J’ai commencé par travailler sur les principaux philosophes qui ont enseigné à la Faculté
des arts de Paris, à savoir Jacques Lefèvre d’Etaples et Pierre de La Ramée
, qui ont, l’un au
tournant du XVe et du XVIe siècle, l'autre au milieu du XVIe siècle, travaillé à réformer
l'enseignement et les méthodes de pensée en philosophie et qui ont été l'un et l'autre de
véritables chefs d'école : celle des “ fabristes ” et celle des “ ramistes ”. Cependant, l'horizon
ultime de ces deux réformes est apparu plus religieux que purement philosophique et, par
contraste, c’est la prise de conscience de la valeur philosophique de l'œuvre de Charles de
Bovelles qui a constitué un tournant. Bovelles, qui a vécu de 1479 à 1567, a su, peut-être plus
encore que Pic de La Mirandole, constituer l’une des toutes premières philosophies de
l’homme à l’époque moderne, ce qui n'est pas rien. Il ne s’est pas laissé submerger par les
querelles théologiques du temps et s’est dit explicitement ami de la philosophie (amator
philosophiae) et non pas théologien.
J’ai songé un temps à consacrer le livre entier à une monographie sur Bovelles, mais il m'a
semblé plus important de contribuer à le sortir de son relatif isolement, en restituant la place
qui lui revient dans l'histoire de la philosophie renaissante. Pour cela, la principale difficulté
résidait dans la mise en relation entre Bovelles et Montaigne ; au premier regard, tout semble
opposer le spéculatif et le moraliste : la langue, la culture, l'orientation intellectuelle.
Néanmoins, ils ont en commun de s'être chacun passionnés, à un moment décisif de leur vie,
pour un penseur du XVe siècle, le catalan puis toulousain Raymond Sibiuda (plus connu
depuis l'Apologie de Montaigne sous le nom de Raimond Sebond), qui est le premier à avoir
explicitement thématisé dans son œuvre le projet d'une “ science de l'homme ”. C'est ainsi que
s'est progressivement imposée l'idée d'une mise en relation de Sibiuda, Bovelles et Montaigne,
autour de la question de la connaissance que l’homme a de soi.
1. Sibiuda
Le vrai titre de l'ouvrage de Raymond Sibiuda (écrit en 1434-1436) n’est pas “ Théologie
naturelle ”, dénomination posthume et tardive qui remonte à sa deuxième édition en 1487,
mais Science du livre des créatures, de la nature, ou science de l'homme. L'auteur est ainsi,
comme je l'ai dit, le premier à avoir formé le projet d'une “ science de l'homme ”. En réalité,
dans son livre, il n'y a pas une, mais deux sciences de l'homme, exposées dans les deux parties
principales de l'œuvre, et cela non sans tensions et contradictions. Dans l’opus conditionis, ou
œuvre de la création, c'est la dignité naturelle et le libre arbitre de l'homme qui sont mis en
valeur, tandis que dans l'opus restaurationis, ou œuvre de la rédemption et du salut, c'est la
nécessité d'une théologie sacramentaire qui est mise en avant par suite de la chute de l'homme.
Il n'est plus question, comme dans la première partie, de l'égalité naturelle entre les hommes
tous pareillement dignes, mais de l'inégalité dans la dignité des charges et des offices, rendue
nécessaire selon l'auteur par suite de la corruption de l'homme. C'est l'un des nombreux signes
qui donnent à penser que l'on est face à deux manières inconciliables de concevoir l'homme et
à deux modes de pensée bien distincts : l'un philosophique, l'autre théologique, qui se heurtent
et s'opposent dans le même livre de Sibiuda. J’ai donc voulu montrer que la science de
l'homme de Sibiuda procède de deux fondements distincts au point qu'elle se dédouble (voir
particulièrement p.69).
Il n’en reste pas moins que dans son remarquable prologue (qui sera censuré au XVIe siècle
à l'époque du Concile de Trente), Sibiuda apporte une thèse très forte avec son idée de
l’antériorité du livre de la nature sur celui des Ecritures. Pour lui, la principale lettre de
l'alphabet qui compose le livre de la nature, c’est l'homme, de sorte que la connaissance du
liber naturae se ramène pour l'essentiel à la science que l'homme a de soi et de son origine. Et
Sur La Ramée et Descartes, que l'on me permette de renvoyer aux très intéressantes études de Nelly Bruyère-
Robinet et André Robinet, et à la discussion de la question proposée dans Descartes et la Renaissance, Colloque
international de Tours, 22-24 mars 1996, textes réunis par E.Faye, Paris, Champion, 1999.