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Quatre pistes pour réguler la finance
par Christian Chavagneux
Alternatives Economiques, n° 267 (03/2008)
Tout le monde en convient : la main invisible des marchés
financiers doit être maîtrisée. Reste à s'entendre sur les
remèdes.
Lorsque dans un pays, le développement du capital
devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque
de s'accomplir dans de mauvaises conditions. " Un beau
commentaire de la part d'un observateur des effets de la
finance contemporaine. Si ce n'est qu'on le doit à John
Maynard Keynes en 1936, dans sa célèbre Théorie
générale. Lorsque les banques deviennent l'un des
premiers joueurs du casino, ce sont effectivement les
économies qui en pâtissent : chaque crise financière se
traduit par un affolement des banquiers, qui répugnent
alors à prendre les risques nécessaires au financement
de l'économie réelle, sauf à réclamer des taux d'intérêt
bien plus élevés, ce qui dissuade l'emprunt et donc
l'activité et l'emploi (voir graphique).
Si tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut trouver
les moyens d'éviter cela, plus personne ne s'accorde dès
qu'il s'agit de préciser comment. Tour d'horizon des quatre
grandes pistes proposées dans le débat public.
Demander davantage de transparence
Pour les défenseurs de la finance telle qu'elle est
aujourd'hui, il ne faut surtout rien changer car, au fond,
tout va bien. Les deux grandes nouvelles techniques
financières développées ces dernières décennies, les
produits dérivés(a) et la titrisation(b), permettent aux
acteurs économiques de mieux gérer leurs risques et aux
épargnants de disposer de nouveaux placements.
Certes ces instruments introduisent du risque et de la
complexité. Mais si les investisseurs qui les achètent le
savent, ils agissent en toute connaissance de cause. Pour
que tout fonctionne bien, il suffit donc de fixer aux
financiers qui vendent ces produits des règles de
transparence renforcées. Pour Nicolas Véron, économiste
à Bruegel, " les règles actuelles sont suffisantes. Le
problème est qu'elles ne sont pas appliquées ". On ne
gagnerait donc pas grand-chose à les renforcer. De plus,
ce qui a fait la fortune, si l'on peut dire, de ce genre
d'instruments financiers, c'est qu'ils sont complexes et
opaques tant sur le plan des risques pris que sur le plan
fiscal (1). Attendre des banquiers qu'ils signalent qu'ils
sont en train de prendre trop de risques, c'est comme
attendre d'un fraudeur fiscal qu'il déclare ses revenus. On
peut attendre longtemps. Les appels à la transparence
sont les faux nez de l'inaction ou, comme l'exprime Jean-
Paul Pollin, professeur à l'université d'Orléans, " c'est
botter en touche ".
Augmenter le coût de la prise de risque
La proposition qui revient le plus souvent dans le débat
consiste à constater que puisque les banquiers seront
toujours tentés de prendre trop de risques, il faut les en
dissuader en augmentant le coût de cette prise de risque.
Ainsi, les experts s'accordent sur le fait que les
régulateurs bancaires doivent arriver à casser le caractère
autoentretenu de la prise de risque : plus l'économie va
bien, plus les banques prennent de risques en distribuant
leurs crédits ou en jouant sur les marchés financiers, plus
elles nourrissent la croissance et les bulles, plus elles
prêtent, etc., avec l'effet inverse dès que la crise éclate.
Les régulateurs qui voient monter les risques devraient
imposer aux banques de mettre de côté davantage de
capital dans les périodes d'euphorie pour se protéger. Les
banquiers ont en effet horreur d'être obligés de mettre de
l'argent de côté, car c'est autant de moins pour jouer au
casino. Voyant monter le coût des risques, du fait de ces
obligations de protection, les banques en prendraient
moins.
Pour Nicolas Véron, cette supposée " sagesse du
superviseur est une hypothèse héroïque ! Pourquoi
saurait-il mieux que le marché quand on passe à un état
de risque systémique ", c'est-à-dire susceptible de toucher
l'ensemble du secteur financier. " Ce serait justement un
moyen de responsabiliser les régulateurs ", rétorque
Anton Brender, professeur associé à l'université
Dauphine, car " la crise actuelle n'est pas une crise de la
finance, mais une grave crise de régulation, celle d'une
finance libérale sans contrôle ". Forcer les régulateurs à
agir pendant la période d'euphorie financière les obligerait
à moins faire confiance aux banques et à mieux les
surveiller.
Or, pour Dominique Plihon, professeur à Paris XIII, " les
banques vont alors chercher à utiliser les techniques
financières, comme la titrisation, pour prendre des risques
et les vendre à d'autres. Il faut donc aussi augmenter le
périmètre de régulation aux autres acteurs financiers ". La
piste est intéressante car elle touche les banquiers là où
ça fait mal, aux fonds propres, c'est-à-dire au portefeuille.
C'est pourquoi ils y résistent farouchement, non sans
trouver des appuis auprès des pays les plus sensibles à
leurs demandes (Royaume-Uni, Etats-Unis...).
Séparer banque de détail et banque d'affaires
Lorsque les banques jouent trop sur les marchés
financiers et que ceux-ci se retournent, elles ont tendance
à considérer que toute activité est risquée, y compris celle
d'accorder des crédits aux ménages ou aux entreprises.
Elles réduisent alors les crédits à l'économie, ce qui
bloque la croissance et par ricochet l'emploi. D'où l'idée
de revenir aux bons vieux temps d'avant la
déréglementation financière, en imposant aux banques de
détail de ne pas jouer sur les marchés financiers. Ainsi, si
les banques d'investissements financiers disparaissent,
parce qu'elles ont fait de mauvais paris, cela n'aura pas
de conséquences sur l'économie.
" Je ne vois pas comment les groupes bancaires
pourraient séparer ces différents métiers dont les
frontières ne sont pas si étanches ", objecte Dominique
Plihon. " Y a-t-il vraiment des synergies entre banques de
détail et banque d'investissement qui justifient de marier
les deux ? ", rétorque Jean-Paul Pollin. Pour Anton
Brender, " les banques d'investissement prennent aussi
des risques utiles à l'économie. Si elles disparaissent, la
capacité de l'économie à prendre de bons risques
diminue, ce qui a des conséquences sur l'économie ". Un
avis également partagé par Nicolas Véron : " Les Etats-
Unis ont abandonné cette séparation parce que les
banques d'investissement devenaient grosses et
systémiques, et que la différence avec les banques de
détail s'estompait. " Enfin, des banques, même
uniquement de détail, peuvent s'engager dans des bulles
de crédit, comme elles l'ont fait dans les années 70 avec
les pays en développement ou plus récemment avec le
crédit immobilier.