Claude PIRON
LE CHINOIS: IES REÇUES ET REALITÉ
In Chinese, it is a principle of grammar that there should be no difference
between nouns and verbs. (...) Word position alone determines the function
of a particular word. (Lord, Robert. Comparative Linguistics, p. 220).
En izolanta lingvo ĉiu vorto estas kvazaŭ monolito, farita el unu bloko. La
vortoj ne povas dividiĝi en morfemojn (...). Ĉiu vorto konsistas el
nedismetebla tuto, aŭ, se vi preferas, el nuda radiko. Konataj ekzemploj de
izolanta lingvo estas la ĉina (...). (Wells, John. Lingvistikaj aspektoj de
Esperanto, p. 27).
Langues isolantes: langues dont les phrases sont formées de mots
invariables, ordinairement monosyllabiques, et les rapports gram-
maticaux ne sont marqués que par la place des termes ou l'intonation qu'on
leur donne. Le chinois est une langue isolante. (Larousse Trois Volumes,
tome 2, p. 614).
1. Principales caractéristiques attribuées à la langue chinoise
Il existe au sujet du chinois un certain nombre d'idées qui se transmettent de ration en
ration de linguistes depuis les débuts de la linguistique compae. C'est ainsi que l'on tient
communément pour acquis que le chinois se compose de mots monosyllabiques invariables
représentant un concept pur, c.-à-d. rebelles à toute catégorisation grammaticale. De cette
prémisse onduit:
1) qu'il y a en chinois coïncidence entre mot et monème;
2) que chacun de ces mots-monèmes peut assumer les fonctions de n'importe quelle catégorie
grammaticale;
3) que, dans un énoncé don, la fonction grammaticale (la catégorie à laquelle le mot appar-
tiendrait dans une langue indo-européenne) est déterminée par la position dans la phrase, l'ordre
des mots étant rigoureusement défini;
4) que les monèmes chinois sont des unités autonomes, sans agglutination possible; il n'y aurait
dans cette langue ni affixe, ni terminaison.
Ces quatre points sont souvent présens comme critères permettant de classer une
langue dans la catégorie "isolante". Bien que la partition en groupes isolant, agglutinant et
flexionnel passe aujourd'hui pour vieillie, elle est encore régulièrement enseignée à titre de
première approximation dans les cours de linguistique. L'analyse du chinois corrobore-t-elle les
affirmations reproduites ci-dessus? La question mérite dtre posée.
2. Wenyan et langue chinoise
Sans doute faut-il préciser ici que les considérations formulées dans le présent article ont trait au
chinois parlé, conformément à l'usage généralement suivi en linguistique, encore qu'elles soient
toutes vérifiables par l'analyse de textes écrits, à condition de ne pas confondre le chinois écrit
avec le wenyan, qui a servi de langue écrite en Chine et dans quelques régions limitrophes jusque
vers 1919. Le wenyan diffère autant du chinois que le latin de l'italien et il n'a jamais été une
langue parlée. C'est un phénomène linguistique intéressant, mais difficile à classer. En effet, si
chaque caractère du wenyan correspond à un agencement monosyllabique de phonèmes, ces
phomes ne sont jamais prononcés, sauf au stade de l'apprentissage ou en de rares et brèves
citations. Il est probable qu'un discours en wenyan aurait été incompréhensible durant toute l'his-
toire de la langue chinoise, d'où l'existence de passage en baihua -- langue pare -- me dans
des textes anciens.
Dans ces conditions, y a-t-il en wenyan double articulation, et donc langue? Ce moyen
de communication a la rigueur des formules mathématiques, chimiques ou de la logique formelle;
il permet l'expression de la sensibiliet des valeurs artistiques comme la notation musicale;
mieux que ces systèmes, il communique des concepts pcis. Mais parce qu'il élimine les redon-
dances et transmet l'information sous forme exclusivement visuelle, il est douteux qu'on puisse le
considérer comme une langue à part entière. En tout état de cause, il est aussi absurde d'en tirer des
conclusions sur le fonctionnement du chinois que de fonder une grammaire française sur un
corpus constitué exclusivement degrammes.
