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LES CONCEPTIONS DE L'ORDRE
DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES
L'ordre se définit généralement comme principe d'organisation toujours
intelligible et souvent désirable. En vérité, le mot peut s'entendre de bien des manières.
Tantôt il s'agit d'un ordre empirique, d'une réalité existante, déjà inscrite dans les faits et,
par conséquent, susceptible d'être découverte et vérifiée. Tantôt, il s'agit d'un ordre
normatif, d'un devoir-être encore à réaliser qui n'a d'existence que pour ceux qui le
conçoivent et l'espèrent. L'ordre a donc deux faces, qui ne sont d'ailleurs pas facilement
séparables, celle du constat et celle de la prescription. Son antonyme, le désordre, couvre
un champ sémantique encore plus incertain, ce qui n'arrange rien. Si le désordre comporte
assez de connotations négatives pour contribuer à valoriser l'ordre, il tend aussi à suggérer
de ce dernier une définition minimale, floue et dangereusement commode : l'absence ou la
négation de tout désordre. Chacun l'aura compris, l'ordre est une notion assez riche et
complexe pour prêter facilement aux bavardages ou aux malentendus.
L'ordre international peut ainsi se comprendre comme l'ensemble des principes
d'organisations intelligibles qui régissent ou doivent régir les rapports entre les nations.
Mais du fait des divergences énormes qui peuvent exister entre les diverses perceptions et
conceptions des rapports internationaux, la difficulté de notre question se redouble.
Les relations internationales sont-elles essentiellement déterminées par le jeu
égoïste des Etats qui défendent chacun leur intérêt national ? Dans ce cas, l'ordre
international sera d'abord un ordre interétatique réaliste, notion en véri assez
problématique puisque le comportement "individualiste" des Etats est susceptible
d'engendrer des conflits et d'entretenir l'état d'anarchie internationale. Il est vrai que,
contrairement à une idée très répandue, l'anarchie, entendue comme absence d'autori
supérieure à celles des Etats, n'est assurément pas la même chose que le désordre.
Les rapports entre les nations sont-ils largement régulés par des normes, des
procédures, des institutions ou des structures qui possèdent, d'origine ou par acquisition,
un caractère extra-national, voire supranational ? On pourra alors parler, au sens strict,
d'un ordre international spécifique. Ce dernier peut prendre racine soit dans les
médiations qui s'opèrent dans le jeu complexe des interactions étatiques, soit dans les
sollicitations plutôt contraignantes émanant des régimes internationaux, soit dans les
déterminations presque irrésistibles qu'engendrent des structures immanentes (de nature
économique notamment), soit encore dans les comportements d'instances ayant un certain
degré de supranationalité. Mais quelle que soit sa source, cet ordre n'est, par définition,
jamais immédiatement réductible à celui des Etats.
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Les rapports internationaux sont-ils surtout influencés par les réseaux
transnationaux que les entreprises, les organisations non-gouvernementales (ONG), les
mouvements sociaux, les groupes et les particuliers tissent de manière quotidienne à
travers les frontières nationales ? Il conviendra alors d'envisager un ordre mondial global
dans lequel la séparation entre les affaires domestiques et les problèmes internationaux
tend à s'abolir et la primauté des Etats à disparaître. Bien entendu, ces trois acceptions de
l'ordre international constituent seulement des types idéaux. Autant dire qu'en réali
toutes les conceptions intermédiaires possibles et toutes les variantes imaginables peuvent
toujours se rencontrer.
Pour embrouiller encore un peu plus la question, l'ordre international comporte de
nombreuses dimensions qui sont, du moins pour partie, indépendantes les unes des
autres. Certes, la dimension politique des choses paraît être souvent la plus décisive, mais
elle n'est évidemment pas exclusive et l'on parle volontiers d'ordre international en matière
d'économie, d'information, de droit, d'environnement, etc. Nous admettrons ici que la
dimension politique de l'ordre international est, en règle générale, prévalente - elle dépend
moins des autres dimensions que celles-ci ne dépendent d'elle - et nous la placerons au
centre de notre investigation. C'est là un point de vue classique qui est partagé par presque
tous les politistes, par la plupart des historiens, par maints philosophes et par un grand
nombre de praticiens de l'action internationale.. Cependant, un économiste néo-classique
(ou structuraliste), un juriste positiviste ou un anthropologue culturaliste, par exemple,
pourraient choisir d'aborder l'ordre international en privilégiant, selon les cas, l'ordre de
l'économie, celui du droit ou celui de la culture.
