Wisigoth 1. Le serment Le roi dormait peu, dans son grand palais aux voûtes tristes, qu’une famille romaine lui avait laissé – elle ne l’utilisait plus. Il n’avait jamais, avant son arrivée en Auvergne, dormi entre des murs de pierre. Il ressentait avec gêne la froideur, et surtout la prétention de ce bâtiment qui l’empêchait de se lover contre les étoiles et près de son Dieu qui lui avait donné toutes les victoires. Il ne dormait pas, comme s’il avait craint que, dans son sommeil, la morgue romaine infusât son esprit. Lors de ses nuits de veille il cherchait un sens au destin qui avait permis à son humble peuple de remporter ces victoires sur l'empire millénaire. Bien sûr, le Christ le conduisait et lui donnait sa force. Il était son allié ! Quelle erreur commettaient les Romains de persister à croire que Jésus fût Dieu. Leurs défaites leur feraient entendre raison, mieux que tous les raisonnements qu’il pourrait faire au consul et à l’évêque de Clermont. Il devait s'arrêter quelque temps ici, à Clermont, pour établir son autorité, fixer les règles de cohabitation avec les Romains, faire des lois pour que ces gens, qui s’étaient habitués à vivre entre eux, ouvrent leurs esprits à la nouvelle civilisation. Jésus voulait que l’homme régnât sur la Terre, elle était pour ceux comprenaient son humanité, non pour les savants qui inventaient une divinité dépassant l’entendement. « Je veux que mon peuple règne mille ans, aussi longtemps qu'a duré Rome. Nous l'avons mérité. Sans cesse, sacrifiant à la gloire le repos, nous cherchons la Justice. Personne ne peut nous arrêter. Je poursuivrai le combat de tout mon être, comme mon Maître, pour le bien des hommes. C’est cela un roi : pas un savant, mais celui qui met toute sa force au service du destin, et inlassablement reprend la lutte qui n’a pas de fin. » Déjà, tandis qu’il établissait sa royauté ici, ses éclaireurs parcouraient l’Aquitaine, reconnaissant les futurs terrains de bataille, préparant les victoires à venir. Il n’avait plus aucun doute sur sa capacité à balayer les armées romaines. Il connaissait si bien leur tactique, toujours la même, et il savait qu’elle ne pouvait rien contre la force de mouvement de ses cavaliers. Les Romains n’avaient toujours pas compris que les Wisigoths étaient là, et bien là, et pour longtemps. Ils devraient s’en accommoder. L’Aquitaine était faite pour les Wisigoths : après Clermont, ce serait Nîmes, Toulouse, les Pyrénées. Et puis l’Espagne et toute la Méditerranée. Un nouvel empire. Arien. Il n’était pas besoin de rester longtemps pour tout remettre en place, ce que les Romains avaient ruiné à force de raffinement et de lâcheté. Et l’on pourrait repartir pour mille ans. Son esprit s’emballait. Il avait l’impression d’embrasser l’avenir, de le tenir au creux de sa poitrine. Il voulait le donner à tous autour de lui : si seulement ils écoutaient, renonçant à leurs peurs, déployant leur force pour le bien, ne craignant plus la famine, les guerres. Quelques forces armées bien entraînées suffisaient à régler bien des injustices. Mieux que les palabres en robe, elles protègeraient le faible. Et entretiendraient la flamme d’un règne éternel. Ne pas tomber dans la routine, ne pas se perdre dans les complications, voilà le grand combat qui réunira l’empire : viendra le jour où l’empire renaîtra. A cette heure où l’aube pointait, il lui fallait sortir, manifester sa force à la lueur du jour naissant. Le Soleil n’était plus le Dieu des hommes. Le Christ avait montré le chemin. Serrant son cheval d’une étreinte formidable, il galopa longtemps. A son retour, ses guerriers l’attendaient sur la grand place, autour d’un feu de joie. C’était un jour de fête : le consul et tous les magistrats venaient prêter serment devant eux. Alaric n’avait pas de rancune. Les Romains s’étaient battus, et ils avaient perdu. Par leur serment ils seraient lavés de leurs erreurs, de leur luxe paresseux. Ils arrivèrent bientôt, pâles