Est-il encore temps d'éviter la dépression mondiale ? Par Jean-Hervé Lorenzi LE MONDE du 21.03.08 ça y est, on y est. Sans même réellement s'en apercevoir, on est en train de franchir les étapes qui nous mènent à une vraie crise financière. Et pourtant, on ne peut pas dire que les banques centrales aient été inactives : baisse des taux d'intérêt, mise à disposition de masses énormes de liquidités pour que les besoins de financement des banques et donc de l'économie continuent à être couverts. Le problème est que les banques centrales se heurtent à deux difficultés majeures. La première, c'est que tout le monde, quasiment sans exception, manque et de lucidité et de franchise, si bien que beaucoup d'acteurs font comme si de rien n'était. Et puis, le système financier mondial n'est pas confronté exclusivement à un problème de liquidités mais surtout à un problème de fonds propres des banques. Pour schématiser : le système bancaire est obligé de reprendre – en les dépréciant parce qu'ils risquent fort de ne pas être remboursés – une large partie des crédits qu'il avait "titrisés", c'est-à-dire revendus à des entreprises spécialisées qui les plaçaient sur les marchés sous forme de valeurs mobilières; et cette contrainte va l'amener à resserrer sa politique de crédit. A grande crise, grands moyens Tout cela conduit à défendre l'idée suivante : si l'on veut éviter le pire, c'est-à-dire une vraie phase de dépression économique aux Etats-Unis et en Europe, il faut employer les grands moyens. Les grands moyens, c'est très facile à concevoir sur le papier et très compliqué à mettre en œuvre dans la réalité. Cela consisterait à autoriser le système bancaire à étaler dans le temps ses reprises et ses dépréciations. Cela consisterait également à créer de grands instruments vraisemblablement publics qui récupéreraient une large partie de ces fameux actifs dépréciés et qui les cantonneraient en se donnant ainsi le temps et les moyens de mutualiser les pertes et de les étaler sur une longue période. Ce ne serait pas la première fois que l'on procéderait ainsi. Toute crise financière suppose à un moment de prendre en charge collectivement les pertes. Reste que plus l'on attend, plus cela coûte cher. Mais analysons tout cela de plus près. Comme l'économiste américain Barry Eichengreen le soulignait récemment, il y a une sorte de nostalgie des temps passés, quand les banques jouaient un simple rôle d'intermédiation en prêtant de manière tout à fait raisonnable à des ménages et à des entreprises, et cela, dans le cadre de bilans parfaitement transparents et ajustés. Il suffirait donc de revenir au temps heureux où la titrisation n'existait pas, ou alors, autre version de la même approche, d'établir une régulation forte et définitive du système bancaire qui nous ramène à la période bénie des années 1960. Et c'est sûrement là l'une des tentations les plus fortes qu'ont aujourd'hui les autorités financières américaines et européennes. Un mode de financement global En réalité, le problème est beaucoup plus complexe, car la titrisation fait désormais partie d'un mode de financement global de l'économie mondiale dont elle n'est qu'un élément parmi d'autres et qui a dans l'ensemble joué un rôle positif. En fait, la titrisation n'est en aucune manière un objet isolé. Elle va de pair avec la déréglementation des marchés financiers, qui a stimulé la création de nouveaux produits et permis aux établissements autrefois spécialisés d'exercer tous les métiers de la finance; elle participe d'un environnement de dématérialisation totale des flux de capitaux à l'échelle mondiale; enfin, elle résulte des nouvelles formes de régulation bancaire : les normes "prudentielles", définies à l'échelon international pour assurer la solidité des établissements de crédit, les obligent à avoir assez de fonds propres pour couvrir une certaine proportion des sommes qu'ils prêtent. Or, en "titrisant" leurs créances, les banques les faisaient sortir de leur bilan et n'avaient pas à augmenter leurs fonds propres en proportion. Cela a eu pour résultat l'explosion des titrisations : elles ont augmenté de 150% en dix ans. Notamment, pour les asset based securities (titres basés sur des actifs), la variété la plus répandue de titrisations, les encours ont plus que doublé, passant de 1072 milliards de dollars en 2000 à 2238 milliards en 2007. Les chiffres évoqués ici concernent les Etats-Unis, mais se retrouvent à un degré moindre, très significatif cependant, en Europe. Ce qui est stupéfiant, c'est l'accélération du