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Sensibilité et insensibilité chez Diderot -
Esthétique et physiologie de la manipulation dans le Paradoxe sur le comédien
Christophe Paillard
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« Au reste, lorsque j’ai prononcé que la sensibilité est la caractéristique de la bonté
de l’âme et de la médiocrité du génie, j’ai fait un aveu qui n’est pas trop ordinaire,
car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne ».
Denis DIDEROT, Paradoxe sur le comédien
Soutenant que « nul n’est moins sensible » que l’artiste, l’esthétique du Paradoxe sur le
comédien pose problème du point de vue de la physique autant que de la morale de Diderot.
Problématique, cette thèse l’est tout d’abord en ce sens que le matérialisme biologique consacre
la sensibilité comme un fait universel inhérent, par-delà la matière animée, à la nature physique.
Dans la lettre à Duclos d’octobre 1765, Diderot écrivait que « la sensibilité est une propriété
universelle de la matière » qui, inerte dans les « corps bruts », s’active chez les animaux pour
produire l’intelligence en l’homme. On perçoit mal, dès lors, comment l’insensibilité du
comédien pourrait faire exception à la règle universelle. Faut-il croire que l’art déroge à la nature
et que lartiste incarne une monstruosité au regard de la physique ? Problématique, cette thèse
l’est également dans le cadre de la philosophie morale. S’il est un penseur qui se targue d’être
une « âme sensible », c’est bien Diderot qui ne manque jamais l’occasion de narrer à son lecteur
les larmes d’émotion que lui ont arraché le spectacle d’une belle œuvre ou d’une belle action.
Sensualiste en diable, il considère la sensibilité comme la condition fondamentale, non seulement
de la pensée, mais aussi de la moralité et de la sociabilité. « L’indifférence chasse du cœur les
mouvements impétueux, les désirs fantasques, les inclinations aveugles : l’insensibilité en ferme
l’entrée à la tendre amitié, à la noble reconnaissance, à tous les sentiments les plus justes et les
plus légitimes (…). L’indifférence fait des sages et l’insensibilité fait des monstres »
1
. Comment
concilier l’éloge éthique de la sensibilité avec sa dévalorisation esthétique ? Faut-il croire que
l’art contredit les mœurs et que la supposée monstruosité physique de l’artiste se redouble en une
sorte de monstruosité morale ? Etre « insensible », n’est-ce pas échapper à toutes les catégories
matérialistes d’après lesquelles Diderot pense le monde ? Les interprètes ont depuis longtemps
souligné la singularité de cette thèse. La philosophie de Diderot connaît une évolution autour des
années 1765-1769 qui l’amène, sinon à brûler ce qu’il avait adoré, mais du moins à remettre en
cause la position centrale qu’occupait jusqu’alors la sensibilité dans son oeuvre
2
. Le Paradoxe
sur le comédien réalise le passage de l’esthétique larmoyante du Fils naturel et du Père de
famille, qui assimilait naïvement sensibilité et moralité, à une esthétique de l’insensibilité et de la
distanciation contribuant à l’autonomisation de l’art par rapport à la morale. Nous nous
1
D. DIDEROT, Encyclopédie, art. « Insensibilité », Oeuvres complètes, éd. J. Assézat et M. Tourneux,
Paris, Garnier, 1875-1877, t. 15, pp. 221-222.
2
Voir sur ce point P. VERNIERE, « Diderot, du Paradoxe sur le comédien au paradoxe de l’homme » in
Approches des Lumières - Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, réédité dans P.
VERNIERE, Lumières ou clair-obscur ? - Trente essais sur Diderot et quelques autres, Paris, PUF, 1987,
pp. 296-304
intéresserons ici au problème du rapport philosophique de l’insensibilité à la sensibilité
physiologique et morale. N’y a-t-il pas lieu de distinguer chez Diderot deux types d’insensibilité,
l’une tout à la fois physiquement impossible et moralement condamnable - celle-là même que les
stoïciens revendiquaient sous le nom d’impassibilité -, et l’autre, physiologiquement établie dans
un certain rapport du système nerveux central au système périphérique, que requiert la génialité
esthétique ? Si être sensible, c’est « avoir un caractère », l’insensibilité inhérente au génie ne
désigne-t-elle pas le fait d’ « avoir du caractère » ?