Au demeurant, les principes politiques qui organisent ou doivent organiser les
rapports internationaux forment déjà un ensemble complexe relevant de plusieurs logiques
différentes. Pour s'en tenir à l'essentiel, l'ordre politique international comporte au moins
trois registres : le diplomatique, le stratégique et l'idéologique ou, plus largement, le
symbolique. Le registre diplomatique est celui de l'affirmation des souverainetés, de la
construction (ou de la destruction) des alliances, des jeux de l'équilibre (ou du déséquilibre)
des puissances. Le registre stratégique, complémentaire du précédent, est celui de la
menace ou du recours à la force, des coalitions, de la dissuasion et des processus de course
aux armements (ou de désarmement). Le registre idéologique ou symbolique est, quant à
lui, celui de la propagande ou de l'influence, de l'endoctrinement des hommes par des
systèmes d'idées fortement valorisées ou de l'emprise discrète et souveraine des signes sur
les esprits. L'ordre diplomatique a ses raisons que la raison stratégique ne peut faire
siennes et inversement. De son côté, l'immense empire immatériel de la symbolique
politique trouve parfois assez de force propre pour venir bousculer tous les calculs de forces
inhérents au raisonnement diplomatico-stratégique.
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Enfin, puisqu'il faut démêler l'écheveau jusqu'au bout, il convient de relever
l'ambivalence fondamentale de la notion d'ordre international, laquelle ne fait que refléter
l'ambiguïté sémantique du mot "ordre" avec ses deux versants, l'un analytique et l'autre
prescriptif. De même que l'ordre peut être tantôt un principe d'intellection et tantôt un objet
de promotion ou d'imposition, de même l'ordre international qui nous intéresse ici peut-être
théorique et concerner à ce titre l'analyste ou pratique et relever du domaine d'action du
gouvernant. Où l'on retrouve l'antinomie classique du Roi et du Philosophe...
Sans prétendre pouvoir couvrir dans cette introduction tous les aspects de la
question, nous nous intéresserons d'abord aux constructions normatives de l'ordre
international qui exercent souvent une influence subtile sur les perceptions et les analyses
de l'ordre empirique. Nous dessinerons ensuite à grands traits les principales
représentations de l'ordre international existant en les reliant aux trois principaux types de
compréhension des rapports internationaux que nous avons dégagés. Ce faisant, nous
chercherons toujours à faire apercevoir les deux versants de l'ordre, théorique et pratique,
leurs contrastes évidents mais aussi, à l'occasion, leur forte complicité.
L'ORDRE INTERNATIONAL NORMATIF
Dans un monde chaque jour plus interactif, du fait de la multiplication des échanges,
et apparemment moins opaque, du fait des formes de communication modernes, la
persistance de la famine, de la guerre et de l'iniquité interpelle fatalement les consciences.
Malgré la tendance à l'unification des cultures, chaque homme réagit en fonction de repères
éthiques qui sont propres à sa société ou à son milieu. Comment un ordre normatif minimal
et unifié pourrait-il surgir de la prodigieuse diversides systèmes de valeurs à l'échelle
mondiale ? Il est vrai que l'aspiration rituelle à un ordre international "nouveau" se nourrit
aisément de l'expérience commune et du spectacle omniprésent de tous les "désordres" du
monde et qu'elle trouve son ressort infatigable dans l'aspiration, sans doute universelle, à
l'idéal. Pourtant, de façon assez paradoxale, depuis la seconde guerre mondiale la
préoccupation éthique internationale s'est montrée dans l'ensemble nettement moins vive
qu'elle n'était au début de ce siècle ou entre les deux guerres. Les raisons de ce déclin
relatif du le des valeurs dans la vie internationale sont multiples et il serait trop
simple d'en rendre seul responsable le réalisme souvent peu moral, voire même amoral, qui
triompha à l'ère bipolaire. De fait, la mise à distance embarrassée du souci éthique dans la
conduite des affaires internationales remonte au moins à l'immédiat avant-guerre, époque
à laquelle elle cherchait déjà à se justifier en prenant prétexte des naïvetés théoriques et
des échecs pratiques du moralisme de la période antérieure
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.
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De plus, dans la vision classique des choses qui a longtemps dominé les esprits, le
gouvernant, seul acteur reconnu de la politique entre les nations, était facilement habilià
trancher seul les problèmes de morale internationale. Dès qu'il s'agissait de politique
extérieure, le chef d'Etat ou de gouvernement était implicitement investi en tant que
principale instance éthique, seule en mesure de fixer les normes permettant de juger de la
morali des comportements sur la scène mondiale
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. Cette confiscation consentie de
l'éthique internationale a été d'autant plus lourde de conséquences quen croire Hans
Morgenthau, un des auteurs réalistes les plus influents, chez le responsable international la
moralidevait toujours céder la place à la prudence, forme de gestion raisonnable et
pragmatique qui place le souci éthique sous la juridiction souveraine de l'intérêt national
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.
Cependant, même affaiblie, l'aspiration à voir s'instaurer un monde meilleur
demeura vivace dans les populations, en particulier dans certains groupes sociaux taraudés
par la quête de l'idéal, comme la jeunesse ou les intellectuels, Les pouvoirs ont
fréquemment cherché à jouer de ces aspirations à la paix, au désarmement, à l'avènement
des droits de l'homme et à la fraternité universelle, mais il n'est point assuré qu'ils les aient
beaucoup suivies.