fantômes drapés dans leurs toges grises. Que les Wisigoths avaient fière allure à côté de ces esprits décharnés. Qu’ils étaient purs. Le timbre clair de leur clameur emplissait Alaric de fierté. Il accueillit le consul. Les Romains se regroupèrent de l’autre côté du feu. Avant de jurer obéissance au peuple vainqueur, le consul avait demandé de pouvoir prononcer l’éloge de Rome. En quelques mots, il parcourut cette histoire glorieuse, depuis la louve de Romulus jusqu’à la conquête de l’Egypte, des débuts de l’empire jusqu’aux invasions, puis le nouveau départ donné par la conversion de Constantin, l’incroyable renaissance de l’empire et la volonté de Rome de s’appuyer aujourd’hui sur les plus grands peuples de ce temps pour poursuivre l’œuvre de Dieu. En guise de réponse, Alaric leva sa lance, provoquant une nouvelle clameur guerrière. Les Romains s’inclinèrent. Puis, levant la main, ils prononcèrent gravement le serment. 2. L’incompréhension L’évêque regardait la scène depuis sa fenêtre. Il se savait en grand danger. Alaric avait déjà décapité plusieurs paroissiens pour avoir dit ce qu’ils pensaient de l’arianisme. Mais le serment n’était pas allégeance à l’hérésie : même si Alaric ne le comprenait pas, les chrétiens romains ne rendaient à César que ce qui lui revenait, leur cœur restant fidèle à Jésus, homme et Dieu. Ce malentendu convenait à chacun. Sidoine se devait d’ouvrir les yeux de ce grand roi. Celui-ci ne commettait qu’une erreur : la source de l’amour infini pour les hommes ne pouvait venir d’un homme : si Jésus n’était pas Dieu il ne pouvait sauver les hommes du péché et les libérer de l’emprise des autres hommes. Toute la force du monde n’y pouvait rien, sans amour il ne réussirait pas à inscrire son royaume dans la durée. Sidoine attendait le moment propice pour lui révéler cette vérité qui le sauverait ainsi que ses hommes et permettrait aux Wisigoths de réaliser leur rêve,… à moins qu’il ne préfère le faire périr, lui permettant de rejoindre au Ciel les autres martyrs. Après la cérémonie, Alaric avait demandé aux patriciens de venir discuter avec ses généraux. Il voulait donner la vision des Wisigoths pour renouveler l’empire, qui passait naturellement par le renouvellement du droit. Alaric parlait au milieu des hommes assis en face les uns des autres. « Votre erreur, c’est d’avoir cru que vos textes écrits, envoyés partout, gravés sur les murs des forums, suffisaient à souder l’empire. Dans la plupart des provinces, vous le savez bien, ce ne sont que lettres mortes. Vous avez besoin de nous car nous savons donner vie à votre droit, à son esprit, à sa grandeur. Vous vous êtes figés : tout le monde autour de vous admire Rome, mais votre orgueil et vos querelles intestines vous détournent de votre propre idéal ! Il vous faut sortir de vous-même, comme l’a dit le Christ. C’est ce que Rome exige de vous : arrêtez de vouloir suivre Dieu, suivez les hommes courageux. Et c’est un barbare qui doit vous dire ce que Rome attend ! C’est pourquoi je compte sur votre serment pour nous souder, mon peuple et vous nobles patriciens. Je vous préviens : si vous ne respectez pas votre serment, vous serez rayés de l’empire, vous perdrez tout, et d’abord votre vie et celle de vos proches. Je veux que votre droit devienne la réalité de chacun des habitants et ne soit plus réservé à un petit groupe de privilégiés. Ne voyez-vous pas que l’esclavage est en contradiction fondamentale avec vos principes, et que votre frontière est incompatible avec votre rayonnement ? Chacun doit avoir sa terre et pouvoir l’exploiter avec les meilleures techniques, en contrepartie de l’impôt. C’est comme cela que vous pourrez rayonner toujours plus loin et conquérir le monde ! Je vous donne trois mois pour libérer ceux de vos esclaves qui le souhaitent et leur allouer une partie de votre domaine pour y travailler. Je fixerai les règles avec vous car bien sûr mon objectif n’est pas de vous ruiner. Vous