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Beaucoup de bruit pour rien
Force est de constater que ce programme obéit essentiellement à un impératif politique : restaurer un
semblant de paix dans le royaume étrange et animé des professeurs de philosophie ; apaiser les supposées
factions qui diviseraient ces mêmes professeurs. On y constate un art subtil et somme toute remarquable de
la dialectique, mais malheureusement bien peu de prise en compte des problèmes effectifs et assez
incontestables de l’exercice de la philosophie en classe de terminale.
Sur les objectifs :
Afin de mettre tout le monde d’accord, ce programme fixe comme objectif de “ favoriser l’accès de chaque
élève à l’exercice réfléchi du jugement ” et d’aider à l’acquisition d’ “ une culture philosophique initiale ”. On
conçoit aisément qu’il n’y a pas de contradiction théorique à ces objectifs moyennant quelque aufhebung
miraculeuse; en revanche, il y bel et bien des obstacles techniques plus consistants. En effet, de quoi parle
t’on lorsque l’on évoque une culture philosophique pour les séries S ou ES (qui concentrent l’essentiel des
effectifs des terminales, ne l’oublions pas) ? Avec trois ou quatre heures par semaine, en concurrence avec
d’autres matières, l’acquisition d’une “ culture philosophique ” se résume plus probablement à la lecture et la
compréhension laborieuse d’une série de courts textes.
En quoi ces acquis constituent ils authentiquement une culture, au sens où l’entendent ceux qui en font un des
piliers de l’enseignement ? Oublie t’on la contrainte de l’horaire ? Et sommes nous les seuls à constater que
nos élèves sont plus que réticents à la lecture régulière et active d’un texte ?
En outre, nos concepteurs semblent n’avoir guère fréquenté un lycée depuis longtemps, lorsque ils nous
invitent à prendre appui sur les acquis ou les savoirs issus des autres disciplines. En effet, ce que nous
constatons c’est bien plutôt la disparition de ces fondements “ culturels ” ou “ scientifiques ” indispensables
à une réflexion nourrie et critique. Il faut se pencher sur les nouveaux programmes et instructions de
disciplines comme les mathématiques ou l’histoire, et constater qu’il est bien difficile d’aborder des notions
comme la démonstration, la déduction, l’axiome voire envisager de parler (avec Leibniz par exemple) de
démonstration par l’absurde. L’acquis supposé des autres disciplines est absent précisément parce que
l’apprentissage y est essentiellement dogmatique et repose sur l’application et la répétition d’exercices
types… Ou alors parce que les nouvelles pédagogies ou méthodologies favorisent plutôt l’assemblage de
documents que la méditation et le recul critique.
Pour la culture philosophique ? Il y faudrait plus de moyens ; ou peut être ressusciter l’arlésienne d’un
apprentissage plus précoce de la philosophie au lycée en première, voire en seconde (qui se fait dans certains
lycées mais de manière isolée et selon le bon plaisir des “ équipes ” en place).
Les ambiguïtés et le peu de lucidité de ces objectifs trahissent donc selon nous, au mieux, des ambitions
louables mais sans effectivité, au plus probable, une tentative d’apaiser deux camps idéologiquement
caricaturaux (le camp supposé de la culture et du savoir philosophique, l’autre, celui de la trop fameuse
“ liberté pédagogique ” d’autant plus fascinante qu’elle demeure mystérieuse).
Sur les notions et repères :
Inutile de s’appesantir sur ce sujet qui va probablement passionner certains. Là encore, on peut imaginer que
de brillants collègues parviennent à accomplir le défi que représente la programme de notions en terminale
L. En revanche, qui peut sérieusement croire que nous pouvons parvenir à parler et à problématiser toutes
les notions présentes dans les autres sections dans le temps imparti ? Nous connaissons tous l’issue puisque
nous la pratiquons : certaines notions sont envisagées au passage, d’autres sacrifiées, d’aucuns peuvent
encore recourir au cours magistral de fin d’année, à la fiche de lecture etc. Tout cela ne masque guère l’incurie
ou le cynisme des propositions. Est-ce encore un programme de papier où chacun pioche selon ses intérêts,
compétences et disponibilités ? Pourquoi ne pas restreindre plus drastiquement les notions et problèmes,
quitte à instaurer un roulement sur plusieurs années ? Certes on nous opposera que certains candidats
n’auront pas de fait accès à certains problèmes : mais n’est ce déjà pas le cas ? Le problème ne serait il pas
plutôt que cela représenterait une contrainte certaine, quoique relative, pour les professeurs ?