3. Confrontation des affirmations courantes et de laalité
3.1 Y a-t-il en chinois coïncidence entre mot et monème?
Ce qui distingue le chinois de la majorité des autres idiomes, ce n'est pas, comme on le dit
souvent, l'équivalence entre mot et monème, mais le caractère monosyllabique (à quelques
exceptions près) de tout monème, ou mieux, peut-être, le caractère monémique de toute syllabe.
Mais "mome" ne signifie pas "mot" et encore moins "syntagme autonome".
Les grammairiens et linguistes chinois sont unanimes à reconnaître que la grande
majorité des mots de leur langue sont polysyllabiques et donc composés de plusieurs monèmes.
Il est de fait qu'un très grand nombre de monèmes chinois ne peuvent être employés seuls. Ils sont,
aume titre que ven dans venue ou avenir, intégrés dans des unités plus vastes dont ils sont in-
tachables.
On demandera peut-être comment on distingue un mot d'un simple monème dans une
langue presque toute syllabe est porteuse de sens. Il existe à cet effet un certain nombre de
moyens.
Considérons par exemple les deux unités disyllabiques xiĕ , crire", et zhidao,
"savoir". Dans la première expression, xiĕ veut dire crire" et "caractère d'écriture",
"iogramme". La fon normale d'exprimer l'idée d'crire" sous forme absolue ("il est dans sa
chambre en train d'écrire") est d'utiliser les deux syllabes précitées. Dans la deuxième expression,
zhi signifie "savoir" et dao est un monème dont le champ sémantique est très vaste: le sens le plus
courant est "chemin", "voie", mais le signif s'étend jusqu'à des concepts comme "vérité",
"morale" ou "raison".
A première vue, ces deux dissyllabes sont structurés de façon identique: ce qui
signifiait au départ crire des caracres" en est venu à signifier crire" tout court, et l'expression
"connaître le chemin", "savoir le sens", usée par l'emploi quotidien, a fini par coïncider avec
"savoir" sans autre précision. En fait, ce parallélisme est trompeur. Trois tests, parmi tous ceux
auxquels ont pensé les spécialistes chinois, suffisent à établir que le premier dissyllabe, à la
difrence du second, se compose de deux mots:
a) Quelle est la situation en matière d'accent d'intensi?
Dans xiĕ , les deux syllabes ont un accent égal et se prononcent l'une et l'autre sur un ton défini,
nettement audible. Dans zhidao, il y a un accent très net sur zhi; dao est atone dans un double sens:
pourvu à la fois d'accent et de ton.
b) Peut-on utiliser le monème dans sa fonction grammaticale courante en tant qu'élément
autonome?
La ponse est affirmative dans le premier cas, négative dans le second. On peut dire wo xiĕ yipian
wenzhang, "j'écris un essai" en utilisant xiĕ comme un verbe placé entre un sujet et un objet. On
peut aussi l'employer sans objet: ta xiĕde hao, "il écrit bien". De même on peut dire yige , "un
caractère d'écriture", "un idéogramme", ou tade hen haokan, "ses caractères sont jolis", "son
écriture est jolie", "il calligraphie bien". On voit que xiĕ et peuvent tous deux être entourés de
monèmes qui appartiennent à la grammaire bien plus qu'au lexique.
Par contre, s'il est loisible d'utiliser dao seul, zhi n'offre pas cette possibilité. * Wo zhi,
qui voudrait théoriquement dire "je sais", ne fait pas partie de la langue chinoise. On peut dire wo
zhidao zheige xiaoxi, "je connais cette nouvelle", mais on ne peut pas dire * wo zhi zheige xiaoxi.
