ALAIN ET SON TEMPS
Introduction :
Né Emile Chartier, il prend le pseudonyme d’Alain en 1900, car selon lui, l’homme
dans la vie n’est pas le même que l’homme écrivain. Né en 1868, il meurt en 1951,
ce qui l’inscrit profondément dans le régime de la IIIe République auquel il est
attaché. Pour preuve son ascension sociale permise par ses études : issu de la
petite bourgeoisie normande (père vétérinaire), il suit une formation littéraire à
Paris, qui lui fait intégrer l’ENS et réussir l’agrégation de philosophie avec succès. (Il
se destine à la philosophie grâce à son professeur de khâgne, Jules Lagneau, qui
exercera une grande influence sur la pensée d’Alain tout au long de sa vie.) Il
représente la première tentative majeure de démocratisation de la philosophie en
dehors de l’école, ainsi que la conscience de l’idéologie républicaine de la période
précédant la II en GM. Il est le créateur d’un nouveau genre littéraire qui fait son
succès : le propos ; d’intérêt philosophique, mais également littéraire, il s’appuie sur
le quotidien, la vie sociale… Alain a une vision pratique de la philosophie, celle-ci
doit en effet être tournée vers l’action ( de Sartre cependant qui prône la fatalité de
l’engagement). Il conviendra d’étudier cette figure majeure du XX e siècle,
représentative de la IIIE République, qui a largement contribué à donner une
nouvelle définition de l’intellectuel moderne. Ainsi verrons nous dans un premier
temps l’homme radical, puis le pacifiste et enfin l’homme citoyen engagé, soucieux
de son temps.
I. Le radical
1. Le libéral de gauche
Le radicalisme est définit comme étant une attitude politique des Républicains
partisans de réformes dites radicales, càd tournées vers la démocratie et la laïcité.
Alain est, par ses origines, lié à ce mouvement ; sa Normandie natale se veut être
une région indépendante, et le Normand est même « un libéral prêt à demander
pour autrui la liberté qu’il demande pour lui-même ». La notion d’individualisme est
essentielle (d’où son refus du communisme entre autres), de même que
l’indépendance privée. Il est un représentant du libéralisme –au sens du libertarian
anglais- en même temps orienté à gauche (une position difficile à tenir en France où
la défense des libertés place automatiquement et droite, d’autant que le Parti
Socialiste a assuré sa domination à gauche sur la base d’un programme
d’étatisation et de remise en cause de l’individu). Alain est donc écarté de la gauche
anti-libéral et regardé avec méfiance par une droite plus conservatrice que libérale.
2. L’engagement politique
L’affaire Dreyfus lui permet de s’émanciper : loin d’être un dreyfusard convaincu
cependant dès le début, il s’y intéresse dans le fil de la seconde affaire concernant
les défenseurs que l’on veut faire taire. C’est le début de sa politisation. Il s’engage
avec des personnalités telles que Léon Blum, Charles Péguy et Francis de
Préssensé. En 1902, il tente le passage du statut de théoricien de fait démocratique
à celui de praticien lors d’une élection pour laquelle il soutient Louis Ricard (maire
de Rouen) ; mais c’est un échec. Ainsi comprend-il que le combat doit être mené
dans l’opinion publique plutôt que dans les urnes.
3. L’émancipation par l’éducation
D’où l’importance accordée au peuple : « le peuple c’est lui qui paie, il a donc le
droit de révoquer ceux qui en font mauvais usage ». Avant même d’être un radical
ou un républicain, il est un démocrate, soucieux des droits de l’homme, de la
souveraineté populaire et de son expression dans les formes démocratiques (->
attachement au parlementarisme). Alain ne voit pas une crise des élites, mais un
manque de démocratie : sa réflexion sur la nature de la démocratie le conduit à
penser qu’elle ne consiste pas en l’organisation des pouvoirs, mais plutôt en leur
limitation. C’est pourquoi il défend les revendications salariales et l’action des
syndicats qu’il interprète comme les réalisations de ces limitations. A cette
conception s’ajoute un anticléricalisme fort (il prend d’ailleurs part à la séparation
de 1905 à travers des articles et des conférences), que l’on retrouve dans son
enseignement. L’exemple des universités populaires l’illustre bien : tenues à
Lorient, Rouen et Paris, elles avaient pour but d’enseigner aux couches populaires
éloignées de l’enseignement secondaire dans un esprit républicain et anticlérical.
