants qui défont la nuit ce qu’ont fait les autres le jour et qui, une fois leur
punition subie devant le tribunal du peuple, sont soustraits au regard public et indéfiniment
enfermés ou bannis.
Ces différences ne permettent pourtant pas de conclure au radicalisme ou au
modérantisme d’un modèle. Car celui-ci peut être radical dans un domaine et modéré dans
l’autre ; ou bien être radical dans le contexte qui est le sien et l’être moins comparé à un autre
contexte. La République batave est ainsi radicale du point de vue politique et social – et ce
dès le projet constitutionnel de 1797 - et beaucoup moins du point de vue juridique. Encore
faut-il distinguer entre droit civil et droit pénal. De même, l’établissement de l’unité et de
l’indivisibilité dans cette fédération très décentralisée est une avancée inédite dans l’histoire
des révolutions. La France et l’Amérique ne se sont pas aventurées si loin, puisque l’une et
l’autre ont composé avec leur tradition : centraliste versus fédérative. Mais ce qui fut surtout
radical dans la république batave, ce furent les prérogatives dont s’emparèrent les assemblées
de quartier et les sociétés populaires, tandis que la presse révolutionnaire avait une fougue qui
ne le cédait en rien à celle de la France et des Etats-Unis. Leur démantèlement est dû aux
ingérences françaises mais sans doute les Bataves en seraient-ils eux aussi venus à ces
mesures. Leurs remarques et leurs lois vont dans ce sens dès 1798. C’est aussi ce que
suggèrent les péripéties vécues par les clubs ou sociétés d’Amsterdam et les réactions
étonnées et scandalisées des démocrates au pouvoir ou des autorités municipales.
Un radicalisme semblable est également perceptible aux Etats-Unis, ce dont se
réjouissait Jefferson, pour qui les dissensions et les désordres étaient signes du bon
fonctionnement d’une république représentative. Dans cette analyse, il retrouvait
l’interprétation de Machiavel, de Montesquieu ou de Ferguson, « le dernier des Romains ».
Une démocratie véritable tolère et stimule la dissension. En créant l’inimaginable et en brisant
le mythe de l’impossibilité d’une république dans un vaste pays, l’Amérique elle aussi avait
brisé brusquement avec son passé britannique et avait été obligée d’en créer un de toutes
pièces, ce qui n’était pas allé sans désordres et soubresauts – et ce qu’on a tendance à oublier.
Histoire des révolutions et origines nationales
L’historiographie des révolutions a longtemps distingué entre une révolution américaine
modérée et une révolution française démesurée, tandis que la politique de pardon et d’oubli du
premier roi des Pays-Bas réunis32 a gommé des mémoires le temps des patriotes et la
République batave. Cet oubli ne date pas en réalité de 1815 mais se situe entre 1799 et 1801 –
de là la date charnière de 1800 avancée par plus d’un historien néerlandais actuel. A l’époque,
il s’agissait moins d’oubli que de volonté d’oubli et de déception vis-à-vis d’un événement
qui avait déchiré la nation et appauvri plus encore un pays en crise ; il s’agissait de nostalgie
Guillaume Ier, roi des Pays-Bas réunis de 1815 à 1830 n’est pas au sens strict le premier roi des Pays-Bas,
puisque Louis Bonaparte l’avait précédé de 1806 à 1810, mais lui se disait roi de Hollande. Cf. notre recueil
d’articles, Louis Bonaparte, roi de Hollande, Nouveau Monde Editions, 2008.
32
14
vis-à-vis d’un glorieux passé qui paraissait fort lointain et inaccessible. Les Bataves du 19e
siècle n’avaient pas été à la hauteur de leurs ancêtres : « l’union fait la force », était leur
devise ; sous la Révolution, c’est la discorde qui l’emporta et qui précipita le pays dans les
bras de Napoléon.