mouvement à partir de 2001, associé à la détérioration rapide du déficit commercial américain. Faut-il pour autant le vouer aux gémonies, ce mouvement, comme cela pourrait être le cas ? Bien sûr que non. Le fait que les banques puissent sortir de leur bilan une partie des crédits a joué un rôle majeur dans cette économie de l'endettement porteuse de croissance mondiale. Jamais le déficit commercial américain n'eut été financé si l'on n'avait utilisé cette capacité de disperser les créances bancaires un peu partout à travers le monde. Jamais de nombreux financements, certes risqués, mais créateurs de valeur n'eussent pu avoir lieu si l'on n'avait eu cette capacité de décomposer et de répartir le risque. En réalité, il ne pouvait y avoir des transferts massifs d'épargne, constituée dans certaines parties du monde et investie ailleurs, sans cette innovation financière, ce qui est la version favorable de la mondialisation. Ne nous trompons pas, ce moment de l'histoire financière mondiale ne s'arrêtera pas de sitôt, du moins tant que les niveaux de développement respectifs des grandes zones mondiales et leurs évolutions démographiques rendront nécessaires et souhaitables ces flux financiers. La question n'est donc pas de remettre en cause ces mécanismes mais de constater qu'ils ont été utilisés de manière excessive. L'emballement de tout un système Ces mécanismes de titrisation ont été détournés de leur véritable objectif, qui consistait à subdiviser un type de risque – les crédits immobiliers – pour répondre à une logique fondamentale du système bancaire : avoir en permanence une bonne gestion actif/passif (c'est-à-dire un équilibre entre le montant des engagements et les capitaux propres). Le mot-clé est l'excès : dans les cinq dernières années, on a assisté à l'emballement d'un système incontrôlé. On a beaucoup parlé de l'incroyable extension du crédit aux EtatsUnis, mais le mécanisme concerne aussi l'explosion des fusions-acquisitions : ces cinq dernières années ont été la période de toutes les folies, marquée par les dérives de la titrisation sous toutes ses formes. En réalité, la titrisation a échappé aux directions financières des banques pour passer subrepticement sous le contrôle des salles de marché à la recherche de très forts rendements espérés. Rappelons-le, la titrisation consiste à sortir des actifs du patrimoine d'une institution, en les cédant sous forme de valeurs mobilières. Un véhicule ad hoc est créé – un Special Investment Vehicle (SIV), également appelé "conduit" – auquel les actifs sont cédés. Ce véhicule émet les titres et perçoit les flux de trésorerie générés par les actifs sous-jacents et les reverse aux investisseurs (paiement des intérêts et remboursement des titres). En observant les mécanismes mis en œuvre, on s'aperçoit que les banques sont très souvent intervenues à tous les niveaux des opérations. Non seulement elles cédaient leurs créances, mais elles créaient parfois les entités qui les leur rachetaient (les SIV) et, dans ce cas, en montaient le financement; et ce sont elles aussi qui organisaient les émissions d'obligations correspondant à ces mêmes créances. C'est cette imbrication qui rend l'écheveau si difficile à dénouer. Dans les faits, la titrisation a péché de deux manières. D'abord parce qu'on a exagéré le refinancement des dettes à long terme par des actifs à court terme, mais surtout parce qu'on a créé des conduits qui "titrisaient la titrisation" : ces produits dérivés comportaient des palettes de risques très diversifiés et étaient financés par l'endettement. C'est là la principale dérive du système : rajouter un endettement qui a pour seul objectif d'améliorer le rendement. La logique même du rôle du banquier prêteur est transgressée. Risques sur risques n'a jamais conduit à un financement sain d'une économie mondiale en pleine ébullition. Mais les difficultés ne s'arrêtent pas là. L'une des sources des difficultés présentes et à venir est le fait que les banques de financement et d'investissement ne se sont absolument pas préparées à l'existence sérieuse d'un marché secondaire où s'échangent des titres fondés sur des créances. Il n'y a en fait aujourd'hui aucun des instruments qui permettraient le bon fonctionnement de ce marché. On est placé dans une situation absurde, et extrêmement dangereuse, où l'investisseur est censé conserver ses titres jusqu'à l'extinction de la créance, alors qu'un marché, pour bien fonctionner, doit être animé et liquide. Le résultat de ces excès, de ces risques inutiles, de ces erreurs de