rtf - un nouvel elan citoyen

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Jacques WOLFF (1988) : Les Pensées Economiques, Tome I, Paris, Montchrestien, pp. 24-37
Le fondateur reconnu
LA GRECE
I. Développement et crise
Un premier développement
Au VIIIe siècle avant J.C. a commencé la colonisation du bassin méditerranéen par les Grecs. En effet la terre étant
donné son régime juridique - propriété familiale et indivisible - et l'absence d'accroissement des rendements face à
l'augmentation de la population est devenue insuffisante pour assurer les subsistances nécessaires. A la fin du Ve
siècle la plupart des régions propices à l'établissement des hommes ont été repérées et occupées, principalement
dans la Méditerranée orientale.
D'un point de vue économique, la création de cités nouvelles et éloignées transforme le régime primitif des échanges
en réduisant l'autarcie et en étendant les marchés. Le commerce à longue distance se développe, l'échange de
produits bruts (matières premières et produits alimentaires) et d'un prix peu élevé contre des biens manufacturés
(tissage, céramique, métallurgie par exemple) se généralise ; l'usage de la monnaie s'étend et cela d'autant plus que
les gouvernements des cités possèdent seuls le droit de battre monnaie. Du point de vue social, une classe de
commerçants se forme et s'accroît rapidement, la fortune mobilière dont la monnaie facilite le maniement gagne en
importance, le pouvoir ne se fonde plus uniquement sur la possession d'un grand domaine. Le passage de la
propriété familiale à la propriété individuelle ayant permis l'aliénation des terres, la concentration des richesses
augmenta. Enfin l'organisation politique s'appuya sur le classement des citoyens suivant le niveau de leur fortune
(ploutocratie). Cette opposition riches-pauvres fut encore accentuée par la progression des emprunts et de l'usure
qui, souvent, aboutit à l'expulsion du paysan de sa terre. Les tensions sociales allèrent en s'aggravant.
Au VIe siècle prirent alors place des changements législatifs importants destinés à réduire ces tensions. Ainsi, à
Athènes, Solon procède-t-il à une refonte et à une dévaluation de la monnaie (594/593) ce qui permet de mieux
proportionner monnaie et transactions, crée une seule drachme ce qui facilite le commerce international, abolit les
dettes ce qui libère les débiteurs de leurs engagements, accorde la possibilité de tester ce qui favorise la mobilité et
la dispersion des capitaux et de la propriété foncière ainsi que le développement de la petite propriété dans les
campagnes et, ultérieurement, la formation d'une sorte de classe paysanne moyenne.
Au Ve siècle le bilan du développement économique des deux siècles précédents peut être aisément tracé. Au passif
on trouve l'agriculture - prédominance de la grande propriété dans une large partie du pays, assolement biennal,
absence d'amélioration des procédés techniques - et les communications terrestres : routes défectueuses entraînant
des coûts de transport élevés et amenant les terres intérieures à n'avoir qu'une industrie restreinte. A l'actif figurent le
commerce - les villes côtières connaissent une grande activité, Athènes est un marché international, assurances
maritimes et constructions navales présentent un grand essor - et l'industrie, entraînée par le commerce et basée sur
l'esclavage (100 000 esclaves industriels à Egine). De grandes entreprises existent (on voit apparaître la première
fabrique employant plusieurs dizaines de travailleurs), la monnaie est abondante, la drachme circule dans l'ensemble
du monde méditerranéen, des tributs sont payés par les peuples vaincus et dirigés vers Athènes, l'or est conservé
comme trésor, des banques se sont créées, le taux d'intérêt a diminué et s'est stabilisé autour de 12 %. Enfin on ne
peut ignorer la psychologie du temps et, si on s'en rapporte au discours prêté par Thucydide à Périclès, celui-ci loue
ses contemporains du fait que la fortune est pour eux non un motif d'orgueil mais un élément d'activité et qu'ils
considèrent comme une honte non d'être pauvres mais de ne rien faire pour s'enrichir. Deux Grèce coexistent donc,
l'une terrienne avec une minorité de grands propriétaires fonciers ; l'autre maritime avec un régime démocratique.
La crise du IVe siècle
En 431 commence une lutte longue et épuisante - la guerre du Péloponnèse - entre différentes cités afin de s'assurer
l'hégémonie. Athènes échoue dans sa tentative, Sparte lui succède (404) puis est vaincue et remplacé par Thèbes
(371-362), les alliés exploités se révoltent (355). Aucune cité ne s'avère capable d'organiser le monde grec
c'est-à-dire de trouver une formule conciliant unité et autorité. Le seul résultat fut de faire éclater la crise de la Cité.
Celle-ci se présentait comme une communauté - solidarité des citoyens les uns envers les autres et vis-à-vis de la
Cité, avantages et obligations équilibrés - dont la cohérence supposait la concorde entre les citoyens et l'absence de
trop grandes inégalités économiques. Le maintien de l'équilibre social nécessitait la présence d'un élément stable et
majoritaire, les paysans moyens propriétaires, et, à l'extérieur, la domination d'Athènes sur la Méditerranée orientale
et ses alliés.
La guerre du Péloponnèse entraîne le déclin de la Cité. Elle bouleverse l'organisation sur laquelle celle-ci reposait ;
elle amoindrit l'économie (ruine du territoire, diminution de la population et du revenu des individus, baisse de la
production des mines d'argent du Laurium, déficit des finances publiques). En même temps, de nombreux paysans
renoncent à exploiter leurs terres et émigrent vers les villes, ce qui pose le problème de leur entretien et aggrave le
déséquilibre financier, ou se mettent à travailler la terre d'autrui, d'où un nouveau développement de la grande
propriété. De son côté la production urbaine diminue également d'autant que le travail autre qu'agricole se trouve
discrédité et que le titre de citoyen ouvre des possibilités d'assistance. L'écart riches-pauvres s'accrut à nouveau.
Enfin, le monde " barbare ", jusque-là le meilleur client de l'industrie grecque connut une forte expansion et augmenta
son indépendance en diminuant ses liens avec Athènes ; sa monnaie imita ou supplanta les monnaies athéniennes,
la production locale se substitua aux produits grecs, les termes de l'échange évoluèrent au détriment de la Grèce.
Le déséquilibre est aussi politique. La dégradation de la vie civique s'accentua : diminution de la fréquentation de
l'assemblée populaire, tendance à la permanence et à la spécialisation des magistratures où les financiers se mirent
à jouer le rôle principal, répugnance des citoyens au service militaire et accroissement du mercenariat, demandes
accrues des citoyens à la Cité amenant à imposer les citoyens les plus riches qui répondirent avec réticence et se
sentirent de moins en moins solidaires des affaires communes. Financée principalement de l'extérieur au Ve siècle, la
démocratie athénienne fonctionnait à la satisfaction générale ; financée principalement par les Athéniens au IV e
siècle, elle suscite la contestation.
La Fin de la Cité
La seconde moitié du IVe siècle porta à son terme l'évolution antérieure. Pourtant des tentatives d'adaptation à des
conditions nouvelles plus fortement ressenties chaque jour s'étaient manifestées à Athènes durant la première moitié
du IVe siècle : ainsi le droit commercial s'était-il transformé (importance nouvelle donnée à l'acte écrit, justice plus
rapide des litiges, plus grande personnalité juridique accordée à l'esclave en ce sens que celui-ci put témoigner
comme un homme libre et contracter pour son propre compte, égalité des citoyens et des étrangers quant à leur
présentation devant le même magistrat). En outre les jugements anciens contre l'activité économique n'avaient cessé
de perdre de leur autorité tandis que s'affermissaient de nouvelles valeurs économiques mettant l'accent sur le désir
illimité des richesses.
Une telle évolution n'alla pas sans difficulté. Les prêts autres que maritimes ne servirent pas toujours à créer des
entreprises nouvelles ou à améliorer les conditions de culture mais à financer des dépenses de prestige ; les
individus enrichis ne cherchèrent pas forcément à remplacer l'élite existante mais à assimiler ses valeurs et son
comportement, ce qui les conduisit à acheter des terres pour obtenir la respectabilité sociale du propriétaire foncier ;
les anciennes valeurs n'avaient pas totalement disparu et restaient encore vivaces ce qui fait que les jugements
hostiles à l'activité économique étaient toujours fréquents. Les deux mondes de la terre et de l'argent et du
commerce continuaient à coexister, le premier cédant difficilement la place au second.
Les changements politiques seront d'un tout autre ordre. Tandis que les cités grecques usaient leurs forces dans des
luttes pour l'hégémonie, d'autres Etats, telle la Macédoine, se développaient. On assista à la création d'un véritable
Etat territorial pourvu de finances (exploitation des mines du mont Pangée), d'une administration et d'une armée.
