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CHAPITRE QUATRE
ORPHÉE ET ORPHISME
Eine für alle Male ists Orpheus, wenn es singt
1
Rainer Maria Rilke
La première question que pose la célèbre toile de Paul Gauguin est : d’où venons-nous ?
Cette question ouvre la voie à la recherche des origines. Et cette voie-là nous ramène, comme la
toile de Gauguin l’illustre si bien, à tous les mythes et à toutes les religions qui ont voulu
répondre à cette question. Je soutiendrai dans ce chapitre, que les premières réponses à cette
question qui constituèrent peu à peu la partie métaphysique de la philosophie antique, sont
issues, pour l’essentiel, des mythes grecs et plus particulièrement du mythe d’Orphée, le mythe
du poète-musicien, amant d’Eurydice et fondateur d’un culte religieux. Pour appuyer cette
position, je distinguerai d’abord la légende et le mythe d’Orphée, de la religion orphique, apparue
au VIe siècle avant J.C. Ensuite, je ferai le lien entre cette religion et les premiers philosophes
qui subirent son influence, Pythagore, Platon et les néo-platoniciens, et qui transmirent à la
postérité, certains de ses dogmes fondamentaux.
Je ne voudrais pas cependant soutenir que toute la philosophie vient du mythe
d’Orphée, car dès le départ, la pensée mythique a eu ses détracteurs, qui, au nom de la raison,
voulurent rejeter tout fondement mythique de leurs explications du monde. Je soutiendrai
cependant que c’est par l’opposition au mythe, que se constituèrent les premières philosophies
rationalistes. Je pense ici en particulier aux Ioniens, à Parménide et Zénon et aussi à Aristote. Ces
philosophes, en voulant se couper radicalement du mythe, se sont aussi coupés sciemment d’une
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“Car une fois pour toutes quand cela chante, c’est Orphée.” Extraits de Les Sonnets à Orphée, trad. Armel Guerne, Seuil,
Paris, 1972, pp.112-13
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partie importante de l’héritage culturel humain, qu’on retrouve dans l’art et dans les religions de
tous les peuples, pour initier un courant philosophique, qui ne porte culte et rituel qu’à la déesse
raison. Cette opposition constitua une diathèse philosophique, par laquelle, la même discipline se
donne deux façons opposées d’expliquer la réalité : une approche artistique et une approche
scientifique. Nous verrons aussi que Héraclite constitue un cas à part, qui, par sa dialectique,
récupère cette opposition mythe/raison. Je reviendrai aussi sur la relation mythe/métaphore, une
relation réversible me semble-t-il : le mythe est source de métaphores, mais à son tour, la
métaphore est source de mythes. Enfin, je dessinerai des liens possibles entre le mythe d’Orphée
et la philosophie pour enfants, qui toutes deux veulent ressuciter l’enfance.
4.1 Légende d’Orphée et mythe orphique
Reynal Sorel, dans son Orphée et l’Orphisme, définit ainsi la légende :
Une légende s’amarre au temps et s’étale sur un espace pour recouvrir le merveilleux qu’elle
véhicule d’une pellicule de vraisemblance. Transmise de génération en génération, elle livre un
modèle inacessible car fabuleux, un exemple dont l’intensité ne peut-être revécue par le commun des
mortels. Contrairement au mythe, une légende n’a pas la prétention d’instaurer un certain type de
conduite. Née d’une tradition tacitement reconnue à la fois comme douteuse mais non dépourvue de
valeur historique, la légende flatte l’imaginaire collectif qui se prend à rêver sur son patrimoine
spirituel...Cependant, précise-t-il elle ne traduit pas quelque chose d’essentiel à la nature ou à la
condition humaine.
2
,
La légende veut donc qu’Orphée soit le fils de la muse Calliope et d'Oeagre, dieu d'un
fleuve de Thrace. A ce titre, on doit le considérer comme un héros, c'est-à-dire “ comme
quelqu'un qui peut se targuer d'une proche parenté avec les dieux, qui grâce à cela, possède
certains dons surnaturels, mais qui cependant, doit vivre et mourir en mortel ordinaire.”
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Cependant, il n'est pas un héros du type des Titans : sa qualité dominante n'est pas la force, mais
la douceur. Il cherche à plaire et à convaincre par sa poésie et ses chants, plutôt que par les armes
et la guerre :
Les chants d’Orphée avait un pouvoir magique; ils étaient si beaux que toute la Nature y était
sensible; les fauves le suivaient, les arbres et les plantes s’inclinaient vers lui, et, surtout, les âmes des
hommes les plus sauvages s’adoucissaient à sa musique.
