Rémi BOURDOT Institut d’Etudes Politiques de Paris SCIENCE POLITIQUE Le concept de culture politique : portée et limites Le concept de « civic culture » est un concept complexe en partie dû au fait que comme le souligne Gabriel Almond, la « culture politique » n’est pas à proprement parler une théorie politique mais elle se réfère à un ensemble de variables susceptibles d’être utilisées dans la construction de théories politiques . La définition de ce concept est due aux recherches entamée dans les années 1960 par des politologues américains ; l’effondrement des démocraties allemande et italienne dans les années 30 devaient servir de base à leurs recherches visant à expliciter le lien entre culture politique et stabilité démocratique et à rendre compte de la variété du phénomène politique . Le résultat sera la parution en 1963 de The Civic Culture : Political attitudes and Democracy in Five Nations , se présentant comme une enquête , basée sur des statistiques et des entretiens , menée dans les populations de 5 pays : la Grande-Bretagne , les Etats-Unis , le Mexique , l’Italie et l’Allemagne . Quel est l’éclairage qu’apporte ce concept au lien entre culture et politique ? Après avoir étudié ses présupposés et les limites épistémologiques et matérielles de ses hypothèses , nous verrons que malgré tout , ce concept a permis de formuler autrement la question des rapports entre culture et politique. I ) CIVIC CULTURE : INFLUENCES , HYPOTHESES ET LIMITES . 1-1) Influences et postulats Au moment où ils élaborent leur grande enquête devant mener à l’élaboration de Civic Culture , Almond et Verba sont influencés par plusieurs courants et disciplines qui vont guider leur démarche ; parmi ceux-ci , on peut distinguer : - - La sociologie européenne , en particulier celle de Max Weber dont ils retirent l’importance des variables subjectives et empiriques dans l’explication des phénomènes sociaux et politiques . La psychosociologie qui , développée au début du siècle , se donne pour objectif de comprendre et d’expliquer pourquoi et comment les attitudes individuelles sont conditionnées et influencées par la présence et l’impact d’autres individus et groupes sociaux . - La psychoanthropologie dégagée des travaux de Freud et de ses disciples et qui se donne pour but d’expliquer comment les propensions politiques des individus sont déterminées dès l’enfance par des mécanismes psychologiques et psychanalytiques . Ces présupposés amènent Almond et Verba à définir la culture comme « l’orientation psychosociologique des individus vis-à-vis de la société » et susceptible d’être analysée comme composée d’ensembles autonomes ( existence d’une « culture politique » , jouxtant une « culture économique » ou une « culture religieuse » ) . La « civic culture » , définie comme les fondements culturels assurant la cohésion et la perdurance du système et envisagée comme une addition de comportements individuels envers la démocratie, peut donc s’analyser en soi . Almond et Verba sont amenés à définir trois dimensions , qui sont autant d’orientations individuelles envers le système politique et global ( nation , histoire , constitution ) , ses structures et décisions : - la dimension affective , i.e. la perception quotidienne de la nature des relations sociales entre individus en termes d’échange , de compromis ou de conflit . la dimension cognitive qui traduit une connaissance des individus du système politique , cette connaissance étant surtout le produit de l’éducation . la dimension évaluative est la forme la plus évoluée puisqu’elle met en évidence une capacité des individus à émettre un jugement sur les performances du système . Almond et Verba démontrent la corrélation très forte entre cette dimension et le niveau d’étude et le taux d’exposition aux médias des individus interrogés : l’attitude au politique est essentiellement déterminé à l’âge adulte et en fonction du niveau éducatif et de compétence professionnelle de l’individu . Parallèlement , Almond et Verba sont amenés à distinguer trois types de culture politique , la culture civique idéale étant un assemblage équilibré des trois , permettant le fonctionnement harmonieux du système . En effet , la corrélation existant entre type de culture et système politique permet de comprendre sa stabilité ou son instabilité . - la culture « paroissiale » liée à des structures traditionnelles et décentralisées . L’enquête mettait en évidence ce genre de structures en Italie . la culture « de sujétion » , centralisée et autoritaire , propre aux dictatures et aux régimes totalitaristes ( Allemagne nazie , Italie fasciste ou U.R.S.S. ) . la culture « de participation » propre aux démocraties modernes . Dans ces conditions , la culture civique se définit comme une culture de type participationniste dans laquelle il existe une parfaite corrélation entre les formes des structures politiques et les comportements des citoyens . 1-2 ) Des limites dans les instruments utilisés et d’ordre épistémologique . Les difficultés soulevées par les auteurs de Civic Culture sont nombreuses et expliquent les nombreuses critiques adressées à l’école américaine . Les critiques sont de deux ordres : l’une tient à celle des instruments utilisés et l’autre tient aux difficultés épistémologiques inhérentes à la démarche de Almond et Verba . Tout d’abord , on a pu reprocher à l’étude menée dans Civic Culture de refléter assez peu la diversité de la population des pays étudiés : pour les Etats-Unis , seuls moins de 100 Noirs ont été interrogés pour les besoins de l’enquête , ce qui ne donne guère une image très précise des comportements politiques des Noirs Américains . Les autres critiques sont d’ordre plus épistémologiques : ainsi , Bertrand Badie critique dans le concept de culture politique les effets pernicieux d’une autonomisation excessive du politique et une trop grande confiance dans les concepts systémiques . Pour Badie , la culture est par essence globalisante et l’idée de juxtaposer une culture politique à une culture économique est regrettable car elle revient à se priver de l’apport de la méthode structurale , c’est