En 358 s'ouvre une première guerre qui permet à Philippe d'intervenir et, après une première phase de luttes, se
termine par une paix temporaire (346). La reprise des hostilités aboutit à la défaite grecque de Chéronée (338). Au
congrès de Corinthe la Grèce est réorganisée : l'Etat territorial remplace la Cité ; la Grèce libre, mais divisée, fait
place à une Grèce dominée, mais unifiée. Philippe entre ensuite en guerre contre la Perse. Ses objectifs seront repris
par Alexandre qui jusqu'à sa mort (323) s'efforcera d'organiser économiquement les immenses espaces conquis. Les
bases de la production, l'échange, la distribution et la consommation des richesses à une échelle incomparablement
plus grande que par le passé étaient jetées. La crise de la Cité était terminée du fait de sa disparition. Un autre
système d'organisation l'avait remplacé.
II. Plusieurs contributions ; une École
II est possible de distinguer dans le temps trois ordres de contributions : celles antérieures à Socrate, celles inspirées
par ses idées, celles relevant de la fin de la société hellénique.
Pour la première on peut retenir les noms d'Homère et d'Hésiode ainsi que celui de Pythagore mais on ne trouve que
des traces d'idées économiques. Il n'en est plus de même quand on en arrive à la sophistique : les œuvres
semblent s'être multipliées et il n'est à cet égard que de citer le Traité sur les salaires de Protagoras ou les plans de
répartition des biens de Hippodamos de Milet ou de Phileas de Chalcédoine. Cette école est caractérisée par une
réaction contre les vieilles conceptions sociales. Elle est en lutte avec les traditions de la cité aristocratique et
militaire et vise à les remplacer par des principes démocratiques comportant nécessairement un programme nouveau
d'économie. Celui-ci trouvera son expression la plus complète dans les œuvres de Thucydide qui n'était pas un
sophiste et où les aperçus sur les causes de la prospérité matérielle de la Cité et sur l'utilité du travail présentent une
netteté qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.
Ce sont les Socratiques qui ont donné des œuvres ou des parties d'oeuvres exclusivement consacrées à
l'économie. Socrate a insisté sur son mépris pour les richesses matérielles et sur l'idée qu'il n'existe pas de véritable
bien en dehors de la modération morale. Xénophon, le plus immédiat de ses disciples, est le premier à avoir
consacré à l'économie des travaux spéciaux : l'Economique où il expose les règles de bonne gestion d'une grande
propriété foncière, les Revenus où il présente ses idées financières en ce qui concerne Athènes. Platon accorde à
l'économie une place considérable tant dans la République que dans les Lois. Aristote, enfin, dans la Politique et
l'Ethique de Nicomaque (ainsi que dans la Constitution d'Athènes) observe la vie de son temps et montre
l'importance des phénomènes économiques.
Même si survient ensuite une période de décadence, celle-ci ne doit pas être pour autant négligée et l'on peut citer
les noms de Théophraste d'Ephones, de Plutarque et même de Polybe. Ceci étant, les idées les plus importantes
sont celles de l'école Socratique et elles peuvent être regroupées sous différents thèmes.
Économie et morale
Economie, politique et morale ne sont pas isolées mais étroitement liées. Dans les civilisations orientales les
problèmes économiques avaient toujours été confondus dans les dogmes d'une éthique religieuse absorbant
l'ensemble de la vie intellectuelle. La philosophie morale des Grecs étant une héritière de ces traditions, l'économie
est une partie de l'éthique.
D'où la question de savoir quelle est la nature du lien existant entre morale et société. La morale grecque ne repose
pas exclusivement sur le désir de subordonner l'individu à l'Etat. Socrate exalte la liberté morale de l'homme mais
signale qu'elle s'égare toutes les fois qu'elle ne le conduit pas aux vertus civiques ; pour lui la philosophie doit
amener les individus, c'est-à-dire ses contemporains, aux mêmes dévouements sociaux que ceux des temps
anciens. Mais il est contradictoire de demander, au nom de l'utilité et de la justice, un esprit de sacrifice raisonné de
l'individu envers l'Etat quand la Cité est injuste et soumise aux antagonismes sociaux. Par contre pour Platon et
Aristote, toute restauration de la morale civique ne peut passer que par une rénovation de l'Etat : la conception d'un
Etat idéal est à la base même de la morale politique. Ainsi l'individu pourra-t-il, dans toute la liberté de sa raison,
revenir aux sentiments des patriotes anciens vis-à-vis de l'Etat ; la collectivité disposera d'une autorité indiscutable et
pourra imposer de grands sacrifices ; chacun aura conscience du fait que le bien de la Cité est l'intérêt de tous. Une
telle conception fait de la justice dans l'Etat la première condition du progrès moral des individus.
Différentes méthodes d'analyse
Induction et déduction ont été employées simultanément par un même auteur. On ne peut parler de spécialisation.
Ainsi Socrate est-il l'un des premiers, sinon le premier, à utiliser la méthode inductive ; toutefois il s'agit surtout de
discours à forme inductive et il fait, par des déductions logiques, dériver l'action de principes supérieurs. Platon use
principalement de la déduction mais il étudie certaines formes contingentes de civilisation et se sert de ses
observations de même qu'il critique certains phénomènes sociaux. Il est, comme Socrate, un dialecticien, ce qui
permet " en écartant les hypothèses d'aller droit au principe pour l'établir solidement " (La République.) Quant à
Aristote, il a pris soin de présenter sa méthode en déclarant que si le fait était toujours connu avec une suffisante
clarté il n'y aurait guère besoin de remonter à sa cause, ajoutant que, une fois obtenue la connaissance complète du
fait, on possède ses principes ou, tout au moins, on est en voie de les acquérir. Sans doute peut-on le considérer
comme le plus grand analyste mais il supporte le poids du passé en ce sens qu'il utilise, malgré l'étroitesse de son
champ d'observation et en l'absence d'éléments comme la statistique ou l'histoire, des démonstrations longuement
raisonneuses aussi bien que la dialectique car les dialogues tiennent chez lui une place importante.
La production
Même si Aristote a avancé que les dieux ont donné aux hommes leurs moyens d'existence et qu'il n'y a pas à les
créer mais seulement à les utiliser il reste que nombreuses ont été les réflexions conduisant à une compréhension
des conditions de la production même si on ne se trouve pas toujours en présence d'un système complet. La terre, le
travail et le capital sont nettement vus comme étant les sources de la richesse. La terre est reconnue comme le
facteur principal de la production. Pour Xénophon la richesse sociale dépend entiè-rement de la prospérité du sol ;
Platon et Aristote, n'ajouteront rien à cette liaison. En outre on trouve l'idée, chez Xénophon, que la terre peut fournir
des rendements plus ou moins élevés en fonction du soin qui lui est accordé. Le travail a été longuement étudié mais
davantage jugé qu'analysé. Le phénomène de la division du travail et ses conséquences sur la productivité a été bien
mis en valeur tant par Xénophon (par corps de métier et par profession) que par Platon (la différenciation des
fonctions constitue la base de la constitution de la République) et Aristote. La division du travail permet à chacun de
choisir la profession convenant le mieux à ses prédispositions naturelles ; l'individu effectuant la même tâche acquiert
une plus grande dextérité et travaille plus rapidement ; les divers biens peuvent être fournis en plus grande quantité
et avoir une meilleure qualité ; les besoins peuvent être plus complètement et plus vivement satisfaits. Enfin la
division du travail accroît les liens économiques entre individus et peut être plus grande là où la population est la plus
dense (Platon). Cependant il est une attitude, une prise de position dominante : le travail est une forme d'activité
méprisée. Xéno-phon fait ressortir les infériorités du travail industriel : les ouvriers des arts mécaniques sont, de par
leur vie sédentaire, mal préparés aux nécessités des luttes militaires. De même Platon entend réserver le
gouvernement de la Répulique aux guerriers et aux magistrats (La République) ou bien encore souhaite que la Cité
soit située loin de la mer (Les Lois) pour éviter les tentations procurées par le commerce maritime tandis que les
magistrats s'efforceront d'écarter les hommes libres des professions ouvrières. Aristote, quant à lui, énonce la
nécessité d'exclure les artisans de la Cité. D'autres attitudes vis-à-vis du travail ne peuvent être négligées. Certes
l'école socratique constitue une réaction d'ordre à la fois moral et social à rencontre des activités du commerce et de
l'industrie, mais il convient de noter que la démocratie mercantile et laborieuse a trouvé avec les sophistes ses
partisans les plus résolus : le problème du " salaire des leçons " est le symbole d'une conception d'ensemble de la
valeur du travail et la justice de ses rémunérations ; de même, Thucydide a compris les forces de son temps et le
discours qu'il prête à Périclès constitue un témoignage en faveur du travail.
Enfin, pour ce qui est des types de travail, les auteurs grecs, vivant dans une société esclavagiste, n'ont pas cherché
à comparer le travail libre et le travail servile et à proclamer la supériorité de l'un sur l'autre. Toutefois Platon se
révèle partisan d'un interventionnisme puisqu'il propose (Les Lois) de réglementer le travail agricole et le travail
industriel (surveillance de l'État et règles précises à appliquer).