(Lui-même s’est émancipé grâce à l’éducation). Le ton est militant tout en montrant
qu’Alain n’est pas fait pour l’embrigadement politique, mais qu’il est plutôt un
homme engagé, non enrôlé. Le lieu de cet engagement est le journal, qui apparaît
dès lors comme une étape dans l’évolution des intellectuels français se définissant
comme lié à un modèle universitaire de savoir spécialisé (philosophe), un modèle
professoral (il enseigne en khâgne dans différents lycées, notamment Henri IV) et
un modèle intellectuel (l’engagement).
II. Le pacifiste
1. L’engagement en 1914
Alain est reconnu comme un pacifiste convaincu, allant même jusqu’à l’extrême ; il
faut pourtant revenir sur cette idée répandue. Il énonce bien en 1904 son horreur
des discours bellicistes : la guerre est un mal, et la paix un bien fondamental à
toute société par la concorde entre les citoyens qu’elle suppose. Il est un des
premiers à s’inquiéter de la « brutalisation » des sociétés avant 1914, càd de ce
mélange d’incitation à la violence patriotique. Cependant, le conflit mondial de 1914
vient complexifier cette opinion : il décide de s’engager, demande expressément à
être envoyé au front, alors même qu’il a dépassé l’âge de l’enrôlement. De cette
manière voulait-il accomplir son devoir de citoyen et pouvoir parler la guerre en
connaissance de cause : « instruire la pacifisme pour l’amener à faire face à la
réalité, càd aux causes réelles de la guerre ». Il revient blessé au pied, et tire de son
expérience une de ses œuvres majeures Mars ou la guerre jugée.
2. L’Entre-Deux
Cette période est pour tous les pacifistes l’occasion d’un engagement profond, d’où
l’expression de pacifisme intégral qui est souvent employé. Il est d’autant plus fort
que certains ont vécu la guerre de 1914, comme Alain, c’est donc à travers une
attitude de rejet qu’il s’exprime. Preuve en est le choc de l’invasion de la Ruhr : le
gouvernement français veut faire plier l’Allemagne pour récupérer les réparations
du traité de Versailles, ce qui signe la fin de l’idée d’une Europe réglée par des
rapports de droit et compromet définitivement un plaidoyer pour les rapports de
paix.
3. La Conférence de Munich
L’attitude du philosophe face à Hitler et Mussolini est claire : toute violence le
révolte ; cependant il commence par adopter une attitude attentiste face à l’arrivée
d’Hitler au pouvoir, ce n’est qu’au fur et à mesure des événement que son attitude
se radicalise. Il faut dès lors préciser qu’Alain ne voit pas véritablement le « mal » en
Hitler, plutôt un danger potentiel dans la mesure où il augmenterait les tensions.
Ainsi veut il les contenir en créant des situations de négociations, d’où son
ralliement aux Munichois, qui s’engagent afin de trouver un compromis de paix.
