I N T E R P R É TAT I O N S
Comment peut-on être paysan ?
• Molière construit sa scène paysanne en Sicile, patrie originelle des bergers de
Théocrite ( Bucoliques ) : le patois d’Ile-de-France est ainsi « mis en bouche » sur
une scène fictive, évitant tout effet de réalisme, mais liée par la tradition littéraire à
l’élaboration d’une langue poétique dans la nature. Il semble que Molière ait voulu
faire du « langage paysan » une « île » à l’intérieur de sa pièce, un ailleurs auquel il
va confronter son héros. La scène est comique parce que le langage paysan est
familier, à la fois proche et irréel, parce que sa situation « dans une nature »
autorise l’expression crue du désir (d’où l’intérêt de Charlotte pour la nudité de
Dom Juan), mais avant tout parce qu’il apparaît comme une déformation du
langage commun. Comme toute mise en relief théâtrale d’un idiome, celle-ci
provoque le rire. Le spectateur entend les déformations phonétiques (a pour e dans
« mar », « barlue » ; « gliau », « gniais », etc.), grammaticales (« j’estions », « je
les avons »), syntaxiques ( « pisque batifoler y a »). S’y ajoutent des effets de « n a
ï v e t é » (« et pis tout d’un coup je voyois que je ne voyois plus rien » ), des mots
empruntés au personnage de G a reau dans Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac (
« Testigué », « stapandant », « Aga »), des jurons, et des répétitions qui n’ont bien
entendu rien de spécifiquement « paysan », mais qui servent à faire entendre dans
le langage paysan la « rusticité » d’une insistance presque mécanique.
Ainsi du verbe « batifoler », des expressions « t’as la veue trouble », « la barlue »,
« ce m’a t’il fait », « ç’ai-je fait », « et pis », « et pis ». C’est le mélange de
déformation et d’intelligibilité qui rend ce langage comique – familier et étrange à
la fois.
• Voici un passage du Pédant joué, dans lequel Gareau, le paysan, expose son
opinion en termes crus sur une situation qui n’est pas sans évoquer Dom Juan :
« J’aime bien mieux une bonne ménagère qui travaille de ses dix doigts que non
pas de ces Madames de Paris qui se font courtiser des courtisans. Vous verrez ces
galouriaux, tant que le jour est long, leur dire : « Mon cœur, M’amour, par-ci, par-
là ; je le veux bien, le veux-tu bien ? » Et pis c’est à se sabouler, à se patiner, à
plaquer leurs mains au commencement sur les joues, pis sur le cou, pis sur les
tripes, pis sur le brinchet, pis cor pus bas, et ainsi le vit se glisse. Cependant, moi
qui ne veux pas que nan me fasse des trogédies, si j’avais treuvé quelque ribaud
licher le morviau à ma femme, comme cet affront-là frappe bien au cœur, peut-être
que dans le désespoir je m’emporterois à jeter son chapiau par les fenêtres ou à lui
faire les cornes et me moquer de li, pis ce serait du scandale ; Tigué, queuque niais.
»
Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué, (in Le Théâtre du XVIIe siècle, La Pléiade, p.
786).