L’historiographie néerlandaise a profité de cette conclusion tragique pour nier en bloc
que le peuple batave ait jamais rêvé d’une démocratie populaire et d’une république
émancipée du stadhouder. Elle a refoulé les moments intenses et les tumultes de cette
révolution. A l’en croire, l’événement n’était en rien national et était dû aux ingérences
françaises, si bien que ces années furent abusivement étiquetées « époque française ». Or, si
époque française, il y eut, ce ne saurait être que la période de l’annexion ou de l’incorporation
à l’empire français de 1810-1813. Jusqu’à cette annexion, les Bataves étaient indépendants de
la France et, on l’a vu, libres de se donner telles ou telles lois. Sous Louis Bonaparte, ils ont
conservé une influence certaine et ont su convaincre le roi d’être une « majesté nationale » titre qu’ambitionnait du reste Louis. Or, en tant que « national », il se devait d’être
respectueux des us et coutumes de la nation, ce dont il se flattait du reste. Tout ce qui s’est
fait, écrit et dit jusqu’en 1810 est donc pour une grande part bel et bien batave. Cette
historiographie partisane, qui conteste l’indépendance des Bataves, a trouvé, on l’a dit, dans
les récits et études des historiens français un aliment pour corroborer leurs interprétations.
Chez ces derniers, il était d’usage de valoriser la Révolution française et le Premier Empire
pour démontrer l’impact de la France sur l’Europe et le monde et exacerber le nationalisme
des Français – et par suite la concorde nationale. Là, l’idée d’une Grande Nation répandant
ses lumières et sa civilisation permettait de repousser dans l’ombre le fait que le pays était et
demeurait déchiré: deux France irréductibles qui ne se retrouvaient de temps à autre que pour
communier sur l’autel de la grandeur et de la gloire. Inversement, les Pays-Bas ont récupéré
leur fierté dès 1813 quand ils acceptèrent de plein gré une monarchie constitutionnelle avec
pour roi un descendant du prince d’Orange à l’origine de leur « chère patrie ». Entre-temps, il
est vrai, ils s’étaient réconciliés contre le Tyran. Orange réintégra le trône en tant que symbole
de l’union et de la concorde nationale, là où Louis XVIII eut la malchance d’être éclipsé par
le Come-Back inattendu d’un Napoléon métamorphosé en souverain libéral. Comme l’a fort
bien démontré Emmanuel de Waresquiel, les Cent Jours ont en effet détruit l’œuvre de
réconciliation entreprise en 1814 par la Restauration et ont persuadé les Français de
l’animosité irréductible des Bourbons vis-à-vis de leurs sujets. Et par là, ils ont accru
l’implacable duel que se livraient et se sont longtemps livrés républicains, libéraux ou
impériaux et royalistes.
Les Etats-Unis présentent un troisième cas de figure. Ici, la révolution s’est avérée a
posteriori un succès indéniable ; les Founding Fathers ont su oublier et faire oublier leurs
querelles et se réconcilier avant de passer à la postérité ; ils ont su acquérir une respectabilité
durable et persuader la nation du rôle incontournable qu’elle serait appelée à jouer dans le
monde. Et pourtant, et ainsi que l’a bien vu Gordon Wood, les historiens américains ont eux
aussi construit un mythe : celui d’une révolution digne et circonspecte, non tachée de sang,
dépourvue de chocs et de violences, sans aucune ambition sociale ni volonté d’émancipation
des masses. Démagogie et dictature lui ont été épargnées si bien que l’événement fondateur
des Etats-Unis d’Amérique n’aurait rien à voir avec celui qui transforma la France
monarchique en une république une et indivisible et ensuite en un empire autoritaire. Cette
respectabilité des origines, on le comprend, assure une légitimité à la première grande
république du monde moderne. Elle conforte l’union des esprits et raffermit le patriotisme des
premiers républicains américains et le nationalisme de leurs successeurs. Mais ici encore,
c’est oublier le brouhaha des premières années ; les revendications égalitaires des fermiers ; la
fureur des soldats de retour de guerre, confrontés à la faillite et par suite à la ruine ;
l’activisme impertinent des sociétés républicaines démocratiques ; le radicalisme d’hommes
15
comme Jefferson ou Paine - pour ne citer qu’eux. C’est oublier qu’ici aussi il fallut mettre en
œuvre des mesures répressives pour museler les voix discordantes, qui tendaient à discréditer
le gouvernement fédéral. Bref, toute révolution est un temps radicale : ce sont les historiens
qui le sont moins.
