«C’est une remise en cause du modèle de croissance américain» Par Daniel Cohen,professeur d’économie à l’ENS et à l’Ecole d’économie de Paris. Recueilli par CHRISTIAN LOSSON Libération du vendredi 19 septembre 2008 permettaient au marché de déterminer ce que les banques pouvaient faire ou pas. Où les banques pouvaient auto évaluer leurs propres risques. Cette croyance que le marché peut s’autoréguler est complètement révolue. Comme une bulle bâtie depuis vingt ans… La crise aura un impact décuplé, estime l’économiste Daniel Cohen. Chaque crise ne suscite-t-elle pas ces éternels rêves de nouvelles règles ? L’ampleur de celle-là changerait-elle la donne ? Comment expliquez-vous l’emballement vers le chaos financier : mensonge, incompétence, sous-évaluation de la crise ? Prises par surprise, les autorités américaines se sont plantées. Lorsqu’elles ont sauvé la banque Bear Stearns en mars, ils pensaient que le risque systémique était écarté. Après la nationalisation des piliers du crédit hypothécaire Fannie Mae et Freddy Mac, aux pertes abyssales, le buzz, c’était : bienvenue en URSS. D’où la volonté de punir le hasard moral : faire en sorte que les contribuables ne paient plus pour les fautes des firmes. C’est tombé sur Lehman Brothers. Les autorités pensaient que c’était une crise de fin de crise. Sauf qu’elle est profonde. Après, ils ont dû voler au secours de l’assureur AIG de façon extravagante. Ils ont provoqué une nouvelle onde de choc… On passe donc de la crise des subprimes à la crise financière, puis économique ? Jusqu’à présent, on payait les excès des effets de levier et multiplicateurs de la crise immobilière. C’est déjà énorme, parce que cela remet en cause le modèle de croissance des Etats-Unis basé sur l’endettement. Depuis AIG, c’est tout le système de produits dérivés (60 000 milliards de dollars), la complexité et la sophistication des produits ainsi que la couverture de tout et n’importe quoi qui vole en éclat. Bref, c’est la fin du nouvel âge de la finance. Et là, c’est d’une ampleur sans précédent : on referme une parenthèse ouverte depuis vingt ans. L’empreinte mécanique sur la croissance économique sera décuplée. Les banques vont resserrer le crédit, l’immobilier va plonger, le chômage repartir et cela retardera la reprise. Mais rien ne dit que cette finance-là a créé de la croissance. Donc difficile de dire encore l’ampleur de l’impact sur l’économie réelle. Le credo gouvernemental sur les immunitaires de la France vous convainc ? défenses Les banques ont essuyé des pertes fantastiques. La France n’était pas dans l’œil du typhon et du centre de production de ses déchets toxiques. Mais on va en prendre pas mal dans la figure. Et l’Europe sera au bout du compte peut-être plus touchée que les Etats-Unis, un comble ! Va-t-on vers plus de transparence, de moralisation, de régulation ? Sur les trois dernières années, les dirigeants des grandes banques se sont redistribués 90 milliards de dollars. Le mécanisme panglossien, «pile je gagne, face tu perds», bref la mutualisation des pertes, a gangrené le monde des patrons d’entreprise. On va revenir à des fondamentaux, de la simplicité. C’est déjà à l’œuvre. Qui rachète tout ? Les bonnes vieilles banques de dépôt, qui vont accompagner les clients. Qui va jouer le rôle de régulateur ? L’Etat. On était arrivé au comble du paradoxe avec l’introduction de nouvelles normes comptables qui La faillite d’Enron a quand même donné les efficaces lois Sarbanes-Oxley. Difficile, désormais, de magouiller les comptabilités des entreprises non financières. En revanche, les hedge funds, les banques d’affaires qui ont, depuis les années 90, fait une formidable opération de contournement de la régulation en externalisant hors-bilan la plupart de leurs opérations, ont continué de vivre dans un monde à part. Mais, c’est vrai, il y aura toujours un jeu de chat et de la souris entre régulateurs et régulés. Faute de crédit, la peur s’installe Par NICOLAS CORI et MARIA PIA MASCARO (à New York) Libération du vendredi 19 septembre 2008 Pas de répit pour la planète finance. Malgré une action coordonnée de toutes les banques centrales et la nouvelle d’une