1
L’avenir du travail
Henri Houben
- Y a-t-il de l’emploi pour tout le monde ?
- Le travail sera-t-il encore à l’avenir l’activité humaine centrale ? Et en a-t-il été réellement
le cas dans le passé ?
- Quelle est la place du monde ouvrier ? N’assiste-t-on pas au déclin de la “ classe
ouvrière ? L’information ne joue-t-elle pas le rôle aujourd’hui dans la “ société
postindustrielle ” celui tenu par le travail dans la “ société industrielle ?
Voilà le type de questions qui sont avancées dans le débat sur le travail, surtout dans les
milieux intellectuels. Elles sont soulevées par deux courants différents : le premier est
celui que j’appellerais la doctrine de la “ société postindustrielle ”, fondée sur une théorie
des “ stades ; il y aurait, en simplifiant, la société préindustrielle, puis la société
industrielle et on serait arrivé à la société postindustrielle ; les Etats-Unis seraient le pays
moteur de cette transition et tous les pays devraient suivre cette périodisation ; le second
courant est écologiste ou écologisant avec Dominique Méda, André Gorz, etc.
Mais tous se basent sur Marx que soit ils réfutent, soit ils disent dépassé.
1. Qu’est-ce que le travail ?
Un des premiers problèmes vient du fait qu’on ne définit pas le travail. Même Marx ne l’a
pas fait. Et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de marxistes qui l’aient fait.
Par exemple, Jacques Gouverneur écrit : Le terme travail désigne les activités de
production, par opposition aux activités de consommation
1
. Je ne suis pas sûr que cela
soit très éclaircissant.
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au XVIIIème siècle (1765) la définit comme suit :
C’est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à
laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa
vertu peut-être
2
.
Je m’y risque donc : Le travail est une activité humaine qui participe à la transformation de
la nature dans le but de satisfaire des besoins sociaux.
Expliquons :
Activité : le travail est d’abord une activité comme manger, boire, se divertir, consommer,
etc., qui elles ne sont pas du travail ; mais il y a d’autres activités comme l’activité politique
qui ne sont pas nécessairement du travail non plus (et ce n’est pas de la consommation) ;
marcher, respirer sont d’autres activités.
Humaine : le travail est le propre de l’homme ; le robot ne “ travaille ” pas ; sinon, il y a
confusion du langage.
1
Jacques Gouverneur, Les fondements de l’économie capitaliste. Introduction à l’analyse économique
marxiste du capitalisme contemporain, éditions Contradictions, n°109-110, Bruxelles, 2005, p.18.
2
Cité dans Dominique Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, éditions Aubier, Paris, 1995, p.92.
2
Transformation de la nature : c’est l’aspect le plus spécifique du travail ; il transforme la
nature ; il change ce qui est produit par la nature spontanément soit en produits
consommables, soit en biens qui permettront de fabriquer des biens consommables ; c’est
l’aspect “ production ”.
Participe : mais le travail est tout ce qui participe à cette transformation de la nature ;
ainsi, étudier la nature permet de (mieux) connaître les produits, la manière de les
produire, les effets secondaires, etc. ; de cette façon, il y a l’activité de transformation de la
nature même, mais également les études et recherches préparatoires, l’activité de divertir,
de soigner, etc., tout cela participe à la transformation de la nature, car cela permet d’avoir
des “ hommes ” frais et dispos, prêts à s’atteler à transformer la nature, à produire.
Besoins sociaux : c’est le but du travail ; je parle de besoins sociaux, car même s’ils
satisfont un individu, il s’agit d’un individu dans une société ; le travail est une activité à
caractère social.
J’oppose cette définition à ceux qui présentent le travail comme uniquement un travail
salarié : ne travaillerait que celui qui a un emploi rémunéré. En opposition à ceux qui
affirment que le travail est propre à la société capitaliste ou à la société industrielle (d’où
avec le postindustriel on ne travaillerait plus ou moins ? et auparavant, le travail n’existait
pas, car les gens n’avaient pas la conscience de travailler ou de dépendre du travail).
Dans sa critique de Marx, André Gorz distingue entre les activités marchandes et
salariées, d’une part, et les activités non marchandes, d’autre part. Et, dans ces dernières,
il souligne les “ activités pour soi ”, c’est-à-dire les activités d’auto-entretien (se laver,
s’habiller, faire le ménage, préparer le repas, etc.) et les “ activités autonomes ”, celles qui
valent par et pour elles-mêmes non pas parce qu’elles n’ont pas d’autre but autre que la
satisfaction ou le plaisir qu’elles procurent mais parce que la réalisation du but autant que
l’action qui le réalise sont source de satisfaction ; la fin se reflète dans les moyens et
inversement
3
.
2. Autres définitions importantes
Marx distingue entre travail et force de travail. Ce que ne fait pas l’économie enseignée :
on parle d’unités de travail ou de facteur travail et, de ce fait, de marché du travail. Mais il
est clair alors qu’on fait une confusion entre la main-d’œuvre et le travail proprement dit.