4
2
SOREL, Reynal, Orphée et l’Orphisme, Que sais-je? no 3018, P.U.F. Paris, 1995, pp. 17-18
3
GUTHRIE, W.K.C. Orphée et la religion grecque. étude sur la pensée orphique, trad. de l'anglais par S.M. Guillemin,
Payot, Paris, 1956, pp. 52-3
4
GRIMAL, P. Mythologies classiques, Librairie Larousse, Paris, 1963, p. 185
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C'est à ce titre qu'il a participé à la célèbre expédition des Argonautes qui, avec Jason à sa
tête, s'était lancée à la recherche de la Toison d'or. Grâce à la magie de son chant, Orphée permit
à l'expédition d'échapper aux chants envoutants et mortels des Sirènes. Cette magie touchait
non seulement les humains et les sirènes, mais aussi les dieux infernaux eux-mêmes.
À partir d’ici, le récit légendaire devient mythe, au sens moderne de ce terme :
Dans son acception moderne, un mythe n’est pas vraisemblable mais vérifiable. C’est une parole
contraignante dont l’ethnologue constate l’impact sur les comportements effectifs de la vie
quotidienne. Il est ‘cet inconditiondes origines’ reconnu par Kant, au sein duquel l’espace et le
temps ne sont plus rêvés sur le mode légendaire, mais qualifiés selon les prescriptions des rites à
répéter. Le mythe ne magnifie pas la réalité : il la fait naître de la répétition archétypale qu’il
transmet.
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Plusieurs versions de ce mythe nous apprennent qu’Orphée descendit aux Enfers pour y
chercher sa bien-aimée, Eurydice, et la ramener au monde des vivants. Eurydice était une
Dryade, une nymphe des bois et des arbres, dont il gagna le coeur par le charme de sa musique.
Selon le récit de Virgile, elle serait morte de la morsure d'un serpent sur lequel elle marcha, en
cherchant à échapper à Aristée - le fils de la nymphe Cyrène et du dieu-fleuve Pénée - qui
l'importunait de son amour. Orphée fut inconsolable : même la magie de sa lyre ne put atténuer
sa peine. Il erra par le pays jusqu'à l'une des entrées des Enfers, le gouffre du Ténare. Il y pénétra
et charma tous ses habitants par ses chants : Aux accents de sa lyre, il charma non seulement les
monstres qui gardaient les accès du monde infernal, mais les dieux des morts eux-mêmes”.
6
Il
les charma si bien qu'il les convainquit de laisser Eurydice revenir avec lui au monde des vivants.
Hadès et Perséphone y mirent cependant une condition : Eurydice devra suivre Orphée par
derrière, et Orphée ne pourra pas se retourner, avant d'être sorti du royaume des morts. Orphée
accepta cette condition et retourna vers la sortie. Pourtant, au moment il allait retrouver la
lumière, un doute terrible se glissa en lui : et si les dieux s'étaient moqués de lui ? Eurydice le
5
SOREL, Reynal, op.cit. p.18. Voir aussi : RICOEUR, Paul. Philosophie de la volonté. II. Finitude et culpabilité, Aubier,
Paris, 1960. ÉLIADE, Mircéa. Aspects du mythe, Gallimard, Paris 1963. DURAND, G. Structures anthropologiques de
l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969.
6
Mythologies classiques, op. cit. p. 185
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suivait-elle vraiment ? Il ne put résister à la tentation de se retourner et de vérifier la présence de
sa bien-aimée derrière lui. Il se retourna et vit Eurydice qui s'éloignait déjà vers le pays des
morts. Eurydice était morte une seconde fois. Et cette fois-là, Orphée ne put retourner la
chercher. La porte des Enfers lui était dorénavant interdite. Orphée dut se résoudre à retourner
seul au monde des vivants. Inconsolable, il consacra le reste de sa vie à prêcher le culte
d'Apollon, mais aux hommes seulement. Il encourut ainsi la jalousie des femmes de Thrace, dont
il détournait les époux du lit conjugual : Il n'y a rien de pire, rien de plus terrible qu'une
femme”, nous dit un des fragments de la théogonie orphique.
