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lui donne l’école de Chicago
. Comme l’a souligné Hughes
, une carrière prend en compte les
changements de place et de participation sociale de l’individu et l’expérience qu’il a du
déroulement de cette itinéraire. Le recours aux soins peut ainsi être considéré comme
l’aboutissement de séquences dont il s’agit de comprendre les contenus et les enchaînements.
Ainsi posé, il procède d’une rationalité accessible à l’analyse sociologique, même si l’exercice
de cette rationalité n’est pas jugé raisonnable du point de vue médical.
L’intérêt d’adopter une approche en termes carrière réside dans le fait qu’au lieu
d’approfondir les différences, elle établit un base de référence commune, la trajectoire de
l’individu, qui rend possible des traductions entre deux univers de connaissance dissemblables.
Cette base de référence commune ne limite pas la constitution d’un point de vue sociologique
propre, mais ce point de vue peut être rapporté à ses implications dans l’univers médical et
réciproquement. Ainsi, l’interprétation d’une maladie donnée comme une fatigue temporaire
peut être analysée par le sociologue en l’inscrivant dans la carrière sociale et professionnelle de
l’individu ; pour le clinicien, cette même maladie est annonciatrice d’une pathologie associée au
sida. Le croisement des deux perspectives est fécond pour expliquer les conditions et les
modalités de l’accès tardif au système de soins. Il présente également des limites parce qu’il ne
peut être que rétrospectif. Ce n’est en effet qu’une fois l’accès aux soins avéré qu’il est possible
de considérer la carrière passée. Mais toute recherche sur l’accès aux soins se heurte à un
moment ou à une autre à cette limite.
Les explications non sociologique du retard dans l’accès aux soins
Ce cadre posé pour une analyse sociologique, il est alors possible d’introduire la question du
retard dans l’accès aux soins. Cette question peut être tout d’abord vue comme une question
relevant du domaine médical. Les cliniciens s’accordent en effet pour penser qu’un suivi
régulier permet d’engager un traitement au moment opportun pour éviter une baisse de
défenses immunitaires préjudiciable au patient. Ils s’accordent également pour considérer qu’un
taux de lymphocytes de 350 /mm3 constitue un seuil à partir duquel le bénéfice thérapeutique
qu’un patient peut attendre des traitements n’est pas optimal. Ces critères médicaux conduisent
à élargir la question de l’accès tardif aux soins aux modalités d’accès des personnes
séropositives au système de soins, celui-ci étant entendu de façon large du dépistage au suivi
médical. Selon ces définitions, le retard se présente ainsi comme une question inscrite dans
l’univers médical soit parce qu’elle repose sur la capacité du système de soins à assurer le
maintien et le suivi des nouveaux dépistés, soit parce qu’elle suppose une connaissance de
l’état pathologique de l’individu.
La question du retard doit aussi être inscrite dans l’univers social des individus. Au cours des
entretiens, la plupart d’entre eux disent qu’ils n’ont pas eu conscience de prendre des risques
ou d’être dans des situations d’exposition au virus, et qu’il leur a fallu attendre la manifestation
de pathologies ou des passages obligés comme les tests réalisés lors d’une grossesse pour
savoir qu’ils étaient séropositifs. Suivant le moment auquel le dépistage est réalisé, il est alors
possible d’expliquer le plus ou moins grand retard par rapport au seuil clinique. Cette
explication qui repose sur la non-conscience des patients paraît d’emblée évidente et peut
prendre appui sur les résultats des recherches sur la perception des risques et la prévention.
Les individus seraient sujets à des biais d’évaluation des risques qui les empêcheraient de
percevoir de situations d’exposition au virus. Mais cette notion de biais constate l’absence de
perception adaptée des risques encourus, mais elle ne l’explique pas. L’explication est donc
tautologique et ne présente pas d’intérêt sociologique si elle en reste à ce constat. Pour
l’individu, elle présente toutefois l’intérêt, face à un intervieweur qui est associé à l’univers
normatif de l’hôpital, de pouvoir se dédouaner d’une pleine responsabilité dans son état
pathologique ou de se présenter comme une victime des circonstances. Elle s’oppose ainsi au
discours sur la prévention qui insistent sur la responsabilité de l’individu dans le maintien et la
Barley S.R., 1989, Careers, identities and institutions : the legacy of the Chicago School of Sociology, In:
Arthur M.B., Hall D.G., Lawrence B.L., eds, Handbook of career theory, Cambridge and New York,
Cambridge University Press.
Hughes E.C., 1996, Le regard sociologique, Paris, Editions de la MSH.