conception, ne s'est pas fait attendre. Un monde sans liquidités organisées fait peur et crée ce qui est le cœur de toute crise financière, c'est-à-dire la perte de confiance. Celle-ci a touché toutes les formes de titrisations bien audelà du premier choc de l'été 2007 et de la crise des subprimes. Les cours des émissions ont fortement baissé pour la raison simple que personne n'est capable d'évaluer les risques de ces titrisations, donc de formuler un prix raisonnable, d'autant que tous ces produits ne peuvent être réellement négociés sur le marché. Là se trouve, pour une large part, l'origine des formidables pertes des grandes banques américaines. Jusqu'où tout cela ira-t-il ? A une évolution cyclique classique de l'immobilier, qui aurait simplement ralenti la croissance américaine, britannique et espagnole, est venu se surajouter un dérèglement financier dont les conséquences pourraient être beaucoup plus graves et qui touche au premier chef les principaux bénéficiaires des cinq dernières années, les banques et les grands fonds spéculatifs. C'est ce qui explique que les primes de risques des banques se soient nettement plus dégradées que celles des sociétés industrielles. Mais les primes de risque ont augmenté, tous marchés et secteurs confondus, et continueront à le faire car elles intègrent désormais une perspective de récession macro-économique, et donc des taux de défaut supérieurs à ceux qui sont constatés aujourd'hui. Jusqu'où tout cela pourrait-il aller ? Malheureusement on ne peut écarter une crise bancaire majeure, qui entraînera deux phénomènes : la réorganisation très rapide et violente des bilans des entreprises financières et le ralentissement, si ce n'est la disparition, de la titrisation. L'un et l'autre ont des implications très fortes, qui peuvent conduire à un relatif assèchement du crédit et donc au renchérissement de son coût. C'est sur ces deux points que doivent porter les efforts d'analyse et de réaction des autorités financières mondiales. Faut-il le rappeler une nouvelle fois ? La titrisation est essentielle dans le fonctionnement d'une économie de crédit qui, elle, permet à l'économie mondiale de se développer. Dire cela, c'est rappeler que le choc sera double puisque les banques, non seulement y perdent un instrument de crédit mais par ailleurs, ayant à conserver ou à reprendre l'essentiel de ces titres dépréciés dans leur bilan, vont avoir des besoins massifs de fonds propres et des politiques de crédit évidemment beaucoup plus restrictives. Parler de cela au futur est d'ailleurs inapproprié car ce scénario d'une crise est déjà en train de se mettre en place. Ainsi à la crise immobilière, qui en elle-même n'a rien de gravissime, d'autant qu'elle touche moins l'Europe que les Etats-Unis, s'ajoutent les éléments d'une crise financière systémique et mondiale, fondée sur un bouleversement des conditions de crédits bancaires et une baisse du prix des actifs, qu'il s'agisse des actions ou de l'immobilier. Chaque jour qui passe nous apporte la confirmation des risques encourus. La tâche des banques centrales Le pire n'est jamais sûr et rien n'interdit d'imaginer, comme ce fut déjà le cas dans des circonstances analogues, des politiques imaginatives et audacieuses. Mais le temps presse. Le principal atout que nous ayons aujourd'hui pour sortir de cette situation est la réactivité des banques centrales. Deux remarques sur ce sujet. Leur efficacité repose sur leur crédibilité et cette exigence permet d'exonérer la Banque centrale européenne (BCE) d'un procès à charge trop rapidement mené, notamment en France. Les banques centrales ont eu globalement trois mérites : travailler de manière coopérative, injecter des liquidités et suivre de très près l'état de leur système financier. La Réserve fédérale américaine (FED) et la Bank of England ont ajouté à cela une politique très active des taux directeurs. La BCE fera de même dans les mois à venir, si elle porte son regard au-delà de l'augmentation de la masse monétaire et des indicateurs de hausse des prix. Certes, les risques d'inflation en Europe peuvent inquiéter, mais ce n'est pas le problème d'aujourd'hui. La BCE a surtout à éviter une glissade brutale du dollar. Tout le monde est conscient de la hiérarchie des problèmes et c'est la raison pour laquelle le moment est venu de baisser les taux directeurs de la BCE même si ce n'est en rien une solution miracle. A ces remarques-là près, le diagnostic des banques centrales a été rapide, juste et suivi d'effet. Dans une crise du marché