Il n’avait pas beaucoup parlé mais il avait pris soin de marquer son respect pour son hôte sans trahir
sa fierté. Son latin avait été à la hauteur, pensait-il. Cette réussite l’autorisait à envisager de
demander au consul la main de sa fille.
Féric s’était habitué à ne pas trop espérer de la vie rude qui revenait aux hommes de son peuple. Il
savait qu’il fallait laisser aux oisifs l’enivrement des premières émotions chantées par les poètes, et
chercher avant tout son plaisir dans les événements simples de la vie du soldat exilé de son pays,
certain de ne jamais revoir sa famille. La fantaisie ne lui était pas permise : elle l’aurait brisé. Il
n’était pas fait pour elle - et elle se passerait très bien de lui, ajoutait-il dans ses pensées malgré tout
relativement agitées après son premier repas à une table romaine.
L’idée de se marier avec cette jeune femme grande, solide et fière l’avait plongé pour la première
fois dans le bonheur de l’imagination. La vie paisible qui lui était interdite défilait dans son esprit
habitué à de terribles défis. Les noces, les enfants, les fêtes de famille : être privé de cette
perspective ne la lui rendait pas détestable, au contraire. Il se savait totalement libre de choisir,
d’abandonner pour cette belle femme ses pérégrinations, ou de poursuivre sa route et d’aller au-
devant d’autres événements.
Il avait l’impression de ne plus avoir à se chercher. Une surprenante confiance dans l’avenir l’avait
envahi. Pour la première fois, il acceptait que son sort ne dépendît pas uniquement de lui et de son
roi. Il sentait toute sa force, sa capacité à endurer, à vaincre, même si c’était au prix d’une course
sans fin à travers l’Europe dont personne ne savait à quoi elle conduirait.
A partir de ce jour, il s’amusa de tout : lui qui s’inquiétait du manque de discipline de ses
camarades trouvait plus d’ardeur encore à leur montrer l’exemple ; les colères d’Alaric ne pesaient
plus sur lui comme naguère, où il devait s’appuyer sur le regard de ses voisins pour garder son
calme ; il passait aussi davantage de temps avec ses amis, ne se sentant plus comme avant pressé de
se retrouver seul pour reprendre ses forces.
Il prit goût pour le chant. Il avait été sensible aux veillées animées le soir par les plus doués d’entre
eux, qui rappelaient les exploits antiques de leur peuple et les complétaient au fur et à mesure des
événements qu’ils vivaient. Le tambourin et la flûte résonnaient profondément en lui. Face aux
palais décharnés des notables romains, il comprenait la force de cet art simple, mais qui vibrait de
ce lien, redit presque chaque soir, entre de vieilles légendes et un présent encore chaud dans leur
corps.
Il avait le sentiment que c’était ici, à Clermont, que cette épopée allait prendre toute sa dimension.
Les voûtes de ces vieux palais les avaient attendus. Ces vieilles montagnes, usées par les vents et la
pluie, étaient le théâtre naturel de leurs récits. Et même s’ils devaient partir un jour pour de
nouvelles conquêtes, le souvenir de ces chants serait conservé ici. Plus de mille ans, pensait-il.
Certains de ses amis se disaient, par plaisanterie, prêts à tout quitter pour perpétuer ici le souvenir
de la vaillance du peuple Goth. Peu leur importerait d’être seuls. Le souvenir de leur belle Romaine
– il se rendit compte que ses amis avaient découvert les mêmes émotions que lui - suffirait à leur
donner le courage d’accomplir la justice partout dans les montagnes, où on les appellerait.
Ils se désignaient entre eux comme la génération qui avait découvert Rome. Et au fond, ils se
demandaient si ce n’était pas la Ville elle-même qui leur donnait cet enthousiasme. D’autres Goths
étaient allés jusqu’à elle, et l’avaient conquise. Plus rapides qu’eux, plus ambitieux, ils s’étaient
emparés de cette cité majestueuse qui enflammait les rêves de tous les guerriers du monde. Mais
Féric découvrait ici que l’esprit de Rome était pour eux.