faillite évitée in extremis - le britannique Halifax Bank of Scotland (HBOS) qui s’est fait racheter par Lloyds TSB -, les Bourses n’ont pas rebondi hier à l’exception de Wall Street en fin de séance (+3,54% sur des rumeurs de nouvelle intervention de Washington). Alors que la plupart des marchés européens et asiatiques avaient ouvert dans le vert, ils ont dévissé en fin de séance. Au final, Tokyo a perdu 2,22 %, Paris 1 %, Londres 0,66 % et Francfort a fait du surplace (+ 0,04 %). Action conjointe. Le président américain, qui intervenait pour la première fois depuis les derniers événements qui ont secoué Wall Street, a reconnu hier qu’il était «inquiet de la situation sur les marchés financiers, au même titre que les Américains». De quoi mettre fin au vent d’optimisme qui s’était - timidement - emparé des investisseurs dans la matinée. Les marchés étaient alors rassurés par l’action coordonnée des principales banques centrales de la planète. A 9 heures, la Federal reserve (Fed) a ainsi annoncé qu’en liaison avec la Banque centrale européenne (BCE) et ses homologues anglaise, canadienne, japonaise et suisse, elle allait mettre sur la table 180 milliards de dollars (plus de 125 milliards d’euros) «pour améliorer la liquidité sur les marchés financiers». Un tel accord permet aux banques centrales de se prêter réciproquement des liquidités à court terme, lorsque l’une ou l’autre en a besoin pour stabiliser le système financier de son pays. Parallèlement à cette action conjointe, plusieurs banques centrales ont renfloué leur marché respectif de nouvelles liquidités. La Fed a injecté 50 milliards de dollars dans le système bancaire. La BCE a, elle, alloué 25 milliards d’euros. Les prochains. Mais la conséquence de ces aides, c’est que l’Etat américain va considérablement augmenter son endettement. L’administration républicaine a ainsi annoncé hier dans l’après midi qu’elle allait lever 100 milliards de dollars sous forme de bons du Trésor, qui viendront s’ajouter aux 40 milliards de bons déjà émis mercredi. Heureusement, le moment est bien choisi pour aller chercher de l’argent. Alors que tout le système financier s’écroule, les coûts d’emprunt sont dérisoires. Qui va acheter ? Probablement les éternels clients des bons du Trésor américains : les Japonais, les Chinois et les Britanniques. soins. Si prompt à réagir et à jouer les pompiers sur tous les sujets, Nicolas Sarkozy veut cette fois se donner un peu de temps en raison «de l’importance et de la gravité du sujet», souligne un conseiller. L’attente autour de ce qu’il dira est telle que «cela oblige au double salto arrière», souligne une autre proche. Pendant ce temps-là, à Wall Street, les opérateurs faisaient des paris sur les prochains établissements prêts à se faire racheter ou à devoir se déclarer en faillite. La banque d’affaires Morgan Stanley et la caisse d’épargne Washington Mutual tenaient toujours la cote. Pour la première, deux pistes étaient évoquées : soit une fusion avec Wachovia, la quatrième banque du pays, soit un renflouement par China Investment Corp (CIC), le fonds d’investissement de l’Etat chinois, qui détient déjà 9,9 % du capital de la banque. Selon CNBC, le directeur général de Morgan Stanley, John Mack, pencherait pour la solution Wachovia, et les discussions en étaient hier soir à un stade avancé. Pas certain cependant que les autorités donnent leur feu vert. «Je ne peux pas imaginer que la Fed autorise cette fusion, avance Dick Bove, un analyste financier. Car cela voudrait dire que tous les problèmes de Morgan Stanley devront être désormais réglés par la FDIC.» La FDIC est l’organisme fédéral qui garantit les dépôts des particuliers. Et elle a déjà fort à faire avec les nombreuses banques régionales américaines qui menacent de faire faillite. Du coup, Morgan Stanley n’abandonnait pas la solution CIC et n’excluait pas de donner 49,9 % de son capital au fonds chinois en échange d’argent frais. Ces incertitudes pesaient sur le titre de Morgan, qui perdait hier soir plus de 25 %, après une chute équivalente la veille. L’Elysée s’apprête donc à tirer une fusée à deux étages avec un premier message international en