La notion de capital a été reconnue de même que son importance. Ainsi Aristote signale-t-il que, à côté des biens de
consommation existent des biens de production et distingue-t-il les moyens naturels et les moyens artificiels
d'acquisition de la richesse ; de même Xénophon fait-il apparaître un lien entre investissement et accroissement de la
production. Également la condamnation du prêt à intérêt par Aristote n'est rien d'autre que la reconnaissance, a
contrario, de l'importance productive du capital.
En outre, les relations pouvant exister entre ces facteurs de production ont été précisées. Pour Xénophon la terre ne
peut produire sans travail. Pour Platon et Aristote le travail s'effectue avec des outils. Même l'idée de substitution
existe puisque Aristote avance qu'une " mécanisation " de la production aboutirait à supprimer les esclaves.
Échange et monnaie
L'économie est une économie d'échange. Ce dernier est dû au fait que les individus ont des besoins, recherchent les
biens pour " vivre bien ", mais ne peuvent produire tous les biens dont ils ont besoin.
Par suite les biens ont une valeur d'usage et une valeur d'échange. La première est celle venant satisfaire à un
besoin déterminé chez un individu, la seconde celle lui permettant d'obtenir un autre bien par l'échange.
La monnaie permet de procéder aux échanges de manière plus simple et plus rapide. Ses propriétés ont été
énoncées par Aristote : elle est un instrument d'échange, fonction résultant du développement de la division du
travail et des échanges, un instrument de mesure des valeurs et un instrument de conservation des valeurs.
Un bien déterminé doit-il servir de monnaie ? Deux thèses sont en présence qu'on ne cessera de retrouver par la
suite. Pour l'une tout bien peut servir de monnaie pourvu qu'il soit revêtu d'un sceau officiel ; le pouvoir politique
confère à ce bien la qualité de monnaie ; on a là la thèse de la monnaie, signe faisant que la monnaie tire sa qualité
et sa valeur de l'estampille légale. Pour l'autre la monnaie est formée par des métaux précieux, l'or ou l'argent qui
réunissent des qualités (divisibilité, conservation, etc.) que les autres biens ne possèdent pas ou ne possèdent pas
au même degré ; la thèse est ici celle de la monnaie-marchandise. Aristote soutiendra l'une et l'autre dans la
Politique et dans l'Éthique à Nicomaque.
La monnaie peut changer de valeur : ainsi Xénophon pense-t-il que l'argent possède une valeur intrinsèque et que
celle-ci dépend non seulement du rôle monétaire du métal mais aussi de l'ensemble des usages qu'on peut en faire :
ainsi une trop grande abondance risque-t-elle d'en abaisser le prix.
L'échange pose un double problème. L'un est celui de la réciprocité des prestations. Les marchandises vendues sont
par elles-mêmes " sans égalité et sans mesure " (Platon) ; comme elles s'échangent suivant des proportions définies,
c'est que toutes contiennent une qualité commune susceptible d'être mesurée. Pour Aristote il faut qu'à la prestation
fournie par l'un corresponde une prestation fournie par l'autre et, aussi, que chacune présente pour celui à qui elle
est faite la même somme d'utilité. Pour qu'il en soit ainsi les choses doivent être comparables. La valeur d'échange
dérivant de la valeur d'usage, cette dernière a pour cause le besoin. L'échange mesure alors le besoin respectif des
échangistes ; la qualité commune à toutes choses, et qui les rend comparables, consiste dans leur aptitude à
satisfaire les besoins.
L'autre est celui de l'enrichissement. L'acquisition des biens dépend, certes, du motif de vivre bien, mais on ne peut
négliger le motif de l'enrichissement où l'argent est recherché pour lui-même et apparaît comme une fin et non plus
seulement comme un moyen. Il est donc deux modes d'obtention des richesses, l'économique et la chrématistique
(Aristote). La première a pour objet la prise de possession directe ou la transformation, par le travail, des richesses
(fruits, animaux, esclaves) que la nature destine aux usages de l'individu ; elle a pour but la satisfaction des besoins
essentiels ; elle rencontre des limites en ce sens que les instruments qu'elle utilise n'existent pas en quantité illimitée
; elle est légitime ; elle comprend l'agriculture, l'élevage, la chasse et la pêche. La seconde présente des
caractéristiques totalement opposées : elle transforme en sources de gains des choses - la monnaie et les facultés
de l'âme - auxquelles la nature n'avait pas donné cette destination ; elle a pour but l'accroissement infini de la
richesse ; les moyens qu'elle utilise - le prêt à intérêt (la monnaie engendre la monnaie), le louage de travail manuel,
le négoce (qui produit de la richesse en déplaçant de la richesse) - lui permettent de poursuivre ce but ; elle est
illégitime, et condamnable en ce sens qu'elle résulte d'une perversion de la vente ; elle manifeste son activité par
l'accumulation incessante de la monnaie qui ne rencontre aucun obstacle.
Les jugements sont allés de pair avec l'analyse. Si, pour Xénophon, l'enrichissement individuel paraît un but
souhaitable, il est loin d'en être ainsi pour Platon et Aristote. Aristote ne propose pas, comme le fera Platon,
d'abandonner les monnaies employées, facteur de dissolution de la Cité, mais condamne l'acquisition des biens "
imaginaires " comme but de toute activité : estimant que les matières d'or et d'argent n'ont pas de valeur par
elles-mêmes, il pense qu'il est absurde de rechercher leur possession.
Par extension le crédit est condamné. Ainsi Platon souhaite-t-il interdire les prêts gratuits et les ventes à terme.
Quant au commerce, si Xénophon préconise l'octroi de primes aux navires et Platon la liberté du commerce, mais
assortie de prohibitions complètes d'entrée pour certains produits (ceux destinés à la consommation) ou de sortie,
Aristote, de son côté pense à une réglementation destinée à prévenir l'excessif développement du commerce
internationale, et spécialement maritime, par la désignation limitative des citoyens ayant le droit de s'y livrer.
L'évolution
Outre le fonctionnement de l'économie, son évolution a été étudiée et ses facteurs ainsi que son sens dégagés. Les
premiers sont d'ordre économique mais aussi psychologique, sociologique et même démographique. Chacun
influence les autres et, en retour, se trouve influencé par eux. Comme le montre Platon (La République) les besoins
des individus augmentent et se diversifient, la dimension de la Cité s'accroît, le nombre de produits fabriqués hausse
ainsi que la richesse, la psychologie des individus se transforme, la répartition de la richesse entre les individus se
modifie.
Le sens de l'évolution est simple. Un cycle doit être parcouru. Les régimes politiques se succèdent dans un certain
ordre - aristocratie, démocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie - et, une fois terminé, le cycle est prêt à
recommencer.
Une telle évolution peut être considérée comme le fruit du hasard, de l'incertitude, de l'imprévoyance des individus et
de la difficulté à se faire obéir des magistrats de la Cité. En effet, dans la Cité idéale chaque individu possède des
aptitudes particulières qui conduisent à lui assigner une place au sein d'un groupe (dirigeants, gardiens, artisans et
laboureurs). Si une telle affectation se trouve parfaitement réalisée, la Cité fonctionne sans heurts, mais comme il ne
peut en être ainsi pour les raisons indiquées, elle sera soumise à une évolution remplie de vicissitudes et s'exprimant
par le cycle précédemment mentionné.
La répartition
Ici également on trouve des vues partielles. Plus exactement les auteurs se sont intéressés à la légitimité et à l'utilité
de la propriété individuelle et à la recherche des différents systèmes qui pourraient la remplacer.
D'une part, il existe des propositions visant à restreindre la propriété. Pythagore et ses disciples ont le dédain des
biens matériels poussé au plus haut point et il s'en est suivi une sorte d'abandon de l'idée de propriétaire (mais dans
leur secte la communauté des biens n'était pas établie). Hippodamos de Milet aurait d'après Aristote, proposé une
cité divisée en trois classes (artisans, laboureurs et soldats), un territoire divisé en trois parts (terres réservées au
culte, terres publiques destinées à l'entretien des guerriers, lot des laboureurs, ces dernières terres étant seules
susceptibles d'appropriation individuelle), mais, en même temps, il borne la tâche de l'État à assurer la sécurité
matérielle et morale des individus. Platon, dans la République, avance que guerriers et magistrats ne doivent rien
posséder en propre de manière à ne pas être détournés de leurs devoirs civiques, la propriété privée étant l'apanage
des classes directement productrices.
