Exemple d’un corpus de sujet de baccalauréat :
support de la réflexion sur la préparation au commentaire littéraire
« Tout le monde vous applaudit, vous admire… »
TEXTE A
Kean est un acteur anglais célèbre. Il reçoit dans sa loge Anna, une jeune fille qui désire devenir actrice. Leur conversation sur ce métier a déjà
commencé.
ANNA. - O Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert!... Comment avez-vous fait ?
KEAN. - Oui, j'ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme... car je suis un homme, moi... et
je puis me défendre... Mon talent appartient à la critique, c'est vrai... Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec
ses griffes ; elle le mord avec ses dents... C'est son droit, et elle en use... Mais, quand un de ces aristarques
d'estaminet1 s'avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C'est moi qui menace, et c'est lui qui
tremble. Mais cela arrive rarement... On voit trop souvent Hamlet faire des armes2 pour que l'on cherche querelle à
Kean.
ANNA. - Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire : « Je suis
roi » ?
KEAN. - Oui, je suis roi, c'est vrai... trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des
diamants de strass et une couronne de carton ; j'ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu'un bon
petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !
ANNA. - Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire...
KEAN. - Eh bien, parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix courbé sous son fardeau, du laboureur
suant sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.
ANNA. - Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : « Kean, ma fortune, mon amour sont à
vous... sortez de cet enfer qui vous brûle... de cette existence qui vous dévore... Quittez le théâtre... »
KEAN. - Moi ! moi ! quitter le théâtre... moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c'est que cette robe de Nessus3 qu'on
ne peut arracher de dessus ses épaules qu'en déchirant sa propre chair ? Moi, quitter le théâtre, renoncer à ses
émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready4, pour qu'on m'oublie au
bout d'un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l'acteur ne laisse rien après lui, qu'il ne vit
que pendant sa vie, que sa mémoire s'en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu'il tombe du jour dans
la nuit... du trône dans le néant... Non ! non ! lorsqu'on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la
parcourir jusqu'au bout... épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie... Il
faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu... mourir comme est mort Molière, au bruit des
applaudissements, des sifflets et des bravos !... Mais, lorsqu'il est encore temps de ne pas prendre cette route,
lorsqu'on n'a pas franchi la barrière... il n'y faut pas entrer... croyez-moi, miss, sur mon honneur, croyez-moi !
Alexandre Dumas, Kean, acte II, scène 4, 1836.
1. Aristarque d'estaminets : Aristarque est le nom d'un grammairien grec ; il sert ici à désigner la critique sévère. Un estaminet est un petit
café populaire.
2. On voit trop souvent Hamlet faire des armes : Hamlet est un personnage de Shakespeare qui se bat au cours de la pièce du même
nom.
3. Robe de Nessus : allusion à une tunique empoisonnée qui tua Hercule ; l'expression a le sens courant de cadeau empoisonné.
4. Kemble, Macready : acteurs anglais, rivaux de Kean.
TEXTE B
Le lieutenant Izquierdo menace de faire exécuter six otages pour contraindre Montserrat, un autre officier espagnol, à lui avouer où se cache
Bolivar, le chef des révolutionnaires. Parmi ces otages se trouve un comédien nommé Juan Salcedo Alvarez.
Moralès se penche vers lui et lui désigne le comédien, il lui parle bas, à l'oreille.
IZQUIERDO, à haute voix. - Ah ! c'est lui ! Plutôt amusant. Je ne le reconnaissais pas. Tu es vraiment Juan Salcedo ?
LE COMÉDIEN, avec élan. - Oui, monsieur l'officier. Juan Salcedo Alvarez !
IZQUIERDO. - Tu es venu, il y a six mois, de Cadix, avec la troupe des comédiens du Théâtre Royal de Séville...
LE COMÉDIEN. - C'est cela même, monsieur l'officier.
IZQUIERDO. - Je t'ai vu jouer un drame à bord du vaisseau Infante lsabel en rade de La Guayra...
LE COMÉDIEN, plein d'espoir. - En effet, monsieur l'officier ! Nous avions joué Ascasio, une tragédie moderne en
prose... Une oeuvre puissante !
IZQUIERDO, faussement aimable. - Oui, enfin, il y avait quelques outrances, des bavardages... Et le deuxième acte
m'a paru trop long ! Spectacle agréable tout de même : c'était par une belle nuit de juin, au milieu de la rade toute
bleue, la représentation avait lieu sur le pont, entre des rangées de fanaux allumés...Tu étais Ascasio...
LE COMÉDIEN. - Oui, monsieur l'officier...
IZQUIERDO. - Je te revois, oui... Enfin, je revois Ascasio... (Il réfléchit.) Il mourait avec beaucoup de noblesse au dernier
acte...
LE COMÉDIEN. - La scène au pied de l'échafaud...
IZQUIERDO. - C'est cela, quand il se tourne vers ses bourreaux et qu'il refuse de les haïr, qu'il s'efforce de pardonner
sincèrement...
LE COMÉDIEN. - Afin de rester pur...