De plus, dans la vision classique des choses qui a longtemps dominé les esprits, le
gouvernant, seul acteur reconnu de la politique entre les nations, était facilement habilité à
trancher seul les problèmes de morale internationale. Dès qu'il s'agissait de politique
extérieure, le chef d'Etat ou de gouvernement était implicitement investi en tant que
principale instance éthique, seule en mesure de fixer les normes permettant de juger de la
moralité des comportements sur la scène mondiale
. Cette confiscation consentie de
l'éthique internationale a été d'autant plus lourde de conséquences qu'à en croire Hans
Morgenthau, un des auteurs réalistes les plus influents, chez le responsable international la
moralité devait toujours céder la place à la prudence, forme de gestion raisonnable et
pragmatique qui place le souci éthique sous la juridiction souveraine de l'intérêt national
.
Cependant, même affaiblie, l'aspiration à voir s'instaurer un monde meilleur
demeura vivace dans les populations, en particulier dans certains groupes sociaux taraudés
par la quête de l'idéal, comme la jeunesse ou les intellectuels, Les pouvoirs ont
fréquemment cherché à jouer de ces aspirations à la paix, au désarmement, à l'avènement
des droits de l'homme et à la fraternité universelle, mais il n'est point assuré qu'ils les aient
beaucoup suivies.
De fait, un partage fonctionnel des tâches s'est souvent instauré entre les
gouvernants, chargés de gérer le réel et certaines instances jouissant d'une autorité morale
ou religieuse, qui se sont spécialisées dans le rappel à l'ordre éthique des hommes et des
Etats. Certaines organisations internationales, surtout à leurs débuts, puis les titulaires
successifs du trône de Saint-Pierre ont, par exemple, exercé un magistère éthique
remarquable mais généralement relégué à distance respectable de la politique mondiale
réelle. Plus récemment encore, des organisations internationales non-gouvernementales
d'un type nouveau se sont multipliées et développées en parvenant à mobiliser un grand
nombre de personnes dans des croisades modernes dédiées à la défense des droits de
l'homme ou à la promotion des interventions humanitaires partout dans le monde. De
même, des mouvements sociaux moins organisés et peu institutionnalisés font
régulièrement irruption dans le jeu politique international pour faire valoir des exigences
éthiques au moins autant que politiques, comme l'ont fait dans la plupart des pays
d'Europe, au début des années 80, les mouvements de la paix qui entendaient s'opposer au
déploiement de nouveaux vecteurs nucléaires à l'Ouest.
Voir notamment Carr (Edward H.), The Twenty Years' Crisis. 1919-1939, Londres,
Macmillan, 1949 (première édition : 1939).
Cette perception commune a été théorisée. Voir sur ce point la contribution de Giesen
(Klaus-Gerd), in Girard (Michel), (dir.), Les individus dans la politique internationale, Paris,
Economica, 1993, chapitre 1.
Voir Morgenthau (Hans), Politics among Nations. The Struggle for Power and Peace, New
York, Alfred Knopf, 1978 (première édition : 1948).