Ces accords, loin de représenter une défaite diplomatique, sont perçus comme le
fruit d’une volonté active de paix forçant la fatalité de la guerre. Il faut à présent
évoquer une autre facette de ce pacifisme, qui n’est pas aussi intégral qu’on
pourrait le dire, car Alain se disait hostile au désarmement. Cette attitude
apparemment peu en accord avec le pacifisme l’est pourtant dès lors qu’on le
considère comme « conditionné » (càd déterminé par la situation) ; car il était
conscient qu’il fallait garantir les moyens de la paix par la force (« Pour montrer les
dents, il faut avoir des dents » écrivait-il dans les Propos d’un Normand avant la Iere
GM déjà). Le désarmement doit être une conséquence, et non une source de paix (->
pacifisme radicalisé, mais pas absolu). Il est donc contraint de se résigner lorsque
commence la 2eme GM, l’action pour la paix a été poussée au maximum, mais elle
n’est pas immuable. Le tract auquel il prête sa signature en faveur de la « Paix
immédiate » est l’ultime tentative de paix, mais celle-ci s’avérait être une incitation à
la désertion ; Alain n’était cependant pas au courant du contenu de ce tract, dans
lequel cas il n’y aurait participé (les poursuites contre lui ont d’ailleurs été
abandonnées)
II. Le citoyen engagé
1. Contre les pouvoirs
Ses prises de position en font quelqu’un de profondément attaché à la justice et à la
liberté. La liberté n’est pas seulement politique, elle est avant tout individuelle (cf
I.1). Quant à la justice, elle est un élément important, puisqu’elle assure l’égalité
entre tous dans le respect de la tradition républicaine. Lui-même se veut juste
politiquement parlant : entre le refus du conservatisme des élites détentrices des
capitaux économique, politique et culturel, et la révolution socialiste, puis
communiste.
2. Le rôle dans le CVIA
Il assiste aux émeutes du 6 février 1934, dont on retient à l’époque qu’elles sont
menées par les ligues d’extrême droite (en réalité en minorité), hostiles aux
institutions parlementaires donc. L’épisode est menaçant, vague tentative de coup
d’Etat, plus que révolution fasciste, mais il rappelle brutalement la fragilité de
l’ordre démocratique. Ainsi les partis de gauche empruntent-ils la voie de l’unité
pour la première fois depuis le Cartel des gauches, par la formation d’un
mouvement intellectuel qui se cristallise autour du Comité de Vigilance des
Intellectuels Anti fascistes. Ce dernier réunit les trois familles de la gauche :
radicaux, socialistes et communistes, dans une sorte d’ « Union Sacrée » anti
fasciste. Alain en est un des fondateurs avec Paul Rivet (socialiste) et Paul Langevin
(communiste)
3. Les limites du CVIA
Alain contribue lui-même à limiter l’action du CVIA puisqu’il n’y siège jamais
physiquement ; il l’explique par le fait qu’il soit « hors de la politique active ». Il est
par ailleurs conscient des désaccords inhérents au Comité, en effet les esprits le
composant restent très différents, entre ceux hostiles aux libertés individuelles et
les libéraux dont il fait partie. Il a l’occasion de prendre ses distances avec le Comité
au sujet d’une pétition appelant à juger Hitler pour l’emprisonnement d’un
dirigeant communiste en 1934 : il ne perd pas de vue qu’une partie du mouvement
est d’ascendance stalinienne. C’est dès lors un dilemme politique qui se pose : il ne
faut pas être mené par Moscou, en même temps qu’il faut éviter de rompre avec
eux, sous peine de briser cette alliance. Le problème se cristallise autour de la
question du pacifisme : chacun en a une vision différente, allant de pair avec
l’antifascisme pour les radicaux, l’usage de la violence est loin d’être exclu dans la
vision communiste. Voilà qui pose des limites handicapantes à l’action du Comité,
s’il n’est pas d’accord sur un point aussi crucial, il ne peut agir, et son existence
peut être remise en question.
Conclusion :
Alain est un homme inscrit dans son temps, représentatif de l’intellectuel de
l’époque : engagé intellectuellement, mais également physiquement, ce qui est assez
important pour être souligné. Il présente différentes facettes dont la complexité peut
surprendre, libéral de gauche, pacifiste hostile à la démilitarisation, associé à des
partis dont il abhorre les idéaux. Souvent relégué dans le passé, car accusé de ne
pas être moderne, il l’est en réalité grâce à son œuvre des Propos, un genre littéraire
qu’il a créé et qui fit son succès, car il se rattachait à son temps et permettait
d’exprimer son engagement.
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