à dire à négliger les rapports que peuvent entretenir économie et politique ou religion et politique ( « le politique ne renvoie plus finalement qu’au politique » ) . Par delà cette critique , c’est toute une école de pensée , l’école behavioriste , que Badie remet en cause . La référence à cette école de pensée , dominante dans les années 1960 , conduit à plusieurs effets pervers : 1) Ainsi , la culture civique n’est rien d’autre qu’une somme de comportements individuels par rapport à la démocratie observés et quantifiés par le biais du sondage et organisés dans un système cohérent d’attitudes : elle ne laisse donc aucune place ni aux interactions sociales , considérées comme le pur reflet des comportements individuels , ni aux institutions ( la possibilité pour le politique de construire et de transformer une culture , comme ce fut le cas dans les régimes communistes , est sous-estimée par Almond et Verba pour lesquels c’est la culture qui produit la structure ) . 2) Cette volonté de rendre compte d’une culture politique par addition de comportements individuels et par juxtaposition de données concrètes et quantifiables ignore toute référence à une construction théorique . Se profile donc le risque de reproduire à grande échelle des clichés sur « l’âme des peuples » ( conformisme allemand , esprit de défiance britannique… ), qui ne cherche pas véritablement à rendre compte de ces comportements et qui , plus grave , condamne les individus à reproduire de générations en générations ce schéma unilatéral , sous peine de passer pour des marginaux . C’est négliger ainsi qu’au sein des « cultures nationales » , il est possible d’isoler des « sous-cultures » , locales ou régionales , susceptibles d’évoluer en « contre-cultures » si leurs représentations entre en conflit avec la société globale et sa culture politique . Badie conclut donc son analyse sur un échec d’une science politique de la culture : parce que le concept de culture politique confond culture et comportment , parce qu’il est finaliste ( i.e. qu’il croit en la convergence universelle vers un même modèle culturel , rationel et séculier fondé sur le consensus et les valeurs démocratiques ) et parce qu’il repose sur une autonomisation abusive du politique , il nous conduit à une impasse : il ne nous éclaire pas sur le rapport entre culture civique et démocratie : est-ce que la culture civique va favoriser l’émergence de la démocratie ou est-ce la culture civique qui va se généraliser au fur et à mesure que la démocratie va être mise en place ? Là encore , Almond et Verba n’apportent pas de réponse satisfaisante . II)VERS UN NOUVEAU RAPPORT ENTRE CULTURE ET POLITIQUE Prenant acte de l’impasse où mène le caractère trop général de la notion de « culture politique » , toute une série de travaux récents ( Richard Bendix , William Sewel , Paul Bois ) se trouvent marqués par une redécouverte de la sociologie historique et de la macro-histoire qui militent pour une perspective nouvelle qui se refuse de réduire la culture au quantifiable et qui cherche à redonner toute sa valeur à la temporalité et à la durée , ce qui la relie à l’Histoire. La méthode d’analyse est alors nécessairement individualisante : chaque culture ne renvoie en effet pas à un modèle forgé ex-nihilo mais à des contextes historiques précis ; de plus , un ensemble d’actions situées historiquement dans un pays précis ne peut être reproduite parfaitement ailleurs : la « sociologie historique » est donc bien souvent comparatiste , ayant pour but affiché de démontrer l’irréductible pluralité des constructions du politique dans le monde contemporain . C’est ainsi que Badie , à l’image des travaux de Weber sur l’éthique protestante et sur le capitalisme , entreprend dans son ouvrage , Culture et Politique , d’analyser deux constructions du politique entièrement différentes : celle induite par l’Islam et l’autre par le Christianisme romain : les deux constructions du politique sont différentes dans la mesure où la culture islamique repose sur le principe de l’unité , sur l’étroite fusion du droit et de la Loi alors que la culture chrétienne romaine proclame leur différentiation , position théologique théorisée par Saint-Augustin dans La Cité de Dieu . Cette opposition , souligne Badie , marque durablement la construction du politique : alors que la séparation entre la Cité de Dieu et la Cité des Hommes va entraîner en Occident une autonomisation progressive du politique et de l’économique qui aboutira à la séparation de l’Eglise et de l’Etat , la situation sera entièrement différente dans les pays musulmans où la politique , qui doit se donner pour but de réaliser la Cité de Dieu sur terre , est le lieu d’affirmation de sa foi . Et c’est précisément cet amalgame entre religieux et politique qui empêche l’autonomisation du politique et de l’économique , aboutissant à une conception de l’Etat originale . Cet exemple donne donc bien la mesure de cette « sociologie historique » , marquée par la recherche de l’influence , dans la longue durée , de l’économique , des traditions culturelles ( en particulier la religion ) dans la formation sociale et étatique . En conclusion , l’impasse dans laquelle nous amène le concept de « culture politique » ne doit pas nous décourager et renoncer à trouver sans cesse de nouveaux rapports entre politique et culture ; les exemples de Weber , de Bois, de Siegfried et de Badie sont là pour démontrer que l’analyse culturelle , loin de devoir s’imposer comme un domaine autonome , doit bien plutôt devenir une dimension de la sociologie historique afin de pouvoir étudier correctement ses interactions avec d’autres facteurs ( religieux , politiques , économiques ) ; ce sera en effet l’un des défis majeurs de la science politique demain d’expliquer , dans un contexte dominé par la mondialisation , le renforcement des identités dans une perspective plurielle faisant intervenir le long terme . L’intérêt pour la discipline n’est donc pas prêt de s’éteindre ; reste à savoir si elle saura répondre aux attentes placées en elle et aux interrogations qui ne manqueront pas de surgir demain .