interbancaire, elles ont su éviter aux Etats-Unis la faillite des banques hypothécaires et permettre à des grandes banques, en véritable danger, de réintégrer, sans risque de liquidités, une partie de leurs produits titrisés. Il faut sauver le système financier malgré lui Par Daniel Cohen, professeur d'économie à l'Ecole normale supérieure et à Paris-I, et éditorialiste au "Monde Propos recueillis par Alain Faujas LE MONDE du 19.03.08 Avant de devenir professeur d'économie à l'Ecole normale supérieure et à Paris-I, Daniel Cohen a étudié, notamment à Harvard (Etats-Unis), les problèmes de dette dans les pays en développement et les crises financières internationales. M. Cohen, éditorialiste au "Monde", explique la difficulté de résoudre celle qui est actuellement à l'œuvre. Pourquoi assiste-t-on à une aggravation de la crise financière depuis deux jours ? La cause immédiate en est le rachat par JPMorgan de la banque d'affaires Bear Stearns quasiment pour un "franc symbolique". Personne n'imaginait que la situation était grave au point que le paralytique doive racheter l'aveugle! En tout cas, cela met en lumière le fait que la Réserve fédérale américaine [Fed] n'a pas les outils adaptés pour faire face. La crise s'est installée en trois temps. Premier temps, tout le monde a cru que l'affaire des subprimes américains avait déclenché une crise de liquidité. Deuxième temps, derrière les notes triple A des agences de notation, on a découvert des actifs vraiment insolvables et des maquillages qui représentent autant d'escroqueries morales et financières. De quelques dizaines de milliards de dollars, les dégâts sont passés à 200 ou 300 milliards de dollars [127 ou 190 milliards d'euros] dans les comptes des établissements ayant acheté ces subprimes. La crise est devenue une crise de solvabilité. Troisième temps, l'ensemble du marché hypothécaire américain est maintenant touché, car les prêts à risque ne sont plus les seuls concernés. Sous l'effet de la baisse des taux, les actifs avaient pris de la valeur et généré des plus-values immobilières, déclenchant un phénomène de bulle et de richesse qui poussait la consommation. Désormais le système américain fonctionne en sens inverse, c'est-à-dire que les ménages constatent que leur dette excède le prix de leur maison; ils rendent les clés à leur banque et stoppent leurs remboursements. Et le château de cartes s'effondre. Une aversion au risque s'installe. Les banques ne se font plus confiance entre elles. Le coût du financement se durcit, parce que le crédit devient plus difficile à obtenir et non parce que les taux augmentent. La défiance engendre la défiance et le système financier s'installe dans un cercle vicieux. Pourquoi les banques centrales ne sont-elles pas parvenues à l'éviter ? Dans la phase un de la crise, elles ont injecté des liquidités. Dans la phase deux, la Fed a baissé ses taux, ce qui permet une recapitalisation des établissements, mais trop lente. Voici que, comme lors de la crise de 1929, la Fed ressort des instruments non bancaires et s'autorise même à prendre en pension des actifs risqués! En fait, la bonne solution consisterait à faire ce que l'on a fait en France avec le Crédit lyonnais. On a séparé le bon grain de l'ivraie, les vrais actifs des insolvables, avant de recapitaliser. Mais il est inconcevable de recapitaliser la totalité du système financier malade : cela nécessiterait des sommes considérables. Quelle thérapeutique serait efficace ? Restaurer la solvabilité des ménages est inadapté et les banques centrales font la preuve qu'elles n'ont pas les moyens de traiter le problème. Il faut donc faire sauter les barrières intellectuelles. Le G7 doit s'interroger pour savoir s'il faut laisser mourir les banques ou les sauver, si c'est à la puissance publique de recapitaliser les banques et comment. Il faut que le G7 ait le culot de créer un fond public de réserve pour se porter au secours des établissements en difficulté. Sinon, il faudra reconnaître que les seuls sauveurs possibles sont les fonds souverains et qu'on est passé à une nouvelle étape de la mondialisation qui ne concerne plus la libéralisation du textile par exemple, mais la libéralisation des liquidités. S'interdire de réfléchir à ces solutions atypiques conduirait à laisser la crise s'aggraver, car le système ne pourra s'en tirer seul. A quelles réformes les banques doivent-elles s'astreindre pour éviter la répétition de cette crise ? On savait depuis la crise de 1929 qu'il n'était pas une bonne chose que les banques d'affaires soient