L’impossible impassibilité ou l’inhumanité de l’insensibilité
Le lieu le plus fréquent de la condamnation morale de l’insensibilité par Diderot dans son
corpus est la critique du stoïcisme. Comme d’Holbach, Diderot apprécie la philosophie
matérialiste et fataliste des Stoïciens dans laquelle il croit trouver le reflet anticipé de ses
convictions antichrétiennes. Entre le matérialisme du Portique et celui du philosophe des
Lumières se tient cependant un point de clivage décisif. Dynamique, le matérialisme biologique
réprouve le fixisme de l’éthique stoïcienne, qui s’incarne notamment dans l’idéal de constance et
d’impassibilité du sage. Comment un être inscrit dans une nature en perpétuel changement
pourrait-il ne pas en pâtir et changer lui-même ? La constance de la sagesse contredit
l'inconstance naturelle des sentiments. La sensibilité étant essentielle à la matière, l'apathie est,
au mieux, une vaine chimère, et au pis, un orgueilleux idéal qui sape les fondements de l’éthique.
L’héroïque impassibilité des stoïciens se réduit à une pernicieuse insensibilité qui est moralement
condamnable. En dépit de sa sympathie pour le Portique, Diderot n'a cessé de lui adresser ce
reproche. Voyons l'article "Insensibilité" de l'Encyclopédie :
« L'on croit généralement que Zénon et les stoïciens ses disciples faisaient profession de
l'insensibilité ; et j'avoue que c'est ce qu'on doit penser, en supposant qu'ils raisonnaient
conséquemment : mais ce serait leur faire trop d'honneur, surtout en ce point-là. Ils disaient que
la douleur n'est point un mal ; ce qui semble annoncer qu'ils avaient trouvé quelques moyens
pour y être insensibles, ou du moins qu'ils s'en vantaient (...). Lorsque Posidonius entretenant
Pompée s'écriait dans les moments la douleur s'élançait avec plus de force : Non douleur, tu
as beau faire ; quelque importune que tu sois, jamais je ne t'avouerai que tu sois un mal. Sans
doute qu'il ne ptendait pas dire qu'il ne souffrait point, mais que ce qu'il souffrait n'était pas un
mal. Misérable puérilité qui était un faible lénitif à sa douleur, quoiqu'elle servît d'aliment à son
orgueil »
3
.
Puéril, arrogant et maladroit comédien, le sage stoïcien feint l’apathie interdite à
l’humaine nature de par sa sensibilité. Inspiré du christianisme, le thème de l’impossible
impassibilité est un lieu commun de l’interprétation du stoïcisme à l’âge classique et au siècle
des Lumières : on le retrouve notamment chez Descartes, Fontenelle ou Casanova
4
. L’historien
de la philosophie aura beau jeu de rectifier l’interprétation. D’après la doctrine stoïcienne,
l'impassibilité de la sagesse n’est pas insensibilité mais joie, plénitude et jouissance d'une
affectivité gouvernée par la raison : l’apathie est inséparable des « eupathies », qui désignent les
états affectifs de l’âme rationnelle. Par ailleurs, si Sénèque affirmait le sage invulrable à la
passion, il admettait sa vulnérabilité à l'émotion, réaction naturelle, éphémère et irréductible à la
raison de la sensibilité aux chocs qui l’affectent. Il opposait ainsi au garique le sage stoïcien,
qui n’aurait pas un « coeur de pierre », froid et insensible
5
. Mais si Diderot interprète sévèrement
un Sénèque qu'il connaissait par ailleurs admirablement bien, il partage cette interprétation avec
la plupart des exégètes de son temps : ce serait anachronisme que de lui en tenir rigueur. L'article
"Immobile" de l'Encyclodie reprend la condamnation de l’impassibilité dans un style lyrique :
« L'immobilité de l'apathie stoïcienne n'était qu'apparente. Le philosophe souffrait comme un
autre homme, mais il gardait, malgré la douleur, le maintien ferme et tranquille d'un homme qui
ne souffre pas. Le stoïcisme pratique caractérisait donc des âmes d'une trempe bien