Zhi est ce que les grammairiens chinois appellent un monème buziyou, c.-d. "non libre" (les
Anglo-Saxons parlent en pareil cas de bound form). On trouve ce monème dans toutes sortes de
mots il a le même sens, comme zhiqing, "s'y retrouver"; zhili, "intellect", "capacité de savoir";
zhishi, "connaissance", "savoir", mais une autre syllabe doit toujours y être attachée. Tous les
mots intervient le monème zhi peuvent être trouvés dans les dictionnaires; autrement dit, il fait
partie d'un ensemble répertor, à la différence de xiĕ, mot autonome capable de générer les éno-
ncés les plus divers.
c) Peut-on séparer les deux syllabes par un morphème?
Oui dans le premier cas, non dans le second. Rien n'empêche de dire wo xiĕle , "j'ai écrit", en
ajoutant au verbe xiĕ la marque de l'aspect accompli le. En revanche, on ne peut dire * wo zhile
dao. La seule manière d'utiliser zhidao à l'aspect accompli consiste à dire wo zhidaole.
On peut conclure de ces trois tests que si xiĕ, "écrire", est un mot, ce n'est pas le cas
de zhi, "savoir", simple monème susceptible de contribuer à la formation de nombreux syntagmes
autonomes.
Contrairement à une idée très répandue, les monèmes chinois qui ne peuvent être
utilisés de façon indépendante sont extmement nombreux. Des monèmes aussi difrents que
xiao, "école"; gong, "travail"; huan, "aimer (quelque chose)"; ou qi, "bizarre", ne peuvent jamais
être employés seuls. Ils doivent faire partie d'un mot au moins dissyllabique comme xuexiao,
cole" ou xiaozhu, "directeur (d'école)", gongzuo, "travailler" ou gongren, "ouvrier", xihuan,
"aimer", qiguai, trange", etc.
Mais même si l'on se limite aux monèmes susceptibles d'être employés seuls, on n'a
pas le droit de les assimiler à des mots dans les cas où, associés à d'autres, ils perdent leur sens
originel. Si la valeur sémantique d'un dissyllabe (ou d'un polysyllabe) est immuable quel que soit
le contexte et ne peut êtreduite de la signification de chacun des monèmes constitutifs, c'est le
dissyllabe qui constitue un mot, et non chacun des monèmes.
Considérons par exemple la phrase Wang xiansheng laile. Si le monème équivalait au
mot, il faudrait renoncer à la translittération officielle et transcrire Wang xian sheng lai le, ce qui
s'analyserait: "Wang" / "avant", "en premier" / "naître", "vivre" / "venir" / aspect accompli. En fait,
ce charabia intriguant veut simplement dire: "M. Wang est venu". Le mot xiansheng, "monsieur",
qui sulte d'une évolution sémantique comparable à celle qui a abouti à monsieur à partir du latin
senior, "plus âgé", n'a plus rien à voir depuis des siècles avec "né avant"; c'est un mot à part
entière, dissyllabique comme l'immense majorides mots chinois.
Il est d'ailleurs significatif que dès qu'un texte chinois est translittéré en caractères
latins, quel que soit le système adopté (pinyin, ladingxua, gwoyeu romatzyh...) pourvu qu'il soit
en Chine, les syllabes sont regroupées en mots, comme le lecteur pourra le vérifier en
consultant n'importe quel manuel de chinois. La prétendue équivalence du mot et du monème ne
fait pas partie de la réalité linguistique chinoise.
3.2 Un mot chinois peut-il assumer sans signe particulier la fonction de n'importe quelle
catégorie grammaticale?
Cette idée est très répandue, même chez des linguistes chevronnés ayant fait quelques années de
chinois. En anglais, on dit a bicycle, I bicycle; a fish, we fish; a table, he will table a draft
resolution. On imagine souvent que tous les mots chinois suivent ce modèle. En fait, il n'en est
rien, comme on le verra par exemple en considérant les équivalents des trois mots anglais
présentés ci-dessus.