mariées avec les banques de dépôt. Les aléas des investissements à risque peuvent polluer les prêts aux entreprises et aux particuliers. N'est-il pas paradoxal de vivre aujourd'hui une crise financière, alors que l'économie réelle mondiale est en bonne santé ? Il faut donc sauver le système financier contre luimême et revenir à une séparation entre banques d'affaires et banques de dépôt. La possible baisse des taux de la Fed vous semble-t-elle inutile ? Elle laisse entière la menace de stagflation qui pèse sur l'économie américaine. Car l'inflation par les cours des matières premières semble devoir se poursuivre, alors que le refroidissement est à l'œuvre. Normalement, le ralentissement de l'économie des EtatsUnis devrait faire baisser ces produits de base. Si tel n'était pas le cas, cela prouverait que la banque centrale a perdu sa crédibilité auprès des marchés, et ce serait vraiment très, très grave pour tour le monde. Le rôle des croyances collectives dans la crise financière Par Didier Marteau, professeur à l'ESCP et conseiller Aon France LE MONDE ECONOMIE du 19.03.08 La crise des subprimes a toutes les dimensions d'une prophétie auto-réalisatrice. Comment expliquer autrement qu'un choc sur un compartiment particulier du marché hypothécaire américain se soit transformé en quelques semaines en une crise financière majeure affectant le marché international du crédit, des actions et des taux d'intérêt ? Le marché des subprimes ne représente après tout que 12 % du marché hypothécaire américain, soit 1 200 milliards de dollars (780 milliards d'euros), sur lesquels un défaut de 20 % des emprunteurs, associé à un taux de recouvrement de 60 % (car, en cas de non-remboursement du prêt, les banques vendent la maison hypothéquée), n'entraîne qu'une perte de 96 milliards, soit un montant proche des provisions annoncées par l'ensemble des banques pour l'année 2008 (un peu plus de 120 milliards). Une telle perte est donc clairement supportable à l'échelle mondiale (une variation de 1 % de l'indice Dow Jones, dont la capitalisation boursière est de 20 000 milliards de dollars 13 011 milliards d'euros -, représente 200 milliards de dollar)... tant qu'elle ne remet pas en cause la représentation de la valeur de l'ensemble des actifs par les agents économiques ! Or la véritable origine de la crise que nous traversons est précisément là, dans une révision en cascade de la valorisation des actifs détenus en portefeuille, valorisation très fragile, car soumise aux rumeurs, aux humeurs, aux publications d'indicateurs économiques et aux fragiles évaluations des agences de notation... Le prix de marché d'un actif, qu'il s'agisse d'un crédit, d'une action ou d'une obligation, n'est en effet que la traduction, à un instant donné, d'une croyance collective dans l'estimation de sa valeur. Et les variations de ce prix ne sont que l'expression de la modification de la croyance collective. L'économiste John Maynard Keynes avait eu le premier cette intuition essentielle pour comprendre la crise, lorsqu'il comparaît les marchés financiers à un concours de beauté (beauty contest) : celui qui veut voter pour la femme qui va être élue ne doit pas voter pour la plus belle, mais pour celle qui va être choisie par les membres du jury... Ainsi peut-on comprendre la défiance collective à l'égard de la valorisation des portefeuilles de crédits lors de l'annonce, en juin 2007, de la fermeture de deux fonds hypothécaires par Bear Stearns. Sans connaître le détail de l'opération, les opérateurs ont anticipé un mouvement de panique du marché, contre lequel ils se sont protégés en cédant une partie de leur portefeuille, déclenchant ainsi le mouvement redouté... Le doute a alors été jeté sur la valorisation de l'ensemble des portefeuilles de crédits hypothécaires, amplifié par l'opacité associée aux mécanismes de titrisation. Les crédits subprimes octroyés par les banques sont en effet à 80 % cédés à des structures dédiées (special purpose vehicle) qui, pour les financer, émettent des obligations (residential mortgage backed securities) achetées par des investisseurs à la recherche de rendements élevés ou de diversification de leur portefeuille. Ces obligations sont ellesmêmes négociables et achetées par d'autres structures, appelées CDO (collateralized debt obligations), qui émettent à leur tour des obligations. Ces dernières obligations sont également négociables et achetées par des structures appelées CDO2, le mécanisme pouvant se reproduire à l'infini. Les opérateurs de marché ne connaissant pas l'identité