
Est-il encore temps d'éviter la dépression 
mondiale ? 
Par Jean-Hervé Lorenzi  LE MONDE du 21.03.08 
 
ça y est, on y est. Sans même réellement s'en apercevoir, 
on est en train de franchir les étapes qui nous mènent à une 
vraie crise financière. Et pourtant, on ne peut pas dire que 
les banques centrales aient été inactives : baisse des taux 
d'intérêt, mise à disposition de masses énormes de liquidités 
pour que les besoins de financement des banques et donc 
de l'économie continuent à être couverts. 
Le  problème  est  que  les  banques  centrales  se  heurtent  à 
deux  difficultés  majeures.  La  première,  c'est  que  tout  le 
monde, quasiment sans exception, manque et de lucidité et 
de franchise, si bien que beaucoup d'acteurs font comme si 
de rien n'était. Et puis, le système financier mondial n'est pas 
confronté  exclusivement  à  un  problème  de  liquidités  mais 
surtout à un problème de fonds propres des banques. 
Pour  schématiser  :  le  système  bancaire  est  obligé  de 
reprendre – en les dépréciant parce qu'ils risquent fort de ne 
pas être remboursés – une large partie des crédits qu'il avait 
"titrisés", c'est-à-dire revendus à des entreprises spécialisées 
qui  les  plaçaient  sur  les  marchés  sous  forme  de  valeurs 
mobilières;  et  cette  contrainte  va  l'amener  à  resserrer  sa 
politique de crédit. 
A grande crise, grands moyens  
Tout  cela  conduit  à  défendre  l'idée  suivante  :  si  l'on  veut 
éviter  le  pire,  c'est-à-dire  une  vraie  phase  de  dépression 
économique aux Etats-Unis et en Europe, il faut employer les 
grands  moyens.  Les  grands  moyens,  c'est  très  facile  à 
concevoir sur le papier et très compliqué à mettre en œuvre 
dans la réalité. 
Cela  consisterait  à  autoriser  le  système  bancaire  à  étaler 
dans  le  temps  ses  reprises  et  ses  dépréciations.  Cela 
consisterait  également  à  créer  de  grands  instruments 
vraisemblablement  publics  qui  récupéreraient  une  large 
partie  de  ces  fameux  actifs  dépréciés  et  qui  les 
cantonneraient en se donnant ainsi le temps et les moyens 
de  mutualiser  les  pertes  et  de  les  étaler  sur  une  longue 
période.  Ce  ne  serait  pas  la  première  fois  que  l'on 
procéderait  ainsi.  Toute  crise  financière  suppose  à  un 
moment  de  prendre  en  charge  collectivement  les  pertes. 
Reste que plus l'on attend, plus cela coûte cher. 
Mais analysons tout cela de plus près. Comme l'économiste 
américain Barry Eichengreen le soulignait récemment, il y a 
une sorte de nostalgie des temps passés, quand les banques 
jouaient  un  simple  rôle  d'intermédiation  en  prêtant  de 
manière  tout  à  fait  raisonnable  à  des  ménages  et  à  des 
entreprises,  et  cela,  dans  le  cadre  de  bilans  parfaitement 
transparents et ajustés. Il suffirait donc de revenir au temps 
heureux où la titrisation n'existait pas, ou alors, autre version 
de  la  même  approche,  d'établir  une  régulation  forte  et 
définitive du système bancaire qui nous ramène à la période 
bénie  des  années  1960.  Et  c'est  sûrement  là  l'une  des 
tentations  les  plus  fortes  qu'ont  aujourd'hui  les  autorités 
financières américaines et européennes. 
Un mode de financement global  
En réalité, le problème est beaucoup plus complexe, car la 
titrisation  fait  désormais  partie  d'un  mode  de  financement 
global de l'économie mondiale dont elle n'est qu'un élément 
parmi d'autres et qui a dans l'ensemble joué un rôle positif. 
En fait, la titrisation n'est en aucune manière un objet isolé.  
Elle  va  de  pair  avec  la  déréglementation  des  marchés 
financiers, qui a stimulé la création de nouveaux produits et 
permis  aux  établissements  autrefois  spécialisés  d'exercer 
tous  les  métiers  de  la  finance;  elle  participe  d'un 
environnement  de  dématérialisation  totale  des  flux  de 
capitaux  à  l'échelle  mondiale;  enfin,  elle  résulte  des 
nouvelles  formes  de  régulation  bancaire  :  les  normes 
"prudentielles", définies à l'échelon international pour assurer 
la solidité des établissements de crédit, les obligent à avoir 
assez de fonds propres pour couvrir une certaine proportion 
des sommes qu'ils prêtent. Or, en "titrisant" leurs créances, 
les banques les faisaient sortir de leur bilan et n'avaient pas 
à augmenter leurs fonds propres en proportion. 