ne pourrez que bénéficier de ce renouvellement. Je ne vous laisserai pas manquer cette occasion de devenir de vrais chrétiens. Avez-vous des objections ? » L’ancien consul se leva lentement : « Nous avons prêté serment car nous comptons aussi sur vous pour relever Rome. Bien sûr. Vous êtes notre espoir, et nous ferons ce qu’il faut pour votre réussite. Nous sommes d’accord avec vos décisions, elles s’imposeront à tous et nous donnerons l’exemple. Mais vous savez que la difficulté n’est pas là : nous ne pouvons abandonner notre foi en la divinité du Christ. Si vous enlevez cela, tous vos exploits resteront des œuvres purement humaines et ne dureront pas. La restauration de Rome passe par votre conversion : vous ne pouvez suivre le Christ sans lui apporter le respect dû à la personne divine. Tout échouera si vous persistez à vous croire l’égal de notre Maître à tous. » Alaric, toujours debout au milieu de l’assemblée, répondit gravement : « Vous me permettrez de rester fidèle à ma foi. Si le Christ est Dieu, nous ne pouvons tout simplement pas le suivre. Un idéal inaccessible cesse de vivre. Ne voyez-vous pas que nos victoires sont la preuve même de votre erreur ? Laissons cela : je ne ferai de toute façon pas de mal à votre évêque. Tout cela dépasse nos peuples, le vôtre et le mien. Vous demandez trop, et je ne sacrifierai pas notre unité – vous venez de prêter serment - à cette querelle abstraite. » Le consul se leva sans y avoir été invité : « Vous devez appliquer à votre foi ce que vous voulez appliquer à notre droit : tout le monde doit y avoir accès. Nous admirons votre force, nous sommes convaincus que vous arriverez à faire revenir Rome dans les cœurs. Mais soyez cohérent : ces cœurs aspirent à une même foi dans le Dieu crucifié sur la croix. » Le roi, qui connaissait la sensibilité de ce sujet pour ses généraux, et sachant qu’aucun compromis supplémentaire n’était possible pour l’instant, répondit vivement : « Je n’apprécie pas votre façon de vous indigner. Après tout, si c’est la vérité, le temps vous donnera raison. Qui sait ? Peut-être ne serons-nous plus là dans dix ans. La discussion est terminée. A demain. » Les patriciens se retirèrent, déçus. Les invasions avaient profondément perturbé l’économie et les conditions de vie de cette élite provinciale s’étaient dégradées continument. Mais ce que redoutaient surtout ces esprits formés selon les canons classiques était la dégradation des mentalités. Dans leurs propres familles ils observaient des évolutions du comportement qui les inquiétaient. Leurs enfants manifestaient un esprit d’indépendance qui ne pouvait que résulter des défaites romaines et du sentiment que Rome n’était plus l’idéal incontestable. Pourtant, les barbares euxmêmes ne souhaitaient, même si c’était à leur manière, que poursuivre cet idéal. Les jeunes générations romaines risquaient de perdre leurs repères et de laisser Rome à ces brutes insensées. Evincés des fonctions officielles auxquelles ils ne prétendaient de toute façon pas, ne voulant pas non plus déchoir dans le travail de gestion des domaines agricoles ou des entreprises commerciales, ils se retrouvaient à vivre dans les demeures familiales, de plus en plus difficiles à entretenir, sans autre activité que des loisirs qui ne satisfaisaient guère leur intelligence. C’était clairement une situation de décadence, en tout cas les signes annonciateurs s’en multipliaient. Les mariages mixtes permettaient souvent de reprendre espoir, car incontestablement les différents combattants qui avaient parcouru l’empire montraient des qualités hors du commun, souvent à la hauteur des valeurs de Rome. Le mariage était l’arme contre ce mur religieux, cette marque de déchéance que représentait l’arianisme. Certes, on pouvait l’excuser au vu du parcours insensé de ces hommes de l’Est, partis de rien et devenus quasiment de véritables Romains. Mais elle n’en restait pas moins comme la trace indélébile de