des porteurs de risque, parmi lesquels des banques, des compagnies d'assurances, des fonds, voire des entreprises, ont commencé début août à ne plus engager d'opérations de prêt interbancaire, asséchant le marché monétaire et obligeant les banques centrales à intervenir pour apporter la liquidité bancaire indispensable au fonctionnement de l'activité de crédit et, de manière générale, au fonctionnement de l'économie. La crise du marché monétaire n'est donc que l'expression d'une crise de confiance déclenchée par une révision de la croyance collective dans la valorisation des actifs de crédit détenus par les banques. Elle ne serait probablement pas produite si les crédits avaient été conservés dans le portefeuille des émetteurs primaires. L'incertitude sur l'identité des banques exposées au risque subprime s'est traduite parallèlement par une crise des valeurs bancaires, dont le cours de marché a chuté en plein mois d'août 2007, sous l'effet autoréalisateur de ventes dont le seul motif est l'anticipation de la vente par les autres acteurs du marché. Les croyances collectives se sont alors effondrées, l'hypothèse soudaine d'une sous-évaluation générale du risque de crédit, y compris à l'égard des entreprises, déclenchant une chute d'une exceptionnelle amplitude du marché des actions (- 18 % entre octobre 2007 et février 2008). On assiste alors au retour sur la scène théorique de la thèse de l'effet richesse, développée par l'économiste italoaméricain Franco Modigliani, selon laquelle une révision à la baisse du patrimoine entraîne une réduction des dépenses de consommation et donc de la croissance économique. La "croyance" dans ce modèle, ajoutée à la crainte du spectre de la crise de 1929, porte elle-même le germe de comportements auto-réalisateurs, incitant les agents économiques à réduire leurs dépenses de consommation. La crise que nous traversons est donc plus grave qu'une crise des subprimes, car elle touche l'ensemble des marchés et interroge tous les acteurs de la chaîne de l'évaluation opérateurs de marché, analystes-crédit, agences de notation, cabinets d'audit, voire instances comptables : la mise en application des nouvelles normes internationales d'information financière IFRS (International Financial Reporting Standards), en étendant l'évaluation des positions financières au prix de marché, a amplifié inévitablement la volatilité des résultats et des cours. Ce diagnostic plaide aussi pour une autre régulation de la crise, une régulation par la parole, ne reposant pas exclusivement sur la baisse des taux d'intérêt directeurs des banques centrales, mais sur un discours pédagogique et crédible de retour à la confiance, nouvelle matière première de l'économie. Subprimes, marchés, inflation : retour sur un enchaînement Par Claire Gatinois et Anne Michel LE MONDE du 21.03.08 A l'été 2007, lorsque deux fonds spéculatifs de la banque américaine Bear Stearns menacent de faire faillite, personne à Wall Street ne se doute que sept mois plus tard, la finance mondiale sera plongée dans l'une des plus graves crises de son histoire. Une crise dont Alan Greenspan, l'ancien gouverneur de la Réserve fédérale américaine (Fed), dit aujourd'hui qu'elle "sera la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale". Comment en est-on arrivé là ? L'étincelle des subprimes. Les fonds spéculatifs de Bear Stearns ont plongé à cause de crédits "subprimes", des produits dérivés de prêts immobiliers à risque dans lesquels ils avaient massivement investi. Des millions de ménages américains modestes ont souscrit ces emprunts à taux variables, gagés sur la valeur des biens immobiliers pour un montant total de 1 200 milliards de dollars. Ces prêts ont été accordés par des sociétés de crédit hypothécaire avides de profits, peu regardantes sur la solvabilité des ménages. Lorsque les prix de l'immobilier se sont effondrés et que les taux d'intérêt ont grimpé, ces ménages ont été étranglés par les dettes. Entre-temps, les crédits subprimes ont été transformés (titrisés) en produits financiers complexes rachetés par les banques du monde entier. Le risque, que l'on croyait disparu, s'est ainsi retrouvé disséminé un peu partout. Après les fonds de Bear Stearns, les grands noms de la finance internationale, comme Merrill Lynch ou Morgan Stanley, sont ainsi touchés. L'embrasement des banques. La crainte des subprimes se transforme en psychose. Les banques se soupçonnent les unes les autres de camoufler des subprimes. Les investisseurs redoutent qu'un établissement majeur ne soit