L’énumération des “ repères ” nous invite à découvrir les charmes de la distinction conceptuelle… Ne la
pratiquions nous pas déjà ? Aurions nous été les M. Jourdain du travail conceptuel ? Alors, soit, nous nous
réjouissons de l’exercice roboratif que représente la compréhension de la distinction actuel / virtuel. Pour
autant, cette “ innovation ” n’en est une pour personne. L’art de la distinction conceptuelle est bien un de
ces principes sur lequel il n’y a pas de débat entre professeurs… Enfonçons donc une porte ouverte…
Sur les auteurs :
La querelle de l’astérisque est byzantine (même si on peut comprendre les motivations de ces querelles). La
présence de certains auteurs fait sourire : Plotin, Anselme, Husserl (avec astérisque…)etc. L’œuvre complète
l’est rarement compte tenu de nos impératifs (ce qui n’est pas toujours gênant, sauf à penser qu’un auteur
peut aussi construire son ouvrage et que la compréhension structurelle est une des données de la lecture…).
Qui plus est, nous constatons que les textes donnés à nos élèves au baccalauréat ne s’éloignent guère d’une
liste bien plus réduite où l’on reconnaîtra sans peine les tropismes et traditions de l’Université française
(Rousseau, Kant, Descartes, Platon, Hegel, Spinoza, Bergson).
Sur l’apprentissage de la réflexion philosophique :
Nous reconduisons donc imperturbablement les exercices sanctifiés par la tradition. Soit. Nous pensons
effectivement qu’une dissertation ou un commentaire philosophique sont des outils remarquablement
formateurs pour l’exercice de la pensée. Mais pourquoi alors constatons nous à la fin de l’année que les
contraintes de ces exercices ne sont réellement et pleinement maîtrisées que par une minorité d’élèves ?
Quelles que soient les moyennes obtenues, les données arithmétiques ne masquent guère les difficultés
rencontrées dans la lecture de textes anciens ou simplement complexes. Là encore, l’évolution de
l’enseignement du français vers une approche de plus en plus formaliste ne nous aide guère dans
l’élucidation du sens et la mise en perspective critique. Qui plus est, si nous suivons le texte du programme,
la dissertation devrait être évaluée (le vilain mot est certes élégamment oublié) selon les critères suivants :
clarté et nuance, sens de la définition, justifier et déterminer l’extension et la signification d’un concept, mais
aussi transposition des “ connaissances acquises par l’étude des notions et œuvres ”, et maîtrise des
distinctions conceptuelles sises dans le programme… Cela laisse songeur : ce programme est ambitieux,
nous y souscrivons. Mais sont ce des critères d’évaluation ? Sont ils quantifiables et surtout identifiés comme
tels ? Question subsidiaire : combien de copies parviennent à respecter ces impératifs ?
On ne saurait que louer les objectifs que propose un tel programme (aptitude à l’analyse, sens de la
responsabilité intellectuelle, esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en
œuvre une conscience critique du monde contemporain…). De tels objectifs son renchéris par la
proposition suivante : “ l’enseignement de la philosophie en classes de terminale présente un caractère
élémentaire qui exclut par principe une visée encyclopédique ”. Cette dernière précision est tout autant
louable que les précédents objectifs cités ci-dessus et constitue avec ceux-ci un ensemble cohérent. Mais là,
où précisément, nous serions en droit d’attendre un programme de notions qui rejoigne ces perspectives,
nous ne pouvons que manifester notre déception et notre désarroi. Exclure toute visée encyclopédique
s’avère, dans les conditions actuelles de l’enseignement, absolument impossibles ! Comment le professeur de
philosophie pourrait raisonnablement s’estimer capable d’une telle combinaison ? Les heures de cours, étant
ce qu’elles sont dans les classes de terminale des séries générales, ne peuvent aucunement recevoir une telle
démarche. Le nombre de notions s’oppose radicalement à un apprentissage philosophique si l’on s’estime
devoir les traiter toutes. Hormis en approchant la forme du cours magistral, toutes les notions ne sont pas
traitables si l’on se donne d’abord pour priorité les objectifs que propose un tel programme. Insistons avec
force sur ce point : chacun sait précisément (et chacun en a fait l’expérience en tant qu’ancien étudiant ou en
tant qu’étudiant en puissance) que la maîtrise et la découverte d’un problème mérite du temps ainsi que le