Les révolutions occidentales ont parcouru un itinéraire quelque peu identique et vécu
des attentes similaires. Les changements politiques et juridiques y ont eu un impact indéniable
sur la société, que ce soit en matière de droit public ; de droit civil ou pénal ; de pratiques et
d’expériences. Certes, dans l’une, cet impact est immédiat et pour une part temporaire ; dans
l’autre, il est progressif et durable. La rapidité des transformations et métamorphoses
n’équivaut pas en effet à leur implantation sur la longue durée, car il faut compter – c’est ce
qu’ont fort bien vu avant même Benjamin Constant, Roederer, Sieyès ou Clavière – avec les
mentalités et par conséquent avec les us et coutumes. Il faut que soit rempli l’intervalle, aurait
ajouté Mirabeau. Sous cet angle, Amérique et Hollande ont accepté les résistances des
communautés et n’ont pas tenté - ou bien peu de temps – à contraindre les consciences, à
l’inverse de la France où des représentants en mission ou des commissaires du gouvernement
étaient chargés de « révolutionner » les localités ou de les encourager à bien voter. C’est dans
ce sens que la Révolution française peut s’avérer exceptionnelle – ou pour le moins
singulière : parce qu’elle a voulu imposer bon gré mal gré à la nation ce qui devait s’acquérir
par la force des habitudes. D’autre part, par la grâce de son étendue et de sa démographie, on
ne peut nier qu’elle ait essaimé un peu partout en Europe, chez ceux du moins qui étaient
prêts à les accueillir, les germes de la démocratie et les principes des droits. Unique aussi
parce que, seule parmi les trois révolutions ici traitées, elle n’a su exorciser la discorde et
retrouver une respectabilité souillée par la Terreur – qu’elle soit rouge ou blanche33. De là la
tendance des historiens républicains du 19e siècle à la doter d’une universalité lumineuse telle
qu’elle efface les erreurs commises - au profit d’une si belle cause. Ce qui ne sera pas une
raison pour la France à fleurs de lys, demeurée fidèle à la monarchie Très Chrétienne de s’y
rallier. La discorde se maintiendra.
Au terme du cycle révolutionnaire, le Panthéon qui aurait dû être le temple des grands
hommes de la nation française ne recelait plus que les cendres de Voltaire et de Rousseau –
rapidement expulsés par la Restauration qui rendit à Sainte-Geneviève son sanctuaire – là où
les Etats-Unis se flattaient encore et toujours de leurs Founding Fathers, dont les traits étaient
reproduits et diffusés en milliers d’exemplaires et là où les Néerlandais en étaient réduits à
ressusciter les héros de leur révolte contre l’Espagne et les génies de leur Siècle d’Or.
Véritable symbole de la perception portée par les protagonistes sur leur histoire récente que ce
vide, cette pléthore ou ce décalage. Le retour du prince d’Orange permit aux Hollandais de
retrouver des hommes dignes de leur panthéon national, puisque parmi ces princes, un du
moins avait été blessé à Waterloo lors de la chute du Géant.
N’oublions pas cette terreur blanche, violente, irrationnelle, vengeresse qui ensanglante nombre de
départements en 1815. Ici aussi, il y a un retour du refoulé et une même intensité. La violence est toujours
proportionnelle à celle vécue soi-même.
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