D'autre part, on se trouve en présence de propositions cherchant à supprimer la propriété. Le précurseur semble être
Philéas de Chalcédoine. Celui-ci voyait dans l'inégalité la cause de tous les troubles politiques. Pour la supprimer il
importait, quand était fondée une colonie, de partager également les terres et, dans une Cité déjà établie, de
restreindre les inégalités matérielles. Platon, dans les Lois, veut donner l'esquisse d'une cité viable de son temps. La
terre doit être divisée en un certain nombre de lots égaux correspondant au nombre de citoyens ;
la législation aura pour but d'éviter que le propriétaire puisse perdre sa terre et donc la concentration des terres. On
se trouve en présence d'une espèce de monopolisation du sol par l'État suivie d'une concession à titre précaire aux
individus. Quant aux biens mobiliers il proscrit les sources de la fortune mobilière (commerce, prêt à intérêt, usage
des monnaies précieuses), interdit aux propriétaires de faire des épargnes sur leurs récoltes et réglemente leur
consommations annuelles. En outre un plafond est fixé à la valeur des biens meubles détenus. Les vues d'Aristote
sont voisines de celles de Platon : s'il entend limiter le nombre des citoyens de façon qu'un partage régulier de la
terre puisse s'opérer entre eux, par contre, les propriétaires conservent la libre disposition de leur récolte. Le sol est
partagé entre propriété privé et propriété d'Etat. Enfin, il ne paraît pas s'être préoccupé des inégalités résultant de la
fortune mobilière et ne les combat qu'indirectement en s'attachant à leurs sources.
L'École Socratique
XENOPHON
Il naît, sans doute en 430 avant J.C. Il devient très jeune un des disciples de Socrate. En 401 Cyrus le Jeune monte
une expédition pour détrôner son frère, Artaxerxès, roi de Perse, Xénophon prend part à l'expédi-tion, devient l'un
des cinq chefs élus et, par son intelligence et son autorité, contribue à sauver l'armée des mercenaires en organisant
une retraite restée célèbre. En 399, année de la mort de Socrate, il est exilé par ses compa-triotes Athéniens. Resté
au Service de Sparte, il accompagne alors Agésilas, roi de Sparte, dans sa campagne d'Asie Mineure. La guerre
terminée, les Spar-tiates donnent à Xénophon un petit domaine à Scillonte, en Elide. Il s'y installe en 391, se
consacre à son administration pendant vingt ans et, en même temps, commence une carrière d'écrivain, Athènes
ayant rapporté le décret d'exil (364), il est à penser que Xénophon retourna en Attique où il mourut quelques années
plus tard (355, date la plus probable).
PLATON
Il naît en 428/427 avant J.C. Vers sa vingtième année, il ren-contre Socrate pour qui le bonheur de la Cité dépend de
la réforme de l'individu. Platon songe à se lancer dans l'action politique. Mais les excès des Trente Tyrans et la
condamnation de Socrate lui font horreur. Le perfectionnement de la Cité devient alors pour lui la principale question
à résoudre. Après avoir pris part à la guerre de Corinthe en 395/394, il se rend en Egypte (390), puis à Cyrène, en
Italie, où il se lie d'amitié avec les Pythagoriciens. Il approfondit ses connaissances en arithmétique, astronomie et
musique en Sicile. Il se met à enseigner à quarante ans. Il fonde une école près du gymnase d'Akadimos qui, pour
cette raison, sera appelée 1'Académie. Si cet enseignement dure vingt ans, on ne sait pourtant pratiquement rien sur
ces années 387/368. Platon meurt en 347/346. L'Académie fonctionnera jusqu'en 529 après J.C.
ARISTOTE
Il naît en 384 avant J.C. à Stagire, ancienne colonie ionienne en bordure de la Macédoine. Il se rend à Athènes en
367 suivre les cours des plus grands maîtres de la Grèce. C'est le moment où l'Ecole fondé par Pla-ton, l'Académie,
brille d'un vif éclat et où celui-ci publie la Poli-tique, un de ses plus célèbres ouvrages. Il passe alors vingt ans (-367 /
-347) à l'Académie. La mort de Platon (-348), la destruction de sa ville natale par Philippe, son échec comme
can-didat à la direction de l'Académie l'affectent. Il quitte alors Athènes et se rend à Assos, en Troade, où il séjourne
trois ans. II y fonde sa première Ecole. Philippe, devenu roi de Macé-doine lui confie alors (-343) l'édu-cation de son
fils Alexandre, âgé de treize ans. Il sera son précepteur jusqu'en -340, Aristote revient à Athènes en - 335. Il fonde le
Lycée, Avec ses élèves il termine la plupart de ses grands traités dans les domaines les plus divers et notamment la
Poétique, la Rhétorique, l'Éthique de Nicomaque ainsi que la Poli-tique, les Lois et les Constitutions. En juillet 323,
l'annonce de la mort d'Alexandre se traduit par un soulèvement. Aristote devenu sus-pect et accusé d'impiété est
obligé de quitter Athènes. Il se réfugie à Chalcis dans l'île d'Eubée, II continue d'y travailler, mais malade depuis
longtemps, meurt en - 322.
Les Oeuvres - Les Textes
384-377 AV. J.C. - PLATON
LA RÉPUBLIQUE
Les biens matériels
Pour Platon la possession de biens matériels présente des avantages moraux : pratiquer la justice,
rendre aux dieux un culte décent, mieux supporter la vieillesse. La richesse n'est qu'un moyen de
poursuivre des fins supérieures. De toute manière l'État, comme l'individu, ne doivent pas chercher à
s'enrichir au-delà de certaines limites. De son côté, un art procure à celui qui l'exerce ce qui lui est
avantageux, ou encore un bénéfice particulier.
Il existe trois sortes de biens : ceux recherchés pour eux mêmes (par exemple un plaisir inoffensif) ;
ceux recherchés pour eux mêmes et les avantages qui y sont attachés (par exemple la vue ou la santé) ;
ceux recherchés uniquement pour leurs avantages (ainsi de la gymnastique ou d'une profession
lucrative).
La Cité nécessaire
Comme les individus isolés ne peuvent se suffire à eux mêmes alors qu'ils éprouvent de nombreux
besoins, ils se groupent en Cités. La satisfaction de ceux-ci sera d'autant mieux assurée que les
individus ainsi rassemblés sont différents les uns des autres, peuvent se spécialiser suivant leurs
aptitudes et pratiquer la division du travail. Par suite la Cité doit avoir une taille minimale qui sera
fonction de l'importance des besoins ; l'échange monétaire y jouera un grand rôle ; on se trouvera en
présence d'une division sociale.
Mais, point fondamental, cette dimension ne reste pas toujours la même. Les besoins s'accroissent. Les
choses " nécessaires " deviennent plus nombreuses, ce qui conduit à employer davantage de personnes
; la population de la Cité s'accroît. Le territoire ne parvient plus à fournir une quantité suffisante de
nourriture aux habitants. Ainsi est-on amené, poussé par " l'insatiable désir de posséder " à empiéter sur
le territoire du voisin. On trouve là non seulement l'origine des guerres mais encore d'un nouveau
groupe social, les gardiens, faisant preuve des aptitudes (force agilité, courage, sagesse) nécessaires à
celle-ci.
La Cité sera par conséquent formée de trois groupes : ceux qui commandent et ayant la sagesse comme
vertu, les gardiens ou auxiliaires dont la vertu est le courage, les laboureurs et les artisans. On peut
même distinguer dans l'âme trois parties correspondant chacune à une des trois classes - la raison pour
la classe dirigeante, le courage chez les gardiens, l'appétit sensuel aux autres - et qui amènent trois
puissances distinctes : science opinion et ignorance.
L'organisation de la Cité idéale
Si une Cité est toujours organisée il reste qu'une organisation peut se révéler supérieure à d'autres. Il
importe d'abord qu'elle ne soit pas trop grande. Le critère étant celui de l'unité, une trop grande
dimension ne peut qu'aller à l'encontre de l'unité de la Cité. Toute la population doit travailler et il ne faut
pas hésiter, pour le bien de la Cité, à éliminer les malades physiques et mentaux.
Les gardiens devront vivre en commun. Aucun ne possédera d'argent, de terre ou d'habitation. C'est là
une condition impérative pour qu'ils restent unis et serviteurs de la communauté ; s'il n'en était pas ainsi
la poursuite d'un but égoïste les détournerait de leur dévouement. La mise en commun des biens met à
l'abri de dissensions que font naître la " possession de richesses, d'enfants et de parents. " En outre
ceux qui occupent les fonctions les plus élevées devraient apprendre la science du calcul.
Il convient de trouver un équilibre entre richesse et pauvreté car une trop grande richesse ou une trop
grande pauvreté perdent les arts et les artisans ; une distribution inégale des richesses amène
l'existence de deux groupes - riches et pauvres - antagonistes et menace la vie de la Cité.
Si les individus faisant partie des trois classes - or, argent, fer et airain - engendrent le plus souvent des
enfants semblables à eux-mêmes, il se peut qu'ils engendrent aussi des descendants présentant des
qualités supérieures ou inférieures. Par suite les magistrats doivent placer chacun dans sa classe de
destination sans tenir compte de sa classe d'origine.