La main-d’œuvre est une force de travail et est achetée comme telle dans le capitalisme,
c’est-à-dire achetée comme potentialité à travailler moyennant un salaire fixé à l’avance.
Le travail est l’exercice de cette force de travail. Et donc le salaire est le prix de la force de
travail et non le prix du travail. Je pense que cette distinction s’impose.
3. Travail et aliénation
Dans une de ses premières œuvres (appelées œuvres de jeunesse), Marx a exprimé en
quoi il trouvait que le travail sous le capitalisme était aliéné (je rappelle l’étymologie du
terme, qui vient du latin “ alienus ”, autre, étranger). Il en définit quatre caractéristiques
principales :
3
André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique, éditions Galilée,
Paris, 1988, p.206.
3
1. le travail n’est pas le bien propre du travailleur, mais celui d’un autre
4
, le capitaliste.
2. le travail n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais le moyen de satisfaire des besoins
en dehors du travail
5
; l’ouvrier travaille pour acquérir les moyens qui lui permettront de
subsister.
3. son travail n’est pas volontaire, mais contraint, travail forcé. (...) Dès qu'il n'existe pas
de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste
6
.
4. le travail est extérieur au travailleur, il n’appartient pas à son être : dans son travail,
l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie ; il ne s’y sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y
déploie pas une libre activité physique, mais mortifie son corps et ruine son esprit
7
.
Marx relie tout cela à la propriété privée des moyens de production
8
: Si le produit du
travail n’appartient pas à l’ouvrier, s’il est une puissance étrangère en face de lui, cela
n’est possible que parce qu’il appartient à un autre homme en dehors de l’ouvrier. Si
l’activité de l’ouvrier lui est un tourment, elle doit être la jouissance et la joie de vivre d’un
autre
9
. Et cet autre homme est le capitaliste, propriétaire des moyens de production.
Dans “ Le Capital ”, Marx attribuera cette aliénation plus particulièrement à la division
manufacturière du travail, c’est-à-dire à la répartition en tâches entre ouvriers dans les
ateliers. La manufacture, écrit-il, transforme de fond en comble la manière de travailler du
salarié individuel. La division manufacturière du travail, forme capitaliste de la division du
travail, estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le
développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de
dispositions et d’instincts producteurs ”. L’ouvrier devient un rouage parcellisé d’un
gigantesque machine à faire du profit. Dans la manufacture, l’enrichissement du
travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition
l’appauvrissement du travail en forces productives individuelles ”. En effet, ce que les
ouvriers perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière
leur oppose les puissances intellectuelles de la propriété comme la propriété d’autrui et
comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération
simple
10
, où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du
travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au
point de le réduire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande
industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au
service du capital
11
.
Retirons trois grandes idées de Marx :
1. Le travail est l’activité fondamentale de l’homme.
4
Karl Marx, Manuscrits de 1844, in Karl Marx (1972), Critique de l’économie politique, Union générale
d’éditions, Paris, p.155.
5
Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p.155.
6
Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p.155.
7
Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p.155.
8
Les moyens de production consistent en matériels nécessaires à la production ; mais, en gros, cela
représente la propriété du capital.
9
Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p.160.
10
Marx établit une gradation dans l’entreprise capitaliste : il y a d’abord la coopération simple où le patron
réunit sous un même toit des ouvriers ; ensuite vient la manufacture caractérisée par la division en tâches
entre ses travailleurs ; enfin, il y a la fabrique où le machinisme fait son apparition.
11
Karl Marx (1976), Le Capital ”, livre 1, éditions sociales, Paris, p.261-262.
4
2. Le facteur principal de l’aliénation au travail est l’existence d’un capitaliste, propriétaire
des “ moyens de production ”, qui, d’une part, s’approprie la production effectuée par les
travailleurs et qui, d’autre part, impose les conditions de travail pour (essayer d’)
augmenter continuellement ses profits
12
.
3. Eliminer ce capitaliste en tant que propriétaire, rendre les entreprises et les usines aux
travailleurs va permettre une libération du travail, en enlevant les deux contraintes
majeures du capitalisme.
Il y a aussi chez Marx l’idée que la société “ progresse ” vers un “ mieux ”.
Cette conception va être critiquée fondamentalement par André Gorz et par d’autres
idéologues proches des milieux écologistes. Pour Gorz, il n’est pas possible de libérer le
travail, car les contraintes dépassent le caractère capitaliste de la production : il faudra
toujours obéir à des ordres, etc. Il avance : dès qu’une norme est fixée par les ouvriers et
acceptée par la hiérarchie, elle devient pour l’ouvrier un nouveau carcan. Peu importe
qu’elle soit physiquement et nerveusement supportable : dès que la direction la reconnaît
et l’entérine contractuellement, la nouvelle norme cesse de refléter le pouvoir autonome
du groupe ouvrier pour devenir l’expression du pouvoir contraignant de la hiérarchie
patronale
13
.