"Vélo" se dit zixingche. Si l'image classique du chinois correspondait à la réalité, on
pourrait l'employer comme verbe à l'instar du bicycle anglais. Mais zixingche demeure toujours
un substantif, comme le prouve le fait qu'il ne peut prendre la marque de l'aspect accompli le, alors
qu'on peut dire en anglais he bicycled. Si on le fait précéder du pronom wo, "je", on obtient une
expression qui ne fait pas partie de la langue correcte: * wo zixingche, mais qui est comprise, non
dans le sens verbal de "je fais du vélo", mais comme "mon vélo" (raccourci de wode zixingche),
à moins qu'on n'y voie le but d'un énon incomplet tel que wo zixingche zong meiyou
kanjianguo, "je n'ai jamais vu de vélo".
De même, * wo yu n'a pas de sens en chinois. Il faut dire ou wode yu, "mon poisson",
ou wo buyu, "je pêche", où bu, "attraper", fournit llément verbal qui n'est jamais inclus dans yu.
Enfin, zhuozi ou zhuor, "table", est lui aussi toujours un substantif. Le monème zhuo,
qui, soit dit en passant, ne peut être employé seul, n'a jamais valeur de verbe,me dans un sens
taphorique comme table dans le français je table sur vous ou l'anglais to table a motion.
Comment une constatation aussi émentaire est-elle si rarement faite, même par des
personnes qui ont travaillé le chinois plusieurs années durant? La force d'un préjugé est
considérable. Si une affirmation est tée avec autorité par des personnes qui l'énoncent comme
ne souffrant aucune discussion, on l'assimile sans résistance et on ne perçoit pas les faits qui pour-
raient la démentir.
L'erreur initiale outre la confusion avec le wenyan tient sans doute en premier lieu
au fait que tout substantif chinois peut prendre une valeur adjective (ou génitive) par simple
antéposition: shijie, "monde"; weisheng, "protection de la santé"; zuzhi, "organisation" > Shijie
Weisheng Zuzhi, "Organisation mondiale de la santé". Comme souvent, la situation est
comparable à celle de l'anglais, qui dit en l'occurrence World Health Organization.
Mais deux remarques s'imposent ici:
1. C'est par cision arbitraire que l'on définit le premier mot comme adjectif; on peut aussi
considérer qu'il conserve son statut de substantif et sert tout simplement de premier élément à un
mot composé du type allemand (Weltgesundheitsorganisation). Cette option est celle des gram-
mairiens chinois, comme il ressort par exemple de l'extrait suivant des "Rules of the Separate
Writing of Words":
When a word is composed of four or more than four syllabes, it may be
written in separate parts, if possible, in order that the phonetic spelling may
be not too long and the student may read the word easily, e.g. Beijing daxue
[Beijing University] (Chinese Language Special Class, 1958, p.783).
On remarquera que dans cet exemple, le mot "Beijing" est consicomme le premier élément
d'un tétrasyllabe, et non comme un adjectif: la traduction est bien "université de Pékin" et non
"université pékinoise".
2. Ce trait se retrouve dans bien des langues (p.ex. le hongrois) sans qu'on en conclue à
l'interchangeabilité absolue des catégories grammaticales ou à l'inexistence de telles catégories.
En fait, la nature de substantif est inhérente au mot shijie, "monde". On peut certes l'em-
ployer comme adjectif, si l'on veut ainsi définir sonle dans l'exemple précité, mais on ne peut
jamais l'utiliser tel quel comme verbe ou comme adverbe. "Mondialement" se dit shijie-shang ou
quanshijie-shang.
Par ailleurs, un nombre limité de mots chinois peuvent être employés tantôt comme sub-
stantifs, tantôt comme verbes: ta jianyi, "il propose"; tade jianyi, "sa proposition". Mais le fait
qu'il existe en chinois des cas de ce genre ne permet pas de conclure que tout monème peut jouer
n'importe quel rôle grammatical, ni, à plus forte raison, d'en faire une loi structurale qui finit
à quelle classe typologique la langue appartient. L'emploi de certains verbes chinois en tant que
substantifs n'est pas bien différent de la possibilité qu'a l'allemand de dire das Essen, das Denken,
etc.
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