la barbarie. Tout ce que les Wisigoths pouvaient apporter serait ruiné si l’on cédait là-dessus. Le roi l’avait compris, pensait le consul, et c’était la position qu’il défendit dans la réunion qui suivit l’audience d’Alaric. Il avait accepté de prêter serment parce qu’il pensait le roi accessible à la vérité. Alaric comprenait d’autant mieux qu’il voyait le courage insensé avec lequel les Romains continuaient de lui résister. L’un des leurs avait pourtant été tué dès la paix rétabli, nouveau saint Etienne. Son courage avait été pour Alaric l’exemple le plus parlant. Pour l’opposition au consul, il y avait un véritable risque dans ce serment : capituler devant des êtres qui ne connaissaient que la force laisserait-il donc le moindre espoir, sinon que de nouvelles invasions repoussent à nouveau l’envahisseur et apportent, peut-être, un peuple plus docile ? Mais combien de temps faudrait-il encore attendre ? Combien de guerres faudrait-il subir ? Fallait-il donc tout perdre ? Après tout, comme l’avait rappelé Alaric, c’est ce que le Christ demandait pour le suivre. Sur cette triste ruine renaîtrait peut-être une civilisation encore plus belle. L’assemblée se conclut sur le mot « Patience », qui avait été gravé sur l’un des murs de la salle commune deux cents ans plus tôt. 3. L’amour fou Celui des généraux d’Alaric que logeait Sidoine, dans une aile de son palais, fréquentait désormais sa table. Les premières semaines, il avait soigneusement évité le consul, avec une lâcheté qu’il se reprochait. Alaric lui-même avait dû le prier de surmonter cette sorte de timidité ou de désinvolture, que sa jeunesse excusait. Se retrouvant à partager le repas de la famille patricienne – Sidoine lui avait épargné un repas entre Romains -, Féric avait ressenti comme une libération ce partage simple, d’une certaine froideur due à l’écart de mœurs qui les séparait, mais qui lui avait fait prendre conscience de sa grandeur et de celle de Rome. Il n’avait pas beaucoup parlé mais il avait pris soin de marquer son respect pour son hôte sans trahir sa fierté. Son latin avait été à la hauteur, pensait-il. Cette réussite l’autorisait à envisager de demander au consul la main de sa fille. Féric s’était habitué à ne pas trop espérer de la vie rude qui revenait aux hommes de son peuple. Il savait qu’il fallait laisser aux oisifs l’enivrement des premières émotions chantées par les poètes, et chercher avant tout son plaisir dans les événements simples de la vie du soldat exilé de son pays, certain de ne jamais revoir sa famille. La fantaisie ne lui était pas permise : elle l’aurait brisé. Il n’était pas fait pour elle - et elle se passerait très bien de lui, ajoutait-il dans ses pensées malgré tout relativement agitées après son premier repas à une table romaine. L’idée de se marier avec cette jeune femme grande, solide et fière l’avait plongé pour la première fois dans le bonheur de l’imagination. La vie paisible qui lui était interdite défilait dans son esprit habitué à de terribles défis. Les noces, les enfants, les fêtes de famille : être privé de cette perspective ne la lui rendait pas détestable, au contraire. Il se savait totalement libre de choisir, d’abandonner pour cette belle femme ses pérégrinations, ou de poursuivre sa route et d’aller audevant d’autres événements. Il avait l’impression de ne plus avoir à se chercher. Une surprenante confiance dans l’avenir l’avait envahi. Pour la première fois, il acceptait que son sort ne dépendît pas uniquement de lui et de son roi. Il sentait toute sa force, sa capacité à endurer, à vaincre, même si c’était au prix d’une course sans fin à travers l’Europe dont personne ne savait à quoi elle conduirait. A partir de ce jour, il s’amusa de tout : lui qui s’inquiétait du manque de discipline de ses camarades trouvait plus d’ardeur encore à leur montrer l’exemple ; les colères d’Alaric ne pesaient plus sur lui comme naguère, où il devait s’appuyer sur le regard de