Cela a eu pour résultat l'explosion des titrisations : elles ont 
augmenté de 150% en dix ans. Notamment, pour les asset 
based  securities  (titres  basés  sur  des  actifs),  la  variété  la 
plus  répandue  de  titrisations,  les  encours  ont  plus  que 
doublé, passant de 1072 milliards de dollars en 2000 à 2238 
milliards  en  2007.  Les  chiffres  évoqués  ici  concernent  les 
Etats-Unis,  mais  se  retrouvent  à  un  degré  moindre,  très 
significatif cependant, en Europe. Ce qui est stupéfiant, c'est 
l'accélération du mouvement à partir de 2001, associé à la 
détérioration rapide du déficit commercial américain. 
Faut-il pour autant le vouer aux gémonies, ce mouvement, 
comme cela pourrait être le cas ? Bien sûr que non. Le fait 
que les banques puissent sortir de leur bilan une partie des 
crédits  a  joué  un  rôle  majeur  dans  cette  économie  de 
l'endettement  porteuse  de  croissance  mondiale.  Jamais  le 
déficit commercial américain n'eut été financé si l'on n'avait 
utilisé cette capacité de disperser les créances bancaires un 
peu  partout  à  travers  le  monde.  Jamais  de  nombreux 
financements,  certes  risqués,  mais  créateurs  de  valeur 
n'eussent  pu  avoir  lieu  si  l'on  n'avait  eu  cette  capacité de 
décomposer et de répartir le risque. En réalité, il ne pouvait y 
avoir  des  transferts  massifs  d'épargne,  constituée  dans 
certaines  parties  du  monde  et  investie  ailleurs,  sans  cette 
innovation  financière, ce qui est  la  version favorable  de la 
mondialisation. 
Ne  nous  trompons  pas,  ce  moment  de  l'histoire financière 
mondiale ne s'arrêtera pas de sitôt,  du moins tant que les 
niveaux  de  développement  respectifs  des  grandes  zones 
mondiales  et  leurs  évolutions  démographiques  rendront 
nécessaires et souhaitables ces flux financiers. La question 
n'est donc pas de remettre en cause ces mécanismes mais 
de constater qu'ils ont été utilisés de manière excessive. 
L'emballement de tout un système  
Ces  mécanismes  de  titrisation  ont  été  détournés  de  leur 
véritable objectif, qui consistait à subdiviser un type de risque 
–  les  crédits  immobiliers  –  pour  répondre  à  une  logique 
fondamentale  du  système bancaire  : avoir en  permanence 
une bonne gestion actif/passif (c'est-à-dire un équilibre entre 
le  montant  des  engagements  et  les  capitaux  propres).  Le 
mot-clé est l'excès : dans les cinq dernières années, on  a 
assisté  à  l'emballement  d'un  système  incontrôlé.  On  a 
beaucoup parlé de l'incroyable extension du crédit aux Etats-
Unis,  mais  le  mécanisme  concerne  aussi  l'explosion  des 
fusions-acquisitions : ces  cinq dernières années  ont  été  la 
période de toutes les folies, marquée par les dérives de la 
titrisation sous toutes ses formes. 
En réalité, la titrisation a échappé aux directions financières 
des  banques  pour  passer  subrepticement  sous  le  contrôle 
des salles de marché à la recherche de très forts rendements 
espérés.  Rappelons-le,  la  titrisation  consiste  à  sortir  des 
actifs  du  patrimoine  d'une  institution,  en  les  cédant  sous 
forme de valeurs mobilières. Un véhicule ad hoc est créé – 
un  Special  Investment  Vehicle  (SIV),  également  appelé 
"conduit" – auquel les actifs sont cédés. Ce véhicule émet les 
titres et perçoit les flux de trésorerie générés par les actifs 
sous-jacents et les reverse aux investisseurs (paiement des 
intérêts et remboursement des titres). 
En observant  les  mécanismes  mis  en  œuvre,  on  s'aperçoit 
que  les  banques  sont  très  souvent intervenues  à  tous  les 
niveaux des opérations. Non seulement elles cédaient leurs