LA NOTION DE « CULTURE PHILOSOPHIQUE ELEMENTAIRE »
ILLUSION ATOMISTIQUE ET SOLIDARITE ORGANIQUE
Souvent accusée de caresser une visée encyclopédique dépassant la mesure des élèves, notre
profession a pour vocation de se centrer ou de se recentrer sur l'enseignement de la « culture
philosophique élémentaire » - entendons par l'enseignement de ce qui est philosophiquement
élémentaire ou des notions et distinctions conceptuelles de base dont le système constitue le socle de la
« culture philosophique initiale » qui doit être enseignée en classes terminales. Ce faux procès intenté à
la philosophie relève de « l’illusion atomistique », attitude qui consiste à dissoudre le rapport des
notions entre elles ainsi que leur ancrage dans les textes pour les étudier dans leur singularité atomique.
Philosopher et enseigner la philosophie, n’est-ce pas établir des rapports organiques entre les notions en
vertu du principe de liberté philosophique et des problématiques constitutifs de notre enseignement ?
1/ Causes et effets de l’illusion atomistique
Qu'il s'agisse du programme de 1973-2000, du programme 2001-2002 ou du programme dit
« Fichant » entré en vigueur depuis septembre 2003, l’enseignement de la philosophie rencontre
fréquemment un malentendu qui est source d'ambiguïtés. Ce malentendu tient à ce que nous considérons
parfois le programme de manière atomistique quand il est question de l’inscrire dans une perspective
organique. Qu'est-ce à dire ? Spontanément, nous tendons à dénombrer les items notionnels et à
considérer chacun d'entre eux comme constituant, de par la ou les problématiques qu'il sous-tend, un
champ autonome justifiant un cours à part entière avec ses références spécifiques, ses questions-types, sa
progression didactique et dialectique et son lot de distinctions conceptuelles. C'est dire que nous
appréhendons le programme dans ses détails méandreux plutôt que dans l'unité organique de son esprit.
Cette illusion atomistique, si l'on ose dire, est naturelle ou, du moins, compréhensible. Elle trouve sa
source dans les textes réglementaires, dans les attentes des élèves ainsi que dans les pratiques éditoriales
qui façonnent profondément les consciences de notre public. Depuis longtemps, le programme de
philosophie est un programme de notions qui distingue différents items regroupés sous des têtes de
chapitre fédératrices constituant elles-mêmes des notions. Dans le programme actuel, on trouve ainsi en
TL des notions capitulaires ou organiques, définissant des « champs de problèmes » (exemple : « La
raison et le réel ») qui regroupent de trois à six notions ordinaires Théorie et expérience », « La
démonstration », « L’interprétation », etc.). Il semble dès lors naturel de considérer que chacune doit être
étudiée pour elle-même, dans sa singularité et indépendamment des autres notions. Cette tendance est
renforcée par les attentes de notre public. A un moment ou à un autre de l'année, nous avons tous
entendu les élèves nous interroger, d'une voix angoissée : "Madame, Monsieur, il nous reste encore
beaucoup de notions à traiter ?". Comment leur en vouloir ? Ils sont habitués aux pratiques des
enseignements d’Histoire-Géographie et de Sciences qui, par nature, décomposent le programme en
items distincts et irréconciliables entre lesquels il est extrêmement difficile, voire impossible, d'établir
des passerelles et d'aménager une circulation. Le professeur d'Histoire ne peut pas plus associer dans un
même cours la politique du président Eisenhower, le Grand Bond en Avant de Mao Zedong et la
construction de la Ve République que celui de Mathématiques solidariser géométrie spatiale et
statistique. Il résulte de ce fait une attente des élèves, modelée sur l'exemple des autres disciplines qui
atomisent les cours et qui empilent des couches de savoirs, d’après une sorte de visée encyclopédique
Le monde depuis 1939 ») qui ne saurait être la nôtre. L'illusion atomistique est enfin renforcée par les
pratiques éditoriales qui, suivant à la lettre l'ordre administratif de présentation du programme,
consacrent un chapitre entier à chacune des notions sans se soucier des liens constitutifs de leur
organicité. Non seulement les éditeurs dédient un chapitre à chaque notion mais, le plus souvent, ils ne
prennent même pas soin d'indiquer, par un système de renvois, les liens qui unissent telle notion à telle
autre. Pis encore, les manuels respectent à la lettre l'ordre administratif de présentation du programme
quand les textes programmatiques précisent que cet ordre indicatif n'a pas de valeur prescriptive. Dès
lors, la tendance la plus fréquente et la plus naturelle, mais aussi la plus préjudiciable à notre
enseignement, est de juxtaposer les notions plutôt que de les coordonner dans leur rapport organique et
d'étudier en soi chacune comme si elles étaient toutes d'égale importance et comme si elles se référaient
à des problématiques radicalement divergentes. L’atomisation ne se borne hélas pas aux notions : elle
affecte le programme lui-même, qui est indissolublement un programme de notions et de textes. Les
professeurs de philosophie tendent parfois à dissocier l'étude des oeuvres de celle des notions pour les
constituer en un champ autonome comme si l'étude du Discours de la méthode, de l'Idée d'une histoire
universelle d'un point de vue cosmopolitique ou des Lettres à Ménécée ne permettait pas respectivement
de faire cours sur la raison, l'histoire ou le bonheur.