ses voisins pour garder son calme ; il passait aussi davantage de temps avec ses amis, ne se sentant plus comme avant pressé de se retrouver seul pour reprendre ses forces. Il prit goût pour le chant. Il avait été sensible aux veillées animées le soir par les plus doués d’entre eux, qui rappelaient les exploits antiques de leur peuple et les complétaient au fur et à mesure des événements qu’ils vivaient. Le tambourin et la flûte résonnaient profondément en lui. Face aux palais décharnés des notables romains, il comprenait la force de cet art simple, mais qui vibrait de ce lien, redit presque chaque soir, entre de vieilles légendes et un présent encore chaud dans leur corps. Il avait le sentiment que c’était ici, à Clermont, que cette épopée allait prendre toute sa dimension. Les voûtes de ces vieux palais les avaient attendus. Ces vieilles montagnes, usées par les vents et la pluie, étaient le théâtre naturel de leurs récits. Et même s’ils devaient partir un jour pour de nouvelles conquêtes, le souvenir de ces chants serait conservé ici. Plus de mille ans, pensait-il. Certains de ses amis se disaient, par plaisanterie, prêts à tout quitter pour perpétuer ici le souvenir de la vaillance du peuple Goth. Peu leur importerait d’être seuls. Le souvenir de leur belle Romaine – il se rendit compte que ses amis avaient découvert les mêmes émotions que lui - suffirait à leur donner le courage d’accomplir la justice partout dans les montagnes, où on les appellerait. Ils se désignaient entre eux comme la génération qui avait découvert Rome. Et au fond, ils se demandaient si ce n’était pas la Ville elle-même qui leur donnait cet enthousiasme. D’autres Goths étaient allés jusqu’à elle, et l’avaient conquise. Plus rapides qu’eux, plus ambitieux, ils s’étaient emparés de cette cité majestueuse qui enflammait les rêves de tous les guerriers du monde. Mais Féric découvrait ici que l’esprit de Rome était pour eux. Cet enthousiasme allait trop loin : certains avaient effectivement abandonné l’armée pour partir à l’aventure dans les forêts. Ils s’imaginaient attendus par leur belle patricienne, à laquelle ils pourraient, peut-être, venir conter quelque humble exploit. C’était folie : ils s’imaginaient trouver la trace du Christ au coin d’un hameau, dans le visage d’un enfant, devant une vallée enneigée. Et Alaric s’inquiétait de cette oisiveté si contraire au tempérament des Wisigoths. C’était un piège qu’inconsciemment Rome la lettrée leur tendait. Ces images de ses jeunes officiers joyeux, le bruit de leurs chants, ce bonheur si contraire à leur nature, achevaient de lui enlever le sommeil. Il fallait peut-être partir. 4. Le choix Tuer l’évêque lui permettrait de ressouder les troupes et de mettre fin aux tentations. Cette hypothèse démangeait Alaric car il ne voyait pas d’autre moyen d’enrayer le déclin déjà palpable des Wisigoths. Il ne voulait pas partir car il savait que ce serait poursuivre une course sans fin. Même s’il y avait encore bien des terres à découvrir, plus magnifiques encore que celles d’Auvergne. Il ne pouvait pas non plus laisser la jeunesse se bercer d’illusions sur le rapprochement avec les Romains : celui-ci ne pourrait se faire qu’à leur profit. Il sentait que ses discours ne galvanisaient plus ses hommes. Ils étaient distraits, tentés d’abandonner l’éternel combat. Un assassinat les ramènerait sur terre. L’évêque continuait de garder le silence avec lui. Il détestait ce respect trompeur avec lequel il le traitait : au moins le consul avait osé lui parler. Il préférait encore sa morgue et celle de ses amis magistrats : au moins ils avaient le courage de dire ce qu’ils pensaient ! Il avait la componction en horreur : signe d’une nature dévoyée qui n’allait pas au bout d’elle-même. L’exécution se passa rapidement, au petit matin. La tête fut portée au consul. Alaric avait tenu à annoncer lui-même sa peine au condamné. Il n’était pas un lâche. Mais l’évêque était resté