Festival international de Géographie 2009 – Itinéraire 2
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Venise ville de mer : jusqu’à quand ?
Paolo Antonio PIRAZZOLI
CNRS-UMR 8591, laboratoire de géographie physique
1. La naissance d’une ville de mer
Comme l’avaient noté Strabon (Geogr. V,1) et Pline (Hist. Nat), la côte du Nord-Est de l’Italie était
dans l’Antiquité, entre Ravenne au sud et l’actuelle ville de Monfalcone au nord, une suite presque
ininterrompue de lagunes et de marécages, dans lesquels débouchaient de nombreuses rivières. Au
milieu des marécages, on trouvait déjà des villes romaines avec des îles, des canaux, des ponts,
comme aujourd’hui Venise. Le delta du Pô n’existait pas encore et les différentes branches de ce
fleuve débouchaient dans une zone appelée les Sept Mers (Septem Maria).
À la suite de l’arrivée des Huns d’Attila (453) et surtout de l’invasion des Lombards (568), une
partie de la population des villes romaines de la côte (Aquilée, Concordia, Altino, Padoue) a trouvé
refuge en s’éparpillant dans la vaste région des lagunes. Si le centre religieux fut fondé dans la partie
la plus septentrionale des lagunes, à Grado, où s’était établi le patriarche d’Aquilée, le principal centre
commercial fut d’abord à Torcello, dans la partie nord de l’actuelle lagune de Venise. Ces lagunes
dépendirent d’abord, administrativement et militairement, de Ravenne, où résidaient les autorités
byzantines, mais en 697 elles devinrent autonomes sous l’autorité d’un dux (doge).
À l’origine, les Vénitiens étaient surtout des bateliers vivant des lagunes et du trafic fluvial
proche. Jusqu’à la fin du premier millénaire, la plupart des marchandises échangées entre Venise et le
Levant furent transportées par des marins grecs ou syriaques, la spécialité des Vénitiens étant
d’acheminer ensuite ces marchandises ou les produits des lagunes le long des fleuves de l’Italie
septentrionale. Puis, le commerce s’étendit au bois, qui était abondant autour du Nord de l’Adriatique,
alors qu’il commençait à se raréfier sur les rives de la Méditerranée. L’accès aisé au bois permit aussi
à Venise d’exceller rapidement dans la construction navale, ce qui facilita le passage de la navigation
fluviale à la navigation hauturière. Au cours de ce tournant, disons entre les années 900 et 1100, un
ensemble de nouveaux centres urbains se forma autour du marché de Rivus Altus (Rialto) et de la
forteresse voisine d’où le doge gouvernait l’ensemble de la lagune. C’est la naissance de la ville
actuelle de Venise qui, du fait de ses échanges maritimes, fut dès le début une ville de mer.
2. Les déviations fluviales
La ville de Venise, construite sur l’eau et entourée d’eau, n’avait pas besoin de murs extérieurs de
défense, comme les autres villes du Moyen Âge. Cependant, de nombreuses rivières débouchaient
dans la lagune et leurs sédiments menaçaient de combler les espaces d’eau. Certaines lagunes du
Nord de l’Adriatique qui avaient existé au cours du premier millénaire, avaient assez tôt disparu ou
menaçaient d’être comblées. Pour la lagune de Venise, les principales rivières étaient le Piave, le Sile,
plusieurs branches de la Brenta, l’Adige et même une branche du Pô.
Le fleuve le plus dangereux était la Brenta, l’ancien Meduacus. Après deux siècles de guerres
avec Padoue (XIIe-XIVe siècles), les Vénitiens réussirent à contrôler politiquement le cours de ce fleuve,
qui débouchait en delta autour de Fusina, sur le bord de la lagune juste en face de la ville. En 1324,
on décida de draguer le Grand Canal, où des bancs s’étaient formés, que certains commençaient déjà
à cultiver. À partir de 1330, des déviations de la Brenta furent entreprises et des barrages construits
en bordure de la lagune (« intestadure » et « traversagno »), pour obliger les cours d’eau à déboucher
presque en face de la passe de Malamocco (Miozzi, 1968). Les avantages escomptés n’ayant pas été
obtenus, un nouveau lit fut creusé (« Brenta Nova ») qui amenait l’eau douce en face de la passe de
Chioggia (1507) puis vers Brondolo (1550). En 1612, la rivière Muson fut déviée à son tour, par le
canal « Novissimo », dans la lagune de Chioggia.
Parmi les autres fleuves, le Piave fut dévié en 1654 dans le lit de la rivière Livenza qui, à son
tour fut déviée plus au nord. Le Sile fut sorti de la lagune (1684). Le fleuve Pô ne débouchait pas
directement dans la lagune de Venise, mais une de ses branches (Pô delle Fornaci) tendait vers le
XVIe siècle à s’allonger un peu trop vers le nord. Les Vénitiens, préoccupés par le danger de
colmatage des passes lagunaires, décidèrent alors de la dévier vers le sud en construisant, de 1599
à 1604, un canal artificiel de 7 km appelé « Taglio di Porto Viro » (Pirazzoli, 1973). Plusieurs cartes
anciennes permettent de localiser les différentes étapes de ces travaux de déviation fluviale.
Bien que le déplacement de certaines sources de sédiments loin des bords de la lagune ait
été un succès, un conflit d’intérêts persistait cependant entre les propriétaires terriens, qui essayaient
d’étendre leurs cultures vers les marécages de la lagune en les asséchant, et les autorités
hydrologiques de la ville, qui souhaitaient par contre donner la priorité à l’équilibre hydraulique de la
lagune. Ces édiles voulaient ainsi garder accessibles à la marée de vastes surfaces marécageuses,