Si alors chaque classe accomplit la tâche qui lui est assignée et si le recrutement se fait suivant les
aptitudes naturelles de chacun, la Cité pourra être dite juste. La justice n'est alors autre chose que le
principe de la division du travail et de la spécialisation des fonctions, elle est aussi la manière suivant
laquelle l'individu règle ses affaires propres.
L'impossible Cité idéale. Les cycles de transformation
Pourtant cette Cité idéale devrait être difficile sinon impossible à atteindre. En effet, la Cité ne peut pas
ne pas évoluer et ces changements résultent de l'interaction de phénomènes d'ordre économique,
sociologique, psychologique et politique.
Le point de départ est constitué par la Cité idéale du gouvernement aristocratique. La
timocratie-gouvemement de l'honneur doit lui succéder. En effet, quelle que soit l'habileté des
magistrats, ceux-ci ne peuvent pas empêcher que se produisent des changements dans la population :
des mariages seront célébrés à contre-temps, des enfants inférieurs en résulteront. Si les meilleurs de
cette nouvelle génération sont placés à la tête de l'État, il n'en reste pas moins qu'ils s'avéreront
inférieurs à leurs devanciers et ne sauront pas, ou mal, distinguer les différentes races. Les individus ne
seront plus à leur place. La division une fois apparue, les deux races de fer et d'airain souhaitent
s'enrichir et acquérir terres maisons, or, argent alors que les races d'or et argent, riches par nature,
tendent à la vertu et au maintien de l'ancienne constitution. Il en résulte une période de luttes qui aboutit
à un partage des terres tandis que les gardiens asservissent les laboureurs et les artisans.
Une nouvelle constitution sera élaborée qui ressemblera à la précédente mais possédera des traits
particuliers : ainsi déjà crainte d'élever les sages aux magistratures, de l'estime accordée à la ruse, du
penchant pour la guerre. Surtout ces hommes rechercheront les richesses, seront avares de leur argent
et prodigues du bien d'autrui, se déroberont à la loi, seront ambitieux et aimeront les honneurs. Bref, le
culte de l'honneur guerrier succèdera à celui de la vertu et la Cité sera livrée aux rivalités déchaînées par
l'ambition.
L'oligarchie vient ensuite. Cette forme de gouvernement est fondée sur la fortune. Les riches
commandent. Le passage à cette forme est simple. Les citoyens se découvrent des sujets de dépense,
désobéissent à la loi afin d'y pourvoir. La masse leur ressemble. Plus la passion du gain et plus l'action
de la richesse croissent plus celle de la vertu diminue. Les citoyens deviennent avares et cupides.
Il en résulte de nombreux défauts. La direction de la Cité n'est pas forcément exercée par une personne
compétente ; la Cité est divisée en riches et pauvres ; elle se trouve dans la quasi impossibilité de mener
une guerre ; les habitants se livrent à de multiples occupations au lieu de se spécialiser. Surtout la
liberté économique d'acheter et de vendre aboutit à la formation d'une classe de prolétaires.
Le passage de l'oligarchie à la démocratie s'effectue de la même manière, c'est-à-dire qu'il est provoqué
par l'insatiable désir des biens ou encore par la volonté de devenir aussi riche que possible.
Dans l'oligarchie rien n'est fait pour empêcher les jeunes gens de dissiper leur patrimoine et, ainsi, des
individus " bien nés " sont-ils réduits à l'indigence. D'où, dans la Cité, l'existence d'hommes remplis de
haine pour ceux ayant acquis leurs biens et passant leur temps à comploter. L'opposition entre riches et
pauvres grandit sans que les premiers se préoccupent d'en conjurer les effets tandis que les seconds
n'ont que du mépris pour les premiers, efféminés par une vie dépourvue de noblesse, et pensent que,
bons à rien, ils se trouvent à leur merci.
Lorsque les pauvres ont vaincu les riches, ils partagent, le plus souvent par la voie du tirage au sort,
avec ceux qui restent le gouvernement et l'exercice des charges publiques. La Cité déborde alors de
liberté et de franc parler qui dégénère en licence. Des hommes de toutes sortes font partie du
gouvernement qui se trouve dépourvu de toute unité. Nul n'est contraint de commander s'il en est
capable ni d'obéir s'il ne le veut pas. La mansuétude à l'égard des condamnés est grande. On ne
s'inquiète pas des travaux où s'est formé l'homme politique mais on l'honore s'il affirme sa bienveillance
pour le peuple. La contrainte est abolie, les règles morales abandonnées.
Enfin vient la tyrannie. Cette fois c'est le désir insatiable de liberté que la démocratie regarde comme son
bien le plus précieux qui la perd. L'excès de liberté conduit à un excès de servitude. La Cité
démocratique peut être partagée en trois classes : l'engeance qui se trouve à l'écart du pouvoir ; ceux
qui, ordonnés, sont devenus les plus riches ; le peuple. Cette dernière classe travaillant de ses mains, ne
possédant presque rien, qui est la plus nombreuse et qui ne connaît rien aux affaires à l'habitude de
mettre à sa tête un protecteur qui se transforme en tyran. Celui-ci se défait des hommes de valeur,
confisque les biens du peuple, utilise la guerre comme dérivatif des énergies. La Cité ainsi gouvernée
est esclave, pauvre et malheureuse.
Pour conclure il semblerait que pour Platon le régime aristocratique succède au régime tyrannique et
que le cycle recommence.
Extraits de "La République"
Utilité de la richesse
"... éviter que, contraint, l'on trompe ou l'on mente et que, devant des sacrifices à un dieu ou de l'argent
à un homme, l'on passe ensuite dans l'autre monde avec crainte... " (R- 1-331.)
Les biens
"... ne te semble-t-il pas qu'il est une sorte de biens que nous recherchons non pas en vue de leurs
conséquences, mais parce que nous les aimons pour eux-mêmes comme la joie et les plaisirs
inoffensifs ; qui par la suite n'ont d'autre effet que la jouissance de celui qui les possède... n'en est-il pas
que nous aimons pour eux-mêmes et pour leurs suites, comme le bon sens, la vue, la santé?... Mais ne
vois-tu pas une troisième espèce de biens où figurent la gymnastique, la cure d'une maladie, l'exercice
de l'art médical ou d'une autre profession lucrative ? De ces biens nous poumons dire qu'il ne vont pas
sans peine ; nous les recherchons non pour eux-mêmes mais pour les recompenses et les autres
avantages qu'ils entraînent. " (R-1-355 à 357.)
Production et division du travail
" Ce qui donne naissance à une cité, repris-je, c'est, je crois, l'impuissance où se trouve chaque individu
de se suffire à lui-même et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses... " (R-II-369.)
" La plupart des arts ne s'occupent que des désirs des hommes et de leurs goûts et sont tout entiers
tournés vers la production et la fabrication ou l'entretien des objets naturels et fabriqués. " (R-VII-533.)
"... la nature n'a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d'aptitudes et propre à telle
ou telle fonction. " (R-II-370.)
" Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement lorsque
chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable se livre à un seul travail étant dispensé de tous
les autres. " (R-II-370.)
Salaire et salarié
"Ce n'est donc pas de l'art qu'il exerce que chacun retire ce profit qui consiste à recevoir un salaire... on
demande salaire parce que celui qui veut convenablement exercer son art ne fait et ne prescrit, dans la
mesure où il prescrit selon cet art, que le bien du gouverné. " (R-I-347.)
"Il y a encore, je pense, d'autres gens qui rendent service : ceux qui, peu dignes par leur esprit de faire
partie de la communauté, sont, par leur vigueur corporelle, aptes aux gros travaux ; ils vendent l'emploi
de leur forcé et comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne le nom de salariés,
n'est-ce pas. " (R-II-371.)
Echange et monnaie
" D'où nécessité d'avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés. " (R-II371.)
La répartition de la population en classes sociales
" Maintenant, repris-je, quel moyen aurons-nous de faire croire quelque noble mensonge - l'un de ceux
que nous avons qualifiés tantôt de nécessaires - principalement aux chefs eux-mêmes, et, sinon, aux
autres citoyens... mais écoute néanmoins le reste de la fable : Vous êtes tous frères dans la cité, leur
dirons-nous, continuant cette fiction ; mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l'or dans la
composition de ceux d'entre vous qui sont capables de commander : aussi sont-ils les plus précieux. Il a
mêlé de l'argent dans la composition des auxiliaires ; du fer et de l'airain dans celle des laboureurs et
des autres artisans. " (R- III-415.)
L'organisation de la Cité
" Dans une cité bien gouvernée, chacun a une tâche fixée qu'il est obligée d'accomplir et personne n'a le
loisir de passer sa vie à être malade et à se soigner. " (R-II-406.)