gravement touché. Le nom de Citigroup, première banque des Etats-Unis, circule. Ces soupçons seront confirmés, et même au-delà : Citigroup annoncera au total 21 milliards de dollars de dépréciation d'actifs. D'autres banques aussi prestigieuses seront aussi touchées. La facture des subprimes s'élève à ce jour à 150 milliards de dollars. Jusqu'où ira-t-on ? Le 14 mars, Bear Stearns est menacée de faillite. La Réserve fédérale décide d'intervenir, en facilitant son rachat par l'un de ses concurrents, JP Morgan, pour seulement 236 millions de dollars. La panique des marchés. Depuis l'apparition des subprimes, les investisseurs sont de plus en plus nerveux. Sur les marchés interbancaires, les banques refusent de se prêter de l'argent. Certaines, comme la britannique Northern Rock en septembre, se retrouvent asphyxiées. Cette défiance se reflète sur les marchés d'actions, où les investisseurs redoutent la contagion aux banques européennes et asiatiques. Ils cèdent à la panique le 21 janvier, à l'annonce de nouvelles dépréciations. Les principales places boursières d'Europe et d'Asie plongent. La Bourse de New York, fermée, échappe au pire. Et le krach est évité grâce à l'action des autorités monétaires, de la Réserve fédérale américaine (Fed) et de la Banque centrale européenne (BCE) principalement. Elles injectent massivement les liquidités qui font défaut aux banques. La Fed, en complément, réduit drastiquement ses taux directeurs de 0,75 point. Elle ira plus loin pour relancer l'économie américaine et rassurer les marchés. Au total, les taux américains passeront de 5,25 % avant l'été 2007 à 2,25 % fin mars 2008. Cependant, l'action de la Réserve fédérale américaine contribue à faire plonger le dollar sans juguler tout à fait la défiance envers les banques. Et si le marché d'actions surnage, les investisseurs lui préfèrent les matières premières (pétrole, or, blé...) considérées comme des valeurs refuges. Leurs prix flambent. La crise dépasse alors clairement le cadre financier, l'envolée de ces prix affecte directement les industriels et les consommateurs tout en stimulant l'inflation. La hausse des prix, que l'on croyait disparue de nos économies, fait ainsi un retour inattendu, dépassant 3 % de part et d'autre de l'Atlantique. Les revendications salariales pointent, notamment en Allemagne. La spirale inflationniste se met en place. La contagion à l'économie "réelle". Si la sphère financière est l'épicentre de cette crise, elle est aussi le poumon de l'économie. Les banques, affectées par les pertes des subprimes, resserrent les vannes du crédit pour les ménages et les entreprises. Aux Etats-Unis où la population vit à crédit (le taux d'épargne y est négatif), le phénomène est dramatique. "Les Etats-Unis sont déjà en récession", estime ainsi l'homme d'affaires milliardaire Warren Buffett. En Europe, les déboires de l'économie américaine, l'un des principaux débouchés pour les exportations, grippent une croissance déjà molle sans faire taire l'inflation. La stagflation, cauchemar des économistes et des banques centrales, menace. Les pays émergents bousculés. Dans un premier temps, les pays émergents ont résisté. Les économistes évoquaient alors la théorie du "découplage", soit l'indépendance de ces économies par rapport à celle des Etats-Unis. Mais depuis début 2008, la crise est si grave qu'elle chahute aussi ces marchés, même si leur croissance en 2008 restera nettement supérieure à celle des pays occidentaux. Comment sortir de la crise ? La solution pourrait être radicale, bouleversant même le modèle capitaliste américain. "Si la crise dure et s'approfondit, les solutions passeront forcément par l'Etat, qu'il s'agisse de créer un fonds de défaisance ou de procéder à des nationalisations provisoires de banques en difficulté", estime Jean-Louis Mourier, économiste chez Aurel Leven. LEXIQUE SUBPRIME. Crédit hypothécaire accordé aux Etats-Unis par des établissements spécialisés, non régulés, à des ménages modestes, sans considération de leur capacité à rembourser. TITRISATION. Montage financier permettant à un établissement financier de transférer le risque de non-remboursement d'un crédit en le transformant en produit financier complexe vendu sur le marché. CRISE DE LIQUIDITÉS. Phénomène de défiance extrême conduisant les établissements financiers à ne plus se prêter de l'argent entre eux. STAGFLATION. Combinaison d'inflation et de croissance molle. Le phénomène, apparu dans les années 1970 après le premier choc pétrolier, menace de nouveau les économies occidentales.