7
Et ce sont en effet des femmes qui
auraient subtilisé les armes de leurs époux, que ceux-ci avaient laissé à l'entrée du temple
d'Apollon, pendant qu'ils participaient au culte dirigé par Orphée. Avec ces armes, elles auraient
tué Orphée et mis son corps en pièces. Sa tête et sa lyre auraient ensuite été jetées dans le fleuve
Hèdre, d'où elles gagnèrent l'île de Lesbos, en flottant au large des cités asiatiques. La légende
veut que la tête se soit conservée intacte et qu'elle chantât pendant tout le voyage, jusqu'au
moment où les Lesbiens la trouvèrent et l'inhumèrent dans leur île célèbre, selon des rites sacrés.
4.2 La religion orphique
La légende d’Orphée se transforma en mythe, parce qu’elle comportait des images des
origines de l’humanité et de sa destinée. Ces images contenaient en elle assez d’éléments
contraignants pour qu’on puisse en tirer un culte religieux. Selon Guthrie, ce serait des sectes
mystiques du VIs. a.C. - les orphiques - qui auraient fait d'Orphée le fondateur d'une religion
apparentée aux mystères d'Éleusis et qu'on désigne sous le nom d'orphisme. Orphée devint donc
le mythe-fondateur d'un culte de Dionysos - qu'on a appelé orphisme - et qui fit son apparition.
Guthrie soutient qu’Orphée lui-même serait un personnage historique qui aurait existé à l'époque
dite héroïque, c'est-à-dire plusieurs générations avant Homère. Il serait un théologos originaire de
la Grèce, qui aurait cherché à adoucir les côtés frustes des orgies dionysiaques de la Thrace. À
l’opposé du Dyonisos orgiastique, que nous présente Euripide dans ses Bacchantes et que
7
GUTHRIE op. cit.p. 168.
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Nietzsche chante dans ses dythyrambes, L’orphisme nous fait connaître un Dyonisos enfant-
martyr, tué et mangé par les Titans, puis ramené à la vie par Zeus. C’est ce Dyonisos, qui
deviendra le dernier maître de la dynastie des dieux olympiens. Orphée aurait de fait amalgamé
les cultes d'Apollon et de Dionysos, initiant ainsi le phénomène de syncrétisme religieux qui,
surtout à la période hellénistique, fit dériver progressivement les croyances religieuses
polythéistes vers le monothéisme.
La cosmogonie orphique enseigne qu'au début, il y avait de l'eau et de la matière solide qui,
en se combinant formèrent la terre. La terre donna naissance à un monstrueux serpent à plusieurs
têtes, qui s'appelait Kronos-Héraclès. Avec lui, se trouvait la Nécessité ou Adrasteia, qui enserre
tout l'univers.
De ce monstre sont nés l'Éther, le Chaos et l'Érèbe. Ensuite Kronos-Héraclès forma un oeuf
dans l'Éther, d'où sortit Phanès, le premier-né des dieux. Phanès est le Créateur, l'origine de toute
chose naturelle ou surnaturelle. Il est à la fois mâle et femelle. Il engendra d'abord la Lune et le
Soleil, puis une fille, La Nuit, à qui il fit don de prophétie et à qui il abandonnera son sceptre. La
Nuit donna à Phanès deux enfants : Gaïa et Ouranos. Ces derniers enfantèrent à leur tour les
Titans, Cronos, Rhéa, Okénaos, Thétys etc. C'est à Cronos que la Nuit transmit le pouvoir
suprême. C'est ici que la théogonie orphique rejoint celle d’Hésiode. Cronos avalera tous ses fils
par peur que l'un d'eux n'en fasse autant de lui. Cependant, la Nuit dissimulera le dernier-né,
Zeus, qui effectivement le dévorera et deviendra ensuite le maître du monde naturel et surnaturel.
Cependant, pour devenir le Créateur universel, Zeus aura recours à nouveau aux conseils de la
Nuit, sa protectrice :
Comment réaliser l'unité du tout et la séparation des parties, lui demande-t-il ?" Et elle lui
répond: "Environne toute chose de l'Éther ineffable et en son sein place le ciel, en son sein la terre,
en son sein toutes les constellations qui forment la couronne des cieux ”
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Ce faisant, il deviendra le Créateur suprême. On constate donc qu'en voulant intégrer deux
cosmogonies, les orphiques doivent concilier deux origines du monde : celle de Phanès et celle
8
Ibid p. 97
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