" II faut remplir la fonction pour laquelle on a été fait par nature et celle-là seulement. " (R-IV-423.)
" Quand un même homme essaie de remplir toutes ces fonctions à la fois, alors tu crois avec moi, je
pense, que ce changement et cette confusion entraînent la ruine de la cité. " (R-IV- 434.)
La qualité de la population
" Quant aux autres, on laissera mourir ceux qui ont le corps malsain et ceux qui ont l'âme perverse par
nature et incorrigible, on les mettra à mort. " (R-III-410.)
La mobilité sociale
" Pour l'ordinaire, vous engendrez des enfants semblables à vous-mêmes ; mais comme vous êtes tous
parents, il peut arriver que de l'or naisse un rejeton d'argent, de l'argent un rejeton d'or, et que les
mêmes transmutations se produisent entre les autres métaux. Aussi, avant tout et surtout, le dieu
ordonne-t-il aux magistrats de surveiller attentivement les enfants, de prendre bien garde au métal qui se
trouve mêlé à leur âme, et si leurs propres fils ont quelque mélange d'airain et de fer, d'être sans pitié
pour eux, et de leur accorder le genre d'honneur dû à leur nature en les reléguant dans la classe des
artisans et des laboureurs ; mais si de ces derniers naît un enfant dont l'âme contienne de l'or ou de
l'argent, le dieu veut qu'on l'honore en l'élevant soit au rang de gardien, soit à celui d'auxiliaire, parce
qu'un oracle affirme que la Cité périra quand elle sera gardée par le fer ou par l'airain. " (R-III-415.)
Le calcul
" II conviendrait donc, Glaucon, de prescrire cette étude par une loi et de persuader à ceux qui doivent
remplir les plus hautes fonctions publiques de se livrer à la science du calcul... et de cultiver cette
science non pas pour la faire servir aux ventes et aux achats, comme les négociants et les marchands,
mais pour l'appliquer à la guerre et pour faciliter la conversion de l'âme du monde de la génération vers
la vérité et l'essence. " (R-VII-525.)
Richesse et pauvreté
"La richesse et la pauvreté, répondis-je ; car l'une engendre le luxe, la paresse, et le goût de la
nouveauté ; l'autre la bassesse et la méchanceté outre le goût de la nouveauté. " (R-IV-421 et 422.)
"... chacune d'elles (chaque cité) est multiple et non point une, comme on dit au jeu ; elle renferme au
moins deux cités ennemies l'une de l'autre, celle des pauvres et celle des riches, et chacune de celles-ci
se subdivise en plusieurs autres. " (R-IV- 423.)
La répartition des richesses
" Aucun d'eux (les gardiens) ne possédera rien en propre, hors les objets de première nécessité ;
ensuite aucun n'aura d'habitation ni de magasin où tout le monde ne puisse entrer... il prendront leur
repas ensemble et vivront en commun comme des soldats en campagne... qu'à eux seuls entre les
habitants de la cité il n'est pas permis de manier et de toucher de l'or... " (R-III-417.)
Les gardiens
" Ainsi, c'est à la classe, à la partie la moins nombreuse d'elle-même et à la science qu'y réside, c'est à
ceux qui sont à la tête et qui gouvernent, qu'une cité tout entière, fondée sur la nature se doit d'être sage
et les hommes de cette race sont naturellement très rares, auxquels il appartient de participer à la
science qui, seule parmi les sciences, mérite le nom de sagesse. " (R-IV-429.)
" Quel nom, outre celui de citoyens, le peuple donnera-t-il aux chefs ? - Celui de sauveurs et de
défenseurs, répondit-il - Ceux-ci, à leur tour, comment appelleront-ils le peuple ? - Distributeur du salaire
et de la nourriture. " (R-V-463.)
"... nos dispositions antérieures, joints à celles que nous venons de prendre, feront d'eux, plus encore,
de vrais gardiens et les empêcheront de diviser la cité... nos citoyens seront à l'abri de toutes les
dissenssions que fait naître parmi les hommes la possession de richesses, d'enfants et de parents... ils
ne seront pas dans la nécessité de flatter les riches ; ils ne connaîtront pas les embarras et les ennuis
que l'on éprouve à élever des enfants à amasser du bien... " (R-V-464 et 465.)
Méconnaissance et hasard
" Or quelques habiles que soient le chef de la Cité que vous avez élevés, ils n'en obtiendront pas mieux,
par le calcul joint à l'expérience, que les générations soient bonnes ou n'aient pas lieu ; ces choses leur
échapperont et ils engendreront des enfants quand il ne le faudrait pas. " (R-VIII- 546.)
" Le fer venant donc se mêler avec l'argent et l'airain avec l'or, il résultera de ces mélanges un défaut de
convenance, de régularité et d'harmonie. " ("R-VIII-547.)
De l'aristocratie à la timocratie
" Après bien des violences et des luttes on convient de se partager et de s'approprier les terres et les
maisons ; et ceux qui gardaient auparavant leurs concitoyens comme des hommes libres, des amis et
des nourriciers, les asservissent, les traitent en périèques et en serviteurs et continuent à s'occuper
eux-mêmes de la guerre et de la garde des autres. " (R-VIII- 547.)
"... les enfants qui naîtront de ces mariages ne seront favorisés ni de la nature, ni de la fortune. Leurs
prédécesseurs mettront les meilleurs d'entre eux à la tête de l'État, mais comme ils en sont indignes, à
peine parvenus aux charges de leurs pères, ils commenceront de nous négliger... Ainsi vous aurez une
génération nouvelle moins cultivée. De là sortiront des chefs peu propre à veiller sur l'État... "
(R-VIII-547.)
Les traits de la timocratie
" Mais la crainte d'élever les sages aux magistratures parce que ceux qu'on aura ne seront plus simples
et fermes mais de caractère mêlé ; le penchant pour les caractères irascibles et moins compliqués, faits
pour la guerre plutôt que pour la paix ; l'estime dans laquelle on tiendra les ruses et les stratagèmes
guerriers ; l'habitude d'avoir toujours les armes à la main... " (R-VIII-548.)
"Ils adoreront farouchement dans l'ombre l'or et l'argent car ils auront des magasins et des trésors
particuliers où ils tiendront leurs réserves cachées... " (R-VIII-548.)
" Alors ils établissent une loi qui est le trait distinctif de l'oligarchie : ils fixent un cens d'autant plus
élevé que l'oligarchie est plus forte, d'autant plus bas qu'elle est plus faible et ils interdisent l'accès des
charges publiques à ceux dont la fortune n'atteint pas le cens fixé, " (R-VIII- 551.)
" La liberté qu'on y laisse à chacun de vendre tout son bien ou d'acquérir celui d'autrui et, quand on a
tout vendu, de demeurer dans la Cité... sans autre titre que celui de pauvre et d'indigent. " (R-VIII-552.)
La démocratie
"Eh bien n'est-ce pas de la façon que voici que l'on passe de l'oligarchie à la démocratie : à savoir par
l'effet de l'insatiable désir du bien que l'on se propose et qui consiste à devenir aussi riche que possible.
" (R-VIII-555.)
"... La démocratie apparaît lorsque les pauvres ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les
uns banissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges
publiques ; et le plus souvent, ces charges sont tirées au sort. " (R-VIII-557.)
"Dans cet État, repris-je, on n'est pas contraint de commander si l'on en est capable, ni d'obéir si l'on ne
veut pas... " (R- VIII-558.)
La tyrannie
" Mais n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui
perd cette dernière ? - Quel bien veux-tu dire ? - La liberté... " (R-VIII-562.)
" Ainsi l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État. "
(R-VIII-564.)
"La troisième classe c'est le peuple : tous ceux qui travaillent de leurs mains sont étrangers aux affaires
et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse et la plus
puissante lorsqu'elle est assemblée... Maintenant le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à
sa tête un homme dont elle nourrit et accroît la puissance ? " (R-VIII-564 et 565.)
335/322 AV. J.C. - ARISTOTE
1 - LA POLITIQUE - LIVRES 1 et II
Le but : savoir comment s'effectue l'administration de la maison
Le but est de savoir comment se fait l'administration de la maison, comment s'effectue sa gestion, ce
terme devant être entendu dans un sens large, c'est-à-dire acquisition, conservation, utilisation et
exploitation. L'expression administration de la maison est synonyme d'économie et elle doit être
comprise à la fois comme un art ou encore comme l'ensemble des procédés servant à obtenir un certain
résultat, et comme une science, la science des ressources.
Économie et politique ne peuvent donc être confondues ; la société domestique et l'État ne sont en rien
semblables. La politique est l'art du gouvernement de plusieurs alors que l'économie est l'art de
l'administration d'un seul et dépend de celui exerçant l'autorité, le chef de famille.