semblable à lui-même : son regard n’avait pas tremblé, mais il n’avait pas fait l’éloge de sa foi qu’Alaric attendait. Il avait seulement murmuré, comme pour lui-même : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » « C’est plutôt lui qui n’est pas de ce monde, se disait Alaric en riant intérieurement avec une joie qu’il n’avait plus connue depuis longtemps. En tout cas, cet évêque ne savait pas se vendre : qui regrettera ses tristes prêches ? » Un calme étrange l’avait envahi après ce forfait. Il avait vaguement pensé aux fils d’Adam, Caïn et Abel, et à la mansuétude de Dieu pour l’assassin, qui restait malgré sa damnation. Il était peut-être un nouveau Caïn. Mais Jésus était venu pour sauver tous les hommes, et surtout ceux qui étaient perdus. Les Romains devaient s’en souvenir. Pourtant, la mort de l’évêque ne changea pas durablement les choses. Les jeunes durent bien sûr mettre fin à leurs rêves d’alliance romaine. Mais ils ne revinrent pas à leurs anciens jeux. Féric avait pris ses distances avec le roi. Un groupe s’était constitué autour de lui. Bien sûr il ne prétendait pas prendre la place d’Alaric. Mais il lui faisait comprendre que l’unité de leur peuple n’était plus aussi naturelle. Alaric savait qu’il n’aurait pas dû se laisser emporter par la colère. Il prenait trop à cœur sa fonction. Il aurait voulu séparer radicalement ses troupes des Romains, imposer à nouveau une discipline de fer aux Wisigoths. Mais à quoi bon s’ils avaient vocation à s’installer en Auvergne, comme il le souhaitait lui-même ? Et tout changement de génération apportait une évolution. C’était inévitable, surtout avec un changement de vie si marqué. Comment reprocher à ces jeunes leur fascination pour l’excellence romaine ? Alaric invita Féric à venir lui parler. - - Que me conseilles-tu, jeune guerrier ?, lui demanda-t-il à son entrée dans le palais. Nous sommes tous un peu perdus. Il nous faut construire quelque chose de nouveau, répondit Féric, dont le calme surprit le roi. Nous ne sommes peut-être pas le peuple élu, mais nous devons tout faire pour mériter de l’être. Et peut-être, dans mille ans, naîtra une grande civilisation. A quoi penses-tu ? Veux-tu te convertir ? Tu parles comme si nous avions quelque chose à prouver. C’est plutôt aux Romains de se rendre compte de notre supériorité. Je crois qu’ils l’ont fait en prêtant serment. Un bon maître doit savoir tendre la main, donner l’exemple. Je ne veux pas de signe de faiblesse. C’est un signe de force, de renoncer à la violence. Mais si cela nous conduit à renoncer aussi à nous-mêmes ? Je ne peux répondre à cette question à votre place. C’est vous qui êtes le roi et cette décision appartient au roi. Penses-tu que je puisse régner ici ? Vous avez tué l’évêque qui pouvait vous couronner. Alors je dois partir ? Le silence de Féric était approbateur. Cette franchise, fierté de son peuple, mêlée de cette humilité, ébranla profondément Alaric. Elle lui donnait de l’espoir car elle montrait que l’esprit de Rome pouvait vivre en celui d’un Wisigoth. Mais il avait compris. Son destin l’empêchait de s’arrêter. C’était peut-être ainsi qu’il se réaliserait et que les Romains le comprendraient : il ne voulait pas autre chose que leur montrer la voie de la renaissance. Celle-ci viendrait lorsque le savoir accumulé dans leurs bibliothèques serait mis à la disposition de tous, et qu’au lieu de se protéger derrière une frontière, les Romains ouvriraient leurs routes à tous ceux qui les admiraient. Pour cela, ils devaient descendre de leur piédestal et revenir dans le mouvement de la vie. En mourant, l’évêque l’avait béni en levant deux doigts. Il avait murmuré : « Les hommes veulent régner, Dieu veut servir. » En cet instant, Alaric s’était converti. Peu après, il partit, laissant derrière lui quelques hommes qui perpétueraient la mémoire des Wisigoths. Il devait conquérir l’Espagne, puis l’Afrique du Nord, et seule la mort arrêterait ses exploits.