décidai en fin de compte à rechercher s'il n'existait pas un bien
véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la
découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la
jouissance d'une joie suprême et incessante."[2]
Si nous portons notre attention sur la première ligne de ce paragraphe nous serons
tout de suite frappés par l'absence de la première personne du singulier comme
sujet. Le premier "je" n'apparaît que plus loin dans le texte, plus tôt d'ailleurs dans
le texte latin que dans la traduction française. Il reste que cette curieuse
autobiographie ne met pas de "je" en avant. Elle élimine tout de suite le "je" non
réflexif de l'expérience courante, qu'à vrai dire Spinoza ne nous fera jamais
connaître. Le "je" sujet du TRE, qui apparaît peu après dans le texte est déjà un
nouveau "je", un "je" qui se décide ("constitui" dans le texte latin). Le ton du "je"
dans le TRE n'est pas le ton d'une simple subjectivité; ce "je" n'est pas un héros de
roman, mais le sujet d'une expérience réflexive et déterminante. Pourquoi ne pas
mettre en regard le début d'une autobiographie célèbre, celle de Jean-Jacques
Rousseau qui commence ainsi ses Confessions:
"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple...."?
Ici, la première personne du singulier est mise en avant et proposée d' une manière
immédiate qui exclut toute remise en cause; elle se donne pleine et entière comme
le seul sujet d'un livre. Ce roman au style autobiographique qu'est A la recherche
du temps perdu commence également par un "je" sujet dont on suivra la trace
pendant toute l'œuvre ("Longtemps je me suis couché de bonne heure"). Dans le
TRE, par contre, le "je" ne se présente pas comme la matière dont le discours sera
fait: il s'introduit d'emblée avec un certain recul. En effet il apparaît bien dès la
première ligne mais sous la forme d'un pronom personnel qui n'est que le
complément d'objet du premier sujet apparent; et ce premier sujet apparent, c'est
une troisième personne du singulier: "experientiam". Ce mot "expérience" est
vraiment très frappant car il est en lui même une sorte de résumé d'autobiographie.
L'autobiographie spinoziste commence par un résumé d'autobiographie: "Postquam
me experientiam docuit..." On voit que d'entrée de jeu le champ est laissé libre à
autre chose qu'une autobiographie. Dans le TRE nous sommes en présence d'une
autobiographie particulière, d'une autobiographie philosophique. Spinoza ne se
pose pas en sujet tout-puissant, il apparaît en retrait dans son propre texte; il prend
d'emblée un tour objectif. Son "je" passé, son "je" passif, nous ne le connaîtrons
jamais et il ne sera jamais le sujet de sa réflexion. Le "je" spinoziste est un nouveau
"je" qui s'est constitué dans une décision et dans une rupture. Il n'est pas tourné vers
le passé mais vers le futur (voit-on beaucoup d'autobiographies tournées vers le
futur?), vers un nouveau but extrême et parfaitement déterminé, désigné dès la fin
de ce premier paragraphe, "la jouissance d'une joie suprême et incessante". On ne
peut qu'être frappé de la rapidité avec laquelle Spinoza en arrive à poser ce nouveau
but par lequel le TRE, et mieux encore, L'Ethique sera orientée. Il est allé très