début de semaine prochaine et un autre à vocation plus domestique, jeudi à Toulon. Lundi et mardi, Nicolas Sarkozy sera à New York, où il entend profiter de la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies pour lancer un plaidoyer en faveur de «la moralisation du capitalisme financier» (un sujet qu’il a déjà évoqué l’an dernier en ce même lieu) et faire des propositions pour prévenir de futures crises. Cela ne mange pas de pain et sera sans aucun doute applaudi comme il se doit. Face à une opinion publique inquiète, l’exercice franco-français risque d’être beaucoup plus délicat. Car ici, sans même parler des conséquences de la crise financière, tous les voyants sont déjà rouge écarlate. La croissance devrait au mieux atteindre 1 %, le chômage ne baisse plus et, sur fond d’inflation persistante, la question du pouvoir d’achat reste la préoccupation numéro 1 des Français. Côté marges, il n’y a quasiment rien à manœuvrer. Et Paris devrait avoir toutes les peines à respecter ses engagements européens de ne pas dépasser 3 % du PIB avec ses déficits publics. Le discours de Toulon interviendra de surcroît au moment même des derniers arbitrages budgétaires du projet de loi de finances 2009. Enchères. Pour Washington Mutual, Wall Street était plus optimiste. Le titre progressait hier de plus de 15 %. Selon Reuters, cette caisse d’épargne, dont le siège est à Seattle, aurait accepté de se vendre aux enchères. Et plusieurs établissements étaient prêts à faire une offre : les américains Citigroup, Wells Fargo et JP Morgan, ainsi que le britannique HSBC. Si ces opérations se concrétisent d’ici la fin de la semaine, le visage de Wall Street aura changé à une vitesse jamais vue. Sarkozy attend avant de deviser Par ANTOINE GUIRAL Libération du vendredi 19 septembre 2008 Resté étonnement muet, le Président s’exprimera jeudi sur la situation en France. Des idées, et vite. Avis à ses conseillers et aux experts de Bercy : Nicolas Sarkozy ne doit pas décevoir ! Jeudi 25 septembre, il tiendra au Zénith de Toulon un meeting «républicain», selon la terminologie élyséenne, où il sera question de la politique économique de la France. Face à 4 000 spectateurs, il s’agira pour le chef de l’Etat de rassurer les Français sur les conséquences de la crise financière, de mettre en perspective la cohérence de sa politique de réformes et d’avancer des solutions pour sortir du tunnel. Sacré programme. «Gravité». Depuis le début de la semaine, la pression monte et le silence présidentiel étonne. Le PS réclame «en urgence» un débat sur la situation économique. Mais hier, le chef de l’Etat était en déplacement dans le Jura pour parler politique de santé et réforme du système des Dans un tel contexte, que raconter aux Français en étant crédible ? Comme toujours, le volontarisme sera la principale arme du chef de l’Etat. Persuadé que la France est relativement mieux armée pour résister au séisme financier qui secoue la planète, Nicolas Sarkozy cherchera surtout à éviter un choc de défiance économique. Pour cela, il entend tenir un «langage de vérité» et rappellera qu’il avait prédit cette crise dès 2007. Faute de solutions miracles, le Président va jouer la carte européenne et montrer que plusieurs gouvernements le suivent (l’Allemagne, la Grande-Bretagne) dans sa volonté de mieux réguler les marchés et le capitalisme. Recadrage. Autre piste : la croissance verte. Il lui faudra, avant cela, avoir mis un terme à la série de couacs sur les annonces quasi quotidiennes de nouvelles taxes pour les produits ou les comportements peu écologiques. Le ministre de l’Ecologie, Jean-Louis Borloo, et sa secrétaire d’Etat, Nathalie Kosciusko-Morizet, seront reçus aujourd’hui à l’Elysée avec la ministre de l’Economie, Christine Lagarde, pour un recadrage. A charge pour eux de plancher ensemble pour fournir des idées au chef de l’Etat. Même chose pour le secrétaire général adjoint de l’Elysée chargé des questions économiques, François Pérol, et le conseiller spécial et «plume» du Président, Henri Guaino. Quant à Nicolas Sarkozy, il a prévu de partir déstresser dès ce week-end avec Carla à New York… capitale mondiale de la crise financière.