Contrairement à une idée très répandue, les monèmes chinois qui ne peuvent être
utilisés de façon indépendante sont extrêmement nombreux. Des monèmes aussi différents que
xiao, "école"; gong, "travail"; huan, "aimer (quelque chose)"; ou qi, "bizarre", ne peuvent jamais
être employés seuls. Ils doivent faire partie d'un mot au moins dissyllabique comme xuexiao,
"école" ou xiaozhu, "directeur (d'école)", gongzuo, "travailler" ou gongren, "ouvrier", xihuan,
"aimer", qiguai, "étrange", etc.
Mais même si l'on se limite aux monèmes susceptibles d'être employés seuls, on n'a
pas le droit de les assimiler à des mots dans les cas où, associés à d'autres, ils perdent leur sens
originel. Si la valeur sémantique d'un dissyllabe (ou d'un polysyllabe) est immuable quel que soit
le contexte et ne peut être déduite de la signification de chacun des monèmes constitutifs, c'est le
dissyllabe qui constitue un mot, et non chacun des monèmes.
Considérons par exemple la phrase Wang xiansheng laile. Si le monème équivalait au
mot, il faudrait renoncer à la translittération officielle et transcrire Wang xian sheng lai le, ce qui
s'analyserait: "Wang" / "avant", "en premier" / "naître", "vivre" / "venir" / aspect accompli. En fait,
ce charabia intriguant veut simplement dire: "M. Wang est venu". Le mot xiansheng, "monsieur",
qui résulte d'une évolution sémantique comparable à celle qui a abouti à monsieur à partir du latin
senior, "plus âgé", n'a plus rien à voir depuis des siècles avec "né avant"; c'est un mot à part
entière, dissyllabique comme l'immense majorité des mots chinois.
Il est d'ailleurs significatif que dès qu'un texte chinois est translittéré en caractères
latins, quel que soit le système adopté (pinyin, ladingxua, gwoyeu romatzyh...) pourvu qu'il soit
né en Chine, les syllabes sont regroupées en mots, comme le lecteur pourra le vérifier en
consultant n'importe quel manuel de chinois. La prétendue équivalence du mot et du monème ne
fait pas partie de la réalité linguistique chinoise.
3.2 Un mot chinois peut-il assumer sans signe particulier la fonction de n'importe quelle
catégorie grammaticale?
Cette idée est très répandue, même chez des linguistes chevronnés ayant fait quelques années de
chinois. En anglais, on dit a bicycle, I bicycle; a fish, we fish; a table, he will table a draft
resolution. On imagine souvent que tous les mots chinois suivent ce modèle. En fait, il n'en est
rien, comme on le verra par exemple en considérant les équivalents des trois mots anglais
présentés ci-dessus.
"Vélo" se dit zixingche. Si l'image classique du chinois correspondait à la réalité, on
pourrait l'employer comme verbe à l'instar du bicycle anglais. Mais zixingche demeure toujours
un substantif, comme le prouve le fait qu'il ne peut prendre la marque de l'aspect accompli le, alors
qu'on peut dire en anglais he bicycled. Si on le fait précéder du pronom wo, "je", on obtient une
expression qui ne fait pas partie de la langue correcte: * wo zixingche, mais qui est comprise, non
dans le sens verbal de "je fais du vélo", mais comme "mon vélo" (raccourci de wode zixingche),
à moins qu'on n'y voie le début d'un énoncé incomplet tel que wo zixingche zong meiyou
kanjianguo, "je n'ai jamais vu de vélo".
De même, * wo yu n'a pas de sens en chinois. Il faut dire ou wode yu, "mon poisson",
ou wo buyu, "je pêche", où bu, "attraper", fournit l'élément verbal qui n'est jamais inclus dans yu.