Même le travail soi-disant enrichissant (car Gorz exprime ses doutes vis-à-vis de ce qu’on
présente comme travail enrichissant, épanouissant, qualifiant…) ne change pas
fondamentalement la donne : Bien sûr, un travail dans lequel je peux m’investir vaut
toujours mieux qu’une tâche répétitive. Mais la question fondamentale est de savoir dans
quelle mesure les connaissances et les facultés qu’un travail mobilise, constituent une
culture professionnelle et dans quelle mesure il y a unité entre la culture professionnelle et
une culture du quotidien ; entre le travail et la vie. Dans quelle mesure, en d’autres termes,
l’investissement dans le travail implique-t-il un enrichissement ou un désinvestissement de
soi-même ? A la fin de ma journée, suis-je devenu humainement plus riche ou plus
pauvre ? Si, au zénith de ma vie, on me demande : Est-ce cela que tu rêvais de devenir
quand tu avais quinze ans, que répondrai-je ?
14
Donc la seule libération possible se situe en dehors de la sphère de l’usine. Gorz écrit :
La réconciliation des individus avec le travail passe par la reconnaissance que, même
soumis au contrôle ouvrier, le travail n’est pas et ne doit pas être l’essentiel de la vie. Il ne
doit en être que l’un des pôles. La libération des individus et de la société, ainsi que la
régression du salariat et des rapports marchands, passent par la prépondérance des
activités autonomes sur les hétéronomes
15
.
C’est une nouvelle vision de société : La diminution progressive du travail à but
économique y aura permis aux activités autonomes de devenir prépondérantes ; “ le
temps libre l’emportera sur le temps contraint, le loisir sur le travail ; “ le loisir ne sera
plus seulement repos ou compensation mais temps essentiel et raison de vivre, le travail
12
Dans le langage de Marx, le capitaliste tente d’accroître sans cesse la plus-value, c’est-à-dire la part du
travail effectuée par les travailleurs, mais qui n’est pas rétribuée sous forme de salaire (ou coût salarial selon
la terminologie actuelle) et est, de ce fait, accaparée gratuitement par le capitaliste.
13
André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, éditions Galilée, Paris, 1980, p.76.
14
André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique, éditions
Galilée, Paris, 1988, p.105.
15
André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, éditions Galilée, Paris, 1980, p.20.
5
étant réduit au rang de moyen ”. (…) Il s’agit, en un mot, de passer d’une société
productiviste ou société de travail à une société du temps libre où le culturel et le sociétal
l’emportent sur l’économique
16
.
Ce qui implique qu’il faut réduire à tout prix la part du travail dans la société au profit des
autres activités (notamment le loisir). D’où l’importance de la réduction du temps de travail.
Revenons de nouveau à Gorz : la tâche prioritaire d’une gauche postindustrielle doit être
l’extension maximale, dans et surtout hors de la famille, des activités autonomes portant
leur finalité et leur récompense en elles-mêmes, et la restriction au strict nécessaire des
activités salariées et marchandes effectuées pour le compte d’un tiers (ce tiers fût-il l’Etat).
La réduction de la durée du travail est une condition nécessaire ; ce n’est pas une
condition suffisante. Elle ne contribue pas à l’expansion de la sphère de l’autonomie
individuelle si le temps libéré demeure le temps vide du “ loisir ”, comblé tant bien que mal
par les diversions programmatiques des mass media, les marchands de l’oubli et le repli
de chacun dans la solitude de la sphère privée
17
.
La critique de Marx porte donc essentiellement sur deux points :
1. il n’est pas vrai que les rigidités et les contraintes physiques de la machine sociale
peuvent être supprimées ;
2. il n’est pas exact que l’activité personnelle autonome et le travail social peuvent
coïncider au point de ne faire qu’un
18
; ce que Dominique Méda traduit par : considérer
toute œuvre comme du travail et tout travail comme une œuvre, c’est considérer que toute
vie est production et que tout acte de production est expression. Le seul mode
d’expression individuelle possible est la production et le seul mode de communication
sociale, la production d’objets et de services
19
et cela porte à confusion.
4. Le déclin de la “ classe ouvrière
Une autre discussion provient de la réduction de la part de ce qu’on appelle les ouvriers.
Le problème est que la définition d’ouvrier diffère de théorie en théorie. Juridiquement, un
ouvrier est un travailleur manuel (par opposition à employé, qui est un travailleur
intellectuel ”). L’ouvrier est aussi associé à l’industrie manufacturière.
Or la part de l’emploi dans l’industrie manufacturière diminue. C’est ce que montre (en
partie) le tableau suivant.
16
André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique, éditions
Galilée, Paris, 1988, p.223.
17
André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, éditions Galilée, Paris, 1980, p.131-132.
18
André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens. Critique de la raison économique, éditions
Galilée, Paris, 1988, p.44.
19
Dominique Méda, op. cit., p.166.
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