De fait, un partage fonctionnel des tâches s'est souvent instauré entre les
gouvernants, chargés de gérer le réel et certaines instances jouissant d'une autorimorale
ou religieuse, qui se sont spécialisées dans le rappel à l'ordre éthique des hommes et des
Etats. Certaines organisations internationales, surtout à leurs débuts, puis les titulaires
successifs du trône de Saint-Pierre ont, par exemple, exercé un magistère éthique
remarquable mais généralement relégué à distance respectable de la politique mondiale
réelle. Plus récemment encore, des organisations internationales non-gouvernementales
d'un type nouveau se sont multipliées et développées en parvenant à mobiliser un grand
nombre de personnes dans des croisades modernes dédiées à la défense des droits de
l'homme ou à la promotion des interventions humanitaires partout dans le monde. De
même, des mouvements sociaux moins organisés et peu institutionnalisés font
régulièrement irruption dans le jeu politique international pour faire valoir des exigences
éthiques au moins autant que politiques, comme l'ont fait dans la plupart des pays
d'Europe, au début des années 80, les mouvements de la paix qui entendaient s'opposer au
déploiement de nouveaux vecteurs nucléaires à l'Ouest.
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Voir notamment Carr (Edward H.), The Twenty Years' Crisis. 1919-1939, Londres,
Macmillan, 1949 (première édition : 1939).
2
Cette perception commune a été théorisée. Voir sur ce point la contribution de Giesen
(Klaus-Gerd), in Girard (Michel), (dir.), Les individus dans la politique internationale, Paris,
Economica, 1993, chapitre 1.
3
Voir Morgenthau (Hans), Politics among Nations. The Struggle for Power and Peace, New
York, Alfred Knopf, 1978 (première édition : 1948).
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Le postulat de base du pragmatisme aliste et trivial d'autrefois (la question
éthique est l'affaire des gouvernants qui en font ce qu'ils veulent ou peuvent, mais toujours
dans le cadre prévalent de l'ordre politique existant) est aujourd'hui, en un sens, inversé
(les Etats sont des monstres froids et amoraux, l'exigence éthique ne peut venir que des
individus et ne peut, hélas, prétendre être beaucoup mieux qu'un adjuvant occasionnel).
Mais dans les deux cas la conclusion qui s'impose - de manière implicite, pour cause de
mauvaise conscience - risque d'être la même : un ordre international dans lequel les
comportements seraient conformes au bien et fondés en raison est définitivement tenu
pour irréalisable. Le devoir-être semble s'être incliné devant "l'impossible" en se portant
battu d'avance.
Au versant de la théorie, la dévaluation de l'éthique des relations internationales se
marque bien dans la relative marginalisation de la théorie normative et dans le triomphe
des théories dites "positives". Le souci scientifique qui marque la science politique,
notamment depuis le tournant du behavioralisme, a contribué à dévaloriser les valeurs en
privilégiant les faits, les valeurs n'étant plus considérées désormais que comme des faits
parmi d'autres. La rupture entre les deux genres d'analyse, positive et normative, est
aujourd'hui si importante qu'elle ne saurait être facilement réparée. Les juristes
internationalistes, pour leur part, ne risquent guère d'y suffire, tant ils se sont réfugiés, la
plupart du temps, dans l'étude stricte du droit positif. L'ordre juridique international, qui est
pourtant la mise en forme précieuse d'un ordre politique et moral, se résume de plus en
plus pour ceux d'entre-eux qui se sont mués en fonctionnaires-techniciens du droit en
vigueur à une collection de textes appelant la glose, ce qui ne saurait suffire, sauf à tomber
dans la myopie. Un ordre de textes et de papier, en quelque sorte.
Au fond, malgré les efforts souvent remarquables du petit nombre de ceux qui,
praticiens ou analystes, cherchent encore à fonder en raison et en valeur un ordre
international meilleur auquel la majorité de leurs contemporains ne croient plus guère, on
ne parvient pas à voir pourquoi et comment l'ordre international réel pourrait être soumis
de manière effective et durable à la juridiction d'une éthique qui serait beaucoup plus qu'un
pragmatisme élémentaire et égoïstement national. Néanmoins, tous ceux qui se plaisent à
céder aux suggestions de l'optimisme seront toujours en droit de prétendre qu'ils croient
pouvoir deviner, dans leurs brumes enveloppantes, les formes encore embryonnaires d'une
éthique universelle en très lente gestation. Qui sait ?
L'ORDRE INTERETATIQUE REALISTE
De toute les conceptions de l'ordre international positif, la conception réaliste est de
loin la mieux connue. Elle se réclame - un peu abusivement - de toute une tradition
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