La société domestique
La société domestique au sein de laquelle se posent les problèmes économiques comprend deux
ensembles : l'individu et la propriété, celle-ci étant tout art permettant d'extraire les richesses du sol. Par
suite l'administration de la maison, l'économique, implique deux types de relations : les unes entre
personnes (maître/esclave, époux/femme, père/enfant), les autres entre personnes et choses (biens)
devant être entendues comme une chrématistique, ou encore un art d'acquisition, du fait que la propriété
est partie intégrante de la famille.
La production
II existe des objets de propriété. Étant donné que les objets sont animés (par exemple les esclaves) ou
inanimés, que chaque branche d'activité doit disposer des instruments appropriés pour que puisse
s'accomplir le travail et que la propriété peut être considérée comme un ensemble d'instruments, les
objets de propriété sont les instruments utiles à la vie, la propriété est alors un ensemble d'instruments.
La production ne se confond pas avec l'action, elle a pour fin un résultat autre que l'activité permettant
de l'obtenir et qui demeurera une fois l'action terminée. De son côté l'action tend à ne produire aucun
résultat et sa fin réside dans l'activité elle-même. Cependant toutes deux ont besoin d'instruments pour
s'accomplir : ainsi aura-t-on des instruments proprement dits qui seront des instruments de production
et des objets de propriété qui seront des instruments d'action ou d'usage.
Aristote est ainsi conduit à préciser ses idées quant à l'esclavage. Pour lui il existe des esclaves par
nature : la répartition des individus en classes dépendant de leurs aptitudes, certains seront partout
esclaves et d'autres nulle part ; il y aura toujours des gouvernants et des gouvernés. D'un autre côté
l'utilité de l'esclave est minime et semblable à celle des animaux domestiques qui " apportent l'aide de
leur corps pour les tâches indispensables ". A la limite, si travail et capital ne peuvent être séparés, car
ils sont parfois complémentaires et parfois substituables, la mécanisation pourrait supprimer le besoin
d'esclaves.
Pourquoi produire : Économie et chrématistique
La richesse n'est pas une fin mais un moyen. Elle est utile parce qu'elle est recherchée pour parvenir au
bonheur qui est la fin supérieure. La vie parfaite, le bonheur, consistent dans le développement le plus
harmonieux de la perfection intellectuelle et morale ; les jouissances les plus hautes et les plus nobles
n'en sont que la conséquence nécessaire ; les biens extérieurs en quantité suffisante et les plaisirs
corporels en font partie non comme éléments constituants mais comme conditions indispensables. La
richesse fait partie des choses utiles et son usage consiste à dépenser et à donner. Elle comprend la
monnaie, la terre (tant dans son étendue que dans sa qualité), les meubles, le bétail, les esclaves.
Pourtant la plupart des individus préfèrent amasser l'argent qu'en faire cadeau et les termes de richesse
et d'abondance sont assimilés.
La chrématistique, l'art d'acquisition, n'est pas identique à l'économie, l'art d'administrer la maison, motif
pris du fait que la première a trait à l'acquisition et la seconde à l'utilisation. Ainsi, pour prendre un
exemple à propos de l'agriculture, l'acquisition de la nourriture, étant naturelle, constitue une richesse et
fait partie de l'économie domestique d'autant que la quantité de ces biens " pour vivre bien " n'est pas
illimitée ; il s'agit donc d'un mode d'acquisition qui, par nature, fait partie de l'économie domestique car
on se trouve en présence de la mise en réserve de biens indispensables à la vie et utiles à la
communauté. La chrématistique, quant à elle, est l'art d'acquisition ayant pour but le profit pécuniaire,
ou encore le commerce, et ne connaissant pas de limite à la propriété et à la richesse. Elle a pour
objectif la monnaie et pour fonction d'aviser aux moyens de s'en procurer en abondance. Il faut donc
distinguer deux chrématistiques parce qu'un même objet de propriété peut servir à deux fins différentes
: l'une, l'administration de la maison, se rapportant à l'acquisition et aux richesses naturelles et visant à
la création de biens ; l'autre, le commerce, ayant trait à l'acquisition et à des richesses qui ne sont pas
naturelles par l'échange de la monnaie, objet qui est le principe et le terme de l'échange, et visant à la
recherche illimitée de la richesse. Les biens possédés peuvent avoir le même usage mais pas forcément
le même but. Il existe d'une part accumulation et préoccupation de vivre et l'homme d'affaires est un être
hors nature, et, de l'autre, une préoccupation de vivre bien et le bonheur demande la prospérité. Ainsi y
aura-t-il une forme nécessaire (agriculture) et une forme non nécessaire (commerce) d'acquisition ou
même trois formes : l'agriculture et le cheptel, forme naturelle ; l'échange qui se subdivise en commerce
(vente, transport, affrètement), prêt à intérêt et louage de travail (salariat) ; des formes intermédiaires
représentées par certains produits de la terre, ceux ne portant pas de fruits (exploitation de bois et de
minerai). Pour l'économie les hommes importent donc plus que la possession de choses inanimées et la
chrématistique est un art auxiliaire plus qu'une partie de l'économie.
Extraits de "La Politique"
L'économie
" II faut parler d'abord de l'administration de la maison. " (P. Livre I.III, I.)
" Puisque la propriété est une partie intégrante de la famille et l'art d'acquérir la propriété une partie de
l'administration économique... " (P. L. I, IV, I.)
" II y a encore une autre partie qui, de l'avis de certains est identique à l'administration domestique et
qui, pour d'autres, en est la partie la plus importante ; il faudra voir ce qu'il en est ; je veux parler de ce
qu'on appelle l'art d'acquisition (chrématistique). " (P. L. I, III, 3)
Comment produire. Les objets de propriété.
" ...de même que chaque branche d'activité déterminée doit avoir ses instruments appropriés, si l'on
veut que le travail s'accomplisse, ainsi en est-il dans le domaine économique ; or, parmi les instruments,
les uns sont inanimés, les autres animés : par exemple, pour le pilote, la barre du gouvernail est un
instrument inanimé, la vigie un instrument animé (car dans les diverses activités, le subordonné joue le
rôle d'un instrument). De même un objet de propriété est un instrument utile à la vie, et la propriété, c'est
un ensemble d'instruments ; l'esclave est un objet de propriété animé et tout serviteur est comme un
intrument précédant les autres instruments. " (P. L. I, IV, 1 et 2.)
Production et action
" Les instruments proprement dits sont des instruments de production ; l'objet de propriété, au
contraire, est un instrument d'action. En effet, la navette produit quelque chose de plus que son usage
propre, mais d'un vêtement ou d'un lit on ne tire que leur seul usage. De plus, comme production et
action diffèrent d'espèce et que toutes deux ont besoin d'instruments, il doit y avoir entre eux aussi une
différence analogue, Or la vie est action et non pas production. " (P. L. I, IV, 4 et 5.)
Mécanisation et esclaves
" En effet, si chaque instrument pouvait, par ordre ou par pressentiment, accomplir son œuvre
propre, si pareilles aux statues légendaires de Dédale ou aux trépieds d'Héphaïstos, qui, au dire du
poète, "pouvaient d'eux-mêmes entrer dans l'assemblée des dieux ", les navettes tissaient
d'elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres d'œuvre n'auraient nul besoin
de manœuvres ni les maîtres d'esclaves. " (P. L. I, IV, 3.)
Pourquoi produire. Vivre bien.
" De là vient que certaines gens voient dans la simple accumulation des biens l'objet de l'administration
domestique et persistent à penser qu'on doit conserver intacte ou augmenter indéfiniment sa richesse
en espèces. La cause de cette disposition est la préoccupation de vivre et non pas de vivre bien comme
un tel désir n'a pas de limite, on désire pour le combler des moyens eux-mêmes sans limite. Ceux
mêmes qui aspirent à vivre bien recherchent ce qui contribue aux jouissances du corps et comme ceci
paraît dépendre des biens possédés, toute leur activité tourne autour de l'acquisition d'argent... " (P. L. I,
IX, 15 et 16.)
" Mais l'économie domestique, qui n'est pas cet art d'acquisition, a une limite, car l'objet de l'économie
domestique n'est pas ce genre de richesse. Ainsi, à considérer la question sous cet angle, il paraît
nécessaire qu'il y ait une limite à toute forme de richesse, mais nous voyons le contraire se produire
dans les faits : tous les gens d'affaires accroissent indéfiniment leur richesse en espèces monnayées. "
(P. L. I, IX, 14.)
L'acquisition de la richesse
" Voilà pourquoi l'art d'acquisition semble avoir précisément pour objet la monnaie et sa fonction paraît
être d'aviser aux moyens de se procurer de l'argent en abondance. Cet art, en effet, dit-on, produit la
richesse et l'argent, Si l'on place souvent la richesse dans l'abondance de la monnaie, c'est parce que
cette abondance est le but de l'art d'acquisition et du commerce de détail. " (P. L. I, IX, 10.)