déploiement élevé d’une énergie intellectuelle ! Dit simplement, la réflexion philosophique ne saurait être
découverte et abordée en quelques heures. Or, c’est bien ce que propose le programme en amenant une telle
quantité de notions. Soit les notions sont toutes étudiées, auquel cas c’est la réflexion philosophique ainsi
que l’approfondissement de ces mêmes notions qui en pâtissent, soit certaines sont évacuées et donc non
traitées, mais alors le risque est grand puisque l’élève peut se retrouver confronté à des sujets de baccalauréat
qui comprennent des notions non traitées en classe. N’oublions pas, à cet égard, de préciser que la
philosophie est découverte en terminale… or toute découverte suppose, une fois encore, du temps et une
énergie intellectuelle. Ainsi, le programme avance certes des objectifs appréciables mais les moyens qu’il
fournit aux enseignants sont loin d’y répondre. On pourrait nous objecter que l’essentiel réside dans l’Idée et
non dans l’effectivité et que l’ambition visée est de s’approcher autant que faire se peut de cette Idée. Nous
rétorquons à cet éventuel argument fallacieux que la fin suppose les moyens et que les moyens doivent être
adaptés à une unique année d’enseignement de la philosophie… alors, soit les notions devront être réduites
avec force, soit ce sont les objectifs, c’est-à-dire l’Idée qui devra être revue ; soyons clair, il faut opérer un
choix : Notions ou Objectifs philosophiques. C’est donc cette formule qui n’est pas, ici, admise : “ En outre,
la spécification des listes de notions tient compte non seulement de l’horaire dévolu à l’enseignement de la
philosophie, mais aussi des connaissances acquises par les élèves dans les autres disciplines ”. Cette formule
n’est acceptable que si la visée est encyclopédique. Ce que renforce la formule suivante : “ pourvu que toutes
(notions) soient examinées ”. Par examiner, il faudrait ainsi comprendre “ rencontrées ” mais pas
“ interrogées ” ou encore “ analysées et approfondies ”.
Nous pourrions, entre autres, opérer la critique suivante : il s’agit pour l’élève de forger son sens
critique (conscience critique du monde contemporain) mais dans quelle mesure les notions proposées
justifient un tel objectif ? Nous réclamons sans cesse aux élèves de justifier leurs propos, il serait intéressant,
semble-t-il, de réclamer également une justification des notions proposées. Pourquoi étudier telle notion
plutôt qu’une autre ? C’est, semble-t-il, ce que toute démarche philosophique, quelle qu’elle soit, peut
attendre. Ainsi, une justification des notions permettait, peut-être, de faciliter un tri en fonction des objectifs
visés. Dans cette même visée, nous pourrions aussi noter la non-justification de la soi-disante “ unité et
cohérence du programme ”. Insistons sur ce point : la philosophie étant ce qu’elle est, elle se doit
impérativement de justifier toutes ses démarches !
Enfin, une dernière remarque doit être énoncée : l’étude des œuvres suppose, comme c’est de
coutume, des périodes distinctes dans lesquelles elles seront retenues. Sans aucunement remettre en cause
une telle norme, nous nous interrogeons simplement sur sa légitimité. Cette distinction de périodes est-elle
justifiée ou bien n’est-elle pas simplement liée à l’habitude d’opérer ainsi ? ne serait-il pas intéressant, par
exemple, d’étudier tel ou tel problème en confrontant deux œuvres d’une même période pour en dégager
aussi tous les enjeux ? En quoi cette position n’est-elle pas recevable ? pourquoi ne pas se fier à la liberté du
professeur ?
Voilà pourquoi ce programme nous laisse finalement indifférent, ou perplexe tel Gulliver visitant la
merveilleuse Académie de Laputa… L’exercice de la philosophie est aujourd’hui confronté à de réelles
difficultés et fait l’objet d’un débat constant. Il ne s’agit pas seulement du caractère dérangeant et
consubstantiel de notre discipline illustré par la figure socratique. Il demeure bel et bien un vide de réflexion et
surtout de décision concernant les exercices propres à notre discipline (pourquoi avoir oublié les leçons des
philosophies antiques et médiévales ?) et plus encore concernant l’évaluation. Faute de répondre à ces
questions, nous nous en remettrons donc à l’énergie inépuisable ( ?) et à la rigueur des professeurs de
philosophie… Est-ce réellement normal ?
B. CHRISTEL, professeur au Lycée Parc des Chaumes d’Avallon (71)
D. RINALDY, professeur au Lycée M. Genevoix de Decize (58).
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