L'illusion atomistique engendre trois types de conséquences préjudiciables à notre
enseignement. La première est de condamner le traitement du programme à une sorte de mission
impossible. La réaction la plus naturelle du professeur et des élèves, souvent constatée lors des réunions
de concertation, est de dénombrer les notions et de confronter leur nombre à celui des semaines
scolaires, confrontation entraînant toujours un sentiment d'impuissance et de désarroi. Comment
pourrions-nous être à la hauteur d'un si vaste et ambitieux programme? Ce sentiment d’impuissance a
dérouté et déprimé plus d’un professeur. La deuxième conséquence est de verser dans l'encyclopédisme,
à la manière d'un programme qui prétendrait traiter de omni re scibili d'après un ordre arbitraire, qu'il
s'agisse de l'ordre alphabétique ou de l'ordre de présentation des textes réglementaires. Or, la vocation
solennellement affichée par le programme actuel n’est-elle pas de fournir aux élèves une « culture
philosophique initiale », « culture philosophique élémentaire » qui permette à chacun de développer
« l’exercice réfléchi du jugement », condition de formation d’un esprit autonome et libre ? Le texte
réglementaire est clair : le « caractère élémentaire » du programme « exclut, par principe, une visée
encyclopédique ». La troisième conséquence de l’illusion est de disjoindre des notions
philosophiquement et logiquement liées pour réduire l'organique à l'atomistique, la « culture
philosophique initiale » à une culture encyclopédique et, plus généralement, l’élémentaire au complexe.
2/ Solidarité organique des notions
Il n’est qu’un remède à l’illusion atomistique : organiser le programme dans et par nos cours,
c’est-à-dire le rendre organique. Une des grandes vertus du programme actuel est de formuler clairement
cet impératif, qui n’était affirmé qu’implicitement par les programmes précédents. Il établit tout d’abord
qu’ « il ne saurait être question d’examiner dans l’espace d’une année scolaire tous les problèmes
philosophiques que l’on peut légitimement poser, ou qui se posent de quelque manière à chaque homme
sur lui-même, sur le monde, sur la société, etc. Il ne peut pas non plus s’agir de parcourir toutes les
étapes de l’histoire de la philosophie, ni de répertorier toutes les orientations doctrinales qui y sont
élaborées », avant de formuler le principe essentiel de solidarité des notions et des œuvres : « Ces deux
éléments seront traités conjointement, de manière à respecter l’unité et la cohérence du programme ».
C’est à partir du commentaire d’une œuvre que le professeur doit interroger une notion ou,
réciproquement, à partir d’une interrogation « sur une notion ou sur un ensemble de notions
1
» qu’il doit
interroger l’œuvre : peu importe la démarche suivie dès lors qu’elle respecte la solidarité du textuel et du
notionnel qu’assure la problématisation philosophique. Le programme de notions établit par ailleurs
explicitement leur incontournable et nécessaire organicité : « Les notions retenues doivent constituer un
ensemble suffisamment cohérent et homogène pour que leur traitement fasse toujours ressortir leurs liens
1
C’est nous qui soulignons.
organiques de dépendance et d’association
2
». On ne saurait plus clairement réfuter l’illusion
atomistique.
Il n'y a donc aucune nécessité mieux, il y aurait danger - à autonomiser les items notionnels,
c'est-à-dire à leur consacrer un cours intégral. Telle ou telle partie du programme peut et doit être
subordonnée ou intégrée à telle autre. La notion d’interprétation a-t-elle vocation à être étudiée pour elle-
même ? Sans doute un philosophe marqué par la tradition herméneutique pourra-t-il la constituer comme
une notion organique à laquelle se subordonneraient les problèmes de l’art, de l’esprit, du langage ou de
l’histoire. Mais inversement, rien n’empêche le professeur d’évoquer le problème de l’interprétation
dans le cadre d’un cours sur ces mêmes notions. L’essentiel est que soit ménagée la circulation entre les
notions sans laquelle nulle organicité ne serait possible. L’articulation de la nécessaire détermination des
contenus et de la liberté philosophique et pédagogique essentielle à notre enseignement s’établit
notamment par cette décision - le choix du regroupement organique - qui engage notre responsabilité de
professeur de philosophie.
La conclusion se laisse aisément deviner : malgré l'illusion à laquelle nous conduisent l’ordre
administratif de présentation du programme, les attentes des élèves et les pratiques éditoriales, il ne
saurait être question d’atomiser les notions et les textes comme s’ils constituaient des entités autonomes
d’égale importance. Fallacieux, ce parti-pris conduit à préférer l'extension encyclopédique des savoirs à
leur compréhension philosophique. Plutôt que d’atomiser les cours, il convient de les organiser comme
nous y invite le nouveau programme, qui prend justement le parti de la compréhension sur celui de
l'extension. Nous devons évidemment annoncer le principe fondamental de l’organicité aux élèves, si
possible dès le début de l’année, en leur demandant par la suite d’inscrire dans les marges de leur cahier
que tel développement du cours pourra servir à traiter telle autre notion. Dans la perspective de la
formation philosophique initiale, il n’est pas de notion qui n’ait vocation à être organisée, c’est-à-dire
transversalisée.
Christophe Paillard, le 15 décembre 2003.
2
Ibidem.
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