3
D. DIDEROT, art. « Insensibilité », op. cit., pp. 222-223.
4
FONTENELLE, Oeuvres complètes, 3 vol., Paris, 1818, t. 2, p. 379 : "Quoi qu'en disent les fiers
Stoïciens, une grande partie de notre bonheur ne dépend pas de nous. Si l'un d'eux, pressé par la goutte,
lui a dit : Je n'avouerai pourtant pas que tu sois un mal ; il a dit la plus extravagante parole qui soit jamais
sortie de la bouche d'un philosophe. (...) N'ajoutons pas à tous les maux que la nature et la fortune peuvent
nous envoyer, la ridicule et inutile vanité de nous croire invulnérables". DESCARTES, Discours de la
méthode, I : "souvent ce qu'ils ("les païens", mais en fait les stoïciens sont visés) appellent d'un si beau
nom (la vertu) n'est qu'une insensibilité ou un orgueil". Cf. CASANOVA, Histoire de ma vie, IV, c. 13 :
"Je croirai tout Zénon lorsqu'il me dira d'avoir trouvé le secret d'empêcher la nature de pâlir, de rougir, de
rire et de pleurer".
5
Sur les eupathies ou « bonnes affections » de l’âme rationnelle, cf. DIOGENE LAERCE, Vies et
doctrines des philosophes illustres, VII, 116. D’après SENEQUE, le sage stoïcien connaît l’émotion s’il
n’est pas affecté par les passions (Cf. Lettres à Lucilius, 45, 9 ; 72, 3-5). Contrairement aux insensibles
Mégariques, le stoïcien « sent » les disgrâces s’il a pour vertu de les surmonter (ibid, 9, 3).
extraordinaire ! Qu'est-ce qui pourrait émouvoir un homme, dont les plus violentes tortures
n'ébranlent pas l'immobilité ? Que serait une société d'hommes aussi maîtres d'eux-mêmes ?
Nous ressemblons à ce duvet que l'haleine de l'air détache des plantes, et fait voltiger dans
l'espace à son gré, sans qu'on puisse deviner quelle route il suivra, il pourra se fixer ; si un
rien l'arrête, un rien le sépare et l'emporte. Un stoïcien est un rocher qui demeure immobile à
l'endroit où la nature l'a placé ; ni le trouble de l'air, ni le mouvement des eaux, ni la secousse de
la terre, ne l'ébranleront point »
6
.
encore, Diderot fustige tant l'inhumanité que l'impossibilité de l'impassibilité : malgré
toute sa philosophie, le stoïcien ne saurait s'empêcher d'éprouver la douleur. A supposer qu'il le
puisse, il serait dangereux : l'efficacité des châtiments et des récompenses comme instruments du
maintien de l'ordre social suppose la déterminabilité de l'arbitre par les motifs pathologiques du
plaisir et de la douleur. Remarquable est le lyrisme de ce texte qui réprouve la fixité du sage et
l'immuabilité des engagements. Si l'homme est par nature inconstance et légèreté, plume portée,
de çà et de , par le vent changeant des passions, le stoïcien est, dans son implacable fermeté,
lourd et pesant : c'est un « rocher », écrit ici Diderot, un coeur froid et monstrueux - une
« pierre » ou une « statue »
7
, écrira-t-il ailleurs, un « homme de bronze » dénué de sensibilité...
L'ultime témoignage de la condamnation de l'impassibilité stoïcienne est l'Essai sur les
règnes de Claude et de Néron. Dernier écrit philosophique paru de son vivant, ce traité a
notamment le mérite d’établir la permanence de ce thème dans le corpus de Diderot. S’il exalte
la sagesse morale de Sénèque, il ne manque pas, là encore, de réprouver le fixisme de sa morale.
« Ce livre De la constance du sage est une belle apologie du stoïcisme, et une preuve sans
réplique de l'âpreté de cette philosophie dans la spéculation, et de son impossibilité dans la
pratique »
8
. Le Portique décrit « peut-être l'homme parfait ; mais l'homme parfait est-il l'homme
de la nature ? »
9
Impossible est l'idéal apathique. Consacrant la sensibilité comme un fait
universel et indépassable, le matérialisme biologique condamne « sans appel » l'insensibilité du
6
Encyclopédie, article "Immobile" in Oeuvres complètes, op.cit., t. 15, p. 482.
7
Art. "Indifférence", op.cit., t. 15, p. 204, p. 204. Cf. l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, ibid, t.
3, p. 315 : "Une statue qui aurait la conscience de son existence serait presque le sage et l'homme heureux
de Zénon".
8
Ibidem, p. 343 (c'est nous qui soulignons).
9
Ibidem, p. 315.
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