Des buts différents
" La cause de ceci est l'étroite affinité de ces deux formes d'acquisition ; leurs emplois empiètent l'un
sur l'autre parce qu'elles ont le même objet : pour toutes deux, les biens possédés servent au même
usage, mais non dans le même but :
celle-ci vise à amasser, celle-là vise autre chose. " (P. L. I, IX, 13,14 et 15.)
Valeur d'usage et valeur d'échange.
" Chaque objet de propriété a deux usages qui tous deux appartiennent à cet objet comme tel mais non
de la même manière : l'un est propre à l'objet, l'autre ne l'est pas ; une chaussure, par exemple, peut être
soit portée soit échangée. Voilà deux manières d'utiliser une chaussure. " (P. L. I, IX, 2.)
L'échange
" L'échange peut s'appliquer à tous ; il trouve sa première origine dans ce fait naturel que les hommes
ont plus ou moins du nécessaire. " (P. L. I, IX, 4.)
" ...sans besoin, et sans besoins semblables, il n'y aurait pas d'échanges, ou les échanges seraient
différents. " (P. L. V, V, 11.)
2 - L'ÉTHIQUE DE NICOMAQUE LIVRE V CHAPITRE V
L'échange
Une unité ne vit pas en autarcie mais échange. Chaque objet de propriété a deux usages, l'un propre à
lui même et consistant dans son utilisation, l'autre qui ne lui est pas propre et se traduit dans l'échange.
Il a une valeur d'usage et une valeur d'échange.
L'échange n'est pas apparu immédiatement car il est lié à une certaine organisation sociale. On ne le
trouve pas dans la famille. L'extension de la communauté lui a donné naissance et il s'est étendu à tous
les objets de propriété car l'individu a plus ou moins besoin du nécessaire. Il a pris une telle place qu'en
son absence il n'y aurait pas de vie sociale.
L'échange se réalise par l'intermédiaire de la monnaie. Celle-ci est apparue avec l'échange et le
commerce. Les individus vendent leurs produits pour obtenir de l'argent qui leur permet ensuite
d'acheter ce dont ils ont besoin. La monnaie est le résultat d'une convention. Elle remplit une fonction
d'intermédiaire et de mesure puisque les choses doivent être comparables de manière à faciliter
l'échange. On nomme alors biens tout ce dont la valeur se mesure en monnaie et cette mesure exprime
le besoin que les individus ont les uns pour les autres et qui sauvegarde la vie sociale. Enfin la monnaie
est également une réserve de valeur car elle sert de garant à toutes les transactions à venir.
Échange et justice
La réalisation de l'échange est subordonné à la justice. Celle-ci est, d'une part, une justice distributive.
Le juste étant celui qui se conforme aux lois et observe l'égalité, le juste est donc l'égal et l'injuste
l'inégal ; il implique quatre éléments : deux personnes et deux objets ; il doit être compris comme une
proportion géométrique qui est l'égalité des rapports entre les différents éléments, les rapports entre
objets devant se retrouver entre personnes. D'autre part on a la justice corrective où la proportion n'est
plus géométrique mais arithmétique car il existe un juste milieu entre le gain de l'un et la perte de l'autre.
Par suite, dans l'échange volontaire, profit signifie avoir obtenu plus que son dû et perte avoir moins que
précédemment.
Il résulte de cette distinction que dans les relations d'échange, le droit de réciprocité maintient la société
civile en se basant sur la proportion et non sur l'égalité : ainsi aura-t-on l'échange proportionnel, ou
encore échange en diagonale. Une communauté de rapports existe entre personnes différentes et de
situations dissemblables.
Les échanges seront réciproques quand on aura, par l'évaluation monétaire, rendu les objets égaux,
étant entendu que le rapport de proportion ne sera pas adopté au moment où prend place l'échange
(sinon l'un des extrêmes aurait doublement la supériorité) mais au moment où chacun est encore en
possession de ses produits. A cette condition, les individus sont véritablement égaux et associés. En
effet comme le possesseur d'une chose et celui qui veut l'obtenir n'en font pas toujours la même
estimation, l'échange doit se faire selon l'estimation de celui qui reçoit et cette évaluation doit se
proportionner au prix auquel le possesseur juge la chose avant de l'obtenir et non celui qu'il lui attribue
une fois en sa possession.
Extraits de "L'Ethique à Nicomaque"
La monnaie
" Aussi faut-il que toutes choses soient en quelque façon comparables quand on veut les échanger,
C'est pourquoi on a recours à la monnaie qui est, pour ainsi dire, un intermédiaire. Elle mesure tout, la
valeur supérieure d'un objet et la valeur inférieure d'un autre, par exemple, combien il faut de
chaussures pour équivaloir à une maison ou à l'alimentation d'une personne. " (E.N.L.V., V, 10.)
" La monnaie est devenue en vertu d'une convention, pour ainsi dire, un moyen d'échange pour ce qui
nous fait défaut. C'est pourquoi on lui a donné le nom de "nomisma", parce qu'elle est d'institution, non
pas naturelle, mais légale (nomos : loi) et qu'il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter
qu'elle ne servira plus. " (E.N.L.V., V, 11.)
" Pour la transaction à venir, la monnaie nous sert en quelque sorte de garant et, en admettant qu'aucun
échange n'ait lieu sur le champ, nous l'aurons à notre disposition en cas de besoin. " (E.N.L.V., V, 14.)
Échange et justice
" Ainsi le juste est, en quelque sorte, une proportion. Cette proportion caractérise non seulement le
nombre envisagé absolument. La proportion est donc l'égalité des rapports entre des termes au nombre
de quatre au moins. Que la proportion, quand on la ramène à ses parties composantes, soit
effectivement constituée par quatre termes, c'est ce qui est évident. Elle l'est également quand elle est
continue. Dans ce dernier cas, au lieu de deux termes, elle se sert d'un terme, comme s'il en constituait
deux et elle le répète deux fois. Par exemple, si l'on dit que le rapport de A à B est identique au rapport
de B à C. Dans ce cas le terme B est exprimé deux fois. Si donc nous posons deux fois B, les termes de
la proportion seront au nombre de quatre. De même le juste présente un rapport entre quatre termes au
moins et le raisonnement est identique. Le rapport est le même entre les personnes d'un côté et les
choses de l'autre. Le rapport qui existe entre A et B se retrouvera identique entre C et D, et inversement,
le rapport entre A et C existera entre B et D. Ainsi les deux totaux se trouveront dans le même rapport ;
on réunit les termes deux à deux et, s'ils sont bien posés, l'addition est juste. De la sorte la réunion du
terme A avec le terme C et celle du terme B avec D constituent le juste si on l'envisage sous cet aspect
distributif et, dans ce cas, le juste est un milieu entre des extrêmes qui, autrement ne seraient plus en
proportion car la proportion est un milieu et le juste consiste dans cette proportion. " (E.N.L.V, II, 8 à 12)
La justice corrective
" Cette seconde forme diffère de la première. La justice distributive, en effet, en ce qui concerne les
biens de l'État, doit présenter toujours la proportion que nous avons indiquée. Quand il s'agit de
partager les ressources communes, cette distribution se fera proportionnellement à l'apport de chacun,
l'injuste, c'est-à-dire l'opposé du juste ainsi conçu, consistant à ne pas tenir compte de cette proportion.
Mais le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l'injuste en une certaine inégalité.
Toutefois il ne saurait être question de la proportion géométrique, mais de la proportion arithmétique... "
(E.N.L.V, III, 2 et 3.)
" Ainsi l'égal est-il le juste milieu entre le plus et le moins, le gain se confond avec le plus ; la perte, au
contraire, avec le moins... En conséquence, la justice corrective serait le juste milieu entre la perte de
l'un et le gain de l'autre. " (E.N.L.V, III, 6.)
Échange proportionnel (ou échange en diagonale)
" Or, ce qui constitue cet échange proportionnel, c'est l'union en diagonale. Prenons par exemple un
architecte A, un cordonnier B, une maison C, une chaussure D. Il faut que l'architecte reçoive du
cordonnier le travail de celui-ci et qu'il lui donne en échange le sien. Si donc, premièrement, est réalisée
cette égalité proportionnelle, si, deuxièmement, la réciprocité existe, les choses se passeront comme
nous venons de le dire. Faute de quoi, l'égalité sera détruite et ces rapports n'existent plus, Car rien
n'empêche alors l'œuvre de l'un de l'emporter sur l'œuvre de l'autre. Il faut donc les rendre
égales. Ceci existe aussi dans les autres arts ; ils disparaîtraient si ce que fait la partie agissante, en
quantité et en qualité, n'était supporté par la partie qui subit dans les mêmes conditions. " (E.N.L.V, V, 8
et 9.)
Jacques WOLFF (1988) : Les Pensées Economiques, Tome I, Paris, Montchrestien, pp. 24-37
EXTRAIT RESERVE AUX ETUDIANTS INSCRITS AUX COURS DE JEAN ROSIO
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